Les Nuits de Preljocaj

Palais à contrejour

Photo de Jean-Claude Carbonne, lumières de Cécile Givansili-Vissière, décor de Clémence Guisset

 

Palpatine trouve, comme ResMusica, que Les Nuits manquent d’un fil conducteur. Pourtant, faire se succéder des tableaux n’ayant d’autre lien que d’être inspirés d’une même œuvre n’est pas en soi un problème : Proust ou les intermittences du cœur fonctionne parfaitement. Qu’est-ce donc qui rend bancale l’évocation des Mille et une nuits par Preljocaj ? Si l’on considère que, dans le ballet de Roland Petit, l’absence de trame narrative est compensée par le regroupement thématique en paradis et enfer proustien, on s’aperçoit que c’est l’unité de ton qui dessert Les Nuits. Elles réunissent pêle-mêle des scènes très esthétiques façon cabaret qui, dans une salle adaptée, formeraient un joli début de revue, et des passages plus brutaux qui, bien liés, auraient pu constituer le propos d’une pièce engagée, comme Preljocaj l’avait si bien réussi dans Noces.

 

Odalisques alanguies


Le cabaret des odalisques

Les Nuits s’ouvrent sur un enchevêtrement de corps alanguis à moitié dénudés, dans un nuage de vapeur et de chuchotements – voilà l’érotisme que je n’ai jamais vraiment perçu dans les tableaux d’Ingres. Même si je me demande ce que l’on voit depuis le haut de la salle, l’image est belle, lentement animé par une succession de poses. C’est le rythme de la contemplation et de la caresse, que l’on retrouvera bien plus tard lorsque les filles enlacent les hommes dans les tuyaux de narguilé, rattrapant par la lenteur et le calme l’absence de finesse de ces pipes gigantesques posées entre les jambes de ces messieurs. L’explicite n’est pas gênant tant que la vision s’accompagne d’onirisme. Les jambes écartées des filles n’ont rien de vulgaire lorsqu’elles dessinent les anses d’amphores, à contrejour, sous les toits d’un palais d’arabesques calligraphiques. Ce n’est pas non plus une question de ce que l’on montre ou cache : passé la surprise, les justaucorps-string donnent à voir la jambe autrement, comme un tout du pied à la fesse. Ce n’est pas si laid que ça en a l’air même si, au jeu du corps caméléon, je préfère le dos dont les muscles et les os ondulent de telle sorte que la colonne vertébrale devient le serpent des charmeurs.

 

Paravents-cage, ambiance cuir et lanières


Shéhérazade contre les sultans

Introduire la guerre des sexes dans ce contexte est d’autant moins heureux que la confrontation des corps tarde à arriver : les ninjas-talibans dansent seuls après avoir évacué manu militari les filles, que l’on retrouve ensuite alignées en robe rouge et talons aiguilles à claquer des doigts et faire des bras d’honneur (même s’il y a une danseuse que cela rend terriblement sexy, bof). Lorsque hommes et femmes dansent ensuite ensemble, ils sont dispersés en quinconce, façon gala de fin d’année (on récupère au moins l’enthousiasme inhérent à ce type d’événement). La rapidité des scènes de groupe avait sûrement pour but de rythmer le spectacle mais la violence de leur gestuelle ne cadre pas avec la langueur du cabaret et ne réussit qu’à nous faire sortir de la torpeur qui permettait de contempler les corps ralentis sans ennui. Accélérations et freinages inconsidérés finissent l’un et l’autre par lasser. Tant pis pour les saccades façon trombinoscope, qui constituent une trouvaille efficace pour représenter les scènes les plus crues, déclinée en mini-orgies sur tapis orientaux.

Les duos auraient peut-être permis de trouver un équilibre mais ils sont finalement peu nombreux. Je reste sur ma faim après avoir été mise en appétit par les garçons barbiers : la répétition d’un geste banal, dans lequel on entrevoyait le destin fatal de Shéhérazade, n’annonçait finalement qu’un dénouement un poil rasoir.

 

Aucun tableau n’est vulgaire indépendamment des autres et pourtant, dans sa juxtaposition de scènes provocantes et sensuelles, le spectacle flirte avec la vulgarité : rien d’obscène, seulement le choix de la facilité. Même les costumes d’Alaïa m’ont un peu déçue : je ne dirais évidemment pas non à l’une des petites robes rouges ou à l’un des bustiers du tableau ambiance cuir et lanières mais je ne me battrais pas pour les récupérer alors que dieu seul sait ce que je donnerais pour porter l’une de ses petites robes de ville.

