Et l’amour et la mort ont l’amor en partage

Dimanche dernier, lors de la matinée Roland Petit à Garnier, on s’est aimé à en mourir, d’ennui. Si je me laisse entraîner à quelques propos acerbes, il ne faudra pas en déduire que c’était mauvais, mais décevant – quoique, c’est peut-être pire : avec une princesse-citron givrée, on n’est pas surpris de finir avec un petit goût d’amertume, mais Roland Petit, c’est Notre-Dame de Paris, c’est Carmen, c’est l’Arlésienne, quoi ! Ce n’était pas mauvais, mais c’était plutôt petit que Petit (d’accord, là c’était bas). L’impression d’avoir été flouée par un chorégraphe que j’aime bien, mais dont je ne connais au fond pas grand-chose ; même chose que pour la soirée Béjart à Garnier, en somme.

 

On ne peut pas dire que le Rendez-vous ait été manqué, mais on ne peut pas dire non plus que cela ait été une réussite, et pas seulement parce que la Plus belle fille du monde a finit par trancher la gorge au Jeune homme qui le lui avait donné. La pièce est déséquilibrée : la première scène plante l’ambiance sans l’intrigue qui se déploiera à la troisième scène, après avoir occupée la deuxième.

On a déjà connu Jacques Prévert plus inspiré, même si les photographies de Brassaï agrandies pour former le décor de chaque scène rendent bien le même Paris d’après-guerre. Après avoir poussé la chansonnette et fait dansé un couple d’écoliers à pas serrés et cheveux nattés, le jeune homme, en vadrouille avec le bossu (titi parisien cabossé, Hugo Vigliotti aux singeries épatantes – à proprement parler : il semble singer des morceaux classiques), rencontre le Destin, mélancolique Pierrot noir qui n’a conservé de blanc que sa collerette surannée (l’usure de son pantalon pourrait peut-être finir par le blanchir). Benjamin Pech n’est plus l’homme, même jeune, de la situation ; lorsqu’il s’éloigne de la lame de barbier du Destin, les limites d’un cercle invisible l’empêchent de couper les liens qui en font sa marionnette, et le frère de la Prisonnière. On voit dans d’impressionnants mouvements saccadés-torturés que le jeune homme ne peut pas résister au vouloir quasi-magnétique de la présence noire qu’est Michaël Denard, presque effacé à force d’être hiératique.

On devrait avoir retenu la leçon depuis Œdipe, nul n’échappe à son destin : on ne s’en éloigne que pour mieux y tomber, et la grâce que le jeune homme a obtenue en plaidant un rendez-vous (des mains qui dessinent des courbes, pour mouvements de manche) avec la plus belle fille du monde (Eleonora Abbagnato, on ne peut pas lui donner tort) n’est en réalité qu’un sursis. Voilà le vrai rendez-vous : pour moi, il s’agit du retour de la danseuse après une année sabbatique ; pour le jeune homme, il n’y a pas de quoi se réjouir, il s’agit de la mort. Doublement mortelle, Eleonora Abbagnato est affreusement sexy avec sa mise en pli blonde des années trente et sa jupe légère au-dessus d’un simple justaucorps bleu qui transpire l’assurance et la séduction. Après un duo qui tiendrait plus du duel que du pas de deux, où la fille au superlatif attire le jeune homme de ses grandes jambes sur talons aiguilles, qu’elle développe et qu’il doit replier devant elle, elle fait basculer la petite mort dans la grande d’un coup de lame.

 

Alors qu’on était enfin mis en train à la fin de ce crescendo pianissimo par lequel le ballet sortait de l’anodin, voilà que le Loup n’y est pas. J’avais gardé un souvenir autrement satirique et joyeusement grinçant des fables animalières d’Anouilh. L’argument serait plutôt nouille : à peine marié à la Jeune fille en voile, le Jeune homme file avec une bohémienne qui, reprenant un tour de bonimenteur, s’arrange pour faire croire à la naïve (Emilie Cozette, qui débarque) que son tendre et cher (éphémère Yann Saïz) a été transformé en loup (Stéphane Bullion, avec les mains crochues d’un gamin crispé par toutes ses croches sur son piano). Chaque couple part de son côté, le premier dans les fourrés, le second dans la forêt – pas de deux en petite tenue rose ourlée façon toile d’araignée (mais nooon, le loup la lui a déchiré de façon stylisée). Quand la bohémienne a finit son affaire, elle va pour rendre son mari à l’ex-vierge effarouchée qui n’en veut plus : elle a vu le loup et y a pris goût. Tant et si bien qu’elle finit par se planter au bout de la fourchette des paysans qui ne l’entendent pas de cette oreille ; pas d’animalité si elle n’est pas officialisée en mairie. Je charge un peu le loup la mule, mais ajoutez à cela des décors et costumes criards type ballets russes dans ses moins heureuses trouvailles, une Emilie Cozette fade, et un Stéphane Bullion qui ressemble plus à un agneau (enfin, à un mouton, pas comestible), et vous vous trouverez heureux de vous sauver avec Sabrina Mallem en belle bohémienne, et la musique de Dutilleux.

