Philinte à pinces

Dans les histoires d’Agatha Christie, le coupable est souvent le premier à avoir été soupçonné mais pour des raisons si grossières, si peu admissibles qu’il faut toute la perspicacité d’un Hercule Poirot pour réexaminer le préjugé. Dans Alceste à bicyclette, c’est la même chose : Luchini est forcément le misanthrope, on le sait d’entrée de jeu. Et pourtant, Philippe Le Guay nous balade bien sur l’île de Ré. Il ne nous mène jamais en bateau – seulement à vélo. On pédale dans la semoule pour découvrir qui est le plus coupable envers l’autre.

Gauthier, vedette d’une petite série télé, représente pour Serge, comédien retiré (sur l’Île de Ré – on fait plus désert), le métier, dans lequel les amis vous poursuivent en justice. Au plaisir d’être sollicité pour jouer une pièce de Molière se mêle donc celui de faire tourner Gauthier en rond, lui réclamant un puis deux jours puis une semaine de répétition avant de se décider. Surtout qu’il a le culot de venir le déranger pour jouer… un second rôle, celui de l’ami. Philinte, vraiment ?

Serge et Gauthier se mettent à répéter le rôle-titre en alternance et l’on voit tout : l’admiration de l’acteur populaire pour le comédien noble, et son envie, qu’il trahit en se réservant le rôle qu’aucun metteur en scène ne viendra jamais lui confier ; le mépris du comédien pour la médiocrité télévisée, et la convoitise pour la popularité qu’elle confère ; la gêne vaguement honteuse de l’acteur vis-à-vis du comédien lorsque ses fans le reconnaissent, et la fierté blessée lorsque le comédien fait peu de cas de son jeu, plein de bons sentiments mais sincère. Serge et Gauthier oscillent entre Alceste et Philinte, entre revanches, justes ou mesquines, sur la vie ou sur l’autre, et amour, de l’art ou d’une femme.

L’ambivalence est telle qu’ils sont à l’occasion renvoyés dos à dos, lorsqu’une jeune actrice, de porno, assiste à l’une de leur répétition (pour faire plaisir à sa mère) et, par son jeu instinctivement juste, les laisse sans voix. Des heures à pinailler sur la diction, c’est-à-dire sur l’interprétation, c’est-à-dire sur qui doit avoir le rôle, et voilà une minute de grâce où l’actrice du (beau) sexe se moque des guerres intestines. Mais la joute verbale de Fabrice Luchini et Lambert Wilson est trop savoureuse pour qu’une femme y mette fin. Pour y mettre le feu, en revanche… une belle Célimène italienne sème le doute. Si Serge est, à son corps défendant, plein d’amour, ne serait-il pas Philinte, à la vérité ? La trahison finale de Gauthier vient trancher. « Je n’aime pas les acteurs », disait l’Italienne sans savoir encore pourquoi et sans que l’on y prête attention, son faible pour le comédien n’ayant pas tardé à suivre. L’acteur s’aime trop pour être aimable et n’aime pas assez les autres pour être misanthrope. Car le fin mot de l’histoire est là : le misanthrope ne déteste pas le genre humain, il se déteste lui d’en espérer quoi que ce soit et de se laisser décevoir par ce fol espoir.

Philinte fait belle et bonne figure face aux compromis du monde : Gauthier ne peut lui vouer qu’une indicible et non une effroyable haine. Ce sont les derniers mots de Serge, qui n’a cessé de reprocher à Gauthier son lapsus : l’idéalisme d’Alceste est intransigeant.

Le monde d’Emma Watson

Avec un ado engoncé dans sa vie et dans son corps, qui aimerait être aussi invisible que le correspondant imaginaire auquel il adresse son journal,

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une héroïne en blouson de baseball,

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un groupe de gentils freaks comprenant entre autres une gothique bouddhiste et un gay canon (Ezra Miller, je note – même son prénom est canon) dont le boyfriend ne s’assume pas,

MONDE DE CHARLIE

 

et un instant Titanic-like à l’arrière d’un pick-up au passage d’un tunnel

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… on aurait pu avoir un teen movie mièvre.