Au fond, tout cela manque peut-être tout simplement d’humour. Je m’en suis fait la réflexion devant le fourmillement des jambes, qui dépassaient seules des tapis derrière lesquels étaient cachés les danseurs, se faisant joyeusement du pied. Cela m’a pendant un bref instant rappelé Octopus, où se succédaient aussi des tableaux improbables, sexe et talons aiguilles compris : un joyeux bazar oriental à la Decouflé, voilà ce que, à défaut de parti-pris, ces Nuits auraient pu donner !

Le monde de NAO

Projection d'un corps robotisé sur celui d'un danseur

Toutes les photos sont d’Arnold Jerocki

 

Robot débute par tout un tas de projections sur un corps immobile : vue chiffrée, nerveuse, musculaire, robotisée, superhéroïsée… les visions les plus variées et fantaisistes se succèdent pour finalement laisser le danseur dénudé dans la lumière blanche, la peau semblant à cet instant la plus curieuse des carapaces.

 

danseurs alignés

 

À l’image de l’ouverture, le spectacle de Blanca Li explore les liens et les fantasmes que l’on projette entre technologie et organisme. Les gestes saccadés des danseurs, décomposés en fractions de mouvement que l’on imaginerait ceux d’un robot, sont en effet bien plus complexes encore que ce que le robot est effectivement en mesure de faire. Ces mouvements sont moins inspirés de la robotique qu’ils ne constituent un modèle pour le programmeur qui s’efforce de les reproduire. Le petit robot NAO en salopette bleue est ainsi présenté comme un enfant qui apprend à marcher, bras en l’air, soutenu par un papa-danseur. Ce sont les premiers pas de la robotique humanoïde – et le programme de base semble être une suite de mouvements pour que le robot, qui se casse assez fréquemment la figure, puisse se relever sans intervention extérieure. Lorsque NAO reproduit un équilibre en développé à la seconde, toute la salle applaudit, sans que l’on sache vraiment si c’est pour la prouesse de conception et de programmation ou par mimétisme avec l’équilibre humain, considéré comme une forme de virtuosité. Je me surprends d’ailleurs à le trouver choupi, avec sa tête ovoïde et ses petits yeux-écrans clignotants comme d’un battement de paupière. À se demander si on ne considérerait pas avec tendresse tout ce qui est susceptible de nous ressembler et n’a pas encore de forme assez définie pour démentir cet égocentrique présupposé.

 

NAO en équilibre sous le regard du papa-danseur

 

Ce qui aurait pu être un pensum sur « la relation complexe de l’homme à la machine » s’avère être une suite de saynètes pleines d’humour. C’est un joyeux spectacle, comme on dirait d’un joyeux bazar. Mention spéciale au numéro de karaoké de NAO, boa rose autour des épaules, bientôt entouré de ses Claudettes mi-hôtesses de l’air mi-ouvrières à la chaîne (apparemment l’uniforme de Maywa Denki, à l’origine des robots musicaux, qui serait aussi l’uniforme typique des vendeurs d’appareils électriques au Japon). Comme le nouveau né qui suscite toutes les gagatisations imaginable, le robot attire les comportements stéréotypés – et lorsqu’on met bout à bout tous les automatismes de la vie moderne, du lavage de dent à la consultation des smartphones dans une rame de métro qui vous propulse sur votre voisin quand le conducteur freine, on obtient un accéléré comique de la mécanique quotidienne. L’appareil le mieux automatisé, c’est encore nous. Et c’est quand on imite un robot imaginaire qu’on s’en éloigne le plus, pour donner à voir une construction artistique, élaborée avec des danseurs qui ont répété, travaillé l’alignement et la synchronisation, pour écarter l’imprévu, qui fait en revanche régulièrement tomber NAO la tête la première.

 

Danseur télécommandé

 

Quelque part, le meilleur de ce spectacle, c’est l’imperfection. Pas les séries de geste parfois répétitifs des danseurs mais la joyeuse pagaille qui résulte de la juxtaposition des corps et des robots en tous genre, depuis ceux qui font la musique (mon préféré est une sorte de grosse fleur carnivore dont chaque pétale est une lame de xylophone, accompagnée de son pistil-mailloche) jusqu’à celui qui fait le ménage (et qui continue pendant les saluts, obligeant un technicien à lui courir après pour que personne ne trébuche dessus). C’est assez jeté pour qu’on passe une bonne soirée.  

