Play

À l’entracte, alors que les dernières boules de Play sont poussées dans la fosse, Mum montre un enthousiasme similaire à celui que j’ai pu éprouver devant le Don Quichotte de Vassiliev et Ossipova ou encore devant One flat thing, reproduced de Forsythe : une décharge de joie pure. J’ai davantage apprécié la première partie comme un buffet, en picorant de-ci de-là mes passages préférés :

    • les fnerfs, danseuses-cerfs en casque à cornes et sous-vêtements chair, qui défilent sur pointes, démarche chaloupée, tête baissée et regard relevé juste ce qu’il faut pour convoquer dans un même élan réfréné la silhouette butée des mannequins haute couture et l’animal à bois.

  • le numéro de claquettes-pointes de Marion Barbeau, sonorisé en live par Simon Le Borgne, qui abat un micro sur le gros cube blanc à chaque pas de la danseuse – le contraste avec la tentative habituelle inverse d’en masquer le bruit m’a fait sourire, et surtout : Marion Barbeau transpire tellement la joie qu’on ne peut qu’en être éclaboussé.
  • la pluie des balles vertes, qui tombent du ciel et rebondissent sur presque deux mètres, au niveau du parapluie de Caroline Osmont, imperturbable, qui en vérifiait la ponctualité quelques secondes auparavant, attendant l’averse comme le bus. Ce qui tombe en masse des cintres me fait toujours de l’effet : les fleurs de Wuthering Heights, la première fois, les débris neigeux du Casse-Noisette tricéphale de l’an dernier, le drapé de Kaguyahime, la neige de La Passion de la petite fille aux allumettes, les paillettes lors des adieux… J’aime ces cadeaux qui tombent du ciel.

La première partie s’énumère : free play du corps de ballet comme un groupe d’enfants sur la plage ; woman (et quelle femme) on cube ; boy and girl play ; François Alu et Adrien Couvez en buddies qui me rappellent un numéro de Samuel Murez et Takeru Coste, grimés en mime ; les danseuses becoming something else, something fnerf  et la pluie de balls. Et qui échappent à la taxinomie de ces tableaux : Aurélien Houette dans une large robe, qui flotte encore plus que le cosmonaute (transfuge de La Bohême mise en scène par Claus Guth à Bastille ?) surgi d’une des innombrables portes alignées en fond de scène comme des cabines de plages — tous deux dessinent les trajectoires d’un jeu dont on a perdu les règles et dont on ne comprend plus l’enjeu. Ce flottement, dans lequel s’engouffre la poésie, laisse aussi des blancs, la trace d’un léger malaise, qui s’énonce pourtant clairement d’entrée de jeu, vidéoprojeté au fond de la scène : we are trying to play / on essaye de jouer. On essaye. Ce n’est pas commode. On ne sait pas comment lâcher prise tout en en conservant une sur le monde. On essaye, sans toujours retrouver la nécessité, le sérieux d’un enfant qui joue. Pas facile de jouer à jouer. Ni de regarder sans participer, même si la joie d’Allister Madin faisant valser les boules vertes avant de s’y laisser tomber est contagieuse. Nous aussi, on aimerait plonger dans cette piscine à boules, l’aire de jeux McDonalds importée en plein cœur de Garnier. La frustration fait partie du jeu, tout comme le flottement, dont je puis comprendre qu’il insupporte certains (ça sonne creux).

À l’entracte, donc, je suis contente d’être là, sans pour autant ressentir la même bouffée de joie que Mum, surexcitée. J’ai cinq ans, pourtant, devant l’immense sapin du foyer — en me demandant s’il y aurait quelqu’un au sapin (à la grosse dame bleue à Bastille, au sapin à Garnier), je me suis rendue compte qu’il y aurait au moins ledit sapin, qu’on était à cette période de l’année-là.