 

À l’inverse, avec un anti-héros qui sort de l’hôpital psychiatrique et des squelettes particulièrement osseux dans les placards du trio central, on aurait pu virer dans le glauque ou, à tout le moins, dans le mélo.

 

Sam et Charlie assis à l'écart pendant une fête


Le Monde de Charlie n’est ni l’un ni l’autre parce qu’il est l’un et l’autre : gravité du passé et légèreté des fêtes présentes font une toile de fond à la vie, irréfléchie, quotidienne, qui pour être irréfléchie et quotidienne n’en forme pas moins peu à peu une histoire, à partir de laquelle se construisent ces adultes en devenir. Il n’est pas tant question de choix que d’estime de soi, de ce qu’on a été et de ce qu’on pourrait (quand même) être.

Comprendre qu’on a l’amour que l’on pense mériter (et nos deux paumés ne pensent pas valoir grand-chose), c’est aussi comprendre qu’on ne peut pas aider les autres envers et contre eux-mêmes. On peut essayer de les amener à s’estimer en les soutenant, en les encourageant, comme Charlie qui fait travailler Sam pour qu’elle obtienne une bonne fac, mais le dernier pas, décisif, qui est d’une certaine façon le premier, ne peut être franchi que par la personne elle-même. Et cette personne, c’est peut-être aussi soi. L’avantage de faire tapisserie est qu’à force de les observant, on apprend vraiment à connaître les autres, parfois mieux qu’eux-mêmes ; l’inconvénient est que l’on risque de demeurer le spectateur de sa propre vie : ce sera alors au tour de Sam de faire comprendre à Charlie qu’il ne peut pas toujours s’effacer au profit des autres et qu’en l’occurrence, elle ne peut pas être aimée s’il n’ose pas, lui, l’aimer.
 

affiche

L’affiche ne rend pas justice au film, en faisant croire à un triangle amoureux là on il n’y a qu’un formidable trio : le demi-frère de Sam, redoublant, a déjà tout compris au film ; dandy et déjanté, il insuffle une certaine légèreté quand les deux autres risqueraient de se laisser entraîner par leur trop lourd passé.

Le titre français n’aide pas non plus : Le Monde de Charlie aplanit le propos, alors que The Perks of Being a Wallflower que l’on pourrait traduire par « De l’avantage de faire tapisserie » ou « De l’avantages de se fondre dans le décor » pose d’emblée le personnage au pied du mur. Et dans wallflower, il y a flower, une promesse d’épanouissement au milieu d’affreux motifs muraux.

 

Sam et Charlie collés au mur lors du prom

Dans la renaissance de Sam, il y a aussi la naissance de l’actrice : Emma Watson n’a pas fait ressurgir Hermione un seul instant.  
 

Apparemment, l’annulation de la miévrerie par le mélo et du mélo par la miévrerie fait fonctionner à fond l’identification : je soupçonne Palpatine d’avoir déjà envoyé ou reçu une compilation-déclaration maison.

Un homme exigeant. Mais pas trop.

L’affiche et le synopsis de Populaire pouvaient faire craindre le kitsch : il n’en est rien ; les clichés ont reçu un traitement esthétique et humoristique décapant, qui n’est pas sans (me) rappeler Potiche.

 

Rose, sa robe rose, sa machine à écrire : il fallait bien Déborah François pour donner à l’héroïne tout l’aplomb (voix grave) et la candeur (moue adorable) qui sont les siens. Cette actrice me fait un peu penser à Kate Winslet : there’s more than meet the eye.
 

Rose, belle plante empotée, décroche un poste de secrétaire auprès de Louis, patron agaçant (comme la moue de Romain Duris) qu’elle a pris de cours par sa vitesse de frappe à la machine à écrire. Tu ne l’as pas embauchée pour ses qualités de secrétaire, souligne en souriant son ami alors qu’elle démontre une fois de plus sa maladresse. C’est bien ainsi que Rose l’entend lorsque son patron lui fait observer qu’elle serait plus à sa place si elle faisait autre chose pour lui. Seulement Louis ne cherche pas à mettre Rose dans son lit, même après que la jeune femme a accepté de participer au concours de vitesse de dactylographie, dont il était en réalité question, même après qu’elle a emménagé chez lui pour s’entraîner en permanence sous l’oeil vigilant de ce coach autoproclamé, même après qu’elle en est tombée amoureuse, même après que cela est visiblement devenu réciproque.

