Titanic sur l’Hudson River

En 2009, Chesley Sullenberger a réalisé un amerrissage d’urgence sur l’Hudson River, sauvant d’un crash quasi-certain les 155 personnes à bord de l’Airbus qu’il pilotait. Dire cela n’ôte rien au suspens* de Sully, le film qu’en a tiré Clint Eastwood, même si, comme moi, vous avez loupé cet événement à l’époque. Le film démarre en effet après le sauvetages des passagers et reconstitue peu à peu les événements. L’usage des flashbacks est doublement intelligent : la structure narrative épouse à la fois le trauma (renforcé par les cauchemars du pilote, qui voit son avion se crasher) et l’enquête menée par le comité des transports, lequel, au lieu de remercier le pilote d’avoir ramené les passagers sains et saufs, lui reproche le non-respect des procédures (alors que c’est justement l’instinct du pilote qui a permis d’éviter le pire). D’où les doutes, la bataille et la fin très hollywoodienne, lorsqu’on revient une dernière fois sur le moment du crash, non plus en image, mais à l’écoute de la boîte noire : les enquêteurs ne peuvent qu’être impressionnés par le sang-froid du pilote et de son co-pilote (même pas un fuck ou un my God). Fierté, fin du trauma, et consécration du héros, après avoir rappelé toute l’ambivalence de la notion, déjà questionnée dans American Sniper (sauveur / je-n’ai-fait-que-mon-travail / a-t-il fait son travail ? a-t-il voulu jouer les héros ?).

* On a beau savoir comment l’histoire se finit, l’épisode de l’amerrissage déclenche une furieuse envie d’attraper le bras de son Palpatine. Brace for impact. Cela secoue toujours de s’identifier à un personnage confronté à sa mort. Mais c’est pour mieux partager ensuite l’émerveillement du rescapé devant le miracle, devant le simple fait d’être en vie.

Les Animaux fantastiques

What, what, what, un film prenant pour prétexte Les Animaux fantastiques de J.K. Rowling ? Pourquoi ne pas avoir écrit un nouveau roman ? Pourquoi avoir traversé l’Atlantique pour planter le décor à New York ?

Ce prequel-spin-off-on-n’en-sait-encore-rien permet de prendre le relai d’Harry Potter avec des héros qui ont globalement l’âge auquel on avait abandonné Harry, Ron et Hermione (de jeunes adultes, à l’image du public qui a grandi avec la série), tout en effectuant un salutaire saut dans le passé, à rebours de notre époque technophile (parce qu’il faut bien avouer que le hibou reste moins efficace que le téléphone portable… dont on ne trouve trace ni dans les livres ni dans les films, quand on y pense). Les années 1930, elles, fournissent la pointe d’archaïsme nécessaire pour que le monde des sorciers reste magique : l’esthétique rétro fonctionne à merveille, les manteaux des enquêteurs old-school se confondant avec les capes des sorciers.

Et voilà notre réponse. Si la romancière s’en est cette fois-ci tenue au scénario, c’est pour la simple et bonne raison que ses références sont tirées du cinéma. Les Animaux fantastiques fonctionnent autant en référence à l’univers d’Harry Potter qu’à celui des vieux policiers (côté moldu de la force) et des super-héros de nos jours (magie, magie). Le voyage jusqu’à New-York était donc obligé : au cinéma, la fin du monde commence toujours à New-York – qui a, il faut bien l’avouer, la destruction cinégénique. Et la reconstruction peut-être davantage, car les sorciers retapent la ville en « rembobinant » les dégâts. Les emprunts ont souvent l’aspect de grosses ficelles (la pluie d’antidote sur la ville comme dans Batman), mais versent d’autant plus délicieusement dans la parodie (fou rire avec le ralenti sur le vol du cafard, comme une balle de revolver dans un film d’action – « the bug in the teapot, the bug in th teapot »).

L’esthétique et le traitement archétypal des personnages m’ont parfois fait penser à The Grand Budapest Hotel, où les sombres magouilles sont contrebalancées par des scènes joliment-tendres-à-outrance. Dans Les Animaux fantastiques : la scène finale de la boulangerie et, plus tôt, la préparation d’un repas où l’on croirait voir Merlin l’enchanteur cuisiner un cake d’amour. Le découpage en trilogie permet en effet de s’octroyer des pauses dans la narration, et le film ne s’en prive pas. L’exemple le plus flagrant en est la visite de la valise-zoo, où l’on découvre les bestioles énumérées dans le guide prétexte du film. Autant les chimères me plaisent assez, autant je trouve assez moches celles qui semblent moins résulter d’une combinatoire que d’une paresseuse greffe de matière graisseuse prélevée sur Jabba the Hut (le rhinocéros avec du bide libidineux sur le nez, sérieux…).

