Tout est dans la cuillère

[spoiler, surtout dans le dernier paragraphe]

[vu avec Palpatine mardi dernier, mais si j’avais su, c’eût été avec Melendili]

 

 

Les amours imaginaires est un film de Xavier Dolan (en fait, il n’a aucun petit côté Rimbaud).

Les amours imaginaires sont d’abord celles de quelques individus sans lien avec l’histoire principale, ni les uns avec les autres. Ces personnages épisodiques (*Kundera power*) n’ont en commun que la désillusion d’amours déçues avant que d’avoir véritablement existé – que ce soit parce que l’un ne se doutait de rien, ou parce que les deux n’aimaient que la liberté permise par l’éloignement (« t’aimes le concept plus que l’autre, c’est con »). De n’être adressées qu’à la caméra, c’est-à-dire au neurone sur-interprétatif de chaque spectateur, leurs confessions deviennent drôles («il était allemand – enfin, il l’est toujours… je crois »), et l’on rit d’autant plus facilement que l’accent canadien (sous-titré français ! – c’est pour le moins idiomatique) permet d’instaurer une distance face à un comportement bien familier. Parce que le film est avant tout la douche froide (répétée) du neurone sur-interprétatif, cette manie d’interpréter tout mouvement comme un geste, tout geste comme un signe, et tout signe comme confirmation de fantasmes échafaudés sans fondements (*Spinoza power*) :

Les amours imaginaires sont celles de Marie (Monia Chokri) et Francis (Xavier Dolan), deux amis qui tombent amoureux de Nicolas (Niels Schneider), jeune éphèbe blond et bouclé qui, comme son ancêtre romain, n’affiche pas d’orientation sexuelle clairement définie. Ainsi que le montrent les images insérées dans le stroboscope d’une soirée arrosée, Marie le rêve statue grecque conduisant son quadrige, et Francis lui a conCoctéau un profil d’un seul trait. En l’absence de tout signe qui vienne infirmer ses fantasmes, chacun cherche à le séduire, et si Marie ne se départit plus de son chignon-banane, rang de perle et trait d’eye-liner une fois que Nicolas a déclaré son admiration pour Audrey Hepburn, Francis lui offre aussitôt une affiche de l’actrice. Les deux amis ne cessent pas de l’être et l’on sent dans une scène filmée au ralenti toutes les contradictions de leur situation : arrivés tout deux au café (ils font la paire pour Nicolas), celui-ci se précipite dans les bras de Marie, et l’on voit le visage envieux de Francis sourire pour son amie, transformant la jalousie en déception douloureuse – et la scène se répète en symétrie inversée lorsque Nicolas salue Francis tout aussi chaleureusement. Tout le film, jusqu’à sa chute finale, fonctionne sur ce principe de double déception.

 

 

Les amours imaginaires sont alors les baises (ce sont les termes du générique, où les acteurs sont crédités pour la baise 1, baise 2, baise 3) où l’esprit déçu s’oublie dans le corps et les bras d’inconnus. Ces seules amours qui soient de chaire et de sang sont pourtant filmées de manière irréelles, dans des monochromes qui correspondent aux affiches. Lorsque amour-passion et amour-relation ne concordent pas, difficile de dire lesquelles sont le plus imaginaires, de celles qui n’existent que dans un univers mental qui ne supporte pas la contradiction du monde réel, ou de celles qui ne font l’objet d’aucune représentation mentale et partant ne sont investies d’aucun sens. Pourtant, ces baises monochromes comptent parmi les plus belles scènes, filmées avec pudeur, sensualité et cadrages étonnants où l’on sent la tristesse de l’un aussi bien que le grain de peau de l’autre. Reléguées hors de l’histoire, elles appuient l’intuition qu’a finalement Marie, selon laquelle « tout est dans la cuillère » – qui n’a rien à voir avec mon bon coup de fourchette, mais fait référence à la position dans laquelle les amants se retrouveraient au réveil. Le lyrisme a tôt fait d’être écartée par la coiffeuse qui coupe Marie dans son élan en même temps que ses cheveux (« j’ramasse beaucoup de p’tites cuillères vides ») mais l’image demeure comme illustration de ce qu’est « être ensemble », l’un avec l’autre, l’un pour l’autre. Là où Marie se trompe, c’est lorsqu’elle se dit que ce n’était « même pas la baise », puisque c’est bien cette finalité où est censée se marquer la préférence, qui l’a empêchée d’apprécier les moments passés avec Nicolas (et Francis) où elle n’a vécu que dans sa tête ; ce qui a été vécu est frappé de nullité et, en l’absence de cul, devient cul-cul.