 

 

Alors que la plupart des films situés aux débuts de l’émancipation des femmes font l’apologie de quelque pionnière carriériste, Populaire dépasse la question de la carrière versus la famille et s’arrête sur une autre forme d’exigence : celle qui se doit exister au sein d’une relation amoureuse, émulation heureuse par laquelle on se tire mutuellement vers le haut. La course de vitesse dactylographique comme performance sportive offre un angle totalement décalé pour aborder la question avec le sourire et même, avec le fou rire, lorsque Louis trépigne, son chronomètre en main, ou lorsque la salle de concours encourage les dactylo avec la même hystérie qu’un match de box. Derrière les combats de coq que se livrent ces poulettes, tout un apprentissage : le besoin d’acquérir de la souplesse dans les doigts est l’occasion d’apprendre le piano et celui de s’entraîner des heures durant, de côtoyer les grands auteurs en tapant tout Flaubert et Hugo (alors qu’on aurait pu pour une fois taper Zola sans se faire taper sur les doigts) – éducation bourgeoise et sentimentale express pour la jeune provinciale.

 

 

Louis entraîne sa championne, lui masse les épaules quand l’entraînement lui provoque des douleurs mais reste avare de compliments, toujours attaché à la performance : après le concours régional, il faut que la championne normande participe au concours national, et championne de France n’est pas encore suffisant, il faut encore se confronter aux Américaines, reines de la discipline. Pas d’histoire pour rester concentré sur le concours régional, pas de lendemain à ce qui n’était qu’une mise en confiance pour le concours national, il faut rester concentré pour le championnat mondial. À se demander si Louis aime à tirer le meilleur de Rose ou si, comme l’amant de la championne en titre (quelle que soit la femme qui le détienne), il ne peut aimer que la meilleure – c’est-à-dire ne pas l’aimer elle, avec toute l’incertitude que cela suppose quant au résultat de ses efforts, mais seulement l’admiration qu’il peut avoir pour elle.
 


Il faudra l’intervention de la meilleure amie Marie (en réalité l’ex qui l’a quitté pour son meilleur ami, pas meilleur que lui mais moins intransigeant et plus aimant) pour que Louis renonce à attendre la preuve de la suprématie dactylographique de Rose comme preuve de ce qu’il a raison de l’aimer. Lorsqu’il ne ménage pas ses efforts, on n’a pas le droit d’exiger de l’autre qu’il soit le meilleur si on l’aime mais, si on l’aime, on doit le pousser à être exigeant avec lui-même en exigeant le meilleur de lui, de ce dont on le sait capable mais dont il ne se sait pas forcément capable lui, et que l’on est tenu de lui faire découvrir.
 

Diriger sa partenaire et se laisser séduire : le subtil dosage de contrainte et d’abandon que suppose le tango arrive à point nommé.

Voilà pourquoi Rose veut un homme exigeant mais pas trop. Même si l’amour est soumis à un certain périmètre, dessiné à partir d’un jeu de possibles initial (il me serait impossible d’être amoureuse de quelqu’un que je n’admire pas un minimum, pour ce qu’il est déjà devenu), il ne peut être qu’inconditionnel (pas de Si tu es championne qui tienne). Car on n’aime jamais que quelqu’un, ce qu’il est et ce qu’il est appelé à devenir ou du moins ce que l’on en devine (ou imagine, et là commencent en général les problèmes). En somme, on est populaire pour ses qualités à un instant t ; on est aimé pour ces qualités et pour ses potentialités.

Et comme lorsqu’on n’attend plus les résultats, ils ne se font pas attendre, on a le droit à un happy end en apothéose – retour de la vie en Rose.

 

Le vernis comme moyen mnémotechnique pour taper avec le bon doigté, c’est Populaire.

 

J’ai beaucoup ri avec Palpatine.

