Looper


[Tant qu’à faire, j’aurais plutôt dit Haunted by your future. Hunted by your past. Mais l’un dans l’autre…]


Tweet : J'hésite entre fucking good et putain de bon film.

 

Trois Couleurs a eu la formule pour me donner envie d’aller voir Looper : un film sur les paradoxes temporels déguisé en thriller, « mariant casse-tête métaphysique et entertainment. » J’adore les paradoxes temporels, mind-twisting à souhait, qui exigent une cohérence sans faille et pourtant en dehors de la logique. Sans quoi le spectateur est vite dépassé. Dans Looper, la perspective habituelle est renversée : on ne remonte pas le temps avec le héros, on saisit les incursions du futur dans le présent – un présent qui est déjà notre futur puisque situé vers 2044. Le cinéaste ne s’appesantit pas sur sa description ; son futur archaïque, qui explique les deux styles d’affiche très différents l’un de l’autre, recourt au mélange éprouvé d’éléments ultra-technologiques dans un univers urbain délabré où la moitié de la population est à la rue. C’est un terrain propice pour faire régner la loi du plus fort, en l’occurrence la mafia du futur, qui expédie dans le passé les indésirables pour qu’ils soient exécutés.

 

Joe regarde sa montre en attendant l'homme qu'il doit exécuter

[Time to kill.][Me demandais juste : les litres de sang, c’est un parti-pris second degré, pour s’éclater ?] 

 

Les tueurs à gages garants de la disparition des corps sont appelés des loopers : lorsque leurs employeurs veulent se débarrasser de l’un deux, ils lui envoient leur propre futur qui, une fois exécuté, lui laisse trente ans devant lui, avant qu’il ne soit devenu cet homme envoyé dans le passé pour y être exterminé par lui-même – une sorte de suicide involontairement programmé, par lequel le looper boucle sa boucle. Cela m’a rappelé ce film où les habitants d’un village ayant découvert une eau de jouvence qui les garde éternellement jeunes se sont fixés la limite des cent ans pour que leur état civil n’en dévoile pas le secret ; je me souviens de l’horreur de cette scène de fête d’adieu où le centenaire sait que, quelques minutes plus tard, son ami de toujours va lui maintenir la tête sous les quelques centimètres d’eau de la fontaine de la place publique.

La communauté de loopers se régulant par elle-même, le système est bien rôdé. Jusqu’à ce que l’un deux se reconnaisse dans sa victime, à la mélodie qu’elle chantonne sous sa cagoule, et laisse échapper sa boucle. La mafia la lui boucle tout de même en mutilant le corps qui jamais ne sera jamais devenu vieux que dans un possible anéanti. Il ne s’agit pas de réécrire le passé, même si c’est ce qui anime Joe, le véritable élément perturbateur, lui aussi échappé de la boucle. Comme il l’explique au jeune Joe récalcitrant, qui veut vivre sa vie sans qu’elle soit toute tracée par l’histoire de Joe âgé, ses souvenirs n’écrivent pas d’avance son destin : ils ne sont que des possibles qui s’effacent ou se précisent selon ce qui se vit actuellement – par le jeune Joe, donc. Il faut laisser tomber les schémas, lui enjoint-il – non sans ironie de la part du scénariste, qui indique déjà au spectateur la valeur symbolique encore plus que temporelle des boucles.

 

Haaaalte !

———- Ici s’arrête votre chemin si vous n’avez pas encore vu Looper et que vous en avez l’envie ou l’intention. ————

 

Le Joe venu du futur où l’on a tué sa femme avant de l’embarquer cherche à éliminer le mystérieux maître des pluies qui fait régner la terreur et a entrepris de fermer toutes les boucles, que les loopers aient déjà bien vécu ou non. Mais 30 ans avant de prendre le pouvoir, ce maître n’est qu’un enfant – un enfant que le jeune Joe apprend à connaître en même temps que sa mère, Sara, chez qui il a trouvé refuge en fuyant ses anciens collègues. Armée d’un aplomb inébranlable et d’un vieux fusil, elle joue pour le jeune Joe un rôle semblable à celui que sa douce femme asiatique aura joué pour l’autre Joe, junky repenti et radouci (ce qui ne l’empêche pas de flinguer les mômes potentiellement appelés à devenir le maître des pluies ou de descendre tous les mafieux qui bougent à la mitraillette – un Bruce Willis qui ne zigouille pas tout le monde n’est pas vraiment Bruce Willis).