 

 

Les amours imaginaires racontent une histoire qui n’en est pas une – ni même deux. Plutôt une variation sur le thème de la désillusion amoureuse. L’ouverture est à ce titre particulièrement bien trouvée, et l’effet en est renforcé par une piqûre de rappel en cours de route. Les confidents aux illusions plus qu’aux cœurs brisés forment ainsi un contrepoint comique à une histoire vécue comme une tragédie par ses personnages (ou serait-ce l’inverse ?) – de risibles amours, imaginaires mais cruels de l’être. Le neurone sur-interprétatif est si redoutable que malgré le titre, la thématique affichée et les doubles déceptions en cascade, la spectateur est encore surpris lorsque Nicolas ne choisit pas l’un ou l’autre (homo ou hétéro) mais ni l’un ni l’autre (ami ou amant), et les deux amis repartent pour la même erreur lorsque Louis Garrel entre en scène. La boucle est bouclée, noire et attirante même. Le triangle va encore sonner faux et j’en ris : j’ai passé tout le film à me dire que Niels Schneider ressemblait à Louis Garrel en plus blond et plus fade (c’est sûrement un pléonasme, ceci dit, parce que je cherche toujours vainement autre chose qui donnerait un jeune éphèbe un peu falot dans un cas et un bouclé délicieusement agaçant dans l’autre), et là, paf ! il apparaît, comme si mon imagination avait influé sur le cours du film qui me surprend alors et trahit mes élucubrations. L’imaginaire, c’est comme le rire, contagieux, et les amours qui le sont, un excellent film pour ceux qui s’en font (des films).

 

Poetry

 

 

Poetry est un film asiatique (sud-coréen, de Lee Chang-Dong), un film subtil, mais nul besoin d’aimer les fleurs ou de dire des choses bizarres comme l’héroïne pour l’apprécier. Les poèmes qui sont récités au club où Mija (Yoon Jung-hee) se rend ne m’atteignent pas, je reste hermétique au chant du grillon et à la douleur des épines de rose, et cela ne m’empêche nullement d’être émue par cette histoire. Car c’en est véritablement une, et non pas seulement une suite de beaux moments collectionnés ; le film a beau être long (2h19), il n’est jamais lent, et si l’héroïne s’abîme parfois dans la contemplation de quelque élément naturel, le spectateur n’est pas tenu d’en faire autant. Le seul plan véritablement contemplatif, c’est celui du générique, le fleuve Han devant les montages, qui dépose sur la berge le cadavre d’une écolière lorsque les noms ont fini de s’écouler.

La poésie, confie le maître (poète et professeur du cours où Mija s’est inscrite), n’est pas dans la belle apparence ; elle se trouve en chacun de nous – dans le regard et non pas dans l’objet, donc. Elle se trouve même dans la vaisselle sale, ajoute-t-il, me faisant rire de Palpatine tout comme lui a ri de moi lorsque Mija, après avoir vainement observé le fruit rouge et rond conclut qu’une pomme est faite pour être mangée, pas observée. De fait, Poetry n’est pas poétique parce qu’on y récite quelquefois des poèmes, mais parce qu’on y recherche la beauté au-delà de l’esthétique, la beauté de ce qui a un sens malgré la laideur physique ou morale. Il n’est pas étonnant que Mija ait tant de difficulté à écrire de la poésie et que le spectateur la perçoive bien avant qu’elle ne soit capable de l’exprimer dans un poème qui achève le film ; le montage élabore petit à petit un sens que l’héroïne ne peut reconstruire que dans l’après-coup.