Giselle fait le dos rond

 photo Giselle-de-Mats-Ek

 

La danse classique repose, aujourd’hui plus que jamais, sur les jambes, accompagnées, contrebalancées ou agrémentées par les bras. Le tronc, au milieu, même s’il s’épaule, est surtout là pour tenir l’ensemble, encaisser les levers de jambes en se cambrant et assurer la stabilité des équilibres. Tout est affaire de lignes, toujours plus étirées. Quelle n’a pas été ma surprise lorsque j’ai découvert Mats Ek : pour ainsi dire tout passe par le dos ! Rien à voir avec les ondulations d’un Wayne McGregor, qui continuent de propager des lignes d’autant plus étirées qu’elles ont été ramassées avant d’exploser. Carmen ou Giselle, chez Mats Ek, tout est courbe : les bras de Giselle qui répliquent la trajectoire en cloche d’un saut, le désir qui la pousse à s’imbriquer contre le corps d’Albrecht, les gros œufs que les paysans traînent comme des meules de foin et qui font écho au rêve de ventre rond de Giselle, les haut-le-cœur de tout ce qu’elle refuse et vomit… Il y a quelque chose de reptilien, de viscéral dans ces dos ronds, comme dans les haricots et boyaux de Dali ; quelque chose d’inquiétant mais d’une force vitale extraordinaire. Peu importe que Giselle soit l’idiote du village, c’est elle qui a la pulsion de vie. À l’inverse, les lignes droites qui le restent trop longtemps sont de mauvais augure : c’est la raideur aristocratique et tranchante de Bathilde et des siens, qui va séparer Giselle d’Albrecht à la fin du premier acte ; c’est la vie détraquée des filles enfermées à l’asile, qui crient leur colère en grands jetés au second acte.

Le découpage du ballet reprend en effet celui de la version originale, à la différence près que la scène de la folie mène à l’asile et non à l’au-delà des Willis – on s’y croise quand même comme des folles furieuses. La transposition est pertinente même si le final, où Albrecht se trouve mis à nu sans que l’on comprenne trop pourquoi, me fait trouver plus convaincant le premier acte. Mats Ek est d’autant plus fidèle à l’histoire qu’il s’est totalement approprié la musique, confiant par exemple à Hilarion le morceau de la variation de Giselle. La tentation de superposer les deux versions pour les comparer s’estompe vite et l’on se laisse aller en suivant le regard hallucinant de Giselle / Elsa Monguillot de Mirman, qui m’a rappelé l’interprète de Camille dans le Rodin de Boris Eifman – peut-être à cause de la thématique commune de l’asile ou de la puissance expressive des deux chorégraphes, quoique de style très différents. Il faut voir Giselle regarder tour à tour Albrecht et Bathilde, dans les bras l’un de l’autre, avant que tout se mette à tourner. Les yeux luisants de douleur, de colère et bientôt de folie, elle reste immobile tandis que le monde s’écroule autour d’elle. Bientôt, la camisole de force remplacera la corde avec laquelle Hilarion a tenté de la retenir près de lui (beauté et pitié d’un amour qui s’était résigné à aimer sans comprendre, et de son échec). La position d’attente dans laquelle se place à plusieurs reprises Giselle, jambes pliées, échine courbée, qui n’est que soumission à l’autorité d’Hilarion, devient soumission amoureuse au désir d’Albrecht. Et il faut voir sa joie aussi lorsqu’il la transporte à bout de bras du bord jusqu’à l’arrière-scène, les jambes en écart et les pieds flex de plaisir. Ce sont en tous cas les images que j’emporte, ravie d’avoir été placée au troisième rang, si près des corps en sueur et des visages de danseurs tous magnifiques (tant pis pour les auréoles de transpiration – revoir la matière du costume ?– et la proximité de l’enceinte qui m’a obligée à me boucher l’oreille gauche pendant un bon bout du spectacle).