La tendance s’inverse en seconde partie : l’excitation de Mum se calme, et je plonge dans la fascination. Pas tout de suite, mais lorsque le jeu, a priori disparu d’un univers gris et productif, revient en contrebande, méconnaissable : ce n’est plus un jeu identifiable auquel on joue, mais le détachement ludique avec lequel on se met à envisager toute activité humaine, surtout les plus absurdes. Le mystère brumeux des fumeurs qui s’asphyxient dans leur enclos ; la chaîne de diffusion des boules, prélevées via la trappe d’un gros cube pour être jetées dans la fosse — remplir la mer à la petite cuillère. Ce n’est pas forcément drôle ; c’est même souvent triste. Le jeu, c’est aussi celui des contraintes, les blocs de temps que l’on déplace, les interstices que l’on essaye de se ménager, par lesquels s’engouffre la poésie qu’on veut bien y voir — par lesquels son absence se fait sentir aussi. La voix off qui s’écrit le long de la fosse me parle : les années d’apprentissage, de formation, de jeu et de perfectionnement… pour quoi ? pour déboucher sur rien, la répétition des jours et des vies, les étapes que l’on coche en se demandant si c’est bien ça, réussir sa vie, si la réussir n’empêche pas de la vivre. Ce ne sont pas ces termes, mais c’est exactement ça   l’élan soudain suspendu, l’eschatologie perdue dans un temps qui s’accélère, linéaire. J’ai dû me redresser. J’écoute, j’attends. Plus qu’attentive, je suis avide de cette parole, de ce qu’elle va dire. Évidemment, elle se tait.  Évidemment, danser. Quoi d’autre ? Jouer à savoir, jouer l’adulte, jouer à l’enfant, quand on croirait qu’on saurait un jour. Créer, ne jamais cesser de créer — le mode mineur du jeu, ou majeur, quand le bac n’est plus rempli de sable ou de boules, mais de lauréats et de moins chanceux.

<Et la seule danseuse classique du plateau, en tutu noir sur un gros cube blanc, répète le même mouvement, soutenue par son partenaire : une arabesque qui se développe en quatrième très bas, et repart. Ce qui, dans son surgissement, ressemble à un geste de renoncement (pas de grand développé, le pas de deux est avorté) dégage dans la répétition une beauté bien à lui, qui, je ne sais pourquoi, me mettrait presque les larmes aux yeux.

(La musique aussi, sans doute. Décousue dans la première partie, elle fait dans la seconde corps avec la danse. )

Je me suis demandée s’il n’aurait pas fallu finir par la première partie. J’ai attendu le retour de ses créatures, dont j’ai cru qu’elles se mêleraient, qu’elles co-existeraient avec le reste, le gris, comme des Willis de nos jeux enfantins, des présences-souvenirs, qui feraient coexister le jeu ludique et le jeu contraint. Mais non, rien, pas de revenantes. Les fnerfs et les autres sont mises sous clé, enfermées dans le paradis perdu de l’enfance — qui n’a jamais vraiment existé en tant que tel, mais que l’on continuera à convoquer, peut-être.

Il faut que la chanteuse revienne sur scène après le noir pour ressusciter à grand-peine l’élan premier, et faire jouer le public ; tout ce qui a été filmé et diffusé sur les réseaux sociaux comme si c’était l’essentiel du spectacle : Garnier discothèque, les ballons géants (j’ai pu participer à la relance une fois, du bout de doigts), les boules (jaunes, cette fois-ci) lancées dans le public, au parterre principalement, et un peu vers les loges immédiatement de côté, propulsées par des raquettes de badminton. Cela devait être un peu frustrant vu des loges, forcément. De près, j’ai retrouvé le lien qu’avait réussi à instaurer Boris Charmatz dans les espaces publics de Garnier : le lancer de balles, ce sont des eye contacts pour locker la cible et s’assurer des conditions optimales pour que la balle soit rattrapée, là ? toi ? vous ?… et un oups très chou d’une danseuse qui a visé de travers et transformé la passe en lancer de chamboule-tout. La famille à côté de nous a fait une belle cueillette ; elle est repartie avec un sac comblé de boules jaunes. Moi, avec des images, et le souvenir d’une débauche-ludique nostalgique dès sa fabrication.

Maintenant, sachant qu’il y a eu une captation, j’attends le re-Play avec impatience. Parce que cette pièce d’Alexander Ekman s’annonce comme le plus grand réservoir à .gif balletomane qui soit. Caroline Osmont qui fait claquer le sac poubelle pour ramasser un océan de boules à la petite cuillère sera le new Someone is wrong on the Internet et François Alu jouant avec une plume reliée à un ventilateur deviendra à n’en pas douter le lolcat adoré des zinternets balletomanes. Je n’ose imaginer le fou rire si Cloud and Victory s’en emparait. Hâte.