Pour elle, il y a son petit-fils indifférent, ses cours de poésie, ses heures de ménages et le mystère de l’écolière qui s’est suicidée et dont le corps a été amené à l’hôpital au moment où elle en ressortait après qu’on lui ait diagnostiqué la maladie d’Alzheimer. Pour le spectateur, tout cela est déjà intriqué, sur le point d’être relié et rendu sensible : [*spoiler mode on*] si elle finit par accepter la demande du vieil homme dont elle s’occupe, de lui permettre de se sentir une dernière fois un homme, alors qu’elle avait fui la fois précédente, lorsqu’elle avait découvert la nature des « vitamines » qu’il lui avait intimé de lui donner, c’est qu’elle entend redonner un sens aux gestes que la bande de gamins dont son petit-fils fait partie ont portés sur le corps de l’écolière suicidée, transformer des mouvement en un geste envers un homme certes vieil, mais humain néanmoins, comme ne permettent pas de l’oublier les yeux d’amour ((é)perdu(s) dans le sens élargi de reconnaissance) qu’il pose alors sur Mija. La scène est magnifiquement filmée, ne montre que ce qui est nécessaire, sans pour autant que l’on ait l’impression que la cadrage s’arrête toujours de justesse à ‘ce qu’il faut cacher’. La lecture d’Ariana me revenait à l’esprit, rendait le moment évident sans l’évider en rien. Les belles analyses savent se faire oublier après avoir rendu l’œuvre qu’elles commentent plus présente parce que plus lisible. C’est à ce passage-là que je m’étais dit qu’il fallait que je vois ce film, et pourtant, dans la salle de cinéma, je ne l’attendais plus, les idées ne me sont revenues qu’avec les images.

Cette scène est peut-être un des exemples le plus frappant des juxtapositions sensées quoiqu’à peine senties que dispose le film. L’ordre est parfait, instaure et tient un incroyable équilibre : lorsque les pères des gamins criminels s’entendent pour acheter le silence de la mère de l’écolière, Mija est là, quoiqu’elle ne se soucie pas de son petit-fils au sens de ces hommes ; elle n’en cherche pas moins à rassembler la somme convenue, qu’elle demande au vieil homme sans que cela annule pour autant le don qu’elle lui a fait (et même s’il qualifie cela de chantage, il sait qu’il lui est redevable d’un peu d’humanité, et tout avare qu’il est, lui donne la somme requise). Mija sait néanmoins que les choses ne peuvent demeurer en l’état, tues et absurdes, mais à aucun moment il ne s’agit non plus de justice au sens où le petit-fils devrait payer – c’est réparer qu’il lui faut, après un acte insensé- et c’est à la mère de l’enfant qu’elle demande de l’emporter, avant que n’arrive la police. Cette arrestation sans menotte ni arrêt dans le jeu est un autre très beau moment : alors que le petit-fils fait l’effort de jouer au badminton pour permettre à sa grand-mère de faire un peu d’exercice comme le lui a recommandé le médecin, arrive le policier qu’elle avait rencontré au club de poésie et dont elle n’avait pas apprécié les blagues salaces. Il vaut mieux qu’il n’en a l’air, lui avait soufflé sa voisine, au sens de la beauté de laquelle Mija a d’emblée été sensible. Effectivement, le policier prend le temps d’admirer leur bel échange, et lorsque son collègue fait monter le petit-fils en voiture, il prend la place de ce dernier et, en poursuivant le jeu, donne la réplique à la grand-mère. Une nouvelle fois, la véritable poésie n’est pas en vers – ou alors envers la sensibilité de l’autre. Cela a tiré une phrase d’Epictète de ma mémoire approximative, comme quoi l’essentiel de la vie n’était pas le résultat du jeu mais de jouer selon les règles ; un beau jeu plutôt qu’une belle victoire. Aussi simple que l’élégance dont Mija ne se départit pas, qu’elle soit ou non de circonstance.