 

Pas le meilleur de Roland Petit, soupiré-je à l’entracte. Palpatine soulagé reconnaît s’être ennuyé. Je comprends mieux à présent pourquoi dans son autobiographie, Karen Kain dénie à Roland Petit le statut de grand chorégraphe ; pour elle, c’est un magicien. Quand cela opère, le résultat est magique, sinon, on fait illusion, comme c’est la cas des deux premières pièces. Heureusement, le Jeune homme et la Mort appartient à la première catégorie. Le jeune homme est visité par une femme fatale qui le pousse au suicide ; l’argument est à la limite du thème, on reconnaît là le trait épuré de Cocteau. J’aurais eu tendance à dire que la danse tire toute son intensité de la passacaille de Bach, mais ce serait plutôt de la violence qui lui est faite, s’il est vrai que le ballet a été chorégraphié sans musique précise, sur des airs de jazz, avant de trouver le morceau qui fasse véritablement l’affaire. Musique et mouvements ne sont pas sans rapports, comme on aurait pu le craindre, mais ceux-ci ne collent pas non plus à celle-là, et c’est ce qui fait décoller la chorégraphie, célèbre pour les sauts du jeune homme.

Jérémie Bélingard y est bond, même si je ne suis pas fan de sa danse et que son interprétation fait pâle figue à côté de celle de Nicolas Leriche, que j’avais vu aux côtés d’Eleonora Abbagnato (ça, c’était une tuerie, jeune homme). Ceci dit, Alice Renavand fait une entrée fracassante, diablement sexy dans sa robe jaune frémissante sous les piétinés sur pointes en grand plié seconde. La perruque noire violente son visage tout mignon et la rend plus impitoyable encore d’avoir pu sembler douce un instant. Même si parfois sa cruauté flanche un peu du côté de la brutalité, Alice Renavand mène indubitablement la danse, et rehausse ainsi la prestation de Jérémie Bélingard, dont le côté suiveur est repris par le rôle. Juste, le regard exorbité de possédé lorsque la mort pointe du doigt la corde, c’était un peu too much (ou alors le troisième torturé dans l’âme était celui de trop – pourtant, contrairement aux deux autres qui me sont indifférents, j’aime bien Benjamin Pech) ; un chouilla moins, cela fait parfois tellement plus…

La mort s’esquive pour laisser le jeune homme se pendre, comme si mourir était un acte de volonté (déjà, dans le Rendez-vous, le Destin avait glissé la lame dans la poche du jeune homme). La descente de croix de poutre et l’ascension sur les toits de Paris dans des décors magnifiques font de la fin du ballet une apothéose (c’était presque la première fois qu’on construisait en dur pour le théâtre et il fallait au début près de trois quart d’heures pour monter le décor – heureusement que les entractes étaient mondains). Cette fois-ci, il n’y a que sur scène que l’on a regardé sa montre.

 

Cinderella

 

Un peu plus et j’oubliais la soirée au Coliseum où l’English National Ballet donnait Cendrillon dans une version de Michael Corder. Grâce à l’amabilité et la compétence du personnel administratif, j’avais pu réserver deux places pour un « pre-performance talk », où l’on nous a présenté le ballet, entendu à la fois comme la troupe, qui maintient un équilibre financier fragile en tournant dans le pays, et comme la relecture du conte par le chorégraphe : on insiste beaucoup sur le symbole de la lune (que l’on peinera à apercevoir depuis le confortable poulailler), repris notamment par les bras en cinquième ouverte, comme une coupe (cela ne m’a pas frappée outre mesure), ainsi que sur le choix de ne pas faire danser les deux sœurs par des danseurs travestis.

 

 

Cela n’ôte rien au comique du premier acte, s’il est vrai qu’Adela Ramirez et Sarah MacIlroy rivalisent d’enthousiasme et d’énergie pour martyriser la pauvre Daria Klimentova. Elles sont drôles à force d’être vaniteuses, égoïste, puériles, bêtes et méchantes ; sautent sur leurs pointes avec force conviction (ouille), et plantent leur orgueil en quatrième position bien arrêtée, avant de repartir en désordre pour de nouvelles chamailleries.

 

 

Si elle n’est peut-être pas aussi hilarante que dans la version Noureev, la classe de danse n’en est pas moins croustillante, avec maître de ballet désespéré qui finit par être ligoté par les bras de ses élèves sous-douées. Tous ces mouvements brusques et décalés qui requièrent beaucoup d’équilibre pour paraître maladroits doivent être aussi difficiles que réjouissants à danser, quand Cendrillon, en retrait, se contente de « marquer » et d’aviver les regrets du maître de ballet par sa danse élégante, rapidement mémorisée ; as the programm puts it, she « is very accomplished ». D’une manière générale (à l’opposé de la brusquerie des sœurs), son rôle est caractérisé par une grande fluidité dans les entre-pas, et d’incessants changements de direction, comme si la souillon devait être vue sous toutes ses facettes pour se révéler diamant – au cas où l’on n’aurait pas remarqué, le tutu du deuxième acte s’en chargerait pour nous.

 

Begona Cao, magnifique danse et danseuse,
derrière Daria Klimentova

 

Comme il était depuis moult fois, en effet, la marraine bonne fée veille au grain, and « transforms the kitchen into a forest where the fairies of the Four Seasons dance for Cinderella before she is transformed into a glittering princess ». La forêt et la princesse étincelante, je vois bien ; les quatre saisons, en revanche m’ont d’abord semblé tomber comme des chevaux dans la soupe aux potirons. Nonethless, le divertissement qui fait se succéder les pas de deux (joli printemps, été mature, automne virevoltant, hiver engourdi) permet d’admirer entre autres la vivacité et les dynamiques portés à l’écart de Shiori Kase, qui vole plutôt qu’elle ne tombe comme une feuille d’automne.