Toutes les photos (et les réminiscences des défilés d’Alexander McQueen) sont d’Ann Ray. La manière dont elle a fait du plateau de Garnier son terrain de jeu a achevé de me convaincre alors que les avis tranchés me faisaient hésiter.

PS à la mer : si quelqu’un peut me retrouver le texte de la seconde partie, je suis preneuse.

L’infante mal gardée

Les personnes qui vous entourent peuvent parfois substantiellement modifier la perception d'une soirée. D'entendre Alena et sa fille rire à mes côtés me rend plus légère la pantomime de Don Quichotte ; je ris moi aussi de bon cœur à certains gestes impayables. Et, peut-être aussi parce que je m'y attends, le tempo ralenti de l'orchestre me pèse moins. La compagnie, le fauteuil, le ballet… je suis bien, décidément, et m'enfonce tranquillement dans la quiétude de cette soirée moelleuse.

Je retrouve avec plaisir Mathias Heymann qui, représentations ou changement de partenaire aidant, semble encore plus confortablement installé dans le personnage. Basilio et Kitri ne sont plus le couple déjà mûr qu'il formait avec Ludmilla Pagliero ; Mathias Heymann et Myriam Ould-Braham sont deux enfants qui ont grandi ensemble et sont entrés ensemble dans la séduction, elle encore un peu plus timide que lui. Myriam Ould-Braham n'a pas vraiment le tempérament du rôle, mais le contre-emploi ne dérange pas plus que cela : c'est une autre histoire qu'on nous raconte, celle d'une infante mal gardée, qui tantôt séduit et s'affirme en désobéissant, tantôt boude et s'amuse. La jupe qu'elle balance révèle moins ses cuisses que sa bonne éducation, mais ce fonds bon enfant fait paradoxalement ressortir la charge sensuelle d'un cambré ou d'un roulement d'épaule, qui soudain surprennent — et na. Bref, Kitri point en Lise, et c'est charmant.

Ce qui est un peu dommage, c'est d'avoir distribué l'étoile deux soirs de suite (alors que d'autres auraient pu assurer le remplacement). Au troisième acte, à la voir prolonger les saluts à la fin de la variation, on la devine épuisée ; elle rassemble manifestement ses forces pour la coda, et s'évente pour de bon, lentement. Puis cela reprend et viennent les fouettés : un petit accro au démarrage vite réparé, et ça tourne, ça tourne, on applaudit, puis les applaudissements se tarissent, c'est le moment de concentration, petit frisson, ça tourne, ça tourne, elle se décale, dans l'espace d'abord, puis sur son axe et alors qu'elle a tenu bon et que notre regard commence à dériver vers son partenaire, qui se prépare pour ses tours, on la retrouve par terre. À peine a-t-on le temps de s'effrayer qu'elle s'est redressée sur ses deux genoux, à terre, et ponctue d'un même mouvement sa chute et sa série, les deux bras en l'air, entre tadaaaam d'autodérision et show must go on — un geste sacrément gracieux par lequel elle endosse la gêne qu'aurait pu éprouver le public. Comme c'est souvent le cas dans ce genre de situation, quand une faiblesse nous attache soudain une personne qu'on se contentait jusque là d'admirer, les applaudissements redoublent ; on intensifie la couverture sonore en espérant qu'elle se transforme en câlins de réconfort. Parce que, non, une chute de dernière minute ne saurait annuler trois actes dansés.

Pour clore cette bien belle soirée, il me faudra aussi me rappeler du binôme de Charline Giezendanner et Séverine Westerman, qui roule (comme deux bonnes copines de toute éternité), ainsi que d'un port de bras-frein à main qui, en ramenant d'une manière assez sèche les mains à la taille, coupe l'élan du cambré et le rend, ma foi, presque émoustillant. Le mouvement néanmoins s'est désolidarisé de la danseuse dans ma mémoire : était-ce Peggy Dursort en reine des gitans ? Hannah O'Neill en danseuse de rue ? … ou bien *espoir de révélation* Valentine Colasante en première demoiselle d'honneur ?

