Robbins à la dérobée

 

Vendredi 23 avril, dimanche 2 mai et jeudi 6 : trois représentations de l’hommage à Jérôme Robbins, soirée ainsi intitulée de manière à pouvoir y glisser un intrus -néanmoins très désirable-, une chorégraphie de Benjamin Millepied. La première fois, Palpatine, Amélie (blogueuse rencontrée fortuitement sur les banquettes rouges des pass jeunes) et moi obtenons des places de dernière minute au centre du premier rang du premier balcon, la perfection absolue. Les deux fois suivantes étaient en revanche prévues, si bien que ce n’est pas nous qui dérobons les places de quelques riches invités dédaigneux, mais la scène qui se dérobe en partie à notre regard (à Amélie a succédé une demoiselle que j’appellerai pour le moment Esméralda – quoique, j’hésite avec Shérérazade- puis B#4). La loge impératrice accepte à la rigueur le sceptre mais non pas les cannes ; passé le premier rang, il faut être debout pour voir au mois les deux tiers de la scène, ce qui est un peu frustrant en temps normal, mais une parfaite solution pour voir plusieurs distributions sans se ruiner (surtout quand, mine de rien, on se fait inviter – ou alors j’ai une dette inconnue ?- ouais, c’est commode, les blogs, pour s’envoyer des billets doux).

 

En sol e(s)t sur la mer, les danseuses sont vêtues de tuniques qui rappellent leur parenté avec le maillot, ornées de vaguelettes de couleurs et de jupettes assorties, de même que les danseurs (assortis, pas en maillot, voyons – à moins de penser au maillot des cyclistes, mais les académiques sont autrement plus seyants). Battements, sixièmes et déhanchés : la chorégraphie serait jazzy si la séduction n’avait pas été remplacée par l’entrain. Les groupes se scindent pour mieux se faire écho, trois se donnent la main de sorte que l’arabesque du premier se répercutent sur les suivants, trois autres se lancent dans un concours de chats six jusqu’à couler s’écrouler, ça déboule en lignes et repart en file serpentant comme la traîne d’un cerf-volant. La composition des ensembles est d’une inventivité débordante chez Robbins ; lorsque j’ai découvert son style, à la venue du NYCB l’année dernière, ma première impression a été celle d’une fluidité insaisissable, tant les figures des ensembles vous filent entre les mains avant que vous ayez eu le temps de les constituer en formes géométrique stables et identifiables. Il faut suivre l’exemple des danseurs, sauter depuis un grand plié secondes sur le côté, un bras de crawl, et plonger dans la danse.

La danse facétieuse et énergique des ensembles encadre un pas de deux qui tient plus du calme du large de la Méditerranée lorsqu’elle est d’huile que du joyeux bazar de ses plages. Les costumes (de bain) du corps de ballet sont épurés, et le couple central se détache en blanc sur l’azur uniformément bleu du cyclo (à l’exception de trois vaguelettes et quatre rayons stylisés). Le pas de deux est éblouissant : rien que des lignes pures, rien de spectaculaire, tout disparaît comme dans l’éclat d’une lumière trop vive. Cela passe et s’oublie comme un éblouissement. L’espèce de tranquille sérénité qui s’en dégage module la tonalité de la pièce entière et empêche la joie des danseurs-nageurs de n’être que ludique, innocente, et enfantine. C’est un peu plus profond, mais comme l’eau est un peu trouble, difficile de voir exactement en quoi.

 

Distributions :

Karl Paquette est délicieux, comme toujours ; Marie-Agnès Gillot, puissante, comme à son habitude, mais leur pas de pas paraît fade au regard de ce que l’on aurait pu attendre. Bien que leurs physiques s’harmonisent plutôt bien (ce qui n’est pas évident avec la stature de Gillot), ils manquent de complicité pour former un couple. Dans cette juxtaposition, Karl Paquette paraît même avoir du mal à manier la grande perche qui lui a été assignée.

Aurélie Dupont et Nicolas Leriche sont en revanche tout à fait incapables de décevoir. Le pas de deux prend tout son sens dans l’écrin du ballet qui ne semble plus un simple prétexte à son insertion. Après Gillot, Dupont me rappelle leur cohabitation explosive dans les Rubis de Joyaux. Elle a toujours le geste juste (et) intense. Leriche a déjà tout compris en trois attitudes glissées dans le sol, les bras qui avancent au ralenti comme si les mains flex éprouvaient la densité de l’air. Et il s’amuse, avec ça. Pas comme un jeune chiot fougueux sur la plage. En tant qu’artiste qui prend un immense et très simple plaisir à être sur scène, qui se joue des difficulté, joue avec sa partenaire, le corps de ballet et les accents de la musique de Ravel – on jubile avec lui. Heureux sans être insouciant : son sourire qui fond en bouche.

Josua Hoffalt s’amuse aussi, mais de façon plus malicieuse. Charmeur, aussi. Ce qui n’est pas pour le desservir ni pour me déplaire. Il n’en fait pas trop de ce côté, mais semblerait se reposer là-dessus pour compenser un manque d’énergie – ou de dynamique, je ne sais pas trop. Mais l’intelligence de ses mouvements tout de retenue promet (il adopte un peu la gestuelle de Leriche dans sa traversée en attitudes, sauf sa main, plus ronde, dont on se demande si elle ne manquerait pas de fermeté), et il faut ajouter à sa décharge qu’Emilie Cozette n’invite pas à l’allégresse. Bien que je ne m’attendais pas à ce relatif aplomb technique (encore qu’elle peinait visiblement dans la diagonale de coupés-jetés en tournant), elle ne me fait toujours pas plus d’effet qu’une belle algue (j’en connais un qui serait ravi de s’en faire un makisushi).

 

 

Triade, cheval de Troie de la soirée, est une pièce de Benjamin Millepied, celui-là même qui a chorégraphié Amoveo et qui mérite donc doublement que je lui déclare mon amour. C’est juste… rhaaaa. Mais encore me direz-vous ? C’est que je ne sais pas trop par où commencer. Même le titre ne se laisse pas facilement décortiquer (le programme, que j’ai feuilleté à la boutique de l’opéra, n’en dit rien – belles photos mais seulement des bios, je l’ai reposé bien sagement sur la pile) : trois notes, trois éléments qui font réagir curieusement l’alchimie du couple, trois combinaisons possibles de rencontre… ? C’est qu’ils sont quatre en scène, deux hommes et deux femmes : autant trois est le chiffre des emmerdes (il y en a toujours un qui tient la chandelle), autant l’ajout d’un quatrième donne aux embrouilles le beau nom de complexité. Dynamique assurée. Les duos unisexes ont tôt fait de se recomposer en couple qui eux-mêmes s’échangent. Mais quand un troisième vient à passer (voire à narguer), il y en a toujours un pour se souvenir du couple précédant et hésiter sur son partenaire. Pas de jalousie, plutôt l’indécision d’une infinie curiosité – suspendue par une échappée finale ; pas de plan à trois, une complicité à quatre.

Dans les va-et-vient de ce petit groupe, on se repère aux couleurs, trois, histoire de jouer une fois encore sur un
équilibre qui ne peut aboutir à une parfaite symétrie et se cherche donc sans jamais se stabiliser : un couple bleu, une femme rouge, un homme vert. Le mini-short et le top style nuisette ne sont pas des plus adaptés à la morphologie de Marie-Agnès Gillot dont Shérérazade souligne qu’elle aurait pu faire une carrière de camionneur. Ce n’est pas faux ; il n’empêche, elle est belle. Ses épaules massives, justement, la situent au-delà de la séduction et ses rapports avec ses partenaires en sont d’autant plus intenses.