Le poème qu’écrit finalement Mija ne vaut pas par sa qualité littéraire mais par sa seule existence : elle a su sentir, c’est-à-dire rendre sensé le sensible – ou sensible l’insoutenable inintelligible. Ce n’est pas un hasard si c’est à chacune de ses approches de la collégienne (lorsqu’elle se rend à la messe dite pour elle, au laboratoire où six mois durant elle a été violée, sur le pont d’où elle s’est jetée, ou chez sa mère, dont la maladie lui a fait oublier l’identité et tenue à distance de toute compromission ou condoléances blessantes et inutiles) qu’elle note des bribes de beauté dans son carnet (« Le chant des oiseaux : que chantent-ils ? » – la forme sans encore le sens) : elle cherche la beauté là où le sens a douloureusement disparu. Tant et si bien qu’elle ne transforme pas l’horreur insensée en poésie (aucune alchimie ne ressuscitera la collégienne), elle n’a pas cette indécence ; mais, sans s’être séparée de tout ressentiment, peut-on supposer, elle donne seulement à sentir la vie de la jeune fille, ce qu’elle a ressenti à sa mort, d’où les dernières images du film et de la jeune fille qui se tourne dos au fleuve et face à la caméra, souriante, avant que le film ne se boucle dans les eaux du fleuve. Mija, absente lorsque le maître lit son poème qui fait dériver les images jusqu’à celle de la jeune fille, s’est déjà discrètement effacée, comme sa mémoire est appelée à l’être.

 

 

Brokeback Moutain

 

Il n’y a pas de « secret » : à l’Ouest, rien de nouveau.

Vous pouvez être gay et cow-boy, vous n’échapperez pas au mythe de la passion selon lequel il n’y a d’histoire d’amour que lorsqu’il y a beaucoup d’obstacles pour l’empêcher. Homos et hétéros, même prise de tête ; vraiment une charmante façon de faire reconnaître les premiers par les seconds : vous non plus, vous n’avez pas le droit d’aimer. Alors voilà la misère humaine au pied de l’immensité de la montagne, forêts silencieuses, ciel orageux, fraicheur des lacs. Le Monde interprète cette débauche de nature comme la construction de l’idylle originelle des amants – et dire que j’ai zappé ce thème kundérien, mit temps cyclique, sentiments aussi purs que l’eau de source, et proximité avec les animaux (ouais, tomber sur un ours est idyllique). On pourra se gausser de la beauté des images, mais le seul enthousiasme que j’ai jamais eu pour le Wyoming remonte au temps où j’étais lectrice de la saga des Flicka de Mary O’Hara, et j’ai bien cru au début du film que j’allais faire une overdose de paysages. N’écoutant que ma tendance moutonnière, j’ai néanmoins suivi – et fait bon voyage, malgré ou peut-être même à cause du traditionnel schéma de l’amour-passion, auquel on se laisse finalement bien prendre. Un bel exemple de vies de merde ratées (la permanente blonde d’Anne Hathaway aussi) qui rassurera tout un chacun dans la mesure où le spectateur n’a qu’à taper sur les doigts de la méchante société homophobe pour oublier que les personnages coincés l’ont tout autant été de leur propre chef, et qu’il n’appartenait qu’à eux de faire d’autres choix. Évidemment, on fait mourir l’un des amants pour étouffer irrémédiablement cette idée dérangeante. Et arracher quelques larmes, parce qu’il faut bien reconnaître que le mutique à la belle gueule est efficace. A tel point que je ne suis pas certaine que ce film n’ait pas été proclamé chef-d’œuvre par un chef de meute.

 

Cab ou pas cab ?

… d’adresser une déclaration d’amour au caissier du MK2 pour assister à la projection de New York I love you, suite au titre ô combien original à Paris je t’aime ? Le principe de courts-métrages a été conservé et même raffiné : les courts-métrages s’enchaînent comme les plans d’un seul, les titres ne viennent éviter la confusion qu’au générique de fin, bref, l’ensemble est beaucoup plus homogène (moins relevé, du coup ?). Certes, un épisode blanc qui aurait pu être magnifique si on y comprenait quelque chose (celui qui se suicide est-il un souvenir, un fantasme ? Celui qui vient ensuite est-il son fantôme ?) ménage une pause au sein de la métropole bruyante, mais aucun vampire ne s’y promène non plus. L’unité, qui plus est, est assurée par la division en plusieurs temps d’un même épisode, qui permet à certains personnages de réapparaître et donc aux histoires de se croiser.