(Merci Alena !)

Don Quichotte de la Francia

Soirée du 14 décembre à l’Opéra Bastille

Les éléments de décor d’inspiration mauresques sont magnifiques, le corps de ballet est en forme, les épaulements sont bien là, et pourtant ce Don Quichotte ne prend pas : le tempo est trop lent. Vraiment trop lent. Tout le monde a le temps de bien fermer ses cinquièmes (et les danseuses de rue emperruquées, de tenir salon), mais si je puis me permettre : on s’en cogne si cela se fait au détriment de la fougue et de l’énergie qui font tout le sel de ce ballet.

Mathias Heymann réussit à jouer de ce tempo pour nous offrir un Basilio délicieux. Le mouvement est toujours retenu, la fin retardée et l’autre, faim, s’en trouve avivée. Regardes-moi cette jambe, là, et cette cinquième, tu croyais que je ne l’aurais pas, n’est-ce pas ? L’excellence technique se transforme en roublardise.

Sa partenaire, Ludmilla Pagliero, a un niveau de maîtrise similaire, mais pas la même qualité de mouvement. Du coup, bien qu’elle veille au côté joueur de son personnage, tout est très chic, très élégant, très… français. Celle dont tout le monde invoque les origines latines comme garantie d’adéquation au rôle brille par un excès de modération. Ne pas forcer le trait du pittoresque hispanique et des œillades associées est un parti-pris fort louable. Il n’empêche : je préfère mes Kitri plus sanguines — bourrines, même. Ciselée comme de la dentelle mauresque, la danse de Ludmilla Pagliero est admirable (le maniement naturel de l’éventail pendant les fouettés, ah !), mais pas franchement excitante (je veux avoir envie de crier Olé ! à la fin de la diagonale de tours suivis, que diable !). Quand on a le souvenir de Mathilde Froustey et de Natalia Osipova, cela ne pardonne pas.

De manière inattendue, mais assez logique si l’on considère l’aspect très français de l’interprétation globale, le songe du deuxième acte, d’ordinaire intermède un peu longuet, se déguste comme un rien : le rythme est alors parfait, et les alignements, non moins parfaits, ont leur raison d’être. Cerise sur le gâteau, Dorothée Gilbert danse son Cupidon avec juste ce qu’il faut de malice pour en faire un putti facétieux — une touche de second degré qui éloigne la mièvrerie sans tomber dans la parodie. Je n’avais jamais vu ce rôle comme cela ; j’ai adoré. Il ne me sera pas en revanche possible d’en dire autant concernant la Reine des Dryades d’Amandine Albisson. On croirait l’étoile contrariée par un songe ayant viré au cauchemar, balancée sur le plateau en tutu alors qu’elle répétait du Balanchine en coulisses.

Au final, cette soirée aura surtout été un bon moment grâce au corps de ballet et à la charmante personne en compagnie de qui je l’ai passée.

Momix : 25 indices sur votre prédisposition à aimer

Ces fleurs-anémones se transforment en tutus froufroutant pour finir en robes de flamenco.

Difficile de définir Momix autrement que par la juxtaposition : c'est une troupe de danseurs-acrobates 1 et un spectacle de danse-cirque-illusionisme-transformisme-cabaret-son-et-lumière. Si vous êtes parisien, vous avez probablement vu leur intrigante affiche dans les couloirs du métro ; le début de chaque numéro est à cette image : on se demande ce qu'ils vous bien pouvoir nous inventer. Puis cela se met en mouvement et on cherche à comprendre comment cela fonctionne, comment est manipulé cet accessoire étrange, à qui appartient cette main ou cette jambe, pour mieux ensuite se laisser aller au plaisir de l'illusion - savoir ce qui est et voir ce qui paraît simultanément autre. Plutôt que d'énumérer les trouvailles visuelles et poétiques qui se succèdent, et qui risqueraient de gâcher le plaisir de la découverte, voici 25 prédispositions à aimer le spectacle (numérotées mais dans le désordre).