J’adore le moment où de profil au public et face à Vincent Chaillet (T-shirt vert), elle avance, tourne et recule la tête au rythme où celle de son partenaire recule, tourne et avance. L’amorce d’un baiser prend d’étranges allures de crainte (oiseau apeuré) et curiosité animales (bêtes qui se sentent – la focalisation passe des lèvres au nez sans que l’intervalle entre les visages ait été modifié). Un bras qui sabre l’air au-dessus du torse vert qui s’est reculé et c’est une masse bleue qui tombe en arrière inerte au bras de l’homme. Jambes pliés, genoux vers le public – abandon. Et puis aussi son arabesque plongée, qui me renvoie dans un flash à Genus (décidément, cette soirée est indépassable).

 

 

Et la main de son partenaire qui la retient à l’horizontale par la cuisse, l’autre jambe frôlant le sol, également pliée. Et la façon dont elle fixe quelque chose hors-scène, l’intuition de la présence de quelqu’un, le regard fixement dirigé vers la coulisse à laquelle Vincent Chaillet tourne le dos ; et alors, la façon dont elle se jette dans ses bras pour tout à la fois ne pas voir (buste protecteur où elle trouve refuge) et voir (sous son bras à lui – si c’était par-dessus, la polysémie d’übersehen conviendrait parfaitement), la jambe calée par le pied résolument en dedans.

 

Distributions :

Je vais essayer de résister à la tentation de décrire pas à pas le rôle de Gillot et dire deux mots (enfin deux paragraphes, vous me connaissez) du trio restant. Surtout que mon enthousiasme masquerait presque le fait que la distribution ne colle pas : Gillot et Gibert sont toutes deux formidable, mais leur similitude et compatibilité s’arrête à la deuxième lettre de leur nom. La force sculpturale de celle-là et la désinvolture coquette de celle-ci sont constamment en porte-à-faux l’une par rapport à l’autre. Les moments que j’ai évoqué juste avant sont en réalité issus d’un pas de deux où le couple est un long moment seul en scène, et qu’on peut alors oublier un instant que les deux étoiles n’appartiennent pas à la même constellation. Les garçons sont plus homogènes : Vincent Chaillet en T-shirt vert et Nicolas Paul en marcel bleu ondulent, tournent et ploient plus harmonieusement, encore que la chorégraphie les fasse rarement danser à l’unisson. En effet, comme ils ne cessent de se recomposer, les couples dansent rarement ensemble, même lorsque les quatre danseurs sont rassemblés sur le plateau. La cohésion de leur danse est d’autant plus importante que la juxtaposition des couples a vite fait de devenir un collage arbitraire.

La première distribution que j’ai vue était bien plus cohérente (ce n’est pas une question de taille, la disproportion qui était entre les filles se retrouve chez les garçons), et même sans étoile de recommandation, je l’ai largement préférée à la suivante. Stéphanie Romberg (en bleu, comme Gillot, dont elle pourrait rejoindre un jour la constellation) affirme toujours une belle présence, alliée à une technique plus assurée, tandis que Muriel Zusperreguy me donne encore un peu plus envie de retenir l’orthographe de son nom. Quant aux garçons, c’est l’extase : une fois dépassé le fait que je ferais bien mon quatre heure d’Audric Bezard (T-shirt bleu), difficile de dire qui, de lui ou de Marc Moreau (marcel vert – z’avez remarqué, ils ont inversé le rapport forme-couleur ; ça m’a perturbée pendant toute la deuxième représentation au point que je suis allée vérifier dans les photos du programme) est le mieux. Marc Moreau est plus souple des épaules, les ondulations sont plus coulées , tandis que l’ampleur des mouvements d’Audric Bezard tient davantage à la puissance de ses immenses jambes et à la tenue de son dos (oui, bon, d’accord, de son torse, mais c’est la même réalité vue de face et de dos). Ils sont également formidables et tous me font trépigner ne serait-ce que par une course qui s’achève en coulisse ou en dérapage contrôlé. Une pièce sous tension hautement enthousiasmante.

 

 

 

Myriade d’étoiles In the Night : pas moins de cinq titrés pour trois couples, et un fond de scène parsemé de points lumineux. Le public ne pousse pas un oooh de ravissement comme devant la guirlande métallique des Diamants – les Joyaux, encore- mais je n’aurais pas été en reste. Ce fragment de voie lactée est très discret (cela me rappelle la lumière du soleil qui filtrait le matin à travers mon vieux store occultant piqueté de petits trous), mais il suffit à perdre le spectateur dans l’espace, que dis-je, le cosmos de la scène. Les pas de deux qui se déroulent dans cette obscurité liquide semblent présenter l’origine de tout couple, qui existe par conséquent de toute éternité. Ainsi soustraits au temps dans une parenthèse hors du monde, j’ai du mal à y voir trois âges d’une relation amoureuse. Trois états me semblent bien plus convenir à ces couples au-delà d’une triviale phase de séduction (critique bien lourdingue de Télérama, à ce propos). De la tendresse respectueuse à la passion épanouie en passant par la majesté des sentiments, ces couples dans la maturité de leur relation dégagent une sensation de plénitude incroyable, même lorsque la femme se retrouve emportée la tête en bas. S’ils se succèdaient vraiment, les trois états ne se retrouveraient pas après leur mouvement respectif pour finir sous le même ciel.

 

Distributions :

Benjamin Pech aurait un peu l’aspect princier de la Bête face à une belle Clairemarie Osta en robe violette, à qui convient décidément les rôles qui requièrent encore davantage de finesse et de délicatesse que de nuance (la, ce serait plutôt Aurélie Dupont). Comme dans Émeraudes (ça y est, j’ai cité les trois tableaux des Joyaux, ce devrait être bon), elle cisèle ses mouvements, les détache en suivant les pointillés de son intention. Je suis chaque fois suprise favorablement, oubliant chaque fois sa personnalit
é si peu imposante – ce n’est pas qu’elle s’efface, non, elle se propose. On la qualifiait dans je ne sais plus quel commentaire de « femme qui danse ». J’avais trouvé cela stupide sur le coup, et je commence seulement à entrevoir ce qu’on voulait sûrement dire par là. Toutes les étoiles dignes de ce nom sont des artistes, c’est-à-dire autre chose que des danseuses : Aurélie Dupont est une comédienne qui danse, Marie-Agnès Gillot, une athlète qui danse… Clairemarie Osta est une femme qui danse. Bien qu’elle ne figure pas à ma connaissance dans ses fantasmes, elle possède la patine dont parle Palpatine et qui en fait une belle femme tandis que Muriel Zusperreguy dans ce même rôle ne peut être encore qu’une jolie fille, même très jolie.

Et il va sans dire que Jérémie Bélingard qui ne me fait pas plus d’effet que Stéphane Bullion (qui lui-même ne m’en fait pas plus que Cozette – vous commencez à voir le problème) ne peut pas rivaliser avec Benjamin Pech, même dans le rôle de porteur – puisqu’il faut bien reconnaître que le rôle des hommes est assez limité dans cette pièce. La dernière distribution aura au moins eu le mérite de m’apprendre à distinguer Bélingard et Bullion. Je garderai pour moi les noms d’animaux qui me servent de moyen mnémotechniques, ne trouvant pas comme Amélie que Jérémie est le beau gosse des deux frisés.