Car c’est essentiellement de cela dont il est question dans ce film où la ville qui ne dort jamais n’a pas plus de réalité qu’un songe, et dont la pomme emblématique n’est pas celle de l’amour : de rencontres. D’êtres qui se croisent et un instant se distinguent de et dans la foule, reconnaissent une personne dans un étranger qu’ils n’ont jamais vu, telle la jeune fille remarquée par un peintre (rien n’est plus propre à éveiller la curiosité pour quelqu’un que d’apprendre qu’on a suscité la sienne). L’histoire amoureuse n’est alors qu’un cas particulier de la rencontre qui peut être cocasse (le pickpocket qui essaye de piquer sa nana à un autre voyou de son espèce ; le jeune homme qui se rend compte qu’il met tous ses efforts à draguer… une prostituée), tendre (le couple de petits vieux ; une gamine blanche et son père métis que l’on prend pour le baby-sitter – craquant danseur, trahi par son sourire, ses cuisses et ses tours, dont le générique me confirme qu’il s’agit bien de Carlos Acosta, wouhou ! J’en ai secoué Palpatine qui ne connaissait pas le nom de la star cubaine), simple (le couple qui porte un coup au coup de foudre, ayant noué une relation à partir d’une discussion sans arrière-pensée) ou extravagante (le puceau qui, après avoir été déniaisé par une jeune beauté paralytique accrochée à un arbre, découvre en la ramenant bien après l’heure convenue à son père que la demoiselle fantaisiste se préparait en réalité à un rôle – remember dans Paris… Natalie Portman et Gaspard Ulliel, la comédienne et son aveugle – l’inverse eût été gênant, Ulliel étant tout de même le degré suprême du croustillant) ; en tout état de cause, marquante (l’homme qui accorde une attention renouvelée à sa femme après avoir été excité puis éconduit par une autre, qui épargne son destin à la première).

On ne cesse de nous le répéter, New York est une ville cosmopolite et, si on bouffe à même le salad bowl (WASP, Juifs, Asiatiques, immigrés, vieille femme digne, jeunes hommes à la dégaine d’artiste…), c’est tout de même commode pour faire se rencontrer des personnages de tous horizons. Le cab, motif récurrent, permet ainsi de faire la liaison d’un point à un autre de la ville, d’un court-métrage à un autre, et entre les personnes qui s’y engouffrent en même temps et partagent un peu plus que le taxi jaune le temps d’un trajet.

 

Le mariage à trois, 2, 1 : partez !

Les personnages se tournent autour ; le réalisateur tourne autour du pot ; le spectateur, chèvre ; l’heure, peu ; la caméra, beaucoup, pour suivre les retournements de veste. A vous filer le tournis – mais c’est peut-être de rester sur sa faim, le creux à l’estomac n’est jamais très bon. Pourtant, quand je jette un coup d’oeil à ma montre, je ne suis pas certaine de vérifier uniquement si l’heure légale a sonné pour manger ma pomme (quand on sort avec Palpatine, qui peut attendre onze heures pour commencer à avoir faim – pourtant, il n’a pas de réserve, je peux vous l’assurer-, on prend l’habitude de manger le dessert avant le plat).

 

Après le tête à tête, le face à face…
Peut-être pas moins romantique : regardez-moi toutes ces boucles

 

Pourtant *deuxième, action diction* il y a Louis Garrel à se mettre sous la dent. Il est acteur (oui, oui, on sait, mais dans le film aussi), et l’amant de Harriet (Julie Depardieu), qui elle aussi doit jouer dans la pièce d’Auguste (Pascal Greggory), son ex-mari. Lui n’a pas vraiment digéré la particule, et tente toujours de remettre sa main caressante sur Harriet, si bien que (je l’ai lu quelque part, mais ne sais plus où, donc je lèse César) ce n’est pas l’ex-mari mais l’amant qui risque d’être cocu. A ce trio de vaudeville recomposé s’ajoutent le producteur, qui, attablé, sait qu’il va déguster, et Fanny (Agathe Bonitzer), la « fille dans les étages », étudiante qui s’occupe du courrier du dramaturge (toute l’inaction se passe chez lui) et qui occupe un peu la fonction de la confidente dans les pièces de théâtre, celle qui permet des apartés dialogués. Pour jouer, ça, ils jouent : Théo (Louis Garrel) soigne sa sortie en annonçant au dramaturge réticent à le faire jouer, son mariage avec Harriet, tandis qu’Auguste s’écoute beaucoup parler. On joue, on surjoue, mais on s’amuse bien peu. Surtout lorsque Théo s’est fait la malle : l’entreprise de récupération, oui, non, merde, de Harriet est tout bonnement infinie.