 

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Mit Palpatine, Romain, le Petit Rat et Impressions danse

La Belle au bois dormant

 

Une superproduction

La Belle au bois dormant, c’est typiquement le ballet qui pourrait faire l’objet d’une affiche dans le métro, façon spectacle de danses chinoises ou show Bollywood : Il était une fois… plus de 70 artistes sur scène, plus de 150 costumes, musique live, les tubes de Tchaïkovsky, tous les personnages du conte et plus encore. Sauf que ce n’est pas la culture de l’Opéra de Paris et que Bastille, déjà prise d’assaut par les familles en manque de magie-de-Noël, n’a pas la même problématique de remplissage que le Palais des congrès. Il n’en demeure pas moins qu’on en prend plein les mirettes pour pas un rond.

 

L’art suprême du divertissement

La distorsion narrative accélère les séquences d’actions (le must est le baiser donné par le prince : une minute plus tard, la princesse est débout, a secoué ses parents et a obtenu leur accord pour épouser le prince, qu’elle ne connaît donc pas depuis deux minutes) pour prendre son temps dans les scènes d’apparat. Le prologue, où les fées se succèdent pour faire chacune un don à la princesse Aurore, est prétexte à moult variations et mouvements d’ensemble – au point que le précipité qui suit provoque le doute : serait-ce l’entracte ? L’histoire se déroule ensuite en deux actes, laissant le troisième libre pour célébrer le mariage lors d’un grand bal où défile tout le gratin.

Sans cesse distrait par l’entrée d’un nouveau personnage ou de nouvelles formation, le spectateur en oublie de s’ennuyer. On est rassasié depuis longtemps mais il y a toujours une gourmandise qu’on n’a pas goûtée pour masquer l’écœurement dans lequel nous a laissé la précédente. Plus de place pour la bûche ? On passe aux fruits confits ! Noureev adopte la même technique que pour le réveillon : les perruques sont too much ? Habillez les danseurs en rose bonbons, les perruques n’y paraîtront plus. Et pour effacer ce pastel, faites appel aux pierres précieuses criardes. More is less.

 

Dancing in awe

Awe : crainte et admiration. Les yeux du spectateur pétillent, la gorge du danseur se noue. Ou plutôt de la danseuse qui, de l’adage à la rose, voit surtout les épines. Le sourire ultra bright ultra figé d’Aurélia Bellet m’a fait poser les jumelles : il n’est pas très charitable de scruter une danseuse dans une prise de rôle pareille où, à peine mise en jambe, elle est déjà en plein morceau de bravoure. De fait, la princesse a bien du mal à se passer du soutien de ses soupirants et n’a pas franchement l’attitude royale. On serre les fesses pour elle, en priant pour que ça passe – tant et si bien qu’un adage à la rose se révèle plus efficace qu’une séance de stimulation abdominale avec ces appareils pourvus de ronds à patcher sur le corps, qu’on trouve dans les catalogues de vente par correspondance. Sitôt l’adage terminé, tout s’arrange pour l’héroïne, qui débute la variation suivante par un magnifique équilibre arabesque. Le spectateur se contractera encore une ou deux fois, lors de tours en peu trop entraînants, par exemple, mais se trouve globalement prêt à apprécier le jeu très frais de la princesse et les variations de ses invités.

 

La cruauté des contes ou du tsar ?

Les fileuses du royaume épargnées après avoir été condamnées à mort car prises en flagrant délit de port de quenouille ; pas de viol mais un chaste baiser pour réveiller Aurore ; une fin heureuse, où ils se marièrent et eurent beaucoup d’animaux… cette version est somme toute conforme à l’esprit Disney. Le sadique, dans l’histoire, est sans conteste Noureev : il a transposé la cruauté des contes dans la danse en chorégraphiant des variations franchement ingrates. Pleines de changements de directions en contradiction avec l’élan du corps, de sautillés sur pointes, de dentelles techniques, elles paraissent au mieux de simples danses un brin maniérées, au pire de plats enchaînements quelque peu désordonnés. Comment voulez-vous ne pas réveiller chez la balletomane le goût du pinaillage ? Ouh, les deux poum poum bien distincts des pointes à l’arrivée d’une sissonne, censée se fermer sur les deux pieds en même temps… Mais peut-être est-ce là une manière d’éviter la virtuosité tape-à-l’œil et de s’assurer que les interprètes ne volent pas la vedette au spectacle lui-même. Un raffinement suprême pour l’avant-dernier ballet de Noureev, qui devait savoir que, pour le « grand public », la danse doit avant tout être un grand spectacle divertissant. Et pour la balletomane qui découvre ce plaisir nouveau1

 