Le deuxième couple doit sa majesté à Agnès Letestu, absolument parfaite dans les rôles classiques où il n’y a pas besoin de sourire ou de minauder. De son port de tête, et de la pose souveraine marquée d’un côté puis de l’autre par sa pointe en quatrième derrière, elle assoie son autorité sans entamer sa délicatesse. De Robbins, je pourrais retenir la beauté d’une simple marche, la scansion de celle-ci ou les menés de En sol qui rapprochent progressivement le couple après quelques avancées et reculs en diagonale. Enfin, Agnès Letestu est un diamant brut, tranchant mais pur. La robe mordorée est également sublime et achève d’éclipser Bullion. Karl Paquette aurait pu être royal, mais on ne lui veut décidément pas du bien dans l’attribution de ses partenaires : Emilie Cozette tient son rôle mais pas son rang, elle s’en sort grâce à sa beauté. Les étoiles blondes auraient pu former un couple solaire, en pleine nuit, c’est malheureusement mal venu. La dernière distribution rassemblait Christophe Duquenne et Eve Grinsztajn dont il faut absolument que j’apprenne à prononcer le nom. Sans avoir bien sûr la maturité de ses aînées, elle est superbe, une gorge (pas le cou ni la poitrine, la gorge au sens ancien du mot, comme le poitrail d’un animal) bombée plutôt que concave, qui semble donner le ton pour tous ses mouvements enrobés (la façon dont elle semble prendre appui sur l’air pour y mieux flotter, rho). Avec la couleur de la robe, elle suscite en moi une nouvelle réminiscence de la Belle et la Bête (Disney power).

Last but not least : Delphine Moussin, juste sublime, à plus forte raison lorsqu’elle est accompagnée de Nicolas Leriche. Sa robe, déjà, est une pure merveille : le tissu sombre s’ouvre sur des voiles orangés qui rendent des portés a priori acrobatiques, flamboyant. La flamme de la passion n’a plus rien d’une métaphore éculée et d’ailleurs les emportements du couple ne sont plus ceux d’adolescents amoureux, mais déjà, à présent, ceux d’amants qui s’abandonnent l’un à l’autre, sortent d’eux-même et du nacissisme amoureux pour redonner à la passion son sens passif de ce qui est subi – mais il faut voir avec quel désir, aussi. Delphine Moussin est juste sublime, et n’a pas l’air inspiré que peut prendre Emilie Cozette : elle, est inspirée et surtout inspire, expire, respire, sa poitrine se soulève, elle vit devant nous, sur scène, oublieuse de nous, s’abandonne.

Vous avez vraiment besoin d’une conclusion pour cette pièce ou je dois ajouter que c’est le ballet pour lequel le jeu des chaises musicales dans la loge aurait pu devenir moins ludique?

 

 

 

The Concert terminait le programme parce qu’il est bien connu que la plus perdue des journées est celle où l’on ne rit pas (pas de souci de ce côté, je me suis payé un bon fou rire ce matin). La mise en abyme est annoncée par un second rideau où se trouve dessinée la salle. Côté jardin, un piano à queue, bientôt rejoint après une descente triomphale par sa musicienne. En bons spectateurs, on applaudit ; c’est comme ça, on applaudit les musiciens avant et les danseurs après. Ce n’est qu’après avoir bidouillé son tabouret pendant une éternité, dans le silence, et épousseté le clavier d’une décennie de poussière accumulée que la pianiste accède au rang de personnage comique.

 

La pièce commence vraiment ; ses rouages vont s’enrayer de façon de plus en plus improbables. Jeu des chaises musicales de spectateurs insupportables, affres du corps de ballet, petits désaccords entre mar(r)i et épouse, le délire devient complètement loufoque et s’achève par une gigantesque chasse aux papillons. La satire est cruellement drôle, et c’est bien la seule fois que vous aimez chrétiennement vos prochains dans une salle de théâtre ; quand bien même vous auriez ce soir-là un spécimen d’emmerdeur pour voisin (tuberculeux, pipelette, bruyant…), aucune importance, vous rirez plus fort que lui.


 

Il faut surtout mentionner Dorothée Gilbert, vraiment impayable dans le rôle de la ballerine : le rire prend rien qu’à voir la façon dont elle reste accrochée au piano après qu’on lui ait ôté sa chaise de dessous les fesses, sa gêne lorsqu’après une poignée de main celle de son interlocuteur reste dans la sienne et qu’elle dissimule l’objet compromettant dans le piano, son émerveillement face à un chapeau défiant toutes les moumoutes à fanfreluches que vous puissiez imaginer, la tronche qu’elle tire lorsqu’elle se prend un coup de gourdin sur la tête (oui, oui, c’est très animé).

 

 

A la satire courante s’ajoutent les références parodiques au ballet, d’abord entendu de façon générique puis sous forme de clins d’œil aux ballets blancs. Il y en a toujours une pour se planter de place ou de mouvement dans le corps de ballet. Leur pose « finale » est un sommet : après moult déséquilibres et hésitations quant à la position à prendre, les danseuses se figent avant de remarquer que l’une a le mauvais bras, ce qui entraîne illico presto la rectification de toute la ligne… enfin presque, puisqu’il y en a encore u
ne qui est à la masse et qui au lieu d’assumer son erreur, essaye de feinter en revenant trèèèèèès lentement dans le bon port de bras. Jubilatoire. Je suis morte de rire, aussi, lorsque des sylphides dégénérées en papillons débarquent aux quatre coins de la scène, reconnaissant les entrées des Willis. La formidable Myrtha qu’ils trouvent en la figure de l’épouse est malheureusement piétinée par ses compatriotes lors qu’une mauvaise synchronisation des traversées. Scrabouillée, la bestiole. Et de battre des mains comme une otarie après cette parodie tordante. Concert d’applaudissements.

 

Montrer mains blanches

Jamais je ne serais spontanément allée voir une pièce de danse japonaise dont je ne distingue pas le titre d’avec le nom du chorégraphe. Mais Palpatine est fan d’Amagatsu et comme les amatrices du genre pressenties comme accompatrices étaient indisponibles j’ai tenté l’expérience. J’avais un peu peur de la lenteur – surtout lorsque Palpatine, pas très en forme, me demande de jeter un oeil sur lui de temps à autres et de le secouer s’il montre des signes de faiblesse. Placés au deuxième rang, on s’épargne déjà d’avoir à forcer sur ses yeux. Sans rideau, la scène exhibe une installation dont je me demande comment les danseurs vont en jouer : au sol, ce que je prends d’abord pour un praticable et qui se révèle être couvert de sable, sur les côtés et suspendues dans les airs au milieu, des vitres parcourues de traces qui dessinent des réseaux de veines, supposé-je à cause de leur couleur rouge ou bleu.

 

I. Eriger. Se relever.

Trois danseurs entrent sur scène ou plutôt dans l’espace scènique : l’air semble devenir liquide alors qu’ils se meuvent. Lentement. Pas au ralenti ni précautionneusement. Lentement, à en étirer le temps. Sous les longues robes, on ne voit pas toujours les pieds bouger, et on en distingue à peine la secousse ; leur déplacement est aussi hypnotique que peut l’être celui de Willis, à la différence près que nos fantômes sont beaucoup trop terriens pour s’envoler. Entièrement maquillés, poudrés, talqués de blanc, ils errent sans jamais se statufier, et tombent tour à tour – rapidement, sans bruit, efficaces. A chaque fois, un homme tient ses pieds et les deux autres le relèvent, un peu comme Albertine prisonnière dans Proust ou les intermittences du coeur. Aucune trace de cambré ici, en revanche, le gisant est relevé d’un bloc, érigé tel une statue. Comme s’ils n’étaient pas certains de la stabilité du socle, les deux hommes retirent leur bras avec précaution, les font coulisser dans les airs et restent ainsi, encadrant et présentant l’homme dressé.