 

Au début, Auguste oppose le cinéma, l’ « art de se taire », au théâtre, qu’il préfère parce qu’il est plus amusant, plus vivant, de parler. Ironie tragique pour un film dont « la bavardise de certains dialogues [empêche] Le Mariage à trois d’être un grand film ». Je serais assez d’accord avec le Monde. La prédominance de la parole ne me gêne pas : chez Rohmer, c’est parfois beaucoup plus littéraire et bizarre que cela, seulement, s’ils parlent comme ils n’écrivent même pas, les personnages de Rohmer ne s’écoutent pas parler et la pose paraît beaucoup moins longue. De plus, lorsque la caméra se pose un peu, on a parfois droit à de magnifiques plans, comme lorsque Harriet et Auguste sont de chaque côté d’une poutre et que le soleil filtre à travers les cheveux de la première. D’avoir su se taire, les personnages nous offrent alors un dialogue plus riche. Curieuse phrase d’Harriet : « tu ne crois pas qu’on se connaît un peu trop pour se séduire ? ». Au contraire, non ?

 

 

Le rythme (même si c’est beaucoup dire) reprend avec la réapparition de Louis Garrel. Deux, c’est trop peu, Harriet et Auguste sont lassants ; quatre, avec Fanny et de producteur, ce n’est pas encore cela. On connaît la musique, pour le cinéma comme pour la poésie, mieux vaut préférer l’impair. Il y en a toujours un qui fait tapisserie (le producteur est nécessairement hors-jeu), mais les tensions circulent et les trio se recomposent. L’histoire devient pluriel. Harriet fait semblant de croire à une liaison entre Auguste et Fanny, parle à la jeune fille (que le dramaturge veut faire jouer à sa place) comme si c’était le cas et, à force de jouer une histoire -ce sont des acteurs- on la fait exister.

 

Pas de sous-entendu sans sensualité, on frôle le baiser lesbien

 

Comme chez Agatha Christie où le plus évident est toujours le plus surprenant, Fanny se révèle, comme l’Electre de Giraudoux, et nous la joue petite Catherine de Heilbronn, amour pur d’origine non certifiée pour celui au service duquel elle s’est mise. Et qui, du coup, est touché par la grâce.

 

 

Quelques claques, mais cela reste très saint sain sein

 

L’histoire n’est pas encore réglée par ces deux duos ; encore faut-il s’assurer qu’ils forment des couples. Et entre le tripotage d’Harriet (« -et çe t’a plu ? lui demande Théo. – ça ne m’a pas plu… ça m’a excitée ») et le charme que Théo fait à Fanny… un petit Garrel en train de dire des âneries sur sa chaise (comme dans Les Chansons d’amour, d’ailleurs)… il a les meilleures répliques, soit dit en passant, joyeusement cyniques sur les bords. Le ras-le-bol des enfantillages de ses aînés le rend brillant ; c’est parce qu’il en rajoute qu’on sent qu’il voudrait que cela cesse. En attendant, autant aller voir ailleurs, mais Fanny n’en a rien à cirer ; c’est là où il n’y a aucun enjeu qu’elle montre le plus d’aplomb et une certaine conscience de sa place dans les jeux de séduction (au début, on dirait plutôt une vierge inspirée – « elle a l’âge emmerdant », dit Auguste, et Palpatine se marre à côté de moi – vous êtes marrants, il faut bien que jeunesse se passe). Lorsque Fanny part ramener la voiture de sa mère, Théo monte avec elle, et il faut attendre qu’il se fasse éconduire et que Harriet et Auguste noient dans l’alcool leur angoisse d’une liaison entre les jeunes pour que les deux couples soient établis. La pièce est finie – Auguste n’écrira jamais la sienne.

 

Début du film, il manque encore quelques marches pour s’embrasser

 

Observations fines, incessants déplacements des couples et des trios, jeu qui risque toujours de ne pas être ludique… ce pourrait être un excellent film ; j’ai besoin d’un peu de bonne volonté pour ne pas le qualifier de mauvais.