  1. Au cirque, vous préférez les acrobates aux clowns et aux animaux.
  2. Vous aimez les illusions d'optique et, petit, vous avez tanné vos parents pour avoir un kaléidoscope…
  3. … des échasses…
  4. … et un gros ballon sur lequel s'asseoir et sauter.
  5. Même si vous n'êtes pas très J.O., vous jetez toujours un œil aux épreuves de gymnastique et de GRS.
  6. Vous pensez que l'essentiel du Jeune Homme et de la Mort se joue autour de la table (bonus si vous avez un faible pour le physique des Chippendales).
  7. Vous avez déjà joué à être suspendu dans les airs en jouant de votre reflet sur une porte-miroir ou vous avez convoqué un corps de ballet en dansant entre deux miroirs.
  8. Vous aimez bof Balanchine, mais le kitsch des Western Symphony vous éclate. (Ok, j'avais dit pas de spoiler, mais les trois cowboys à échasse unijambiste sur le tango le plus cliché-kiffant qui soit était l'un de mes numéros préférés.)
  9. Vous aimez bof Cunningham, mais les costumes d'oiseau-pingouins de Bird vous amusent…
  10. … et vous rêviez d'avoir des étoiles phosphorescentes au plafond de votre chambre (les deux propositions sont liées : les pingouins sont devenus radioactifs et leurs ailes brillent dans la nuit, ouééé).
  11. Vous aimeriez être une souris pour avoir une roue à votre taille (la roue a été croisée avec une molécule d'ADN pour faire balançoire en même temps, mais vous avez l'idée).
  12. Vous avez déjà supporté Patrick Sébastien rien que pour voir un numéro d'acrobates dans Le plus grand cabaret du monde (passion poids-contrepoids).
  13. Les bêtes étranges de James Thierrée vous amusent (meet les antennes-ailes de papillon-bâtons de twirling-pâles d'hélicoptères).
  14. Les métamorphoses végétales et animales d'Amagatsu vous fascinent.
  15. Vous regrettez de n'être pas né au début du siècle dernier pour avoir assisté à une représentation de Loïe Füller (pas de grands drapés ici, mais des pièces de tissus maniées comme des massues de GRS).
  16. Regarder les soufis tournoyer finirait par vous ennuyer, mais leur esthétique hypnotique vous attire.
  17. Vous avez kiffé Two et, plus largement, le travail des lumières dans les pièces de Russel Malliphant.
  18. Vous aimez les lumières clignotantes de Noël, et les néons dont Robert Wilson raffole ne vous aveuglent pas. (À peine vu le numéro - littéralement inregardable pour ma part.)
  19. Le décor d'In the Night suffit à vous faire rêver.
  20. L'idée du mini-ballet de The Concert de Robbins dansé par les poupées de chiffons lancées dans Les Noces de Preljocaj ne vous choque pas (le numéro qui m'a le moins plus, mais qui a le mérite de réunir toute la troupe pour les saluts.)
  21. Vous appréciez l'inventivité visuelle de Philippe Decouflé, notamment son travail pour le Crazy Horse (oh des seins nus).
  22. Les grandes jupes et les torses nus sont l'image qui vous vient en priorité à l'esprit lorsqu'il est question de Bella Figura.
  23. Vous avez aimé la scénographie de Déesses et démones de Blanca Li.
  24. Vous vous dites pourquoi pas à un combo saut à la perche-Tarzan-Marsupilami-pole dance.
  25. Vous avez envie d'assister à un spectacle original pour les fêtes et de voir la Tour Eiffel frétiller en sortant : Momix est pour vous, au théâtre des Champs-Élysées et finit juste avant 22h, pile au moment où la géante de fer redouble le scintillement de l'avenue Montaigne. Joyeuses fêtes !

Pré-pro, post-rien : la nostalgie du mouvement

Cela peut paraître prétentieux, mais la prépa a été un plan B. Le plan A, c’était la danse. De la quatrième, où je suis entrée au conservatoire, jusqu’à la Terminale, où il a fallu bifurquer, j’ai été dans l’optique de passer professionnelle.