Malgré ces petits plaisirs coupables, le film reste (très) intelligent, dans ce que l’on devine être son architecture comme dans de petits détails. Parmi ces derniers, l’opposition entre Britanniques et Américains est rendue de manière particulièrement savoureuse, entre particularités lexicale (muggle versus no-maj, no-magic, quoi) et rivalité universitaire (Hogwarts-Oxford versus l’Ivy league sorcière)(sans compter le réflexe teapot de Newt, digne de la tasse d’Arthur dans The Hitchhiker’s Guide to the Galaxy). Le secteur bancaire en prend également pour son grade : « il faut protéger la banque », dit le banquier qui refuse d’accorder un prêt, alors que la caméra adopte un angle qui fait admirer le confort luxueux du bureau… (Palpatine, qui galère à financer le développement de se start-up, est resté imperturbable.)

Dans un registre moins anecdotique, le film nous livre une nouvelle métaphore psychologique très réussie : après les death eaters qui manifestaient les origines de la dépression, on découvre l’Obscurus, une force destructrice qui se développe à partir du refoulement de leurs pouvoirs chez les sorciers brimés. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que le retour du refoulé fait des dégâts ; ça défoule comme une baston de Bruce Willis. Les dégâts sont peut-être moins considérables, cependant, que ceux qu’occasionnerait la politique du pire prônée par un certain Gellert Grindelwald, excédé de devoir vivre caché des moldus, lesquels sont mûrs pour repartir dans une période de chasse au sorcières. Ce contexte politique de maccarthysme latent devrait, à n’en pas douter, constituer le plat de résistance des épisodes à venir…

Last but not least : une galerie de personnages à peine croqués qu’ils sont déjà hyper attachants. Inutile de vous dire que je suis déjà amoureuse de Newt-Eddy Redmayne, qui a l’amour des bêtes de Hagrid mais la tête de Hugh Grant jeune (en vaguement roux, dix points supplémentaires pour Gryffondor). J’aime aussi beaucoup la bouille de Tina-Katherine Waterston, pas jolie au sens fade d’Hollywood, mais des idiosyncrasies expressives (qui me font très fort penser à mon amie V.). Plus inattendu est le personnage du No-Maj Jacob (Dan Fogler), que l’on l’on aurait spontanément traité de gros plein de soupe et qui se révèle un adorable boulanger. Réussir la transmutation du mépris et de la moquerie en tendresse… la magie n’est pas toujours là où on le croit.

Dernières nouvelles du cosmos

The true mystery of the world is the visible, not the invisible.
Oscar Wilde

Soyons honnêtes : si Melendili et Kalliparéos ne m’avaient pas vendu Dernières nouvelles du cosmos, je ne serais jamais allée voir le documentaire de Julie Bertuccelli sur une poétesse autiste. Le premier quart d’heure, je me demande si j’ai bien fait de suivre leur conseil, mal à l’aise devant ce corps que la caméra filme de près : un corps manifestement encombrant pour sa propriétaire, maladroit, mal contrôlé, qui bave parfois et ne parle jamais, émettant seulement des hoquets de rire ou d’angoisse – un corps d’idiot du village.

Et la pensée fut, fuse sous la forme de lettres découpées en carrés et plastifiées, qu’Hélène pioche dans un casier et étale sur une feuille de papier blanche, comme un enfant ferait des gommettes. Les premières fois, douteux, on a l’impression d’assister à un exercice de cirque pour bête de foire prodige. Mais les questions se succèdent, et les réponses, quoique décalées, restent pertinentes. Les lettres sont mal alignées, hampe par-dessus tête, et les formulations non conventionnelles, mais le sens est là, indéniable. Émerveillement : l’idiot du village est en réalité un génie, qui a appris à lire seule et compose naturellement de la poésie, sans aucune faute d’orthographe. Cela a quelque chose de surnaturel.