Puis cela recommence et ce n’est pas tant la lenteur que la répétition qui est troublante. On sait que l’homme suivant va tomber allongé, être redressé par les trois autres, jusqu’à ce que les quatre danseurs se soient ainsi dressés devant le public. La variation s’introduit peu à peu, de ce que l’équilibre précaire du statufié le conduit parfois pour ainsi dire à imploser, tombant sur lui-même par désarticulations successives.

 

II. Mémoire estompée des origines

Difficile de déterminer  quand commence et quand prend fin un tableau, s’il est vrai qu’il n’y a jamais de temps d’arrêt (on ne casse pas ce qu’on est en train d’étirer, voyons !), mais on brodera à partir de la scène qui se définit par l’entrée d’un nouveau personnage (et comme cela risque de ne pas entièrement fonctionner, ma mauvaise foi vous répondra que la scène est tout autre chez les British mais ne laisse pas d’être une scène).

Suivi d’une mystérieuse brume de laque, Amagatsu emplit la scène avec les échos de ses ports de bras très lents, très curieux : poignets cassés comme en baroque, mais les bras montent jusqu’en cinquième. Les épaules, un peu voûtées, trahissent avec la sécheresse du corps la vieillesse du danseur, mais leur posture participe à l’étrangeté de la chose. J’imagine que les passages au sol sont devenus un peu trop violents pour lui ; ils n’ont de toutes façon pas leur place dans ce solo. Enfin solo… si on omet les quatre hommes par terre, justement, qui se livrent à la plus terrible séance de gainage abdolminale qu’il soit possible d’imaginer. Je le soupçonnais déjà pour les érections du premier tableau, j’ai vérifié ensuite : tablettes de chocolat blanc qui passe presque inaperçues sous le maquillage. Sur le dos, ils relèvent lentement tête, mains et jambes crispées dans l’élévation.

La lenteur avait commencé à me réjouir : pour une fois, je pourrais tout voir. Ne pas perdre la géométrie du corps de ballet pour avoir isolé l’un de ses membres comme soliste, ou le mouvement d’un pas de deux pour avoir été hypnotisée par un visage. Pas du tout. La lenteur exige à plus forte raison une attention unilatéralement dirigée. Si l’on passe de l’un à l’autre, on n’accède pas au mouvement qui n’a pas encore eu le temps d’éclore. Le voir se déployer exige de s’y attarder, si bien que lorsqu’on revient vers un danseur qu’on avait laissé à son immobilité progressive, on s’étonne de le retrouver dans une tout autre position. La lenteur des gestes accapare le regard sur un point, qui n’est attiré par nul autre mouvement brusque. Palpatine me racontait que dans une autre pièce, une grande aiguille dorée descendait des cintres, mais de telle sorte qu’on découvrait sa présence sans avoir remarqué sa descente (vérification DVD nécessaire). Le temps n’est même plus étiré : il disparaît avec le chamboulement de notre perception.

Sans transition, donc : les quatre danseurs accroupis, tête renversée, ronde et blanche, trouée d’un rond noir. Ils se balancent comme des algues, la bouche ouverte comme hammeçonnée par une main invisible, un cri qui descend en eux et les possède. Cet orifice béant et silencieux est terrifiant. Avec quelques autres postures à collecter par la suite, on aurait le matériau d’un film d’épouvante garanti sans effets spéciaux.

 

III. L’intérieur de l’intérieur est l’extérieur

Ce titre m’a intriguée dès le début, à indiquer un retournement comme je les aime, sans rebondissement. Perplexe à la lecture du programme, je n’ai cessé de me creuser la tête lorsque trois hommes se sont lancés dans des jeux de symétrie et de parallèlisme entre deux vitres (et dans ces cas-là, la souris devient bouledogue, elle ne lache pas le morceau). Je me suis revue entre les miroirs de la penderie de ma grand-mère, qui se faisaient face, à former un corps de ballet à moi toute seule, d’une synchronisation jamais égalée. L’intérieur médiant (celui du complément d’objet) devait donc être celui du milieu, l’homme entre les deux vitres. L’autre intérieur, c’est celui qui se comporte en miroir en face de lui, derrière la dernière vitre, et donc à l’extérieur de l’espace défini par les deux vitres. Le schéma se répète entre le troisième homme et celui du milieu. Répliques en deviendrait simple, pour un peu.

 

IV. Des mains invisibles. L’image apparaît.
V. Tout ce qui voit l’image se briser.

La frontière entre les deux tableaux est encore plus floue pour moi. Les hommes troncs devant les vitres aux branchages colorés, les mains comme les bois d’un cerf. J’en retiendrai surtout ces mains métamorphosées en serres, qui griffent l’espace et s’y accrochent. Extrêmitées tortueuses, noueuses : Schiele s’est introduit chez Ovide. Lorsque les hommes se rapprochent en paquet, leurs serres odoyantes les transforment en une gigantesque anémone (ici, pour le film d’épouvante, un groupe de morts-vivants).


VI. Mémoire des souvenirs passée.

Nouveau solo d’Amagatsu. Les bras tendus l’un au-dessus de l’autre, la main d’en dessous en suppination, celle du dessus en prônation, il semble montrer un oeuf. Tout commeprécédemment les mains qui aggripent l’espace, la gestuelle semble prendre sa source dans le mime. Bien qu’aucune action reconnaissable ne soit suivie, les mouvements gardent quelque chose de concret. On en arriverait au paradoxe d’un mime abstrait.


VII. Harmonie de deux vagues d’ondes.

Des ongles vernis rouge et un hippocampe à l’oreille gauche ? Je mets quelques instants à distinguer les capuchons que les danseurs ont au bout des doigts, assortis à des oreillettes high-tech (je veux les mêmes pour mon mp3) en plume. Jusque là, seul Amagat
su en avait des fines qui lui coulaient des oreilles, deux minces filets de sang.

Et là, c’est tout bonnement hallucinant : les danseurs aux bouts de doigt rouges déclenchent une épilespie à leurs mains. Elles n’ondulent pas à partir du poignet, ne recevoivent pas leur mouvement des doigts, mais sont agitées de vibrations. Les mains ont cessé d’appartenir aux corps dont elles constituent l’extrêmité ; on dirait que les danseurs tiennent des colibris. Cela devient vite fascinanant puis hypnotique : illusion, les capuchons se mélangent en couleur, et bientôt c’est l’air qui vibre.

Nos contemporains occidentaux peuvent se rhabiller avec leurs isolations. C’est peut-être ce qui est le plus étrange dans ce spectacle : on oublie qu’il s’agit de corps. Au contraire à ceux des danseurs classiques, poussés par leurs propriétaires au bout de leur possibilités, leur maîtrise relève ici de la possession. Des corps, kara, possédés par une âme (mi, qui ne désigne pas l’âme mais le corps reconfiguré par elle).

La vibration des extrêmités doit durer une bonne dizaine de minutes – inconcevable mais enchanteur. A la sortie, les mains des spectateurs déclarent leur indépendance et se mettent par imitation pataude à faire de drôles de choses. Peut-être pour punir leur propiétaire de les avoir frappées si durement lors des saluts. C’était presque choquant cette frénésie de faire du bruit, alors que la musique, discrète, avait rapparu (curieusement, le silence n’est jamais pesant, on en oublierait même les tuberculeux) et que les corps des danseurs impassibles ployaient lentement en saluts. Une fois dégagée de ma torpeur comme une statue émerge du marbre, je me suis appliquée à applaudir silencieusement. Je n’aurais pas la force d’assister régulièrement à des représentations de ce genre, mais c’est une expérience fascinante, ne serait-ce que par la modification qu’elle apporte à notre perception du temps (ainsi qu’à celle du geste pour les danseurs occidentaux).