Pour qui m’a vu danser récemment, cela prête à sourire ; je n’arrive pas à la cheville d’un trente-sixième cygne remplaçant. À l’époque, c’était moins évident. La différence n’était pas encore aussi flagrante entre les aspirants qui réussiraient et les autres, moi. Je savais que je ne jouerais jamais dans la cour des grands, mais j’avais bon espoir de trouver ma place quelque part sur scène, dans une compagnie de second rang. Ma courbe de progression me semblait exponentielle : à mon arrivée en dernière année de cycle élémentaire, je faisais un demi-tour sur demi-pointes et j’avais une idée très vague de ce que recouvrait l’en-dehors ; à la fin de l’année, je faisais deux tours sur pointes sur la scène la plus en pente de France et je validais mon passage en supérieur. L’année suivante, j’obtenais ma médaille d’argent. L’année d’après, l’or, puis mon prix de perfectionnement dans une variation du répertoire. Lorsque les autres travaillaient un pas, je l’apprenais et ce retard a eu l’avantage de me faire aborder la grande technique sans peur : je ne voyais pas de différence fondamentale entre un pas de valse et des fouettés à l’italienne. Dans un cas comme dans l’autre, je ne savais pas faire : on décomposait le pas pour moi, je copiais, j’essayais, je ratais beaucoup et puis ça venait, je ratais à nouveau puis ça revenait, je l’avais, je pouvais commencer à travailler. C’était grisant.

Mes professeurs au conservatoire étaient aussi d’une génération pré-Guillem : le standards techniques n’étaient pas les mêmes. On pouvait espérer (j’ai absorbé cet espoir) faire carrière sans être une très bonne technicienne du moment qu’on était artiste. Et justement, je passais bien en scène : ce truc qui ne s’explique pas, qui fait qu’on existe sur scène et qu’on attire ou non les regards, je l’avais, je le sentais. On me l’a confirmé ; mon professeur, l’un des mes professeurs, en a été surprise la première fois. J’ai vite découvert pourtant que cela ne valait pas grand-chose lors des auditions pour les écoles supérieures – et je ne parle même pas de moi. Vous entrez dans le studio d’échauffement et il y a cette danseuse magnifique, dont vous ne songez même pas à être jalouse : un seul cambré suffit à vous pâmer, elle sera prise, cela ne fait aucun doute, une telle artiste, si jeune, et solide techniquement avec ça. Pour un peu vous ôteriez votre dossard et vous iriez vous asseoir pour la regarder, transformant l’audition en spectacle. Et la gamine n’est pas prise. On lui préfère un robot inexpressif avec deux centimètres de plus dans la rotation de l’en-dehors ou les levers de jambe. Le cas s’est présenté à plusieurs reprises ; j’en ai été scandalisée, et cette tristesse s’ajoutait à celle de mon plus prévisible refus.

J’ai enchaîné les auditions : CNR de Paris, CNSM de Paris, CNSM de Lyon, école du ballet de Marseille, de Rosella Hightower à Cannes, et rebelotte, plusieurs fois, et Rudra Béjart, et le jeune ballet de Thierry Malandain. L’audition la plus intelligente – et la plus humaine – était celle du CNSM de Lyon. Je l’ai passée deux fois. Elle se déroulait après deux jours de cours et la prof de classique venait parler avec les candidats éliminés. On repartait en pleurant, mais avec des raisons, des corrections et le plaisir d’avoir dansé. Ah, ma grande saucisse ! a-t-elle prononcé, désolée, quand je me suis approchée ; j’aurais grandi trop vite, un corps pas assez maîtrisé. Le sobriquet affectueux dont je me trouvais affublée montrait qu’elle m’avait bien identifiée. J’y trouvais une sorte de consolation, un maigre espoir. C’était dur à entendre, mais honnête, et on entendait là-dedans la bienveillance. Elle avait le courage de dire les choses, comme à cette danseuse hyper douée mais dont la croissance s’était arrêtée très tôt, le courage de dire : tu as déjà le niveau auquel l’école pourrait te mener et tu es trop petite pour n’importe quel corps de ballet classique ; soit tu réussis à te faire engager directement comme soliste, soit tu fais une croix sur ta carrière. La danse, c’est ça quand on n’a pas un corps qui permet de faire des belles phrases sur la volonté, quand on veut, on peut. Parfois on veut et on peut pas. Pas assez. C’est apprendre qu’on a chacun un jeu de possibles limité – assez vaste pour s’inventer plusieurs vies, mais pas forcément celle dont on aurait rêvé.