 

Bal du deuxième acte
– j’ai été surprise par la sobriété de bon goût dans les costumes –

 

On quitte la nature pour retrouver au deuxième acte la civilisation – ou son simulacre : au bal, les deux sœurs continuent leurs simagrées, se disputant encore leurs éventails sur le motif que celui de l’autre est plus gros ou mieux assorti à sa propre robe, avant de se disputer le Prince (Vadim Muntagirov) et d’accaparer ses deux acolytes.

 

Quand Cendrillon apparaît, celui-ci lui fait du charme, et elle, de l’effet et de l’arabesque. Comme il ne faudrait pas non plus froisser les susceptibilités, il offre des oranges aux trois jeunes femmes, et si Cendrillon la couve des yeux comme un enfant pauvre pendant la guerre, les chipies se renvoient la balle, parce qu’il est bien connu que le fruit est toujours plus orange chez le voisin. Leurs pitreries m’amusent toujours autant (quand elles sont placées dans un cadre raffiné, les grosses ficelles de pantin pantomime ne manquent pas leur effet – je suis bon public), mais je suis un peu étonné d’entendre rire Palpatine qui avait avoué à l’entracte s’être un peu ennuyé au premier acte. Ne connaissant pas la partition des trois oranges de Prokofiev, j’ai effectivement raté le clin d’œil du chorégraphe. Alors que cela réveille l’intérêt de Palpatine pour la fin du bal, le mien est un peu bercé par les valses du corps de ballet, du couple princier et des étoiles – ah oui, parce qu’en plus des saisons, il y a des étoiles, qui font également les heures lorsque la lune se transforme en horloge pour sonner les douze coups de minuit.

 

Le spectateur et le Prince sont accueillis au troisième acte par trois princesses, espagnole, égyptienne et orientale. Le triple divertissement a la double fonction de suggérer le chemin parcouru pour trouver pied à sa chaussure (il irait au bout du monde, rien que ça), et les difficultés qu’il rencontre ce faisant, puisque le rêve exotique tourne au cauchemar lorsque les princesses, abusant des quatrièmes, deviennent les deux sœurs et la belle-mère, que l’on retrouve ensuite chez elles, regrettant visiblement de ne pas avoir un marteau pour enfoncer sur leurs grands panard le précieux chausson identificateur.

 

 

Lorsque Cendrillon quitte à nouveau ses haillons, elle est transportée dans la forêt, avec ses bonne
s étoiles et la ronde des saisons, deux manèges concentriques, hommes et femmes, qui tournent autour des amants ainsi isolés du monde, seuls loin de la société des sœurs – et voilà ce que vient faire la nature dans un conte de fée du logis : symboliser l’harmonie.

 

 

La bande-annonce de l’English National Ballet.
De larges extraits de la chorégraphie de Corder dans une autre production (danseurs espagnols et costumes empesés)

Dame ! Roland Petit ou la bosse du ballet

Quitte à passer du temps sur youtube, autant de pas errer de variation en danseur jusqu’à finir écœuré par trop de fouettés : c’est comme cela que j’ai regardé Notre-Dame de Paris, de Roland Petit, penchée sur l’écran de mon ordinateur dans une posture facilitant l’identification à Quasimodo. Du ballet, je connaissais la première variation d’Esméralda pour l’avoir survolée au conservatoire, et celle de Frollo pour l’avoir vue dansée plusieurs fois lors du concours de l’Opéra. Je préfèrerais presque Julien Meyzindi à un Laurent Hilaire pourtant impressionnant.

La main aux doigts écartés qui se met à bouger toute seule prend toujours à la gorge, au figuré comme au propre, puisque Frollo ne parvient pas à maîtriser l’ardeur qui s’en empare et manque d’en être étouffé. On pourrait le croire fou, il est surtout possédé par la femme qui refusera de l’être par lui, le prêtre. Celui-ci passe la main à Esméralda qui apparaît alors pour la première fois, le tambourin frémissant, sensuelle et provocante, haut la main.

Le même motif scelle ainsi deux destins auxquels il mettra également fin, Frollo tuant Phébus (Manuel Legris, assez traumatisant en blond) de ses propres mains, et condamnant ainsi indirectement Esméralda (Isabelle Guérin – il faut croire que c’est un prénom à avoir des jambes interminables).

J’aime chez Roland Petit ces gestes expressifs, expressionnistes presque, dont la signification s’enrichit au fil du ballet qui tire de là sa cohérence interne (à distinguer d’une cohérence externe moins ressentie que pensée, au niveau de la story davantage que de l’histoire, comme cela peut être le cas de la Petite danseuse de Degas, par exemple).