 

Vous êtes mis en joue par Emily Blunt. Don't move.

 [Vous êtes mis en joue par Emily Blunt. Don’t move, be kind and sexy.]

 

Au contact de cette mère qui n’a pas toujours été à la hauteur mais qui, à présent, se sacrifierait sans hésiter pour son fils, le jeune Joe se met à croire pour de bon en l’homme ; à croire qu’un autre avenir est possible pour l’enfant et, par conséquent, pour le reste de la société. Si bien que lorsqu’il voit que Joe Willis va tuer le gamin, Sara s’interposer pour le protéger et la haine du fils grandir jusqu’à vouloir détruire l’humanité, toutes ces personnes qui auraient elles aussi pu tuer sa mère, le jeune Joe tire sur le vieux. Il tue ce futur qui le renvoyait à son passé, son passé d’orphelin terrorisé qui serait devenu celui du gamin et l’aurait conduit à utiliser son pouvoir (soulever ciel, hommes et terre rien qu’en criant – le cri qui tue) pour faire pleuvoir le sang – aussi sûrement que sa mère lui passait la main dans les cheveux quand il était petit, comme Joe le confie à la prostituée qu’il fréquente et comme on peut le vérifier lorsque le paradoxe temporel le conduit à rejouer le mythe d’Œdipe avec Sara. En bouclant sa boucle, Joe clôt la spirale infernale de l’abandon et de la vengeance, dégage le gamin du cercle vicieux de la violence et referme la boucle narrative après qu’elle nous a bien secoués dans ses loopings.   

Affiche française de Looper

 

[Un peu dur d’affronter son passé quand on est renvoyé dos à dos, mais cela synthètise plutôt bien le doublet Face your past / Fight your future.]

 

Affiche américaine de Looper


Haneke, Amour

La plus grande perversité d’Amour, c’est qu’il n’y en a aucune. Aucune à laquelle faire endosser la violence du film. Ce n’est plus une personne qui en est la cause, comme dans La Pianiste, ni même la prétendue innocence, comme dans Le Ruban blanc : c’est la vie même, infiniment plus violente que la mort abstraite qu’on évoque pour ne pas voir cette même vie mourir peu à peu.

Haneke filme la décrépitude d’Anne sans concession mais avec pudeur : aucun misérabilisme auquel se raccrocher. Anne paralysée poursuit ses lectures, intellectuelles et exigeantes ; Georges, son mari, n’a aucune difficulté pour payer les soins ou les infirmières ; l’appartement cossu les garde a priori des rigueurs du monde extérieur. Rien à quoi se raccrocher, pas même une musique qui mènerait au mélodrame et à ses larmes faciles, facilement séchées. Georges éteint au bout de quelques mesures le CD que leur a offert l’ancien élève d’Anne devenu virtuose : l’attaque l’a privée de son identité de pianiste, et la visite du jeune prodige n’a pu raviver que la douleur de l’avoir perdue. La femme que Georges a aimée disparaît un peu plus à chaque instant sans qu’il cesse de l’aimer : sans romantisme, sans paroles, sans épanchements. De tout le film, une seule embrassade, passée en contrebande lorsqu’Anne donne à Georges les indications pour la soulever et qu’elle se retrouve suspendue dans une valse silencieuse, une main sur son épaule, le temps qu’il reprenne son souffle.

Pas de bruit, pas de fureur, sauf fausse note de la fille d’Anne, que ses sanglots éclatants et sa conversation déphasée font passer pour une gamine égoïste et révoltée. Son chagrin est sincère mais encombrant, Georges le lui fait bien sentir. Nouvelle gifle : je suis cette fille qui s’agite, incapable non seulement de regarder la souffrance en face mais même de la voir et de l’admettre. Le film ne nous épargnera rien, ni personne, aussi extérieur que l’on puisse être à cette histoire (jamais assez pour être préservé, car toujours humain). Jusqu’à la fin : on n’a pas dans la vie le luxe de mourir en coulisses. Seulement de détourner un instant le regard, croit-on, vers les peintures accrochées au mur, dont les paysages désolés, auxquels on n’aurait pas prêté la moindre attention en temps normal, accueillent notre émotion et achèvent de nous bouleverser.