Alors que l’on suit en parallèle la mise en scène d’un texte dHélène aka Babouillec (poésie et handicap, forcément, Avignon likes that), l’exercice de composition se répète encore et encore devant la caméra, sans rien apporter de neuf. Le documentaire en devient lassant. Mais c’est précisément là sa force : sans que l’on s’en rende compte, un renversement s’est opéré ; ce n’est plus le surgissement de la pensée qui intrigue (l’intelligence d’Hélène est manifeste), mais le corps qui tout à la fois l’empêche et la reconfigure*. Autrement dit : ce qu’on pensait avec naïveté (et un brin de condescendance, il faut bien le dire) un problème d’intelligence est un problème de communication, d’articulation d’un mot à l’autre et d’un corps à l’autre. Ce n’est plus la jeune poétesse autiste qui est en défaut, mais nous, désespérément normaux, qui ne parvenons pas à nous hisser à, à nous immiscer dans son système de pensée, sa perception du monde. Dans l’une des dernières scènes du documentaire, un mathématicien vient ainsi la consulter comme on consulte la Pythie, en espérant entrevoir quelque chose que nous ne sommes pas encore parvenus à concevoir – entrevue qui donne au documentaire son très joli titre. Poétique : que l’on devine sans comprendre. (Tout autre, métaphoriquement.)

 

* La mère d’Hélène, devenue une encyclopédie sur l’autisme, explique que l’articulation du langage et de la main vont de paire. Pour appréhender le monde à travers les mots, il faut avoir une capacité de préhension, pouvoir refermer le pouce et l’index pour saisir (le geste par lequel un plongeur signifierait que tout est OK)(j’avoue avoir pensé : voilà enfin qui justifiait de donner « la main » comme sujet de philo à Normale Sup’). 
Je crois que la patience de cette mère, son amour pour sa fille, est une des choses qui m’a le plus émue dans ce documentaire (d’où le père est totalement absent). Après des années sans progrès, elle a retiré sa fille de l’institut spécialisé où elle était placée, s’est ingénié à trouver des moyens d’entrer en contact avec elle (par le langage, mais aussi par le toucher, car la jeune femme refusait tout contact) et continue ses efforts pour donner un jour, elle l’espère, la parole à sa fille.

Oh, Mademoiselle !

Avec Mademoiselle, Park Chan-Wook (le réalisateur de Stoker) nous entraîne joyeusement dans son sillage jusqu’à un point où, toute l’histoire semblant être remise en cause, on reprend depuis le début d’un autre point de vue, jusqu’à revenir au même point de butée, dépassé dans une troisième partie échevelée… Le storytelling est parfait, parfaitement jouissif.

Certes, on peut s’étonner de la naïveté excellemment feinte de la domestique entrée au service de Mademoiselle pour récupérer une partie de sa fortune dans un coup monté, et je me suis demandée pourquoi diable la corde pendue à l’arbre alors qu’elles fuyaient, mais il n’en reste pas moins que le premier renversement m’a prise par surprise. Et j’ai douté à nouveau ensuite, quoique dans une moindre mesure. Je n’en dirai pas plus au risque de vous gâcher le plaisir – réel, car tout est délicieux dans ce film virtuose : les plans (façon gothic novel très colorés), les actrices (Kim Min-Hee & Kim Tae-Ri) et les scènes de sexe (fort ludiques). Je me suis régalée*. 

* Heureusement, parce que la salle du Majestic est de loin la plus pourrie où j’ai jamais mis les pieds, toute de guingois, avec des sièges de biais par rapport à l’écran, qui obligent à choisir entre sacrifier sa nuque ou son dos…

 

Him, Daniel Blake

I, Daniel Blake n’est pas La Part des anges. On ne rit pas dans le dernier Ken Loach. Surtout pas de l’absurde que l’administration a su élever au rang d’art. Daniel, à qui l’on a refusé une pension d’invalidité, se voit également refuser de faire appel à cette décision… parce que le refus ne lui a pas été notifié. Coincé dans une boucle temporelle qui ressemble furieusement à un nœud coulant, il voit sa situation se dégrader sans pouvoir rien faire d’autre que d’aider son prochain – en l’occurrence, une mère de famille seule, qu’il a rencontrée à Pôle emploi et qui, malgré le toit qu’on lui a offert (il faut voir en quel état), ne s’en sort pas.

Tendresse pour les personnages, virulence contre la société, notamment à propos de « la mascarade » humiliante que l’on impose aux demandeurs d’emplois, alors que le chômage est dans une large part structurel. Ken Loach détaille la chute d’un homme qui refuse de déchoir, avec une rigueur a-sentimentale qui rappelle Amour de Haneke : même difficulté à ne pas chialer, même refus de chialer alors que le personnage principal reste digne, lui, une dignité sans raideur ni grandiloquence, simple et lumineuse, comme l’était celle d’Une belle fin, d’Uberto Pasolini. On y sourit pareil, de compassion, pour s’empêcher de chialer devant cette misère dont on sait, parce qu’elle est filmée sans misérabilisme, qu’elle est réelle.