On peut prendre comme autre exemple le bras de Quasimodo, le coude levé au-dessus de la tête penchée, avant-bras ballant et doigts écartés. La position du coude oblige à avancer l’épaule et transforme en bossu un simple danseur au dos courbé (enfin, simple… il s’agit de Nicolas Leriche !) ; marque d’infirmité, elle contient également le devenir de Quasimodo, puisque c’est de ce bras replié qu’il trouve la force d’étrangler Frollo. L’attitude est si bien contrefaite qu’on se demande au début si le danseur n’aurait pas un peu de rembourrage dans le dos, mais que nenni, c’est fichtrement bien pensé : l’artifice rend davantage visible l’humanité de cet être (jusqu’à ce qu’il se redresse complètement, à la fin) et écarte le comique. Certes, ce sont les infirmités qui peuvent être contrefaites qui sont potentiellement comiques, mais c’est aussi ce qui est le plus involontaire qui est le plus risible et à ce titre, la position du danseur est préférable à l’excroissance du costume. En chorégraphiant qui plus est l’entrée de Quasimodo sur une musique plutôt sombre en regard de celle qui précède, Roland Petit n’admet pas un instant l’anesthésie du cœur1 et balaye la comédie pour ne plus laisser place qu’à la tragédie hugolienne. Le chorégraphe sait bien que le romancier ne fait pas dans la légèreté, et les danseurs frappent du pied pour revendiquer que cela soit aussi grandiose. Amen.

1Je suppose que vous en avez déduit ma lecture du moment…

Preljocaj fait la noce au bassin de Neptune

 

Jeudi 8 juillet, à Versailles, une fois n’est pas coutume (ni deux, mais c’est déjà mieux). Après un frichti à la maison, Melendili, le Teckel et moi n’avons qu’à descendre à pied l’avenue de Paris pour assister à un miracle autrement plus réjouissant que de marcher sur les eaux : danser sur un bassin. J’y avais vu le Lac des cygnes par l’ENB (que je vais revoir en août, youpi!), et même si le thème des ballets chorégraphiés par l’auteur du Parc n’a cette fois rien d’aquatique, celui du château fait toujours son effet. Deuxième catégorie, nous avons l’excellente surprise de nous trouver très bien placées (limitrophes de la première catégorie, je dirais), au cinquième rang, un peu après le coin du côté cour, sans colonne ni pendillon : royal ! Les gradins mettent un peu de temps à se remplir, mais un quart d’heure plus tard, passé à discuter des mérites respectifs des ouvreurs et à se demander ce que les poupées chiffon de mariée font sur scène (« vraiment des poupées ? Ah, oui, elles n’ont pas de mains, ça aurait du me mettre sur la voie »), le spectacle peut commencer.

 

De sacrées Noces

 

Le pièce est presque aussi vieille que moi, autant dire vieille comme le monde. Et la tradition qu’elle met en scène, ancestrale. L’homme prend une femme pour épouse. Il ne s’agit pas de mariage, la femme n’épouse pas l’homme, elle n’est qu’épousée, étouffée. Elle est prise, pour femme peut-être, enlevée, capturée, arrachée à elle-même. Il la prend, il l’enlève, l’élève dans les airs, la secoue comme auparavant la poupée de chiffon. Elle a d’autant plus l’air d’un pantin désarticulé qu’elle n’est pas la seule, qu’elle se retrouve dans cinq couples. Les dix danseurs décuplent la force d’une histoire que leur nombre et leur semblance empêchent d’être personnelle. C’est une affaire de tradition, plus terrible d’être acceptée. Un « rapt consenti » : les filles sont enlevées, elles y consentent mais ne résistent pas moins ; et c’est cette tension qui fait toute la force de cette danse déchirante, sur une musique de chants qui tiennent autant du cri que de la plainte.


 

Petit à petit, on comprend pourquoi les jeux de séduction propres à chaque couple, autour d’un banc, n’ont rien d’attendrissant. On étouffe avec ces danseuses qui s’enferment dans un enchaînement de gestes secs sans cesse répété : le corps plié en deux, tête baissée, bras arrondis au-dessus de la tête comme un animal qui pourtant ne fonce sur rien, ne peut que se cabrer dans un saut qui le fait se replier sur lui-même ; pas arrêté, mains derrière la tête, sur la nuque, coudes ouverts qui se ferment brusquement contre le visage ; le bras qui lâche et s’oublie en un mouvement pendulaire, mécanique enrayée ; passage en première effacée, tête lâchée sur le côté, comme si elle venait de prendre une gifle (à ceci près que c’est le corps qui a pivoté).

 

 

Les couples sont rudes et lorsque les hommes saisissent les femmes et les font tomber à la renverse sur leur bras, elles ne se cambrent pas comme des danseuses de tango mais, refusant de jouer la sensualité contre la sexualité et d’être prises éprises, même si elles ne peuvent échapper à l’emprise des hommes, elles ne s’abandonnent pas et se soustraient à leur jouissance en montrant autant de vie que les poupées de chiffons. Du coup, lorsque ces dernières sont secouées en tous sens, ce sont bien les femmes qui sont violentées. Ces femmes, filles encore et toujours, et épouses bientôt, laissent aux poupées la robe blanche et le voile, s’obstinent dans leurs robes aux teintes chaudes mais sombres, robes en corolle sous lesquelles on aperçoit des culottes blanches. Les hommes défient les femmes, les défont sans qu’elles se défilent. Elles travaillent non pas à accepter, mais à avoir la force de se détruire (et bientôt leur seul travail sera l’accouchement). A cet égard, les sauts dans lesquels elles se jettent depuis les bancs sont autant d’assauts.