Je ne dirais pas qu’Amour est un film qu’il faut voir mais un film qu’il faut être en état de voir. Car le film nous refuse même les larmes : on n’a pas le droit de pleurer lorsque ceux qui souffrent trouvent le courage de couper court à toute faiblesse. Devant les traces de mascara à la sortie, on se prend à douter : serait-on capable d’un tel amour ? aime-t-on vraiment, comme on aime à le penser ?

Secoué, aussi : Palpatine.

In another country, in another life

Affiche d'In another country

 

De passage dans une petite ville au bord de l’eau, où il n’y a rien à voir, une jeune fille trompe son ennui en écrivant de courts scénarios qui, joués à tour de rôle par les mêmes acteurs, donnent un film léger, juste et plein d’humour.

Un réalisateur ou une réalisatrice, une Française, un couple dont la femme est enceinte et le mari attiré par la Française, une jeune fille toujours prête à rendre service, un sauveteur en tongs, un parapluie, une tente, un barbecue et un phare introuvable : voilà les cartes chaque fois redistribuées. L’humour réside dans un rien : l’anglais très frenchy d’Isabelle Huppert, son trottinement sur talons, les ébrouements du sauveteur qui a la chair de poule mais pas froid, les gentillesses à n’en plus finir et à se créer des malentendus parce que l’on ne sait pas quoi dire ni comment le dire, ou encore les mimes pour essayer d’obtenir une réponse à cette question cruciale : « Where is the lighthouse ? »

Comme dans le roman de Virginia Woolf, rien n’est fixe, les consciences se superposent et se séparent sans s’être liées, les visages se souriant quand ils sentent un flottement. Les uns et les autres ne trouvent d’écho que dans les histoires successives, lorsque leur personnage précèdent a déjà disparu, si bien que la tristesse passe avant même d’avoir été nommée, légère, passagère, et laisse place à un subtil comique de répétition. Pas d’amertume, juste quelques vagues d’attendrissement au pied d’un phare qui ne nous éclaire pas – mieux vaut sourire pour faire bon visage et bon voyage. 

Avec Palpatine.

Redoublement avec mention

Une femme qui n’a pas bien vieilli est propulsée dans son passé, au moment des choix qui ont semble-t-il fait d’elle, trente ans plus tard, une actrice ratée, alcoolique, larguée par l’amour de sa vie. Le pitch de Camille redouble n’est pas d’une grande originalité mais la réalisation, parfaitement cohérente de bout en bout, confère au film une justesse pas si commune.
 

Gros plan sur le visage de Camille

 

Ce n’est pas le comique né du décalage entre Camille jeune et Camille adulte que recherche Noémie Lvovsky, même si l’on sourit avec elle de (re)découvrir les fringues qu’elle osait porter à l’époque. Le parti-pris de faire jouer les deux Camille par la même actrice l’indique clairement : la continuité de la personnalité prévaut sur la rupture entre deux âges qui s’ignoreraient. On ne perd ainsi jamais de vue le sens de cette plongée dans le passé : une femme qui fait retour sur elle-même. Non seulement les autres personnages la regardent comme une fille de seize ans, mais chaque écart par rapport à l’histoire déjà vécue s’y intègre de manière à la consolider, voire à l’expliquer : l’émotion de Camille à retrouver ses parents vivants passe pour des « effusions de pochtrone » ; le détachement amusé de l’adulte à qui l’on prend son carnet pour y mettre un mot reproduit l’indifférence de l’adolescente en crise contre l’autorité ; quant à son talent d’actrice inné, il s’explique par des années de pratiques…

Lorsqu’elle croit faire dévier son histoire en repoussant l’amour de sa vie, qui ne la connaît pas encore, Camille ne fait que rejouer l’adage « Suis-le, il te fuit ; fuis-le, il te suit ». L’amour est présenté comme une attraction inévitable, contre laquelle il ne sert à rien de lutter. Seule échappatoire pour changer la course des astres : préparer dans le passé une rencontre (avec un passionné d’astronomie) qui, le présent venu, prendra le visage du destin. C’est qu’il aurait été impossible pour Camille de réécrire l’histoire qui l’a construite et qui seule lui permet de savoir ce qu’elle aurait voulu faire autrement.

 

L'horloger tient Camille par les épaules.