… Noureev will be Noureev

Est-ce la proximité temporelle ? Je ne peux pas m’empêcher de voir le tigre de La Bayadère dans le chevreuil de La Belle, et l’Idole dorée dans l’Oiseau bleu, comme variation masculine ayant tendance à éclipser les solistes principaux. C’est la structure des grands ballets du répertoire qui vaut ça, me direz-vous, et l’on pourrait aussi voir dans les dessins des ensembles les figures géométriques des cygnes, utilisées de manière encore plus fluide et dynamique – raison pour laquelle voir le spectacle du second balcon reste plaisant, même si la hauteur « aplatit » la danse. Ma position surplombante m’a d’ailleurs rendue plus admirative encore d’Axel Ibot, qui semblait vraiment voler dans l’Oiseau bleu. Je l’aurais volontiers étoilisé, tenez ! Mais la prestation princière de Vincent Chaillet n’a pas suffi à confirmer les rumeurs sur la nomination du premier danseur, alors un sujet, on a le temps d’y penser… Puisqu’on est dans le name dropping, je me dois de mentionner Charline Giezendanner, parfait canari. Comme quoi, les noms d’oiseaux… Il ne reste plus qu’à espérer que le petit page, tombé raide évanoui sur le nez, se soit vite remis pour que tout le monde ait effectivement passé une bonne soirée.

 

1 « Je n’avais encore jamais croisé sur ma route un ballet qui me remplisse de joie sans faire appel ni à la pureté du style, ni à l’émotion, ni à la moindre faculté cognitive. » Impressions Danse 
À lire aussi : la princesse Aurore était hémophile, la vérité enfin révélée par Amélie.

Danse et cinéma

Après une semi-éternité pour retrouver les vidéos présentées ou des équivalents, voici le compte-rendu de la conférence de Sonia Schoonejans au théâtre de la Ville. À l’exception du premier paragraphe, tous les liens renvoient à des vidéos : faites péter les onglets et entrez dans la danse !

 

Identité, altérité, complémentarité

Une caractéristique essentielle de la danse est que le corps est présent. Son hic et nunc, qui fait partie de sa beauté, la différencie de l’image cinématographique, reproductible à loisir (tous en chœur : Walter Benjamin !). Mais danse et cinéma ont aussi nombre points communs, à commencer par le souci du rythme (du montage) et du mouvement (de la caméra), et chacun des deux arts a emprunté à l’autre.

Pour le cinéma, la danse s’offre comme alternative au texte, qu’il s’agisse de faire passer une émotion ou de prendre le relai de la narration (en incarnant la musique dans les comédies musicales, notamment). Pour la danse, le film est à la fois un outil pour conserver sa mémoire (cf. Pina de Wim Wenders) et accroître sa popularité (cf. les comédies musicales – et l’initiative récente des lives au cinéma, j’aurais envie d’ajouter). Filmée, la danse prend une nouvelle dimension s’il est vrai que « grâce au gros plan, c’est l’espace qui s’élargit ; grâce au ralenti, c’est le mouvement qui prend de nouvelles dimensions1 » (j’ai tout de suite pensé à ce clip de Polina Semionova). En retour, certains chorégraphes ont adopté des méthodes propres au montage : il y a chez Pina Bausch un travail qui ressemble au découpage cinématographique et Maguy Marin utilise des noirs entre ses tableaux (je vais croire Sonia sur parole parce que d’après JoPrincesse, ce n’était pas beau à voir).

Partant de cette mini-analyse introductive, Sonia Schoonejans nous a brossé un petit historique des relations entre les deux arts, en une heure trente et quelques extraits vidéos.

 

Les débuts du cinéma

Les pionniers du cinéma avaient en commun une passion pour le mouvement. Loïe Fuller et ses imitatrices ont été parmi les premiers sujets filmés par Edison et les frères Lumière – il faut dire que les danses serpentines rendent plutôt pas mal à l’écran. Cet attrait du mouvement a conduit à la constitution d’archives pour les danses traditionnelles, dont certaines ont aujourd’hui disparu. On compte dans le lot le premier documentaire sur la danse classique mais ce n’est pas le kiff du cinéma, qui se veut à ses débuts un art de l’image qui danse autant que sa mise en scène. C’est sûr que si on prend l’esthétique du Cake-walk infernal de Méliès (1903) comme référence… 

 