Tourbe et tourments

 

Ne vous fiez pas à l’affiche, cette adaptation des Hauts de Hurlevent n’est pas plus romantique que Kaya Scodelario n’en est l’actrice principale. La seule passion qui y ait droit de cité est la souffrance, dos lacéré à coups de verge et gros plan sur une épine du Christ aidant. C’est en bon chrétien que le vieux Earnshaw recueille un enfant à la rue ; c’est aussi en bon chrétien qu’il fouette son fils pour avoir battu ce frère adoptif ; en bon chrétien qu’il baptise Heathcliff, plongé de force dans le puits d’eau bénite comme un prisonnier que l’on passerait à la question.
 


Hindley (ci-dessus) ressemble à un taulard ; sa sœur Catherine, à une petite sauvageonne que verrait aujourd’hui habillée en gothique ; la masure où ils vivent, à rien, plus vétuste que tous mes souvenirs de lecture. Le brouillard qui tombe sur la lande anglaise n’entretient aucun mystère, ne fait qu’estomper le paysage boueux et la misère dans laquelle ses habitants s’enlisent, et la pluie continuelle a bientôt fait de nous transir jusqu’à l’os.
 

 Shannon Beer, belle actrice qui soutient la plus grande partie du film.
 

He oui, Heathcliff est joué par un acteur noir. Pourquoi pas. Etait-il cependant bien nécessaire d’ajouter le racisme à la violence ordinaire ? à moins que celle-ci, incompréhensible pour nous au degré qu’elle a dans le film, soit plus aisément rendue par celui-là ? La noirceur supposée d’Heathcliff tient alors toute entière dans sa couleur de peau. Ce parti-pris permet de se placer résolument du côté d’Heathcliff, lavé de tout soupçon de sauvagerie, mais le personnage perd de son aura romantique (notamment : qu’est-ce que c’est que cette coupe de cheveux hyper sage quand tout le monde les a en bataille ?)
 

C’est dans la saleté de leurs frusques et la violence crasse de leur entourage que Catherine et Heathcliff se lient – on ne peut dire ni d’amour ni d’amitié, sentiments trop bienveillants pour qu’ils puissent les connaître dans cet univers. Mais ils sont liés, pire que sœur et frère : il l’allonge dans la boue et elle lèche ses blessures infectées. Deux animaux, parmi les lapins que l’on prend, le coq que l’on saigne, la brebis que l’on égorge (no animal was harmed during the film : je ne vous raconte pas les effets spéciaux). La violence est quotidienne, coutumière. De la neige pour adoucir ? C’est une oie que l’on plume.
 

De la boue et de la grisaille : ça, c’est représentatif du film.
 

Aucun moyen de s’en sortir, si ce n’est de renoncer à la liberté que procure cette sauvagerie et d’épouser Edgar, gentil niais qui appartient à un tout autre monde. Canapé et intérieur soigné : on n’imaginait plus cela possible lorsque la famille Linton apparaît dans l’histoire. Un havre de paix – et un rayon de soleil, enfin ! Une ellipse narrative plus tard, le lieu est devenu une cage dorée, dans laquelle Heathcliff essaye de s’introduire. Il ne réussit à y faire entrer que la pluie et les pleurs, jusqu’à ce qu’y suinte toute la misère de la lande.
 

Nul doute que Kaya Scodelario est pour beaucoup dans ce rayon de soleil. Sa beauté extraordinaire, émaciée, ses longues mains à l’expression tortueuse et la scène où elle suce le sang d’une griffure m’ont fait penser à l’actrice qui joue Drusilla dans Buffy…  (En revanche, niveau crédibilité pour prendre la suite de Shannon Beer, beauté tout en rondeur, on repassera.)
 

Alors qu’Heathcliff épouse Isabelle Linton, que Catherine meure, que l’on omette la vengeance d’Heathcliff sur la génération suivante n’a plus aucune importance : on veut que cela s’arrête, on veut sortir de cette lande glaciale et abandonner tous ces destins condamnés. Je n’en peux plus de ces gros plans magnifiques, formidables en fait, sur la terre gorgée d’eau, les cheveux de Catherineet les poils des bestiaux, les gouttes qui perlent à des arbres nus. Les sens sont aussi saturés de matières que l’atmosphère d’humidité. On étouffe. Petit scarabée, pas besoin de s’arrêter sur une pomme gâtée par les intempéries : on a compris. Les tourments d’Heathcliff et de Catherine, cela fait deux heures que la caméra à l’épaule nous les fait endurer. Combiné aux gros plans, c’est plus que fatigant : écoeurant. Cela ne s’arrête jamais, ralentit seulement lorsque les personnages sont immobiles ou que l’on a pénétré en terrain civilisé chez les Linton. Et encore : le réalisateur a trouvé le moyen d’introduire l’agitation par un mobile en cristal qui réfracte la lumière de manière désordonnée – le vent, encore et toujours. Chère Andrea Arnold, par pitié, demandez un trépied au père Noël.
 