Comme lui dit l’horloger, passeur entre les époques : il faut avoir « le courage de changer ce qui peut l’être, d’accepter avec sérénité ce qui ne le peut pas et de posséder le discernement nécessaire pour faire la différence entre les deux ». Ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous… On ressort de ce film avec la légèreté que l’on connaîtrait toujours si l’on savait vivre selon la sagesse stoïcienne – vivre sa vie tout en étant détaché, comme si on la vivait pour la seconde fois. Camille redouble et revit pour la première fois.

Dans le dernier Ozon

Une fois n’est pas coutume, je ne vous raconterai pas la fin. Mais c’est bien parce qu’il n’y en a pas.

 

Il y a toujours un moyen d’entrer… mais pas de (s’en) sortir, apparemment.

 

Dans la maison, il y a Raph, le Charbovary que Claude choisit comme camarade-cobaye, Raph, le père de Raph, qui, comme son fils, aime le basket et les pizzas, et Esther, la mère de Raph, qui a « cette odeur particulière des femmes de la classe moyenne » et passe ses journées le nez dans ses magazines de décoration. C’est bien connu, les femmes de la classe moyenne ne travaillent pas et les gamins de tous les collèges publics portent un uniforme à l’anglaise. L’irréalisme fait partie intégrante de la narration : il faut que Claude puisse fantasmer sur une famille pas comme la sienne et que le collégien en reste un en-dehors des heures de classe. Car tout l’intérêt réside dans les rédactions que Claude remet à son professeur de français, à partir de ce qu’il a observé en s’introduisant dans la maison de Raph. D’abord invité par son camarade pour l’aider en maths, Claude passe peu à peu de la chambre de Raph aux autres pièces de la maison, s’immisce dans la vie de la famille puis son intimité.

Heureux d’avoir déniché une plume prometteuse parmi ses élèves, Germain pousse Claude à continuer son récit et à travailler son écriture. La meilleure partie du film réside dans ces savoureux exercices de style où Germain essaye de faire prendre conscience à Claude de la nécessité de se forger un style et où celui-ci adopte tous ceux que son professeur croit deviner dans son feuilleton sur la famille Raph. La superposition de la lecture des rédactions aux images vécues par Claude donne corps à l’écart entre la réalité et sa vision, dont on finit par voir qu’elle est indissociable de cette prétendue réalité première. En effet, le jeu de la famille change selon l’angle de narration adopté : des attitudes et discours stéréotypés choisis pour donner raison au mépris initial de Claude (mépris sublimé en satire par Germain), on passe peu à peu à une expression plus naturelle à mesure que se développe l’empathie de Claude-narrateur (naturalisme pour Germain) pour finir dans le mélodramatique lorsqu’il se met à tout confondre, ses désirs avec ceux de Germain, le sentiment d’être proche de l’autre avec la manipulation d’un personnage, et pour tout dire fiction et réalité (mauvaise série B pour Germain, qui prend peur et refuse de continuer). L’idée est fort bonne, tout comme l’interprétation de Luchini en professeur réac qui déteste les œuvres d’art contemporain qu’expose sa femme presque autant que la médiocrité de ses élèves.

Là où cela se gâte, c’est que Claude n’a aucune idée de ce qu’il veut raconter et le réalisateur, pas davantage. Claude voulait seulement capter l’attention de son professeur ; on a bien volontiers accordé la nôtre au réalisateur qui, après avoir fait monter le soufflé, le tire soudain du feu et le fait retomber d’un coup (un soufflé, ce n’est pas la même chose que des marrons, zut, quoi). La narration du film s’est calée sur celle de Claude : n’ayant pas su s’en détacher au moment critique, elle souffre des mêmes défauts. Le lecteur-spectateur est balloté et finit par se lasser des brouillons de fins qui n’en finissent pas. On avait là la structure idéale pour un « thriller littéraire » – titre que le film aurait mérité s’il avait été jusqu’au bout –, le pouvoir de manipulation est à peine exploité : quelques esquisses de drames familiaux mal préparés dans les brouillons de fins et un sujet de maths volé par Germain, qui entraîne certes son renvoi mais avec une telle précipitation narrative qu’on a du mal à avaler l’hyperbole. Pas de secret de famille dévoilé, pas même un projet de vengeance à l’encontre du professeur : l’édifice narratif, dans lequel on est entré parce qu’il semblait prometteur, n’a en réalité aucun sous-bassement et s’écroule finalement comme un château de cartes – avec comme joker un désir de paternité contrarié. Très contrariant, en effet.