Le cinéma muet et la danse moderne

L’accointance du cinéma et de la danse moderne s’explique aussi par leur apparition concomitante. La Denishawn, l’école de Ruth Saint Denis et Ted Shawn (d’où sont sortis Martha Graham, Charles Weidman, Doris Humphrey, José Limon et Louise Brooks – la danse moderne américaine, quoi), n’est pas bien loin des premiers studios de Hollywood. Le lien s’établit à partir du moment où Griffith en devient l’un des principaux réalisateurs. Ruth Saint Denis exerce un rôle de conseil et la collaboration danse moderne-cinéma devient intense, alors qu’à la même période, l’univers du ballet reste lointain. On n’a par exemple aucun film documentaire (d’époque, s’entend) sur Diaghilev, qui se méfiait de la caméra et a toujours refusé qu’elle entre au théâtre. Le refus pourrait être motivé par le boucan de la machine et le problème de post-synchronisation de la musique et de la danse.

À la même époque, le muet n’empêche pas les cinéastes allemands ou d’origine allemande (comme Ernst Lubitsch) de tourner des scènes de danse. Fritz Lang fait ainsi danser une cabarettiste dans Le Docteur Mabuse (1922) et j’imagine qu’il y a aussi une scène de danse dans La Rue sans joie (1925) de Georg Wilhelm Pabst pour qu’il soit cité. Ce qui est certain, en revanche, c’est que sa Loulou (1929) est jouée par Louise Brooks, ancienne élève de la Denishawn passée par les Ziegfeld Follies. L’apprentissage de la danse donne une manière de bouger que n’ont pas les autres. Beaucoup de danseurs, de mimes et d’acrobates participent au cinéma muet, qui est un cinéma physique dans lequel les comédiens traditionnels ont plus de mal. Le cinéma burlesque, notamment, use de tout le langage du corps, lequel se trouve en constat déséquilibre chez Buster Keaton. Quant à Charlie Chaplin, il arrive même à danser assis dans The Gold Rush (1925). Il paraît que Cooks comporte une parodie de la danse de Salomé, où la tête de Jean-Baptiste est remplacée par un chou-fleur, mais à défaut de le trouver, vous aurez l’extrait passé lors de la conférence.

Tout cela a un petit côté Mickey Mouse, vous ne trouvez pas ?

 

L’âge d’or des comédies musicales

Le passage au parlant ne se fait pas sans résistances (et la poésie du geste, alors ?) mais comment résister aux jambes de Cyd Charisse et aux envolées de Fred Astaire ? Adaptant les comédies musicales à succès de Broadway, Hollywood met en place son usine à rêve. Danse et musique sont alors le sujet du film, le moyen de faire avancer l’action ou une simple ornementation au goût du jour. Les chorégraphes sont invités à venir travailler à Hollywood. La balletomane pense rapidement à Jérôme Robbins pour West Side Story (1957 au théâtre, 1961 au cinéma) mais il s’avère que Balanchine également a travaillé pour les comédies musicales et le cinéma, fait que j’ignorais complètement. Les parcours sont assez variés, certains danseurs ou chorégraphes passant même à la réalisation.

C’est le cas de Busby Berkeley (années 1930-1960) qui, de son séjour parmi les militaires, retient les alignements et réalise de véritables kaléidoscopes humains. Quelque chose de nouveau arrive avec lui : la caméra, mouvante, rentre dans la danse avec dans vues aériennes plongeant sur des grappes de filles. Décors, plateaux tournants à différents niveaux et miroirs démultiplient les effets, de sorte que le point central n’est plus le corps des danseurs mais l’œil de la caméra et donc du public. Je ne connaissais pas et dois dire que c’est assez impressionnant.

Fred Astaire, au contraire, souhaite replacer la danse au centre, qu’elle ne soit pas un simple motif mais fasse avancer l’action. Sa seule exigence est donc de décider où placer la caméra dans les scènes de danse, de manière à ce qu’elle soit le moins mouvante possible et ne prenne pas le premier rôle.

Pour une caméra dansante, il faudra attendre un peu et aller voir du côté de Bob Fosse avec All that jazz (1979) ou Sweet Charity (1969), le film à l’origine de la comédie musicale (bouclant la boucle de l’inspiration).

Et, pour le plaisir du who’s who

Gene Kelly est à Fred Astaire ce que Fanny Elssler est à Marie Taglioni. À la danse aérienne de Fred Astaire, il oppose une danse plus athlétique, plus sportive, ancrée dans le sol – ce qui n’empêche aucunement la poésie, comme vous pouvez le vérifier dans cette séquence de Cover girl (1944), où il danse en duo avec… lui-même.