Je n’ai jamais dépassé le premier cours de sélection, nulle part. Quand on a du potentiel mais qu’on ne cesse d’échouer, la limite entre persévérance et entêtement devient ténue. Ai-je été assez raisonnable pour reconnaître mes limites et m’engager dans une voie qui ne soit pas une impasse manifeste ? Ou ai-je lâché trop tôt* ? Et alors, comment sait-on qu’on a été jusqu’au bout ? À combien d’auditions ratées est-il situé ? À la fin de la Terminale, j’ai envisagé d’aller à la fac ou même pas, et de danser de manière intensive. Et la prépa. D’un côté l’incertitude (et la probabilité de la médiocrité), de l’autre un prestige assez certain. Je me suis dirigée en prépa en me disant que c’était une expérience que je ne pourrais pas retenter après un an de fac, tandis qu’il serait toujours tant après un an ou deux de danser comme une damnée. Mais je ne me le suis même pas vraiment dit, car énoncé aussi clairement, j’aurais su que je faisais une croix sur la danse en tant que carrière : 18 ans, déjà, c’est tard pour n’être nulle part.

Sans compter, de surcroît, sur le vieillissement du corps. À 20 ans, personne ne le remarque en principe ; on a l’impression d’être à peine sorti de la croissance. J’ai pris de plein fouet l’inversion de la courbe. L’effort qui me permettait de progresser est devenu tout juste suffisant pour maintenir mes acquis. La réduction des heures dansées n’a pas aidé ; j’ai rétrogradé de 10 à 2 ou 4 heures d’entraînement par semaine (selon qu’il y avait ou non devoir sur table le samedi matin) et, continuant à pousser mon corps comme si rien n’avait changé, je me suis blessée – une élongation à la limite de la déchirure musculaire, 6 mois d’arrêt après une tentative de continuer à prendre une barre au sol aménagée.

Le choix entre les études et la danse est un choix que j’ai fait sans en avoir pleinement conscience : je repoussais le moment de renoncer et ce non-choix m’a embarquée. Je savais et je ne savais pas. C’est un peu comme de savoir qu’on est lundi, savoir que Gibert est fermé le lundi, mais se frapper le front devant la devanture close après avoir traversé la moitié de la ville (cela m’est arrivé un certain nombre de fois, mais à chaque fois de plus en plus en amont dans le trajet). J’ai fini par comprendre que mon inconscient opère une semblable disjonction entre les propositions lorsque les conclusions sont trop douloureuses ou effrayantes. Quand Mum a été guérie de son cancer, Melendili m’a fait remarquer que mon comportement avait été étrange, comme si elle avait eu un simple rhume. Le cancer est mortel. Ma mère a un cancer. Mais ma mère n’est pas Socrate, elle ne peut pas être mortelle, pas si jeune. Ce que je ne veux pas admettre se déroule dans le brouillard – un mécanisme de protection assez efficace, il faut bien l’avouer, tant qu’il ne va pas jusqu’au déni.

Dans le cas des adieux à la carrière dans la danse, il était d’autant plus facile de s’abuser que je n’abandonnais pas une chose que j’aimais, j’en poursuivais une autre, et pour laquelle j’étais douée : les études. Quoiqu’autruche de compétition, j’ai fini un jour par relever la tête et voilà, c’était fait, je n’étais plus pré-pro, je ne serais pas danseuse professionnelle. Je vous rassure, je n’en ai pas été moins perplexe lorsque ma prof m’a demandé, post-blessure, si je souhaitais en profiter pour reprendre un travail en profondeur ou si j’avais surtout besoin de me défouler en balançant les jambes. Le travail, évidemment ! Je ne comprenais même pas qu’on me pose la question. Et j’ai continué à balancer mes jambes.

Le changement de cours occasionné par mon emménagement à Paris m’a été bénéfique : j’ai quitté les gamines pré-pro que je regardais avec un petit pincement au cœur, et j’ai rejoint une bande d’amateurs de bons niveau, étudiantes, mères de famille, chercheuse en neuroscience, policière, employées de bureau, professeurs de danse, toutes avec des corps différents, des défauts communs et des talents particuliers. Il faudra que je vous parle un jour de S. bien placée, de la Russe qui bondit comme un chat ou de « la sauteuse » qui renverse n’importe quel exercice de petite batterie comme on rembobinerait une cassette… C’est en leur compagnie, à présent, que je me prends un shoot de liberté, 1h30 par semaine, sous la verrière d’Éléphant Paname.