 

 

Chacun court, prend appel sur le banc et s’élance dans le vide, rattrapée au vol par l’homme qui assis dos à elle sur le banc, la tête désespérément face au public, s’est levé au moment exact de son appel sur le banc, et sitôt réceptionnée, ils s’effondrent et roulent sur le sol. Cela se répète, en chœur ou en canon, jusqu’à ce qu’une seule femme s’élance alors que toutes les autres sont laissées à terre pour mortes. Ce qui pourrait être un geste de confiance absolue (et il en faut dans son partenaire, qui n’a aucune marge pour réceptionner celle qu’il ne voit pas mais sent uniquement au dernier moment, lorsqu’elle est à sa hauteur) en est un de désespoir plus grand encore, destruction de soi lancée contre l’autre, contre l’homme qui bientôt la fera rouler sur le lit comme il la fait rouler par terre, finalement clouée sous lui. C’est affreux et magnifique – déchirant.

La fin serait davantage poignante, dans un apaisement tout relatif : en ligne et de dos, les cinq couples avancent vers le fond de la scène, remontent l’allée vers le château ; ce pourrait être une apothéose, mais c’est au contraire une marche funèbre qui s’enfonce lentement dans l’obscurité des projecteurs noyés : les femmes guidées et aveuglées par la main des hommes se sont résignées – à n’être jamais résignées.

 

Noces sacrées

 

Le sacre du printemps n’est peut-être pas celui de Preljocaj, mais il n’empêche pas que cela soit réussi et en parfait dialogue avec la pièce précédente. Rarement programme aura été plus cohérent. En effet, on retrouve une tension semblable entre ce qui est voulu et ce qui est souhaité, à ceci près que la contrainte qui est en le ressort n’est plus sociale, comme c’est le cas dans les Noces, mais intérieure, propre à l’individu comme être désirant, partagé entre le sexe et l’effroi.

Les femmes passent le plus clair de leur temps à courir, comme traquées par un meurtrier, pour échapper aux mains qui les soumettront à leurs désirs : question de vie, vraiment, et de sexe. Le premier tableau, pourtant, n’est pas de chasse : une jeune femme traverse la scène, s’immobilise ; la main se crispe sur le tissu de la jupe courte, on voit que le geste est malaisé par le transfert du poids du corps d’une jambe à l’autre, il l’engage plus qu’elle ne le voudrait ; la main froisse le tissu, et les doigts en rassemblent peu à peu les plis vers le haut, jusqu’à ce que les doigts puissent se glisser dessus, en haut de la cuisse, et en retirer la même culotte blanche que les filles de noces tout à l’heure ; elle ne l’enlève pas, néanmoins, et la petite culotte lui reste sur les chevilles. La scène se répète avec chaque fille, en canon et bientôt toutes les petites culottes sont à leurs pieds, résistent à leurs ronds de jambes en l’air, entravent leur volonté de mouvement. Ce sont bien les femmes qui ont ouvert le bal, qui se sont ouvertes et comme offertes aux hommes qui viennent de quitter leurs poses plus ou moins faunesques en arrière-scène, sur des blocs de gazon, et reniflent les petites culottes qu’on leur a remises, plus prosaïques qu’un voile.

Cette initiative des femmes ne fait que rendre ensuite leur capture plus violente. Chacune sur leur piédestal de gazon (les blocs sont mobiles, s’emboîtent, se reconfigurent ou s’écartent pour créer un paysage vallonné ou ravagé), leurs poses sont lascives, mais prises en poursuite par les hommes, elles ne veulent pas, si bien que lorsque les hommes leur arrachent leur haut, et qu’elles sont clouées sur leur bloc de gazon (à la fois à terre et en l’air, s’il est vrai que les blogs surélevés pourraient à ce moment faire songer à des lits); les scènes d’accouplement sont d’une violence incroyable. Et d’une telle force érotique, en même temps, qu’on ne peut pas s’empêcher de trouver magnifiques toutes ces évocations de coït éparpillées côte à côte sur la scène.


 

Je crois que c’est pour moi le paroxysme de la pièce, la tension retombe quand les corps des femmes en soutien-gorge se traînent dans une lumière affaiblie, je décroche un peu. Je ne comprends pas vraiment la fin (et ne suis pas la seule), ou alors comme passage obligé de la relecture : le sacrifice d’une jeune femme fait basculer la tension de l’individu et du couple au groupe. L’Élue (qui rappelle un peu les « volontaires désignés » d’explications de texte pour lesquelles personne ne se dévouait) est jetée dans le puits des six blocs ré-assemblés par tout le groupe en furie, l’opposition féminin-masculin se perdant dans l’élection d’un bouc émissaire. Le groupe enragé lui arrache ses vêtements, jusqu’à ce qu’elle se retrouve entièrement nue, et qu’elle retourne contre eux son agressive beauté. D’une certaine manière, on ne peut plus rien contre elle, la nudité annule la vulnérabilité de la dénudation (why Newton’s nudes are that big, do you think ?). Peut-être est-ce là une forme de libération dont l’exultation (par l’artiste) n’est cependant pas débarrassée de colère (pour le personnage), mais c’est en tout cas la fin du désir, auquel à été substituée une autre tension, celle de l’individu et du groupe. Le solo de gesticulations n’apporte plus grand-chose et je ne peux trouver de justification à sa durée qu’en y voyant le moyen de désamorcer tout voyeurisme. Curieux aussi, d’une certaine façon, les applaudissements nourris pour cette éphémère soliste ; je suppose qu’on salue son audace, mais soupçonne nombre de spectateurs de croire que la nudité est garante de la vérité, qui se trouve pourtant bien en amont du sacrifice final.