Anna Karénine et l’effet boule de neige

Où l’on comprendra peut-être pourquoi Monet fait subitement partie du paysage russe.

 

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Des couleurs saturées, des scènes que l’on envoie valser sitôt commencées, avec des transitions hyper léchées, qui, par la seule force du rythme, font passer de la mécanique des trains à celle des ouvriers tamponnant du courrier : les premières minutes d’Anna Karénine surprennent. Puis l’on passe en coulisse, d’où sont tirés les décors et où des comédiens attendent leur tour comme les personnages attendent leur destin. Le réalisateur veut jouer ; fort bien, entrons dans la danse. La métaphore du monde comme théâtre est après tout fort commode pour glisser d’une scène à l’autre sans qu’il soit besoin à chaque fois de déployer les mêmes trésors d’inventivité qu’à l’ouverture. On accepte la concaténation des scènes comme la juxtaposition des chapitres ; c’est un moyen ingénieux de condenser le temps.

Seulement voilà, le temps est parfois incompressible lorsqu’il s’agit de développer un propos nuancé, de faire mûrir un personnage ou, tout simplement, de raconter une histoire. À mesure que la passion d’Anna pour Vronski se précise, le film ralentit et perd du même coup ce qui faisait sa force : les scènes s’allongent et l’artifice théâtral ne resurgit plus que de loin en loin, ressort désormais plus artificiel qu’ingénieux. On profite de ce que le train filmique est momentanément retenu pour maintenance, pour que Levine, ce personnage secondaire dont le manque de dramatisme est tout de même un peu embarrassant, fasse sa demande à Kitty, un ange visiblement sponsorisé par Ferrero Rocher. Le kitsch de cette scène ne sert qu’à une chose : établir clairement que Levine ne sera pas traité comme un contrepoint à l’histoire d’Anna Karénine mais qu’il servira de faire-valoir au personnage éponyme, dont il convient de souligner le drame flamboyant. Levine est donc un niais idéaliste – et l’on ne s’embarrassera pas de ce que l’idéalisme des intellectuels russes a ensuite donné lieu à une utopie très peu romantique.

Partant de là, tout l’équilibre et donc l’intérêt du roman est détruit : soit vous quittez la salle pour aller vous jeter sous un train-jouet (après avoir payé à Klari les royalties qui lui sont dues sur cette expression), soit vous abandonnez Tolstoï. Vous ne verrez pas Anna Karénine dans le film de Joe Wright, seulement Anna Karénine et sa légende, celle d’une femme que sa passion mène au suicide. Si vous acceptez qu’elle puisse devenir le personnage d’un comédie romantique par la fantaisie d’un réalisateur, vous passerez sans doute un bon moment, car le triangle amoureux (qui est normalement un quadrilatère où le fils a davantage d’importance que le père, mais ne nous arrêtons pas à si peu de choses) est un classique du genre, avec des scènes de bal, de tendresse, d’amour et de larmes.

 

La traditionnelle scène de bal, à la chorégraphie assez réussie, je dois dire (les entremêlements fort originaux des mains conviennent bien au badinage et à la parade amoureuse).
Vronsky danse ici avec Kitty, qui s’est montré un peu optimiste en confondant robe de bal et robe de mariage.
 