Sidérant Siddharta

(samedi 27 mars)

La dernière création d’Angelin Preljocaj est inégale. Sidérante, à n’en pas douter, mais sans qu’on puisse décider si cela laisse sans voix (auquel cas servez-vous de vos mains pour applaudir), ou sans voie. Ce qui est un peu gênant pour retracer le parcours initiatique de Siddharta avant qu’il ne devienne Bouddha. Les tableaux se succèdent sans vraiment s’enchaîner. Certes, on peut distinguer différentes épreuves comme la confrontation à la mort, la souffrance, le pouvoir ou les plaisirs de la chair, mais c’est un peu comme dans un jeu vidéo lorsque vous montez d’un niveau, l’univers est tout autre. Siddharta a aussi les qualités de ses défauts : les séquences s’apprécient en elles-mêmes, on ne passe pas son temps à chercher le bout du fil directeur dans la pelote de l’intrigue. Le chorégraphe l’expose dans le programme : « Le livret est pour moi un « pré-texte », car mon texte, c’est la danse, le corps le mouvement, l’espace. » Je préfèrerais que Preljocaj ne s’excuse pas de créer. « Idéalement, une chorégraphie devrait se suffire à elle-même. Je rêve d’arriver à cela, à créer des œuvres qui conduisent directement à l’émotion, dans la rigueur et leur écriture propres ». Il en est très proche, avec ce ballet plus thématique que narratif. Ses gestes conduisent l’intention d’eux-mêmes, il faudrait seulement se débarrasser des scories du cadre narratif qui en réduit la portée en les ordonnant tous dans une seule et même direction, un peu trop directive pour ne pas perdre un peu le sens (foisonnant et nuancé, on le sent pourtant).

Je le voudrai plus audacieux, ce que son talent lui permet, plus radical. Non que je sois dans l’absolu partisane des pièces sans argument. Dans Blanche-neige, c’était clair comme le nom de l’héroïne : narratif. Et très réussi. Siddharta erre entre narration et abstraction, on est toujours tiraillé entre l’un et l’autre. La scénographie de Claude Lévêque n’aide pas. Je trouve excellent de ne pas avoir planté un décor pittoresque qui aurait situé une histoire anecdotique sans évoquer sa dimension spirituelle, humaine. Néanmoins la symbolique employée m’a parue souvent lourde et peu claire : si l’énorme boule (« entre boule de destruction et encensoir », s’encense le responsable de la trouvaille) qui survole les premiers tableaux sidère, c’est uniquement comme l’influence néfaste que peuvent provoquer les astres ; quant au châssis de camion sur lequel batifole le héros, même si Preljocaj y voit « le principe de réalité, ces obstacles concrets qui jalonnent l’existence », ce me semble surtout un moyen pour le scénographe de rouler des mécaniques (je n’ai pensé qu’au prix que devait coûter un tel truc aussi immense que tristement inutile lorsque je l’ai vu descendre des tringles). Ce n’est pas foncièrement laid (la maison illuminée qui tourne au-dessus des personnages, produit même un bel effet sur le sol), simplement inutilement encombrant (maison symbole de prospérité ? C’est l’Inde spirituelle, là, pas Bollywood qui court après le rêve américain), ajouté, autre.

Le programme insiste particulièrement sur la collaboration entre librettiste, chorégraphe, compositeur et scénographe, et fait prendre conscience de la difficulté de faire coïncider différents univers mentaux pour qu’ils n’en produisent plus qu’un sur scène, sans que l’un soit assujettit à l’autre. Preljocaj souligne qu’il n’était « pas dans une relation Petipa-Tchaïkovski » avec Bruno Mantovani. Cela fonctionne car en chorégraphiant après la composition de la musique, il l’a repensée par les gestes qui en sont nés (la guitare pour les entrées de Siddharta, c’est délire). Le décor en revanche semble avoir été plaqué après coup. Il ne s’agit pas de soumettre un art à un autre mais de les ordonner. J’ai assisté il y a quelques années au Lac des cygnes de Noureev ; en revanche, rien à faire, un musicien vous parlera toujours du « Lac des cygnes de Tchaïkovski ». C’est tout le problème de savoir qui est l’auteur d’un ballet, création collective pourtant signée d’un nom unique.

 

Mais ne bouddhons pas notre plaisir (désolée, Palpatine, il fallait déclarer le copyright avant que je ne le dise, quand bien même tu y as peut-être pensé avant – Edison s’était déjà fait couillonner par Bell), la danse est belle. Invitation à la contemplation :

 

Tableau IDepuis l’aube des temps, l’humanité est confrontée aux forces de Marâ, dieu de la mort, de l’illusion et de la tentation

 

Au commencement fut le chaos. Des bonshommes noirs pourvus de casques de motos s’agitent en tous sens, c’est du bordel organisé dont on a peine à suivre le fourmillement depuis le septième ciel étage de Bastille. Ils se défient, s’affrontent, se débattent peut-être. On dirait des billes de flipper affolées.

 

Tableau IISiddharta retrouve sa femme Yasodhara

 

Et Nicolas Leriche a bien raison de retrouver Alice Renavand, très belle dans ce rôle de femme. Robe qui, rouge soyeuse, se démarque encore de la nuisette. Autour d’eux, un peu comme dans les bois du Parc, mais avec plus de tendresse que de légèreté, des couples sur des lits-lingots. Amours ou pouvoir, les richesses de la vie ont toutes la douce teinte de l’or. On le soupçonnait déjà avec le Funambule, et cela se confirme, Preljocaj a un faible pour les paillettes dorées ; s’il s’est contenu dans le spectacle, il n’a pas résisté à en badigeonner la figure de Nicolas Leriche pour la mise en scène des photographies.

 

Tableau IIIUne fête à la cour, Siddharta ne se sent pas à sa place

 

(La phrase du livret me fait penser je ne sais pourquoi à Siegfried et son arbalète). Wilfried Romoli est grand en Roi, père de Siddharta. Il occupe assez peu la scène d’un point de vue temporel, en revanche, question espace… il s’impose, investi de majesté. La chrysalide de fer et d’or dont il se sépare comme d’une coquille ou d’une mue est une idée somptueuse, très fine : on voit la gêne de Siddharta à entrer dans ce qui serait autour de lui un carcan.

 

Tableau IVÉpidémie dans un village

 

Exemple le plus flagrant du caractère décousu de cette pièce. Et pourtant, je ne voudrais absolument pas qu’elle soit ôtée, tant elle est fascinante. Les motards piétons reviennent en scène, en traînant par une jambe (euh…), une jambe en écart et un bras (ouille), les bras (je ne sais pas ce que je préfère, finalement) des corps féminins en académiques blancs. Ils les manipulent en tous sens, les plient, les courbent, les soulèvent, se les passent sur le corps. Cela me rappelle immédiatement le pas de deux de Blanche-neige comateuse, où la danseuse, les yeux fermés (ce qui exige une sacrée confiance en son partenaire), parvient à donner l’impression qu’elle est inconsciente, dénuée de toute volonté, un corps seulement, que le prince violente (viole) jusqu
‘à l’éveiller. Par cette analogie, les fantômes (cadavres) blancs manipulés par les motards sont hantés d’un passé aux échos érotiques, et à la pureté de Blanche-neige vient se mêler quelques relents (élans?) morbides. De nouveau – Eros et Tanathos s’accouplent dans le corps.

 

Tableau VLa figure de l’Éveil apparaît

 

Et la lumière fut. Ou Aurélie Dupont, c’est tout un. Elle est comme à son habitude, surprenante. Immatérielle sans airs éthérés, elle est le corps désincarné. Le costume est sublime aussi, des voiles transparents qui croisent la tunique antique avec les gazes des bras de la Bayadère, suspendent ses mouvements, et préparent à une surprenante sensualité, celle que Eric Reinhardt attribue ensuite à Siddharta, « plénitude sensorielle. Il a compris que c’est de cette manière, en observant avec la plus grande acuité ce qui se passe autour de lui, qu’il parviendra à la Libération. »

 

Tableau VISiddharta annonce à Yasodhara qu’il quitte le royaume pour trouver la voie de l’illumination

 

Un choix dont l’option contraire n’aurait forcément été mauvais, mais qui nous offre une magnifique étreinte d’adieu entre Nicolas Leriche et Alice Renavand.

 

 

Tableau VIISiddharta s’enfuit dans la forêt avec son cousin Ananda

 

Comme Siegfried, une fois encore. Sauf qu’il ne rencontre aucun cygne, à moins de penser à la version de Matthew Bourne. Cygnes mâles dans cette relecture, amours homosexuelles dans Proust ou les intermittences du cœur, pas de deux abstrait de Malliphant, fraternité écorchée des Epousées… le duo masculin confère décidément de la force aux propos des chorégraphes qui s’y risquent (et ce n’est pas uniquement question d’hormones, hein, même si ma mère regardait un des danseurs comme s’il s’était agi d’un pain au chocolat et que je n’aurais pas non plus refusé d’en faire mon quatre heure). Stéphane Bullion ne se défend pas si mal aux côtés de l’incomparable Nicolas Leriche, indépassable même quand il l’est physiquement (plus que techniquement). J’adore quand ils tombent échangent leurs chemises, et qu’entremêlées, elles les lient l’un à l’autre, les bras comme les deux côtés d’un chromosome (oui, j’ai été marquée par Wayne MacGregor).

 

 

Tableau VIIILa figure de l’Éveil ne se laisse pas approcher

 

Après être sorties de nulle part (derrière une bande de rideau noir au centre de la scène, comme au début de Blanche-neige) et être descendues en cercle, les messagères de l’Éveil rendent alors hommage à celle-ci et non plus aux ombres de la Bayadère. Il y a du Giselle dans la façon dont le corps de ballet féminin entoure cette douce Myrtha, et l’évocation du ballet romantique se poursuit avec en fili(gran)n(e), la sylphide qui jamais ne se laisse saisir. Mais ne laisse pas d’être saisissante. La perspective que j’ai de la scène l’aplatit et lui donne comme fond le sol, si bien que l’envolée de l’Eveil est proprement bouleversante. En ciel et terre. D’ailleurs, la myriade des messagères incrustées dans le sol, tout comme les cadavres blancs du début, finit par former une constellation.

 

 

Tableau IXSiddharta et Ananda ont pris place dans la communauté d’ermites

 

Les ermites ont davantage l’air de guerriers que de prêtres, avec leurs lances, mais qu’importe, un esprit saint dans un corps sain. (Là encore, cela vaudrait le coup de revoir le ballet depuis le parterre, les silhouettes se dégageraient mieux sur le cyclo lumineux que sur le sol d’une scène fort sombre).

 

Tableau XSujata joue un air de flûte douloureux

 

La tentation ne s’annonce pas à coups de trompette, flûte alors. Muriel Zusperreguy mène avec subtilité Christelle Granier et Séverine Westermann, les deux tentatrices, dont les parties rose pâle et noir grillagé des justaucorps bicolores sont inversés. J’aime cette épure, des tenues qui ne sont pas de costumes et ne prédisposent pas ces femmes aux plaisirs de la chair, dont on se fiche dès lors de savoir d’où elles sortent. Elles sont juste là, prêtes à aimer.

 

Tableau XIQuelques ermites suivent Siddharta dans sa quête

 

Qui ne suivrait pas un personnage de Leriche ? (question rhétorique, je ne visualise pas ce tableau de façon distincte du neuvième).

 

Tableau XIISiddharta et Ananda cèdent à la tentation

 

Le châssis de camion tombe du ciel et reste suspendu à quelque distance du sol, se balançant doucement comme un pneu au bout d’une corde – sur le coup, j’ai vaguement pensé à la thématique du voyage, les motards puis le camion pouvaient déboucher sur l’idée de route, de chemin initiatique, tout ça… Quand Siddharta et Ananda ont grimpé dessus pour rejoindre deux plateformes de catamaran, j’ai arrêté les interprétations vaseuses. Les deux tentatrices les ont rejoints, qu’ils ont hissées jusqu’à eux, bien inspirés par le va-et-vient lourd et lent du châssis. Le livret indique « Moment d’oubli et de consolation. C’est à la fois excessif et passionne, tendre, sensuel, respectueux. » De fait, la scène d’amour est explicite sans jamais être vulgaire, on ne voit que l’intensité du désir, et nulle trace de lubricité lorsque, se tenant aux câbles, les hommes y plaquent les deux femmes. En effet, bis repetita placent : les deux couples s’étreignent au même rythme. Comme les quatre n’entraient pas simultanément dans le champ de mes jumelles, j’ai été contrainte (comment ça, je ne suis pas crédible ?) de me focaliser sur le couple de Nicolas Leriche.

Le dédoublement est pourtant une intuition géniale, qui fait à lui seul basculer l’amour physique dans les plaisirs de la chair tentatrice. Rien, en effet, ne permet de distinguer l’un de l’autre sur scène, les gestes sont identiques et dans tout accouplement se trouve bien un couple. Double, en revanche, son intimité s’expose et son unicité disparaît ; derrière la synchronisation transparaît alors la mécanique de gestes qui ne sont plus adressés, même s’ils continuent malgré leurs exécutants à signifier – d’où que la tendresse n’est pas absente des ces étreintes poignantes. Loin d’être stigmatisé comme vice, le désir s’y devine comme manque ; même emplis de volupté, Siddharta et Ananda restent au bor
d du vide, pris de vertige. Ils se sont accrochés aux câbles comme jetés contre les barreaux d’une prison, et cette violence détourne davantage les deux femmes qu’elles n’ont détourné les deux hommes de la voie. Qui n’est pas droite, d’ailleurs, mais bien sinueuse, qui en passe par tous les plaisirs non pas pour les réprouver mais pour les éprouver insuffisants (l’or terrestre n’est pas un éclat trompeur, il a sa beauté) ; et toutes les souffrances, pour découvrir qu’elles ne purifient ni ne rachètent rien. Tentatrices, les deux femmes le sont surtout en ce qu’elles tentent de combler le vide qui aspire (à ce que) Siddharta et Ananda (poursuivent) vers un ailleurs (inspiré).

 

Tableau XIIISiddharta et Ananda s’infligent de douloureuses mortifications

 

De même que lorsqu’on a été ébloui, on ne distingue plus rien dans la pénombre, de même (mais de façon métaphorique, parce que la scène est sombre) la fascination du tableau précèdent a précipité la mémoire de celui-ci dans l’oubli.

 

Tableau XIVLe moment de l’illumination est venu

 

Et de passer pour un illuminé en s’extasiant de la rencontre finale entre Nicolas Leriche et Aurélie Dupont, Siddharta et l’Eveil. Acmée, comme dans le Parc dont les mouvements de chat qui se frotte aux bras de l’autre sont déroulés sur toute leur longueur, la tête d’un bras à l’autre comme le ballon d’un gymnaste (ça casse un peu l’ambiance, mais un geste qui n’est pas un pas n’a aucun nom pour être désigné et imaginé).

 

Tableau XVLes villageois célèbrent Siddharta qui ne fait plus qu’un avec la figure de l’Éveil

 

Ronde endiablée (enangée ?) des villageois qui n’encerclent pas Siddharta comme les motards l’avaient tenté avant d’être repoussés par les messagères, mais font cercle autour de lui, comme les enfants spectateurs à qui l’on conte une histoire : la sagesse retourne à l’enfance. Le Roi, dernière résistance, danse et finit lui aussi par s’assoir – en tailleurs et non à genoux, les disciples ne sont pas des sujets. Siddharta se fige dans la sagesse, Bouddha est là, achève le mouvement auquel ne convient guère l’éternité.

 

En imag(inair)e, c’est chez Anne.

Once in a Blue Lady

 

Pour un article court très bien écrit, exempt de mes élucubrations récurrentes (même si j’espère vaguement que c’est plus ou moins pour cela que vous me lisez ou pas), jetez un œil à la troisième page du dossier de presse.

 

 

De Carolyn Carlson, je ne connaissais qu’un solo extrait de Signes, dansé cette année au concours de l’opéra de Paris par Caroline Bance, et cette photo,

 

 

devant laquelle nous nous sommes souvent désarticulées au conservatoire, sans qu’aucune ne parvienne à mettre son bras à la parallèle de sa jambe. C’est donc avec curiosité et sans a priori que j’ai découvert Lady Blue hier soir à Chaillot, un solo que la danseuse a transmis, ce qu’elle fait once in a blue moon. Transmis à Tero Saarinen, un homme.

En soi, la transposition n’est pas une révolution, c’est aussi le cas pour le soliste du Boléro de Béjart, par exemple, qui prend une signification différente selon qu’il est dansé par une femme séductrice ou un homme sensuel. Curieux néanmoins pour une pièce chorégraphiée au moment de sa maturité de femme. Mais plus curieux encore, les costumes féminins ne sont pas dérangeants. On oublie une ligne de paillettes sur une jupe noire, le décolleté des robes qui amplifient le mouvement comme le chapeau qui accompagne la robe bleue – un canotier unisexe, qui plus est, sous lequel Tero Saarinen sculpte une galerie de figures expressives lors d’une séance de poses devant un immense store vénitien aux lamelles closes et éclairées.

 

 

Angoisse sénile, désinvolture enfantine, coquetterie masculine ou vieillesse recroquevillée, rien d’humain ne lui est étranger. Tout est d’une fascinante étrangeté, pourtant. Notre interprète n’imite pas Carolyn Carlson, il ne se travesti pas, sinon comme une sorte de Geisha, aux petits pas invisibles – silhouette noire que sa pose pourvoit d’un chapeau chinois à partir d’un couvre-chef tout ce qu’il y a de plus occidental.

 

 

 

Cet univers poétique à part semble pourtant prendre part à toutes les cultures, traversé par quantité d’évocations variés, quoi qu’il ne s’agisse probablement jamais de référence : piétinement invisibles des courtisanes japonaises, comme je le disais, qui font de la silhouette un fantôme, négatif noir de Myrtha (oui, j’ai réussi à avoir une pensée pour Giselle en plein milieu d’une chorégraphie de Carolyn Carlson) ; avancées espagnolisantes, pas vraiment flamenco ; passages très faunesques (je me demande si c’est la transposition femme/homme qui les fait percevoir) ; mouvement de balancier des bras (les mains remontant vers les épaules, puis les coudes s’abaissant avec un petit à-coup lorsqu’elles sont à leur niveau, et détente vers le bas) – je me demandais dans quoi j’avais vu ça quand, eurêka ! dans Amoveo, bien sûr !

 

Ce patchwork que créé la description verbale n’existe pourtant pas dans la danse ; tout est d’un seul tenant, particulier, personnel. Au point qu’il a été difficile à Tero Saarinen de s’approprier ce « riche échantillon de mouvements qui lui sont naturels » – son style, en somme, sa manière d’être dans la danse. « Carolyn Carlson ne voulait pas du tout que je l’imite » ; comment être soi dans la danse à la manière d’un autre ? Le changement de sexe n’est alors que la partie immergée de l’iceberg : comment définir le mouvement ? qu’est-ce qui fait partie de l’interprète, que celui-ci devra abandonner en tant que chorégraphe ? transmet-il un mouvement visuel, une intention, une direction, une sensation ? C’est là toute l’ambiguïté du geste, qui se retrouve par deux fois, dans la gestuelle de la chorégraphe par rapport à celle d’autres chorégraphes et à d’autres interprètes : le style reste identifiable au travers de ceux qui l’interprètent, et en dépit de gestes potentiellement commun à des styles très divers. (Une question ardue que je n’ai pas tenté aux oraux l’année dernière, quand bien même l’alternative promettait (et à tenu ses promesses) de n’être pas brillante – Palpatine me disait que B#2 maniait bien le sujet, je ne serais pas contre un petit développement du style au-delà de sa manifestation littéraire.)

 

Bien sûr, je ne me suis pas fait cette réflexion sur le moment, mais j’en ai eu confusément conscience, l’attention comme dirigée par un arrière-plan kundérien : « Si notre planète a vu passer près de quatre-vingt dix milliards d’humains, il est improbable que chacun d’eux ait eu son propre répertoire de gestes. Arithmétiquement, c’est impensable. Nul doute qu’il n’y ait eu au monde incomparablement moins de geste que d’individus. Cela nous mène à une conclusion choquante : un geste est plus individuel qu’un individu. Pour le dire en forme de proverbe : beaucoup de gens, peu de gestes. » (l’Immortalité). C’est peut-être en vertu de cela que la danse classique a eu la sagesse de répertorier un certain nombre de gestes en « pas » d’école, que les contemporains, dans leur folie enthousiaste, tentent de dépasser pour les réincorporer dans un mouvement insécable, mais qui ne font peut-être que répertorier de nouveaux pas, inventer un nouveau vocabulaire (en témoigne ce mouvement qu’on retrouve dans Amoveo).

 

Il n’en reste pas moins que ces nouveaux pas restent indiscernables ta
nt qu’ils ne sont pas repris et restent simplement pris dans un mouvement moins continu qu’insécable. La gestuelle de Carlson installe en effet plein de suspensions dans ce qu’un aurait tendance à considérer comme le continuum d’un seul et même geste. Celui-ci n’en est pas pour autant fragmenté, mais bien plutôt démultiplié par chaque suspension, qui n’a rien d’une pause rendant le mouvement saccadé. On serait plus proche du mime que de l’automate avec ce corps rempli de tensions sans crispation (dichotomie à l’honneur au cours de barre à terre de ce matin, où nous nous sommes particulièrement focalisés sur la respiration ; croyez-moi ou non, j’ai un mal fou à respirer quand je danse, et y penser me fait perdre toute coordination), tensions toute d’intensité, qui parfois ne va plus que dans un sens et se déverse sur scène dans une diagonale soulevée, une course effrénée, une giration rythmée ou un tournoiement recroquevillé (pas de « tour » au sens classique de pirouette, d’ailleurs, ou une ou deux désaxés, tout au plus, en une sorte d’attitude). « L’école de Nikolais l’a accoutumée au mouvement perpétuel », souligne Tero Saarinen. Un mouvement qui ne s’arrête jamais, toujours relancé de son propre mouvement, sans volonté apparente, par rebond, qui s’entraîne – un peu comme chez Trisha Brown, à ceci près que c’était beaucoup plus fluide chez cette dernière (on compare avec ce qu’on peut ; bien qu’ayant souvent croisé son nom, je ne connais pas Nikolais). Chez Carlson on est par instant proche de la vieille vidéo : en visionnant les archives d’elle dansant son propre solo, qui étaient diffusées avant le début de la performance, j’ai d’abord cru que le film était passé au ralenti, avant de comprendre que c’étaient ses gestes mêmes qui donnaient l’impression d’un débit inégal dans la succession des images…

 

 

 