 

 

Bien qu’ayant préféré les Noces, qu’aucune petite mort chorégraphique ne vient entamer, les deux ballets s’accordaient parfaitement pour une soirée tout en intensité. Il y a en effet ceci de formidable dans les ballets de Preljocaj (dans ses productions grand public, à tout le moins, que je préfère aux interrogations tortueuses du Funambule, par exemple), c’est que danseurs et danseuses redeviennent sur scène hommes et femmes. Le mouvement y est toujours un geste ; et c’était particulièrement vrai avec la danseuse asiatique dont la danse était toujours plus lisible que celle, pourtant identique dans les pas, des autres.

 

 

Manèges, ballon et tours : la foire aux étoiles

B#1 m’a revendu ses places pour le gala d’ouverture des étés de la danse. J’en avais pris il y a quelques années de cela, lors de la venue du ballet de San Francisco, mais les températures étaient inférieures au minimum toléré par les contrats des danseurs (ils pensent à tout ces ricains, c’est dingue) et le spectacle en plein air avait été annulé au dernier moment. Depuis, les étés de la danse ont lieu dans des salles parisiennes et le seul risque de température encouru est la surchauffe. J’ai été agréablement surprise sur ce point par le théâtre du Châtelet qui est en revanche mal fichu comme tout niveau visibilité. Places de première catégorie côté jardin, contre la baignoire, ma mère et moi nous retrouvons sous l’avancée du premier balcon, qui mange le coin supérieur gauche de la scène. Vous me direz, en l’absence de décor, ce n’est pas fondamentalement gênant, mais si c’est un opéra, vous pouvez faire une croix sur les surtitres, et zut, quoi, à 75 euros, on n’est pas censé être multilingue. Pour la danse, la gêne est plus psychologique qu’autre chose et l’impression d’enclavement disparaît au bout de quelques instants, un peu comme les bandes noires sur le côté du téléviseur lorsque le film n’est pas calibré pour. Malheureusement, la tête de l’ours géant (et bourru, il refuse de se tasser dans son siège) à deux rangées devant moi ne disparaît pas, contrairement aux danseurs jusqu’à la taille lorsqu’ils passent dans cet angle mort ; autant dire que je n’ai pas goûté au dossier, et que je suis restée sur le bord de mon siège, droite comme un i, à en avoir des courbatures dans le dos en sortant. Et un cambré, un, pour se remettre d’aplomb (et amoindrir les bénéfices de la séance d’ostéopathie) ! Soirée galeuse. Et non, ça ne pue pas, ça fouette.

Un gala de danse, à l’image de celui du magazine, est un événement people. Dès l’entrée, je repère Elisabteh Platel (c’est une idée ou la génération de danseuses précédente avait des visages plus typés et donc plus reconnaissable ?), et mon voisin de droite, en regardant le petit groupe levé au premier rang du premier balcon, commente : « c’est bon, Brigitte, on t’a vu, on sait que tu es là, tu peux t’asseoir, maintenant ». C’est un sacré numéro, ce voisin. Franco-russe, apparemment, à en juger par le [r] roulé de ses « braaavo ! » sonnant pour les danseurs qu’il aura trouvé méritants, et ses exclamations en -a (quelque chose comme « marièneka »). Il fait profiter à ses voisins de ses commentaires qui lui échappent et dont on se passerait parfois, mais comme ils sont davantage l’émanation d’un enthousiasme qui ne sait pas se contenir que les critiques d’un blasé, c’est supportable. Ce n’est pas un vieux blasé qui vient uniquement pour le plaisir de déplorer la faiblesse artistique propre aux galas – lorsqu’il s’exclame « le cirque! », c’est qu’il s’amuse du show d’Igor Zelensky. Ses échappées sonores ne l’empêchent pas de reprendre la jeune fille de danse qui consulte son téléphone portable, ce qui ne se fait pas, lui rappelle-t-il, serait-ce pendant les applaudissements entre deux pas de deux, ajoute-t-il lorsqu’elle lui objecte que ce n’est pas « pendant le spectacle ». Dans le gala, pourtant, les applaudissement font partie intégrante du spectacle, qui éclatent en plein milieu des prouesses techniques jubilatoires, jauge d’enthousiasme perturbée par la starification plus ou moins grande des uns et des autres. A ce compte, la compagnie invitée n’est pas spécialement à l’honneur… Novossibirsk n’a pas encore la côte, et à côté de quelques-uns des meilleurs danseurs actuels dans le monde, les solistes du ballet souffrent un peu de la comparaison.

 

Son Chopiniana qui ouvre la soirée m’a un peu rappelé les présentations de classe que nous faisions au conservatoire avant d’enchaîner les variations du concours : cela a l’aspect un peu trop léché d’un exercice de style consciencieux. Le bleu uni du cyclo n’aide en rien. Je me dis aux premiers piétinés du corps de ballet que ses sylphides ne sont pas très légères, avant de comprendre que c’est le métro que je sens sous mes pieds (pour rappel, on monte au parterre). Les ensembles sont impressionnants d’harmonie (et il faut une sacrée synchronisation pour qu’on ne remarque qu’au bout d’un très long moment les disparités de taille), mais les solistes ne se démarquent pas spécialement du lot : c’est l’exact opposé du ballet du théâtre de Saint-Petersbourg qui mise tout sur sa star Irina Kolesnikova. Pour tout vous dire, je ne me rends compte qu’à la fin qu’il n’y avait pas une mais deux solistes brunes, donc je ne peux même pas vous donner le nom de celle qui a réussi la difficile synthèse du pétillant et de l’évanescent, quand les sylphides, pour paraître éthérées ont généralement l’air ailleurs. Dans l’ensemble, les bras sont très délicats et même les poignets brisés n’empêchent pas de donner l’impression d’une grande fluidité. Contrairement à ma mère que seuls les formations inventives du corps de ballet n’ont pas ennuyé, j’apprécie de plus en plus ces danses maniérées – ciselées : travail d’orfèvre, minimal et incroyablement riche.

 

L’entracte séparait ce ballet improbable dans un gala (et même tout court, il n’y a que les Russes pour danser cela sans avoir l’air ridicule) des habituels morceaux de bravoure. J’aurais bien aimé la voir dans autre chose mais, comme au Gala des étoiles au début de la saison, Polina Semionova a dansé le Corsaire, troquant seulement le tutu plateau contre un bustier et une jupe style Bayadère, encore plus délicieux. Le costume a beau être pailleté, rien ne saurait être clinquant avec sa classe naturelle, pas même ses développés seconde à l’oreille. Je m’étais déjà longuement extasiée et ne puis que réitérer – elle est divine. Avec un corps charnel et non pas décharné, en plus. Hyper lax, poitrine, coup de pied et aisance naturelle. Un sourire à se pâmer. La classe, quoi. Ce n’est pas le cas de son partenaire, en revanche, bien mal assorti. Ses sauts de malade, avec des vrilles, tours, écarts et changements de jambe dans tous les sens sont gâchés par ses réceptions où il se vautre dans le contentement, histoire de bien vous faire comprendre qu’il peut tout se permettre. Show off. Ça me coupe direct, ces danseurs qui transforment la jubilation de l’émulation en orgueil de compétition ; je suis épatée, mais pas admirative.

 

Après Igor Zelensky, carte de visite du ballet de Novossibirk, à en juger par les applaudissements, deux autres solistes du sérail ont poursuivi la mascarade avec le Carnaval de Venise. Ivan Kuznetsov me tape davantage dans l’œil qu’Elena Lytkina. Fin, élégant, aérien (les sissonnes prises de dos, et à l’écart, je ne vous raconte que ça), c’est un danseur racé que j’aurais plaisir à revoir.

 

Si vous ne voyez pas trop, comme ça, comment l’évocation d’un meunier pourrait vous faire frétiller, c’est que vous ne connaissez pas l’émoustillante variation qu’a chorégraphiée Massine. Quand j’ai vu le Tricorne sur le programme, j’ai dit à maman que ce serait génial. Cela n’a pas loupé, elle était limite en transe après, et aurait bien pris Vincent Chaillet comme dessert (après un tartare à l’italienne avec basilic, parmesan, pignon
de pain et huile d’olive au bistrot du coin, le repas aurait été parfait). Et pourtant, il n’est pas, à mes hormones mon avis, aussi sensuel que José Martinez qui vous donne envie de vous rouler par terre et de crier « foule moi aux pieds » dans ce rôle (comment ça, « me » donne envie ?). Moins fougueux, notre premier danseur n’en est pas pour autant moins impérieux ni magnétique. Ses gestes sont plus retenus, l’érotisme plus latent. Toutes proportions gardées, évidemment ; il n’y va pas de pied main morte, son talon casse dans la dernière frappe. Il salue une jambe pliée, puis d’une attitude renversée tout à fait dans le style va ramasser le bout de chaussure avant de faire sa sortie avec panache. La classe, quoi.

 

La Tarantella était clairement le moment le plus jubilatoire de la soirée. Le NYCB l’avait donné lors de sa venue à l’opéra la saison dernière et ce pas de deux de Balanchine avait suscité l’enthousiasme. Au cinquième rang de parterre, même avec un ours devant, c’est encore mieux que dans les hauteurs des balcons de Bastille. On voit que les danseurs s’éclatent dans ce déferlement de pas dont la virtuosité tient avant tout à la vitesse. Ici, un déboulé n’est pas un vain mot, et le manège de grands jetés en tournant de Daniel Ulbricht est à la limite de l’impression rétinienne. Ça saute, sur pointes, dans les airs, et tournicote comme une toupie sans jamais que les pieds ne tricotent – c’est jouissif. L’homme se retrouve à scander à genoux sur son tambourin les tours suivis de sa partenaire, riant au diable. Le tambourin lui échappe à un moment des mains, mais ne tombe pas à plat, il est déjà rattrapé, hola ! Il ne survivra pas, en revanche, et finira percé, mais comme le talon de Vincent Chaillet, c’est accessoire (cela me rappelle l’éventail d’Irina Kolesnikova, propulsé à terre dans l’emportement). Ashley Bouder et Daniel Ulbricht sont diaboliques. Leur drôle de physique (surtout pour lui, petit pour un danseur, et plutôt court sur pattes) dont la forte musculature les fait paraître un peu tassés après les lianes russes, ne surprend plus dès le moment où ils se mettent en mouvement.

 

Après cette ivresse de punch, Cendrillon paraissait hors de propos. Certes, l’Opéra a exceptionnellement accepté que ses danseurs participent à un gala international, mais il s’est pour ainsi dit mis hors jeu en présentant ce pas de deux (et le seul solo de la soirée, par un premier danseur, de surcroît, comme pour affirmerque le corps de ballet peut rivaliser avec les étoiles étrangères). Il n’est pas très fair play de récuser le voyeurisme technique de ce genre de manifestation et de revendiquer le bon goût à la française en proposant deux danseurs à l’élégance racée. Agnès Letestu et José Martinez sont magnifiques, mais pas à leur place ici, d’autant que le pas de deux n’est pas assez émouvant pour imposer un autre modèle (choisir un extrait du premier acte -comique- aurait été plus judicieux).

 

Pour éviter les excès vulgaires de la virtuosité (cf. le corsaire d’Igor Zelensky), plutôt que de la renier, il est plus efficace de montrer qu’elle est un ressort artistique, ce à quoi parviennent brillamment Olessia Novikova et Leonid Sarafanov dans Tchaïkovsky pas de deux. Lui joue de son ballon, elle de sa beauté et de sa vivacité, et tous deux sont juste parfaits, dansants. Le tempo ne leur pose aucun souci, Olessia Novikova trouve même le temps d’instaurer des suspensions pour créer des contrastes et faire respirer sa danse. Je suis d’autant plus admirative que je sais, pour l’avoir travaillée en stage, que cette variation ressemble plus à une lutte qu’à autre chose et qu’on court davantage derrière la musique qu’on ne danse avec elle. Dès son entrée, elle est resplendissante dans sa robe rose orangée (forcément), si bien que j’ai cru une seconde que Polina Semionova revenait en scène. Celle-là est néanmoins belle dans un sens plus ordinaire que celle-ci, et son sourire plus artificiel, même si cela n’ôte rien à son charme (avec un léger je-ne-sais-quoi d’Alice Renavand, j’en connais un qui serait resté arrimé à ses jumelles). Virtuose et élégant, j’adore. Cela n’a pas du déplaire non plus à l’envoyée du NYCB qui, Balanchine oblige, la regardait depuis les coulisses, enveloppée dans un châle rose.

 

Le dernier pas de deux a mis le feu à la salle. Des Russes qui dansent Flammes de Paris, c’est une célébration de l’année russe en France ou je ne m’y connais pas. Elena Lytkina a même poussé le vice jusqu’à nous faire un mixte des fouettés à la française et à la russe : sa jambe marquait bien l’accent en bas à la seconde, à la russe, mais s’ouvrait devant, comme si elle était en quatrième (en gros, il lui manquait un quart de tour – je ne sais pas si vous visualisez, mais ça sentait l’en-dedans). Son partenaire était bien plus terrible, ce n’est pas pour rien que Vassiliev se prénomme Ivan. Imaginez des cheveux bouclés au carré, un torse bombé à l’italienne, une démarche de loubard et des cuisses en ballons de rugby, vous obtenez le canevas du corps. Rajoutez à cela un verre de vodka réclamé à l’aubergiste après avoir descendu une barrique de vin et des yeux exorbités dans les tours à la seconde, qui donnent un regard halluciné de fou désespéré à la Courbet, et vous avez l’esprit de la bête du Bolchoï. Ici, filmé depuis les coulisses – vu le monde, je me demande si ce n’est pas une générale plutôt que le spectacle. Agnès Letestu le regardait depuis les coulisses, sans expression déterminée.

Je me demande dans quoi on peut bien le distribuer, les rôles de jeune premier étant formellement exclus. Cette armoire à glace a une force proportionnelle à ses dimensions, et fait essoreuse à salade ou mixeur dans ses tours suivis à la seconde. Puis, faut pas croire que le poids l’empêche de décoller, hein. Et une gueule avec ça. Terrible, vraiment. C’est le mot.

 

Les danses polovtsiennes n’ont pas provoqué pareils stupeur et tremblements, cela paraissait presque sage à côté (comme l’ensemble qui clôturait notre examen au conservatoire ; ne riez pas, on avait travaillé un arrangement de ce passage – maintenant que vous m’avez imaginée en redoutable guerrier viril, vous pouvez rire). Presque, parce qu’on sent quand même affleurer la brutalité de l’âme slave, arc au poing, mains qui frappent genoux et talons. Côté femme, on est davantage dans l’esprit du harem, avec voiles, et soutien-gorge qui donnent des costumes plutôt réussis par rapport à la débauche luxuriante de couleurs à laquelle cela aurait pu donner lieu (on a quand même des pyjamas rayés jaune et noir – quand même…). Très ensemble, ça détonne, parfait pour un final. Entrée en ligne des couples, saluts un par un, puis ensemble et ça recommence, bouquets… C’est comme pour le « je vous prie d’agréer, Monsieur, l’assurance… » que le patron laisse le soin à sa secrétaire de compléter, la formule est toujours la même. Ce qui n’empêche nullement quelques effets de désynchronisation, avec un magnifique levé de rideau en plein bazar, abaissé de quelques mètres, relevé et ains
i suspendu à mi-hauteur en attendant que les danseurs hésitent puis rentrent dans le rang. C’était constellé, faut dire…