Jack Cole, ex-élève de la Denishawn, est considéré comme le père de la danse jazz à Broadway. Si, comme moi, vous croyez ne pas le connaître, sachez qu’il a chorégraphié l’apparition de Rita Hayworth dans Gilda (1946) et Diamonds are a girl’s best friend (1953) pour Marilyn Monroe.

Dans la catégorie des célèbres inconnus, nous avons également Marc Breaux et Dee Dee Wood, travaillant en couple pour Mary Poppins ou La Mélodie du bonheur. Les balletomanes retiendront le nom de Herbert David Ross, entre autres acteur, chorégraphe et mari d’une étoile de l’ABT, comme le réalisateur de The Turning point (1977 ), dans lequel danse Baryshnikov. Après avoir vu le trailer, qui vend du rêve, vous pourrez vous rincer l’œil avec White Nights.

 

Et après ?

Dans les années 1960-1970, l’épopée de la comédie musicale semble se terminer. En 1979, Miloš Forman adapte la comédie musicale Hair mais l’usine à rêve à vécu : le ton est plus désabusé, désenchanté ; la télévision commence à concurrencer le ciné… Cela n’empêche pas le genre d’être un succès de temps à autres : Saturday Night Fever en 1977, Grease en 1978, et, plus récemment, Moulin rouge (2001) ou Nine (2009). En France, le genre n’a jamais vraiment pris, à l’exception notable de Jacques Demy qui revisite avec tendresse la comédie musicale (Les Parapluies de Cherbourg, 1964 ; Les Demoiselles de Rochefort, 1967).

Pour trouver de la danse au cinéma, il faut soit se tourner vers d’autres genres soit vers d’autres horizons. Par exemple, on observera dans les westerns comment la danse des Indiens évolue du signe de sauvagerie à celui d’une culture propre (cf. Danse avec les loups, 1990). Puis pour un nouveau shoot de comédie musicale façon clip, direction Bollywood. Les studios sont plus vieux qu’on ne le croit : le premier film, muet, sort en 1913 ! La tradition indienne liant chants, danse et musique, c’est tout naturellement que le pays est venu à la comédie musicale, agrégeant toutes les modes à la danse indienne proprement dite, dans un melting-pot chorégraphique joyeusement kitsch. La censure de toute scène à caractère sexuel a pas mal encouragé le recours aux scènes dansées, qui font passer beaucoup de choses sur un mode onirique (c’est pas moi, c’est moi inconscient, d’abord). L’importance de ces scènes est telle qu’elles sont filmées par une équipe spéciale et les chorégraphes-réalisateurs sont en Inde de véritables vedettes. Et puis, moins connu que Bollywood : Hollywood on the Nil. Le cinéma égyptien s’est lui aussi frotté à la comédie musicale dans les années 1940-1960.

 

Tout une gamme d’émotions

C’est la partie thématique que Sonia Schoonejans n’a pas vraiment eu le temps d’aborder, à cause d’un quiproquo avec la salle et l’équipe technique – en fait de deux heures, il n’y avait qu’une heure et demie de prévue (ça craint un peu quand la conférencière a vingt-cinq minutes d’extraits à montrer à un public qui a payé sa place – peu cher, certes mais tout de même, c’est dommage). Les pistes données à toutes vitesse comportent, en vrac : la scène de bal de Fisher King où la danse est une métaphore du coup de foudre (les Jane Austiniennes et les fans de comédies sentimentales trouveront pleins d’autres scènes de bal très pertinentes, je n’en doute pas) ; Le Bal, d’Ettore Scola, où la danse se fait le miroir d’époques successives à travers un dancing du Front populaire aux années 1980 ; On achève bien les chevaux, où une certaine violence sociale prend corps ; Pulp Fiction, où la danse est le signal d’une violence physique à venir. Dans la débandade de la prise de notes, j’ai pris le temps de me faire un warning : Charles Atlas à éviter absolument. On ne sait jamais, ça peut toujours servir.

 

Sur ce, je vous laisse vous perdre dans les méandres de Wikipédia et YouTube. N’hésitez pas à poster les perles que vous trouverez, à l’image de cette rencontre improbable entre Méliès et le gangnam style.

 

1 Walter Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique