La Fille mal gardée, de Frederick Ashton

 

Myriam Ould-Braham as Lise

 

Samedi soir, dernier ballet de la saison, place de dernière minute au premier rang de l’orchestre, je vous prie : parfait pour étendre ses jambes, voire de près les mimiques des danseurs, et surtout rire après les déboires de la veille (qui feront l’objet d’un prochain post, je remonte dans le temps – mais je m’arrêterai avant d’avoir l’air de vous faire le coup de Benjamin Button, promis).

 

Suivre le ruban de l’histoire

 

Myriam Ould-Braham et Mathias Heymann

On pourrait presque faire tout le ballet on se raccrochant au ruban comme fil directeur. Il y a tout d’abord le ruban rose avec lequel danse Lise, qu’elle noue à une poignée dans la cour de la ferme, puis que Colas trouve et noue autour d’un bâton, épée paysanne qui se retrouve aux couleurs de sa dame.

Heymann – je n’ai pas trouvé de photo d’Emmanuel Thibault

Lorsque les deux amoureux se retrouvent à l’insu de la mère de Lise, le ruban tisse desliens entre eux, matérialise la vieille métaphore des chaînes de l’amour, et c’est très commode pour s’enserrer, et manœuvrer l’enlacement jusqu’au baiser, tout en restant dans un registre très enfantin : on en joue comme on jouerait d’une corde à sauter, en serpentin à ne pas écraser, en ligne à franchir… prémisses de la GRS comme badinage innocent.

 

 

On ne peut manquer alors de remarquer en contraste l’absence totale de lien avec Alain, le fils d’un riche fermier (Thomas), que Simone, la mère de Lise, veut lui faire épouser. Seul ruban octroyé : un mors qui se prolonge en rennes pour freiner les ruades de ce jeune homme – canasson.

 

Démultiplication des rubans lors de la fête paysanne, où Thomas et Simone tentent un rapprochement entre Alain et Lise qui pour sa part repart prestement vers Colas dès qu’elle peut. Leur manège trouve alors un écho dans celui des paysans, déployé autour d’un mât bien fourni en rubans, au bout desquels paysans et paysannes mène une farandole enjouée sans jamais s’emmêler les pinceaux (mais une des villageoises tirait une tronche pas possible, et une autre souriait par intermittence, comme si sa bouche était agitée par un mauvais contact électrique). Puis Lise se substitue au mât, et dans un bel équilibre, se laisse emmener par les rubans en promenade attitude.

 

 

 

Je n’ose même pas imaginer le casse-tête des répétitions et encore moins celui du chorégraphe, qui a du régler les innombrables déplacements en faisant toujours en sorte que les croisements ne conduisent pas à une impasse inextricable. D’une manière générale, les accessoires sont toujours motifs d’angoisse : ruban qui glisse, ne se dénoue pas quand il faut, ou avec retard, mais aussi éventail qui ne s’ouvre pas, ou pas du bon côté, voire qui se casse. Mais là, tout est fluide et de maniement apparemment aisé. Pas d’inquiétude, les danseurs ont les choses bien en main.

On ne peut pas en dire tout à fait autant des personnages qui se font surprendre par un orage : retour rapide à la maison pour Lise, qui s’y fait enfermer par et avec sa mère. Le fil à tisser remplace le ruban à badinage, mais Lise ne se débarrasse pas pour autant de sa mère en la ligotant avec fil à la manière d’un chaton qui emmêlerait une pelote de laine autour d’une chaise. Un bref répit lui est cependant accordé par la somnolence de Simone, et c’est l’occasion d’un pas de deux très original, où Colas, depuis l’embrasure de la partie supérieure de la porte fait danser Lise, qui s’aide de la porte pour relancer une série de tours au doigt.

 

 

Simone finit cependant par s’éclipser après collecte de la moisson (danse enjouée des paysans rythmé à coup de bâtons, nouveau lien) pour aller chercher le notaire, et sans avoir en avoir eu vent, elle va récolter la tempête, puisqu’entre les boisseaux de blés déposés par les paysans se cache Colas. Que Lise, à son tour cache dans sa chambre au retour de sa mère. Qui devant l’indiscipline de sa fille, l’enferme dans la chambre. La punition n’est évidemment pas pour qui croit, et l’on imagine de là ass
ez aisément le dénouement : lorsqu’on découvre le couple enlacé au moment de faire descendre la jeune fille pour célébrer le mariage avec Alain, le contrat est déchiqueté avec rage par Thomas (ou le notaire, je ne sais plus) – et jubilation pour tous les autres. Le mariage est bien célébré et all is well that ends well, puisque c’est avec Colas.

 

Ire et rire

 

L’histoire contient donc un énorme potentiel de niaiserie, et pourtant le ballet ne l’est pas (niais), soit qu’elle (la niaiserie) soit contrebalancée par des touches d’humour, soit qu’elle devienne elle-même comique. Ce second cas pourrait être illustré par Colas, lorsque les marques d’affection ou de badinage deviennent too much, et le premier par Alain, personnage comique par excellence.

 

ici, Simon Valastro (pas trouvé Allister Madin non plus)

Il est timide jusqu’à la maladresse, complètement empoté et en même temps parfaitement grossier : il faut que son père le porte jusqu’à Lise qu’il n’ose pas approcher, mais sitôt qu’il lui a flanqué le bouquet dans la tête, il tâte du corset. Ses gestes raides et brutaux font de sa déclaration une parodie délicieusement ridicule. Allister Madin est véritablement excellent dans ce rôle, sûrement plus difficile qu’il ne paraît, puisque la maladresse du personnage ne peut paraître que si la technique du danseur est irréprochable et parfaitement en mesure. Les accessoires et costumes jouent également : les ruades avec un parapluie rouge en guise de cheval de bois déclenchent à chaque fois le rire, et Thomas réconforte son fils en tournicotant de ses doigts la petite houppette de la perruque de son pauvre choupinet privé de mariage (et donc de dessert, puisque Lise paraissait fort à son goût).

 

 

Autre personnage burlesque d’essence : Simone, la mère, dansée par un homme travesti. J’essayais hier sur msn d’expliquer à Yannick, étonné qu’on puisse rire devant un ballet, en quoi celui-ci était comique. Comme je n’y arrivais pas bien, je l’ai envoyé sur youtube, et il a eu cette formule « ah, je vois, c’est par grossissement théâtral ». J’ai trouvé cela très juste. Il y a bien sûr du comique de répétition, mais le rire est initialement déclenché par des gestes exagérés, démesurés : tout est outré –sauf le spectateur. Et Simone, avec sa colère contre sa fille, fait tout à fait partie de cette outrance débonnaire. Il faudrait citer presque chaque geste et chaque mimique d’Aurélien Houette, tordant, son étranglement lorsque Lise file la laine, sa peur dans la charrette qui la/le fait s’accrocher au bord… mais comme c’est impossible, on s’offrira de revoir son morceau de bravoure : la danse des sabots. Je me demande si cette danse trouve son origine dans les fêtes paysannes, et dans quelle mesure elle n’est pas reconfigurée comme un morceau de claquettes (si une balletomaniaque passe par là…). Quoiqu’il en soit, c’est amusant, et l’air est particulièrement tenace une fois qu’on l’a dans la tête.

 

 

Parmi les nombreux autres éléments comiques, il faut également mentionner les poules et leur coq, qui ouvrent le ballet et donnent d’entrée de jeu le ton de cette « comédie pastorale ». Tout en dérision, pas de place pour l’ironie amère : l’on peut rire franchement. Et je dois dire que je ne m’en suis pas privée (tout comme une femme derrière moi, joyeusement bruyante). Je crois bien qu’au-delà de la chorégraphie elle-même, c’est Myriam Ould-Braham dans le rôle de Lise, qui m’a le plus fait rire. Elle joue de tout, et la pantomime qui amène parfois des longueurs dans d’autres ballets devient ici l’occasion de mines impayables. Le premier quart d’heure où Lise goûte avec ravissement la crème qu’elle a préparée, se fait couvrir de poussière pour s’être cachée contre l’escalier au-dessus duquel Simone secoue les tapis, et fait des moues impossibles m’a déclenché un fou rire que j’ai étouffé à coup de pull (que voulez-vous, on ne peut plus rire sous cape à moins d’être un pottermaniaque). Et puis lorsqu’elle dans le deuxième acte elle boude sur le canapé ou descend l’escalier en se laissant glisser sur les fesses, et puis, et puis…

Rien à dire, elle est vraiment géniale, excellente comédienne, et sa technique irréprochable devient énergie enjouée ou innocente. Et je ne suis pas la seule à le penser – cf entre autres cette critique dont je partage l’avis concernant Myriam Ould-Braham : c’est également son travail de bras qui m’avait frappé la première fois que je l’ai vue, dans du Forsythe. Avant de la voir, lorsque je lisais les critiques dithyrambiques dans les magazines de danse, et que j’observais les photos, je n’arrivais pas à imaginer comment elle pourrait faire un tel effet. A présent… même lorsque d’autres dansaient, je préfére parfois la regarder. Et pourtant Emmanuel Thibault faisait un partenaire à la hauteur, tout aussi présent et vif (quoiqu’il ait un peu un regard ahuri, ce que je n’avais jamais remarqué pour n’avoir jamais été aussi près, et qu’on lui pardonnera d’autant plus aisément que cela lui donne un air sympathique). Autre exception à la constante observation de Muriel Ould-Braham : le danseur à la flûte, Mickaël Lafon, lumineux, exceptionnellement bien fait de sa personne (peut-être trop d’ailleurs – est-ce vraiment grâce à sa présence qu’on le regarde tant ?).

 

En résumé, un ballet très drôle, bourré d’humour, et une programmation formidable. Ce n’est pas l’humour anglais dans ce qu’il a de pince-sans-rire, mais les danses villageoises ont une tout autre tournure que la joie sérieuse du premier acte de Giselle, par exemple. Le seul autre ballet d’Ashton que j’ai vu est le Lac des cygnes, lorsque l’English National Ballet était passé au château de Versailles, et déjà la chorégraphie m’avait semblée plus « enjouée » que la version No
ureev. Bref, j’aurais bien envie d’en voir d’autres…

 

Si jamais cela vous a rendu curieux, le ballet dansé par le Royal Ballet est intégralement sur youtube : have a look.

 

 

Proust ou les intermittences du cœur, de Roland Petit

[Pas de photo : la flemme d’aller les charger sur photobucket, le post est déjà bien assez long, et j’ai mis les liens vers les vidéos, ce qui est plus appréciable. Puis comme je ne suis pas rentrée directement après le ballet, et que je suis encore sortie hier soir, le post revèle ma grande fraicheur d’esprit.]

 

Ce ballet était à l’affiche il y a deux ans, et une discussion avec un HK m’avait déjà fait regretter de l’avoir loupé : alors cette fois-ci, le regret potentiel de le manquer à nouveau ayant été ravivé par quelques posts, j’ai décidé d’y aller, fusse à l’arrache (comme tout ce que je fais en ce moment) et même au prix d’une place de parterre – que je ne regrette aucunement, puisqu’il est très appréciable d’être proche de la scène pour les pas de deux, surtout quand le ballet en est majoritairement composé.

On pouvait sans trop de risque supposer qu’une interprétation chorégraphique de la Recherche du Temps perdu n’allait pas mettre en scène quantité d’ensembles, encore que le roman soit entre autres choses une fresque de la société. Le programme précise qu’il ne s’agit pas d’une adaptation linéaire ; le contraire eût été à redouter, soit que les grands lignes eussent été vides de sens, soit que le fourmillement de détails nous eut embrouillé l’argument au point d’en faire une intrigue (discussion fort amusante ce midi sur les histoires des opéras et ballets, d’ailleurs). Peu importe que les jeunes filles en fleurs reviennent après que le temps ait été retrouvé, ou qu’Albertine et Andrée aient dès leur jeunesse du goût l’une pour l’autre. Roland Petit a retenu des ambiances, des scènes, et surtout des couples, au final, qui sont organisés en diptyque : quelques images du paradis proustien dont la légèreté est contrebalancée par l’intensité de celles de l’enfer proustien. L’idée est plutôt bonne, quoiqu’elle ne corresponde pas vraiment aux états successifs et contradictoires dans lesquels est jeté le narrateur proustien, et sur lesquels insistent les « intermittences ». En revanche, la discontinuité qu’elles suggèrent entre ces mouvements est très marquée, puisque le ballet se compose d’une série de tableaux qui, dans la première partie, semblent plus juxtaposés qu’autre chose, tandis que la deuxième partie réussit à créer une véritable cohérence qui ne laisse pas au spectateur le sentiment d’abandonner une scène pour passer à un autre, encore que l’on y passe bien d’une émotion à l’autre. Car si on oublie le côté patchwork aussi vite qu’on le ferait de celui d’une couverture dès que l’on s’est glissé dessous, c’est que les tableaux réussissent à émouvoir, et que, à leur manière aussi fluides que le texte, ils nous offrent un petit morceau de temps à l’état pur, de la présence, une intensité.

 

Acte 1 Quelques images des paradis proustiens

Juxtapositions artificielles mais plaisir authentique

 

« Faire clan »

Le premier tableau plante le paysage social du salon des Verdurins, où les invités bougent avec la mollesse de branches d’arbres bercées par l’air. Vaguement hypnotique, je ne sais toujours pas pourquoi j’aime ce genre de scène, que ce soit en danse (l’intérieur de la maison dans Wuthering Heights par exemple), ou en littérature (de Balzac à Claude Simon). Il faut croire que les souris sont comme les pies, attirées par tout ce qui brille, et en cela de vrais pigeons. Mon chéri Marcel était sage comme sa photographie, posé côté cour à la façon d’une signature au bas d’un tableau : voilà le poinçon qui authentifie les sources. L’exemplaire d’origine a en effet été lu et relu au point que certaines pages sont volantes : celle du salon des Verdurins s’est détachée du reste, elle est lue à part, en décalage par rapport aux pas de deux intimistes qui vont suivre – quand bien même c’est chez Madame Verdurin que Swann et Odette entendent pu la première fois la sonate de Vinteuil (enfin, je crois).

 

« La petite phrase de Vinteuil »

Mathilde Froustey est toute entière musique, insaisissable de fluidité, dans une robe blanche magnifique (ou plus sûrement ses jambes ainsi découvertes), longue derrière et courte devant, formant un pli arrondi relevé aux hanches – comme ça on dirait la description d’une tenture ou de vieux rideaux, mais je vous assure que c’est ravissant. Avec elle, une simple quatrième pointée derrière devient une délicieuse parenthèse dans la danse. Il faut en outre reconnaître qu’elle a une technique éblouissante, mais c’est justement à ce qu’on ne la remarque pas. Sa danse efface les pas et le geste disparaît derrière le mouvement sans rien perdre de sa précision et de sa signification. Disparaît également son partenaire, Yann Saïz, dont je me suis parfois demandé si le genou ou le pied en dedans était un pas parallèle voulu par la chorégraphie ou non – danser avec Mathilde Froustey ne pardonne pas.

 

« Les aubépines »

La douceur ambiante du tableau ne s’y prêtait pas, mais la salle aurait applaudit à la simple vue de la scénographie comme cela avait été le cas lors des diamants dans les Joyaux de Balanchine, que cela ne m’aurait pas étonné. Ce doit être l’effet truc suspendu dans les airs, façon guirlande design dans les Joyaux, et nuage d’oiseaux en origami dans Proust. Qui de surcroît flotte et se déplace comme un essaim paresseux. Ajoutez quelques ombrelles arrangées avec goût, cela se déguste comme une petite mousse légère.

 

« Faire catleya »

Je ne sais pas si c’est Christelle Granier en Odette, Bruno Bouché en Swann, la chorégraphie ou l’accord du couple, mais ce passage est formidable. Les deux danseurs, dans leurs costumes de « ville », sont également acteurs, et si la coquetterie d’Odette semble assez aisée à jouer (quoique agréablement non sur-jouée, justement), la présence de Bruno Bouché est plus saisissante encore. Les avances de son personnage sont assez pressente
s pour rappeler à qui Swann a affaire, tout en demeurant dans un registre qui sied à sa condition. La demi-mondaine est de son côté tout en demi-teinte, et la façon dont elle éloigne les bras de Swann est par exemple parfaite. Une image particulièrement me reste en mémoire : le couple de profil, initialement dans la même direction, Odette en grand cambré arrière, et Swann qui, de ses bras placés en un arc-en-cercle de même envergure que le cambré, dessine l’onde d’un corps que l’on peut imaginer frissonnant ; bras et cambré s’emboîtent à distance.

 

« Les jeunes filles en fleur »

Le tableau tient plus des aubépines que des catleya, mais ces jeunes filles en fleurs s’épanouissent bien, la corolle de leur robe au vent. J’aime au début, lorsqu’elles sont réunies en massif, leurs mouvements initiés par les genoux, en sixième face public. Puis quand ce même groupe isole Albertine du jeune narrateur (le livret marque Proust jeune, petite hérésie que l’on pardonnera), tout en la plaçant au centre de l’attention. Et surtout, j’adore Eleonora Abbagnato, qui de toutes les fleurs pourrait être associée à la rose si l’on ne faisait par là un bond de quatre siècles dans l’histoire littéraire. De toute façon, elle est moins mignonne qu’expressive, la fadeur du rose ne lui convient pas. Je garde un peu de munition d’enthousiasme élogieux, parce qu’elle apparaît dans les deux tableaux suivants.

 

« Albertine et Andrée ou la prison et les doutes »

Le titre me paraît un brin excessif, elles n’étaient pas bien tourmentées pour être en proie au doute. Et il faut pas mal d’imagination pour voir dans leur tendre marivaudage un potentiel pendant aux amours homosexuelles masculines de la deuxième partie. Ou alors c’est que Caroline Bance en Andrée ne m’a pas entièrement convaincue – non, le soupçon n’est pas permis sur Albertine.

 

« La regarder dormir »

Mon tableau préféré de cette partie avec « Faire catleya ». Déjà, la scénographie est admirable, tout simple qu’elle soit : un immense drap blanc coule depuis les cintres en fonds de scène côté jardin, entraînant avec lui la lumière des projecteurs qui tombe sur Albertine endormie. C’est autour d’elle que se structure le solo de Christophe Duquenne, jeune Proust (qui non seulement n’est pas Proust mais n’est plus si jeune que cela – qu’importe) davantage prisonnier de sa jalousie qu’Albertine ne l’est de son emprise – et ses mains arrimées l’une à l’autre dans le dos rendent concrète l’expression. Il relève Albertine comme s’il la ressuscitait et contrôle la somnambule avec autant d’aisance qu’un marionnettiste : un mouvement de bras, et Albertine de reculer en rapides menées en parallèle (j’adore ces pas que je déteste pourtant danser – il faut dire que j’ai vaguement l’air d’un crabe à force de lenteur, tandis que sa rapidité confond presque les deux chaussons. Je me souviens d’ailleurs de la première fois où je suis allée à l’opéra, voir Giselle, et où Myrtha –plus de souvenir de la distribution en revanche- m’avait semblé montée sur roulettes).
Le pas de deux proprement dit est sublime et son souvenir ne se laisse apprécier que par la mémoire de figures précises… arabesques déséquilibrées par des bras cherchant la fuite ; porté en grand écart renversé ; promenades en attitude pliée devant, le buste recroquevillé sur la jambe, à essayer de se dérober à la jalousie envahissante de son partenaire, promu au véritable rang de boulet lorsque, allongé sur le dos et agrippé aux chevilles d’Albertine, il l’entrave dans sa marche et ne cesse de revenir à sa hauteur. Dit comme cela, c’est un peu ridicule, mais je peux vous assurer qu’il n’en est rien sur le moment. Pour preuve de ma bonne foi, voici une version que j’ai trouvée sur youtube, dansée par Lucia Lacarra (je l’avais vu danser ce pas de deux, mais c’était avec Cyril Pierre). Tout en sachant qu’Eleonora Abbagnato, si elle n’a pas les possibilités physiques de la précédente, ne laisse pas de donner une autre ampleur à son rôle (c’était un petit rajout d’enthousiasme pour la route). Le tableau s’achève lorsque le rideau tombe, sauf qu’il ne s’agit pas de celui de la scène mais du drap qui en ondulant va faire un linceul à Albertine, tandis que mini Prousti, de dos libère ses mains, doigts écartés, monte les bras au ciel et semble commander en apprenti sorcier des sentiments à la disparation de l’objet de son amour.

 

Acte II Quelques images de l’enfer proustien

Ou comment l’on passe de délicieux petits-fours sucrés à un rôti bien ficelé (force est de reconnaître que les flammes de l’enfer permettent une cuisson à point).

 

« Monsieur de Charlus face à l’insaisissable. »

Côté jardin, au fonds, sur des gradins, deux brochettes d’imperturbables spectateurs, gantés de blanc, qu’on pourrait presque prendre pour des juges de la prestation de Morel s’ils n’avaient pas les applaudissements si étriqués (à côté, une caricature de vieille de salon de thé, qui parle la bouche en cul-de-poule paraîtrait excentrique) : c’est du plus bel effet visuel. Mêmes gants blancs et effet encore plus comique pour Monsieur de Charlus, logé dans un corps tout sec de Simon Valastro qui confère à son personnage en aspect de lutin hystérique. C’est curieux, cet aspect électrique est bizarre ; j’imaginais le personnage imposant le respect à force de graisse et affichant d’un même coup son rang social et le mépris qu’il lui voue par une lenteur empreinte d’une gravité affectée. Il faut néanmoins avouer que l’humour introduit correspond bien à celui que l’on trouve dans le texte : les piques se cachent dans les vagues de propositions, les personnages ne manquent pas de s’y empaler, jusqu’à se dégonfler comme des ballons de baudruche : tout le monde en prend pour son grade, et le lecteur pour son plaisir. Réjouissant de méchanceté.
L’ironie moqueuse du personnage de papier se tourne en ridicule contre sa représentation scénique – mais non contre le danseur lui-même, s’il est vrai que son jeu de scène est drolatique, surtout lorsqu’il essaye de s’approcher de Morel et trace le contour de sa silhouette à coup de mains gantées qui semblent buter contre une vitre – fumée, hein, la tenue noire de Morel ne semblant pas immédiatement suggérer au baron que l’âme de son jeune premier lui est assortie. Quant à Audric Bezard, il vaut bien l’admiration que lui voue Monsieur de Charlus : grand et fin à l’extrême, sa présence et sa grande aisance technique lui permettent de narguer allégrement le baron, de demeurer de marbre face à son empressement (en même temps, avec un physique de statue grecque…), et ainsi de former un excellent duo avec Simon Valastro.

 

« Monsieur de Charlus vaincu par l’impossible »

Cruelle déception, l’Apollon s’est trouvé quelques nymphettes qui, n’étant pas attachées à un dieu, prennent l’apparence de prostituées : joyeux bordel dans les projets du baron, qui observe horrifié la partie de plaisir à laquelle sa proie se livre avec des êtres féminins – brrr, tremblez, baron, devant ces ravissantes domestiques du vice, en cha
ussettes rayées, jupes retroussées, bustier garni et choucroute orangée sur la tête
. Elles sont pourtant parfaites dans leur rôle, jusque ce qu’il faut d’aguichant dans les épaulements sans tomber dans la caricature vulgaire (en même temps, qui a déjà mis des chaussettes rayées à des filles de joie ?). Tandis que le dieu du stade, nu comme un vers, mais dans une position fort étudiée, s’est installé sur le divan/lit/pouf rouge, les modèles de Toulouse Lautrec, mi-voilées mi-dévoilées par trois grands pans de tissu rouge qui tombent des cintres (comme c’était le cas pour le dernier tableau de la première partie), assurent le spectacle avant de s’en donner à cœur joie (et d’y faire participer le spectateur) en poursuivant Monsieur de Charlus. Et pendant que Morel se repaît du spectacle de ses poules, on peut vérifier la plastique impeccable d’Audric Bezard. Heureusement, il finit par se relever et aller se rhabiller pour se préparer à danser de nouveau – parce que le port de tête a beau être superbe, sa danse l’est bien plus.

 

« Les enfers de Monsieur de Charlus »

Le spectateur prend la place du narrateur proustien du dernier tome, derrière l’œil de bœuf, à travers lequel on assiste aux débauches du baron. Les chaînes sont remplacées par les bras musclés de quatre durs à cuire qui avec des portés athlétiques en font voir de toutes les couleurs à notre maigrichon Charlus – l’effet comique né du contraste des tailles et corpulences est encore renforcé par les rasants qui projettent sur le mur les immenses ombres des bourreaux de victime volontaire. Charlus est secoué comme un toon, retourné comme une crêpe (par ceux qui cherchent à le piétiner en cadence), battu comme du linge sale et essoré vigoureusement avec force vols planés. Une grande rasade de Tex Avery dansé, l’humour ne le cède jamais à la pitié.

 

« Rencontre fortuite dans l’inconnu »

Après des débauches si enlevées vient en contrepoint un tableau de calmes voluptés : « l’obscurité qui baigne tout chose comme un élément nouveau a pour effet, irrésistiblement tentateur pour certaines personnes, de supprimer le premier stade du plaisir et de nous faire entrer de plain-pied dans un domaine de caresses où l’on n’accède d’habitude qu’après quelques temps. » Le programme donne le ton citation à l’appui, mais contrairement à ce que pourrait laisser croire l’allusion à l’obscurité, la scène est lumineuse. Un panneau blanc puissamment éclairé transforme les danseurs qui évoluent en avant-scène en ombres chinoises. Un pur jeu de formes est alors offert au regard par les corps de trois hommes et une femme, qui justement ne mettent plus les formes entre eux. L’emmêlement des corps n’échappe à l’acrobatie que grâce à la force des danseurs et la solidité de la danseuse, qui semblent évoluer dans une sorte de liquide amniotique lumineux. Des portés aux positions improbables se s’enchaînent dans une liaison parfaite, les poses sont plus que suggestives (corps en jonction ou qui jaillit, main écartée dans le prolongement du corps dressé en diagonale…) mais cet explicite n’est jamais vulgaire, la nudité restant implicite : tous sont en collants, y compris Juliette Gernez (pourtant avec toutes les manipulations des portés, cela ne devait pas être très confortable), mais la pudeur est préservée par le contre-jour. Il ne reste que des corps, des lignes, des courbes, du mouvement pur, liquide, lumineux – une esthétique éblouissante.

« Une rencontre fortuite » était en rupture avec les débauches enjouées du baron, arrivant avec la nécessité d’une petite mort après le crescendo du tableau précédent ; il est plus en continuité avec le tableau suivant, d’où que l’on peut le voir comme une transition entre le ton outrancier et comique de Monsieur de Charlus et celui tout en intensité du duo Morel/Saint-Loup, bien qu’il présente une discontinuité dans la trame narrative. (mouais, pour la clarté, on repassera).

 

« Morel et Saint-Loup ou le combat des anges »

Morel est censé pervertir Saint-Loup (d’après le livret, parce que là on tombe dans les volumes que je n’ai pas lus), mais le « combat des anges » oppose moins deux forces antagonistes que chaque homme à son vice – enfin ce qui était alors considéré comme tel ; d’où qu’on a l’impression d’assister à l’expression d’une passion plus que d’un combat. Pas de binaire noir/blanc, d’ailleurs, ils sont habillés à l’identique (quelques secondes pour les démêler l’un de l’autre). Le binôme fonctionne très bien, puisque Audric Bezard et Hervé Moreau sont de même taille, tous deux fins et dotés d’une solide technique. Mais entre le sujet et l’étoile, la différence se fait sentir, et pas dans le sens où on l’attendait : Audric Bezard ressort beaucoup plus que son aîné dont la personnalité paraît plus fade. Je crois que je n’avais jamais vu danser Hervé Moreau, mais ce n’est pourtant pas impossible, vu qu’il ne me laissera pas une impression inoubliable. J’ai l’air de cracher dans la soupe, comme ça, parce qu’il est indéniablement très bon danseur, mais certains, même plus bas dans la hiérarchie, sont tout de même autrement artistes – les ballets de Roland Petit font particulièrement ressortir la différence qu’il peut y avoir entre les deux, et qui ne saute peut-être pas aux yeux de la même façon dans un ballet classique, moins théâtral. Autant dire que cela ne m’a pas empêché de rêver sur mes deux oreilles.
Les duos entre hommes ont ceci de plus par rapport aux pas de deux en couple qu’il n’y a pas un des deux qui éclipse son partenaire uniquement préposé à le mettre en valeur : les portés sont à double sens, les danseurs s’équilibrent, conjuguent leurs forces pour démultiplier leur puissance. Pas de risque de coquetterie, à partir du moment où l’un accepte de glisser sa main dans celle de l’autre, les forces se heurtent à égalité ou s’abandonnent de concert.

 

« Cette idée de la mort… »

Pour finir, rien de mieux que de faire mourir tout le monde, c’est radical comme expédient – mais que cela se fasse avec brio ! Ce dernier tableau n’en manque assurément pas, qui fait réapparaître la société aperçue lors du tout premier tableau, mais vieillie, grimée de fard blanc, unifiée dans des costumes noirs, société dont les mouvements autrefois fluides se sont grippés jusqu’à devenir saccadé. Les morts en devenir sont désarticulés comme leur futur squelette et font du bal du Temps retrouvé une véritable danse des morts, orchestrée par Madame Verdurin devenue duchesse, Stéphanie Romberg, sculpturale en maîtresse de cérémonie, parfaite dans le rôle. Les différents couples refont surface avant de disparaître de celle de la terre : c’est le bouquet de ce feu d’artifice final, avec force fumée d’ailleurs. Il faut également compter dans la scénographie un immense miroir qui est suspendu obliquement en fonds de scène, mais je manque d’interprétation foireuse sur ce coup-là : démultiplication des morts ? enfermement dans un espace plus aplati (puisque le miroir est incliné) ? rappel de ce que ce n’est qu’un reflet de l’œuvre que l’on nous a proposé ? Quoiqu’il en soit la fin est grandiose. La mort arrive comme une clôture nécessaire pour donner à la vie de ces personnages la figure d’un destin – et celle de Proust, figée dans sa pose de p
hotographie (la même que lors du premier tableau – le ballet est peut-être plus construit que je ne le croyais) signe celui de son œuvre : beau devenir que ce ballet !

 

Pour une vidéo-résumé / bande-annonce, c’est ici.

La Bayadère, par le Saint-Pétersbourg Ballet, au théâtre des Champs-Elysées

 

 

Au risque de ne jamais obtenir le titre de balletomane #5 (les quatre premières sont l’équivalent de groupies), je dois avouer que je ne connaissais pas l’existence de cette troupe. Danseuse russe me fait automatiquement penser au Bolshoi et au Marinsky, mais avec l’école Vaganova, globalement, ça s’arrête là. Alors la soirée d’hier a été une double surprise : une place m’est tombée du ciel grâce à une certaine fée Clochette et par l’entremise de Palpatine. Premier balcon de face, qui plus est (du coup j’ai promis que jamais la petite souris n’aurait de dent contre la fée Clochette).

J’avais déjà vu une fois la Bayadère à Bastille, avec Agnès Letestu dans le rôle titre (et donc évidemment José Martinez en Solor), dans la version de Noureev d’après Petipa. Ici, c’est revu et corrigé par plein de noms bourrés de v et de k, mais le fonds est toujours le même – je reviendrai peut-être une fois ou deux sur tel ou tel détail, mais la majeure modification de Noureev me semble être d’avoir donné aux garçons des parties dansées plus copieuses (les petits sauvages étant tenus par les enfants de l’école) – sinon c’est assez proche tout de même. Ce qui fait une différence violente de prime abord, ces sont les décors et les costumes : ceux là semblent sortis du livre de la jungle (et si vous regardez ce Disney, vous vous apercevrez qu’il a bien vieilli, le décor étant inanimé, et utilisé comme une toile de fonds devant laquelle on aurait filmé les personnages dessinés) et ceux-ci sont très inégaux. Autant le costume de Nikiya dans sa variation du deuxième acte pourrait presque me conduire à la troquer contre le costume orange de la version Noureev, et les tutus plateaux plus larges qu’à l’opéra de Paris donnent une tout autre allure (il faut voir aussi le physique des filles), autant les immenses tutus rose fuschia qui bloblottent ne me semblent pas une heureuse trouvaille, et le vert d’eau ne va pas du tout avec le parme (pour ne pas dire jure affreusement). On aurait dit qu’ils avaient récupéré des costumes à droite et gauche, mais le manque de cohérence était vite oublié, fondu dans le mouvement.

 

 

Parce que le travail de buste des Russes n’est pas une légende : loin d’être une extension gênante du corps et un élément superflu tout juste bon à équilibrer le mouvement, leurs bras sont d’une expressivité remarquable, et leurs cambrés à tomber raide, encore mis en valeur par les brassières des costumes – qui laissent apercevoir des ventres creux à force d’être plats, et comme un décrochement sous les côtes, si bien que nos danseuses françaises paraitraient avoir un tronc pour buste. Et s’il n’y avait que ça : des jambes longues, longues, interminables, fines, parfois trop. Gamzatti avait vraiment deux allumettes qui donnait l’air à ses mouvements de manquer de liant – à moins que ce ne soit sa taille qui fasse cet effet – à moins encore une fois qu’elle paraisse géante à cause de cette maigreur. Globalement, la plus épaisse serait parmi les plus fines à l’opéra (j’exagère un peu, mais c’est pour donner une idée). Mais surtout, plus encore que la minceur/maigreur des jambes, c’est leur forme étirée, fuselée. Leurs attitudes allongées immenses, « à la russe » ( et ça vaut bien de temps en temps des genoux introduisant un hésitation entre arabesque et attitude dans les sauts). Et les pieds fins (je suis sûre que c’est l’effet Grishko, si seulement ce n’était pas aussi difficile d’en obtenir…), assortis à des coups de pieds de malade, cela va sans dire.

 

 

Maintenant que j’ai assouvi mon avidité de détaillage, la danse ! Je ne résume pas le ballet lui-même, je suis sûre que le web regorge de synopsis dans le genre. Le prince, Danila Korsuntsev, était tout à fait charmant, mais pas aussi bon acteur qu’Irina Kolesnikova, la bayadère : c’est elle principalement qui m’a conduite à m’extasier sur le travail des bras. Technique assez forte pour se faire oublier – quelques rappels tout de même dans le troisième acte où la tension dramatique n’est plus vraiment de mise d’une part au regard du déroulement de l’histoire, et d’autre part, à cause de la difficulté technique.

L’acte blanc est à vous faire sortir une série d’onomatopées, à commencer par la descente des ombres, sur fonds d’étoiles (là il y a une image du Sang des étoiles – Malandain- qui a fait pop sous mon crâne). On peut trouver ça too much, surtout l’apparaition de chaque nouvelle ombre encadrée dans le décor, il n’en reste pas moins que j’adore cette répétition hypnotique. Mais très curieusement, alors que c’est habituellement un passage obligé pas forcément très heureux, je crois que j’ai presque préféré les parties de pantomime ou de chorégraphie plus jouée que dansée. Gamzatti et Nikiya étaient si expressives qu’on se laissait embarquer sans problème, et que leur bataille de chiffonnières se disputant un prince parjure et volage était délectable. C’est souvent délicat qu’une danseuse d’un rang inférieur dans la hiérarchie du ballet soit crédible en princesse supérieure à la petit
e bayadère incarnée par une étoile confirmée. Dans la représentation que j’avais vu à Bastille, Stéphanie Romberg avait beau avoir de l’allure, elle avait du mal à être hautaine face à Letestu. Ici, il n’en est rien, et l’on a vraiment deux danseuses qui rivalisent également en femmes, épaulements d’attaque et d’esquive, jeu d’humilité d’un côté et assurance royale de l’autre, l’une et l’autre se rehaussant mutuellement. Gamzatti, Marina Vejnovets, était vraiment classe, même sur demi-pointes (curieux, ça) – en comparaison j’ai été un peu déçue de sa variation, sur pointes, évidemment – mais c’est tout relatif.

Puisque en tout illogisme j’ai commencé à raconter le ballet à rebours, j’ajouterai pour parachever le désordre une petite pointe d’enthousiasme (très vif) pour une danse plus qu’enlevé du deuxième acte – mais comme je ne retrouve pas la feuille des distributions, là, vous n’en saurez pas plus. Et on ne peut pas ne pas dire un mot sur l’idole dorée – quoique je l’avais presque oublié dans le feu sacré de l’action. C’est un moment en or pour l’amateur de technique, et Alexander Abaturov a été d’une solidité de fer, massif comme un lingot – si l’on est habitué à chipoter sur le plaqué or, on pourra regretter que cela passe en force (surtout les bras, curieusement, dont la brutalité contredit un peu la préciosité des doigts).

Un ballet délicieux comme un gros loukoum, pour résumer – avec une légère frustration pour les saluts, d’où sont exclus tous les absents du troisième acte, dont tous les danseurs (à l’exception du prince) et Gamzatti – ou alors je n’ai rien compris et elle s’est reconvertie en une des trois ombres solistes, mais cela me semble peu probable. Le corps de ballet devrait aussi saluer seul, parce qu’il était d’une rare synchronisation (sans rien avoir de mécanique en plus), et qu’il est encore moins potiche que dans la version Noureev : sans jouir de la même attention, les demi-solistes (je suppose) se cognent des équilibres aussi longs que l’étoile, en fresque immobile derrière elle. Va pour la star, mais on oublie trop souvent la qualité de l’ensemble qui en réhausse l’éclat.

Le Songe d’une nuit d’été, Vivaldi et Cendrillon

Spectacle de l’école de danse à Fontenay-le-Fleury le week-end dernier, et réjouissantes âneries. Puisqu’il n’est pas question de faire l’autruche, je vous mettrai quelques photos quand je les aurai reçues.

Course en coulisses, une demie-heure le premier soir pour mettre les lentilles ( trois filles sur moi, yeux de lapins albinos, allégremment maquillés ensuite), élastique des pointes qui craque après la première entrée en scène… petits couacs qui n’efface pas le plaisir de la scène. J’avais eu un peu peur à la générale où, clairement, je n’étais pas dans mes pointes et où le ballet est passé comme un train sans arrêt dans une gare. Attention au passage d’un train, éloignez-vous de la bordure du quai, s’il-vous-plaît. Fermez les yeux et ne regardez pas. Le noir de la salle semblait un trou béant, qui engloutissait chaque mouvement esquissé et l’affadissait aussi sec.

Mais samedi, lentilles posées, les éclairages m’ont semblé plus forts, tissant de leurs faisceaux un espace dense ; l’obscurité n’était plus vide, mais un écran noir sur lequel faire impression, et derrière les regards. J’étais , mieux que le bourdon de la pub pour le sucre, même, parce que je n’étais pas un témoin parasite. Là intensément, même dans les moments de pantomime, qui ne sont pourtant pas mon fort. En même temps, avec un partenaire à qui donner la réplique, c’est de suite plus crédible. (Je vous laisse imaginer à la générale le pas de deux en solo et la promenade arabesque en dehors – un chef-d’oeuvre de caricature). Et puis la complicité, que je vous salue mes fées, et n’oublie pas, hein, épaule gauche avant d’entrer en scène (toujours pour la promenade arabesque), et plus tôt, hors scène, les trocs je-te-maquille / tu-me-coiffes, qui a de la laque ? Et puis aussi le constraste scène/coulisses immédiates : notre professeur en lutin espiègle qui sortie de son royaume rouspète Mais il est parti avec les fleurs cet imbécile ! avant de repartir tout sourire ; un petit page très digne en scène, qui derrière fait du strip-tease pour devenir luciole ; les entrées et sorties suivies, fluides, et les embouteillages derrière les scotchs blancs, que je me colle au pendrion pour ne pas me faire décapiter par un grand jeté de sortie ; les facéties légères en lumières, le corps plié en deux pour retrouver son souffle dans l’ombre. Un profil en amphore grecque aux anses de cils glâné sur le mur, et partout des ombres chinoises qui doublent le royaume des fées shakespearien. Combat dans la forêt : faites cliqueter les mousquets ; Puck prend le contrôle des amants dépareillés : un petit tour en essoreuse à salade, pour la peine, et que je ne te reprenne pas à piquer la fiancée de l’autre ; éprise d’un âne : je me marre un brin (d’herbe). Le kitsch des coulisses fait féerie de scène et l’écueil du lyrique dégoulinant est évité avec humour et pointes pétillantes.

Samedi prochain, donc samedi 23 mai, autre spectacle – celui de la mauvaise troupe, cette fois-ci, au théâtre Montansier, à Versailles. Parmi d’autres compagnies des Yvelines, nous feront deux passages : la reprise d’une chorégraphie sur l’hiver de Vivaldi et un nouveau délire sur la musique de Prokoviev, genre Cendrillon renaît de ses cendres. Une dizaine de minutes chacun. Si vous voulez venir faire un tour… et pour les amateurs, la veille, il y a le junior ballet du CNSM de Paris. La répétitrice de la section contemporaine nous a fait un cours mardi (enfin une masterclasse, comme on dit – bien que nous soyons plutôt ignardes en contemporain). Il faudra que je vous raconte aussi, mais une fois que ma hanche ne me fera plus mal et que mon oeil de perdrix n’aveuglera plus mon jugement.

Rat de bibliothèque d’Opéra

 

 

Visite à l’opéra Garnier, hier, à l’occasion de portes ouvertes où l’on avait libre accès à la bibliothèque des lieux, dont j’ignorais jusqu’alors l’existence. Mais qui donne envie d’avoir quelque mémoire à rédiger qui en rende la fréquentation nécessaire. Même si les ouvrages sur la danse sont plutôt minoritaires face aux livrets d’opéra (ou reléguées à l’entresol, où il n’y a plus de grillages ni d’yeux baladeurs), et si l’italien, le russe et dans une moindre mesure l’anglais le disputent au français.

 

 

Cette bibliothèque s’est superposée à toutes celles que j’ai visité lors de mon voyage en Autriche-Hongrie-Prague, que je ne saurais pas rattacher à un lieu cartographiable (hormis la bibliothèque nationale de Prague, que je remets très bien, peut-être grâce à ses gros globes terrestres, comme autant de planètes qui donnent l’impression que le monde vient d’être créé) : elles sont hors du monde puisqu’elles le contiennent virtuellement dans leurs pages, prêt à surgir à la moindre lecture. Mais celle-ci n’est pour ainsi dire pas à sa place dans ce lieu qui lui est pourtant consacré : elle serait presque une profanation. L’éphémère n’a pas cours dans l’éternité du savoir, que l’on voudrait toujours déjà su. Observer bien plutôt le silence, et les tranches multiples de ce temple tout en colonnes, les reliures et les dorures, qui se confondent. Se garder surtout de profaner la pure possibilité d’un savoir absolu – image enluminée par l’imagination, que l’on ne peut toucher qu’avec des gants blancs – dans une salle de lecture.

 

 

Cette dernière, à Garnier, paraît bien plus actuelle que la bibliothèque à laquelle elle est accolée, et si une bouteille de Badoit abandonnée sur une des tables par un lecteur/chercheur amuse comme on regarderait avec curiosité, dans un château, la poupée d’une princesse morte, placée dans la chambre conjugale, elle paraît simplement déplacée de se trouver derrière le cordon de sécurité. La salle de lecture aurait plutôt un air de bureau de ministre, auquel on aurait monnayé un aspect respectable à coups de dorures, lustre, horloge à sphinx et baromètre compris. Tandis que la bibliothèque même garde sa majesté, certes teintée de démocratie, comme le trahissent les gommettes blanches avec le code de référencement sur toutes les tranches, et bien qu’elle soit assaillie de visiteurs – gémissements du parquet. Mais la bibliothèque toute allongée qu’elle est ne forme qu’un couloir, et la profanation aveugle des appareils photo sans flash ne parviendra pas à lui arracher sa vertu.

 

 

Partout ailleurs, des appareils photos, derrière lesquels on devine parfois des touristes qui prennent des clichés à la volée, pour garder quelque chose, car il n’y a pas de boule de neige avec palais Garnier miniature à la sortie ; ou d’autres, qui viennent pour faire de la photographie, au singulier et avec trépied – pour cela le lieu leur serait presque égal, agréable seulement en ce qu’il est peuplé de mannequins aux canons grecs et dociles à la pose.

 

Parquet flottant

 

Toutes les allégories, le marbre, les marches, les lustres, balustrades, balcons, dorures, moulures et moult autres choses sont pompeuses et lourdes de respectabilité à affirmer. Mais j’ai peine à le leur reprocher, tant l’opéra est dans mon esprit le palais Garnier, indissociable des spectacles qu’on vient y voir : les marches marquent le début du défilé du corps de ballet, le velours des loges est l’atmosphère chaude qui précède la représentation, et le lustre de la salle, ronde joyeuse de la danse même.

 

 

J’ai finalement du mal à octroyer à l’opéra le droit d’exister pour son architecture. Observer les gens goûter le bâtiment indépendamment de sa fonction devient délicieusement comique d’absurdité – petites fourmis faisant une visite immobilière d’un navire qui n’est pas à vendre. Je suis l’une d’elles, pourtant.

 

 

 

Mais dois me rendre à l’évidence que je ne trouve cet opéra beau que par les ballets auquel je viens assister. Je me suis souvent dit que j’aurais aimé profiter d’une loge, à partager avec des amis, prendre le temps d’accrocher ses affaires, de converser avant le début de la représentation sur le morceau de corail de l’espèce de canapé de côté, de mettre un peu d’ordre à sa coiffure dans l’éclat lumineux du miroir, sentir le velours et l’appui amical de la balustrade – mais à l’évidence, la familiarité conduit seulement à ne plus rien en voir. La nostalgie de la baignoire des Guermantes n’est qu’une arabesque ornementale de ce que j’aime ici.

 

 

Les portes ouvertes rendent au lieu son statut de simple édifice, soulignent son architecture lourde, et la valeur que je lui accorde étant uniquement subjective, il me paraît tout simplement bizarre que la foule l’examine sous toutes les coutures, foule à qui je n’ai aucune garantie pour lui attribuer une affection toute subjective comme la mienne : derrière leurs appareils photos, qui ne sont pas le prolongement de mon œil, l’opéra est bien un objet.

 

Il faut une autre subjectivité qui, vous prêtant sa vision, vous permet de voir la chose d’un œil neuf. J’ai retrouvé là-bas un bloggeur, Plapatine, et c’est en sa compagnie que j’ai commencé à regarder l’opéra sans majuscule, sans « de Paris » accolé derrière, sans spectacle en somme. Comme quelqu’un qui ferait parler devant vous un album de famille en vous racontant l’anecdote qui y est certes bien présente (et pas seulement associée) mais cachée à l’observateur non averti ; ainsi de ce buste de « déesse » de l’éclairage à l’électricité, qui possède un fil électrique en guise de collier.

Même si au final, à s’être posté au premier étage pour observer l’escalier central et les gens qui s’y agitaient, on a fini par discuter en oubliant un peu le cadre – par où l’on rejoint ce qui fait le charme du lieu, sa capacité de mise en scène.