Pourtant, nulle impression de lenteur dans ce spectacle qui ne semble faire au contraire que s’accélérer. Tero Saarinen occupe la scène et nos esprits pendant les quelques quatre-vingt minutes que dure le solo (les rares et brefs moments où il se retire en coulisses sont motivés par des changements de costume et ne lui laissent tout au plus que quelques secondes de répit). Une performance, sans nul doute. Le haut de la robe est trempé, mais il ne faiblit pas ; son énergie folle et l’écarquillement bleu de ses yeux lui font une figure d’insensé. Le regard égaré, il ne s’aide même pas d’un point fixe dans ses girations ; il y a quelque chose du derviche tourneur. Il se démène. Il est la femme que rien ne définit, la personne âgée, veuve à la canne-parapluie à l’automne de sa vie (de petites feuilles sont tombées autour du tronc de palmier auxquelles elles n’appartiennent pas –tronc sans branche, qui tient bien plus du pilier – dansons tant que le ciel ne nous tombe pas sur la tête), elle, lui ou un autre, « un humain [seulement] qui traverse différents aspects de la vie », à la proue de l’humanité (pas la foule, la sensibilité). De côté jardin à court, étirant un fil tissu rouge, il avance et toute l’avant-scène porte la trace du mouvement, amplifié, rougeoyant, palpable. Celui-ci, pourtant fugace de nature, est rendu dans sa durée grâce au tissu semblable aux traits utilisés en BD pour suggérer la vitesse. Le corps est à la fois aspiré en arrière et projeté vers l’avant, de même qu’il est pris dans le geste auquel il donne corps.

 

 

Cela part parfois un peu dans tous les sens et je n’en ai pas trouvé à tous les éléments du décor : le tronc en arrière-scène, les immenses stores vénitiens à travers lesquels on scrute la scène au début et parfois ensuite (des jalousies, aurais-je dit spontanément à cause du roman de Robbe-Grillet qu’on étudie à la fac en ce moment – et qui laissent effectivement apercevoir une intimité qu’elles dévoilent cependant moins qu’elles ne la créent – spectateur compagnon et non voyeur), la lune qui se décroche et flotte un instant, montgolfière dans le ciel non pas en haut mais au fonds, belle mais (parce que, dirait Baudelaire) improbable… Mais qu’importe finalement, c’est assez fascinant pour ne pas avoir à se mettre en quête du sens retors qui dans certaines œuvres bien peu esthétique (le sens à même la forme) sauve seul de l’ennui. Et contrairement à l’amie japonaise de Palpatine, la musique répétitive de René Aubry ne m’a pas endormie, mais m’a placée un peu plus au centre de la spirale des mouvements et du cycle de la vie dans lequel ils s’inscrivent. Grisant jusqu’à l’immobilité (l’éternité ?) : plénitude.

 

 

Et puis des saluts qui saluent autant le public que l’interprète, la chorégraphe, et celle-ci, celui-là. Tero Saarinen amène en effet Carolyn Carlson sur scène (maigre, tête de mort mais visage souriant, le dos rond lorsqu’elle se courbe sous l’ovation) et lorsque les applaudissements du public se trouvent et forment enfin un rythme, ils se lancent dans un court duo initié par l’interprète qui a ramassé le chapeau pour la chorégraphe, dansent d’un même style. Le public bat la pulsation des mouvements de ceux qui sont sur scène ; les applaudissements voudraient éclater devant une complicité si jubilatoire, mais se contiennent pour conserver l’unisson et s’accélèrent jusqu’à prendre de vitesse nos danseurs qui laissent alors leurs gestes s’effilocher comme les applaudissements s’éparpiller.

 

Once in a (blue) Lady, les gestes sont maintenant en un homme qui en est tranquillement hanté, re-visité par this lady, comme le solo l’a été par la chorégraphe. Une chose est sûre : en sortant du spectacle, you won’t feel blue – unless you feel like a blue lady.

 

 

L’amante en chair et en mouvement

 

Aurélie Dupont.

Aimée par Manuel Legris dans la Dame aux camélias.

L’aimant dans le pas de deux du Parc, appuyée sur sa bouche. Tendue dans la détente de l’abandon.

 

Et aussi son fils et Jérémie Bélingard, mais ce n’est pas le propos. Entre l’élève et les adieux à la scène – de son compagnon de scène- Cédric Klapisch dresse le portrait de l’interprète, pas de l’étoile plantée au haut de la hiérarchie comme la décoration filante au sommet du sapin (pas de visite du palais, pas d’explications, pas de plans interminables sur les pieds, c’est sa bouche qui en dit le mal), ni de la femme danseuse (sa vie privée le demeure). C’est juste magnifique. Elle, est magnifique. Les chorégraphies sont à tomber par terre. Ils tombent d’ailleurs souvent par terre, parce que pour une fois, on les voit au travail. Pas à celui, mécanique et musculaire, de la barre : à celui de l’interprétation qui ne se surajoute pas à l’exécution technique, mais réside dans le moindre mouvement, même celui de se mettre correctement à genoux (humour de la gamine par terre, qui se rit de la danseuse à terre – déséquilibre ou épuisement- : « il a fait beaucoup de choses dans sa carrière, mais ça… »). Elle se frotte les mains dans l’angoisse de s’échapper à elle-même, de ne pas maîtriser le parcours de l’intention dans son corps. Une courte scène d’une répétition du Lac, on lui fait remarquer qu’elle ne repousse pas son partenaire ; en effet, « Je ne l’ai pas fait, je ne savais pas si je le repousse » (et non pas « si je dois le repousser ») : elle sait ce qu’elle fait, ce qu’elle fait est pétri de sagesse.

 

C’est juste magnifique. Elle est magnifique. Les chorégraphies le sont aussi. C’est superbement filmé. D’une façon si juste, qu’elle déborde du cadre, prend la clé du hors-champ. Pas de gros plans sur des piétinements pour se hausser de quelques centimètres vers le haut. Lorsque les pieds sont filmés, c’est dans l’immobilité de l’équilibre, piédestal éphémère. La caméra remonte toujours, à la source du mouvement, dans l’intelligence de sa naissance, de l’émotion, vers son visage à partir duquel ses mouvements irradient et vers lequel toute sa danse converge, se ramasse et nous ramène. C’est la main et le doigt retenus dans Raymonda. C’est l’étreinte du corps de Legris dans le Parc. C’est l’absence qui la décompose dans la Dame aux camélias, et qui la fait s’évanouir hors du cadre à la fin du documentaire.

 

Au lieu de lever de grands yeux admiratifs devant l’étoile, Cédric Klapisch prend de la hauteur, embrasse depuis les cintres des corps déjà en prise l’un à l’autre et qui échappent au saisissement, il parvient à toucher ceux qui nous touchent, à rendre sensible la chair sous la main qui caresse en le cambrant le buste de l’autre, réconcilie l’abandon et la prise, et dépose le couple sur le lit de la scène – où meurent les personnages et où se délimitent les artistes. On ne nous entraîne pas dans les coulisses, on nous laisse observer depuis les coulisses, là où l’interprète se fait dans la fusion du personnage et de celui qui l’incarne. Qui ils sont ailleurs, ou après, c’est leur affaire, leur inquiétude. Hors temps. Ce qui nous importe, nous emporte, c’est le présent (qui n’exclut pas la durée de la maturation, de la recherche perpétuelle), le présent de la présence, de la densité et de l’intensité. Incarné, un instant dans l’espace. L’espace d’un instant. Dimension de l’espace où l’on évolue, portée du geste. Cela donne juste superbement envie. De danser, de sentir, de recommencer, de ressentir, de s’attacher, de caresser, de vivre, de désirer. Envie.

Auréliiiiiiiiiie.