Il vous faudra quand même avaler qu’un militaire d’opérette (rendez-moi Vronski !) puisse être plus séduisant que Jude Law. Une telle aberration oblige à reconsidérer ce prince de Clèves russe : ne cherche-t-il qu’à préserver les apparences de la moralité ou est-il si amoureux de sa femme qu’il lui laisse prendre le plaisir qu’il est incapable de lui donner, pour peu qu’elle ne blesse pas de surcroît son amour-propre en public ? Voilà qu’une erreur de distribution fait ressurgir l’éternel dilemme de l’amour et de la passion, qu’on ne sait malheureusement représenter que sous la forme d’un mari barbant et d’un amant ardent (alors qu’il suffirait de rappeler à Karénine qu’il a été un pervers dans une vie antérieure pour qu’il réussisse avec Keira Kneightley ce qu’il a gâché avec Nathalie Portman).

 

La moustache blonde, vraiment, ça ne va pas être possible. Normalement, Vronski, ça fait vrrrrrrr dans le dos (voire ailleurs).

 

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Même (surtout ?) avec le regard sévère, on est carrément pour Karénine, non ?

 

La tragédie d’Anna Karénine et la question du comment vivre évacuées, il ne reste plus que le drame de savoir avec qui vivre. La société hypocrite et rétrograde pour qui le divorce est la pire des déchéances prend à son compte l’instabilité existentielle d’Anna. Tant que le couple d’amants se tient à distance de la bonne société, ils folâtrent gaiement sur leur petit coin de nappe blanche paradis. Mais c’est le drame lorsque Vronsky veut reprendre la place qu’on ne lui a jamais retirée (une liaison avec une femme mariée n’est pas considérée une mauvaise chose en soi : elle parachève la formation d’un jeune homme ; c’est la passion qui est mal vue, surtout lorsqu’elle conduit un militaire à refuser de l’avancement). Ce qui, dans le film, n’est qu’une affaire de jalousie est dans le roman bien plus essentiel. La comtesse bidule et sa ravissante fille ne sont qu’un prétexte ; les courses de chevaux et les réunions politiques déclenchent dans le roman les mêmes crises : Anna reproche à Vronski de ne pas être tout pour lui alors qu’elle lui a sacrifié son existence sociale. On a besoin du regard de l’autre pour vivre ; imaginez alors lorsque l’autre n’est plus l’abstraction sans cesse renouvelée d’autrui mais seulement l’amant, désormais responsable de vous maintenir en vie par son regard, et qui le détourne parce que ce fardeau l’empêche à son tour de vivre. La question de pour quoi vivre n’est pas entièrement résolue lorsqu’on a décidé de vivre pour quelqu’un – et alors, le pourquoi (vivre) peut à tout instant basculer dans le pourquoi pas (mourir). Mais le film coupera court à toutes ces questions en envoyant l’héroïne rejoindre son destin avant qu’elle ait pu nous les poser.

 

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Quand l’innoncence du sentiment remplace le mariage, c’est blanc tout pareil.

 

Reste encore à régler son cas à Levine, qui est décidément bien embarrassant avec son bonheur sans aspérité (pour le coup, Anna avait raison, en disant à Vronski qu’il a détruit le seul bonheur qu’elle aurait jamais – même si, le plaisir abolissant un instant le temps, elle se contredit deux minutes plus tard dans un gémissement). Levine, Levine… qu’en faire alors qu’on n’a pas pris le temps de le faire évoluer vers la sagesse qui est la sienne ? On lui colle vite fait une épiphanie façon galettes des rois en soldes ; la naissance de son enfant fera l’affaire. Joe Wright ne va tout de même pas s’appesantir sur raisons et sentiments alors qu’il a déjà réalisé Orgueil et préjugés. Et la nature ? On l’avait oubliée, celle-là. Fort ennuyeux, fort ennuyeux. Mettons-là dans le théâtre désaffecté. Voilà une belle image qui ferait presque sens quant à la nature humaine. Comme c’est un peu dangereux, tout de même, on va l’apprivoiser : voilà comment, à un cheveux près, Monet est intégré au potage russe. Impressionnés, hein ?

Très travaillé sur le plan esthétique, Anna Karénine est un beau film et une très mauvaise adaptation. Je saurai donc gré à Joe Wright, qui ne sait pas lire mais très bien réaliser, de foutre la paix aux classiques et d’assumer son penchant pour la comédie romantique. À moins qu’il ne s’amuse éternellement avec sa boule de Noël.  

 

Ma que… qu’est-ce que vous avez fait, pauvres fous ?