 

Je n’ai pas de regret, j’ai ce luxe : ma mère m’a permis de tout tenter ; elle m’a accompagné tous les samedis au conservatoire et m’a chaque semaine attendue ; elle m’a emmenée aux auditions, coûteuses en temps et en argent ; elle m’a récupérée à le petite cuillère à chaque fois, et elle a continué de m’encourager alors que le reste de la famille n’était pas très chaud (sans s’y opposer, mon père a fait la grimace car je ne le voyais plus qu’un jour tous les quinze jours, après le cours du samedi après-midi ; et danseuse n’est pas un métier, je cite mes grands-parents). La danse n’est pas un rêve de petite fille de ma mère, je tiens à le préciser : elle raconte d’ailleurs en rigolant qu’elle a arrêté au second cours quand, allongée sur le dos, elle a été incapable de se redresser – une tortue en justaucorps. Son rêve à elle, c’étaient les Beaux-Arts, mais déjà à son époque, mes grands-parents, pourtant férus d’art (une grand-mère pianiste ; un grand-père amateur de peinture moderne) avaient décrété qu’artiste n’était pas un métier. Elle a fait du droit, et a veillé à ce que je n’ai pas de regret. Le seul que je pourrais avoir est de n’avoir pas poursuivi en contemporain, où mes chances auraient été un peu moins minces. Mais je n’avais pas alors la culture chorégraphique que j’ai maintenant et ne pouvais imaginer que les cours pour l’essentiel boring que je tentais parfois pouvaient déboucher sur quelque chose qui me plairait – et encore : il n’est pas non plus exclu que cela soit intrinsèquement un genre que j’aime regarder mais non pratiquer.

Je n’ai pas de regret, donc, mais j’ai de la nostalgie. Contrairement à ce que j’imaginais, je ne me suis pas détournée de la danse quand celle-ci n’a pas voulu de moi (cela aurait été geste enfantin, la preuve d’une amour bien superficielle). Je ne vis pas non plus dans le passé, la danse comme madeleine : chaque semaine, je sue hic et nunc, et c’est mon corps de vingt-neuf ans que je travaille à présent. La nostalgie ne vient pas du passé, mais du présent. Ces derniers temps, ces dernières années, elle s’est taillée une place, discrète, assurée, lançant ses assauts dans les moments de découragement et de lucidité, lorsque je reconnais que je ne suis pas épanouie professionnellement et qu’à cela, je me suis plus ou moins résignée. Sans avoir le courage de changer (pour quoi ?), je ne me résous pas tout à fait à cette résignation et les accès de nostalgie se multiplient, plus ou moins aigus, plus ou moins violents.

 

Jambes et bras de danseuses en motif abstrait

 

Il y a la nostalgie de la scène, qui fait vivre plus intensément, donne la sensation d’exister pleinement, dans le vide, dans l’absolu créé par les lumières et le trou noir où disparaît le public. Mais, peut-être encore davantage, il y a la nostalgie de ce dans quoi on s’investit, la nostalgie d’avoir une place, une discipline quotidienne : un sens qui ne soit ni seulement but ni seulement prétexte, dans lequel aller et dans lequel exister en chemin. La discipline, c’est le contraire de l’effort entendu comme le sursaut laborieux qu’on s’inflige : c’est l’effort qui n’en est pas un parce qu’on le goûte, parce qu’il ne nécessite plus le courage de commencer. Le goût de l’effort tient dans la poursuite. On aime et on s’y tient, et on s’en aperçoit à peine. Je voudrais à nouveau aimer faire et m’y tenir, mais force est de constater que j’ai perdu le goût de l’effort. De la discipline, je n’ai conservé que son aspect rituel rassurant, dégradé jusqu’aux prémices des TOC.

Je me rends compte rétrospectivement de la chance que j’ai eue, d’avoir une adolescence dansée : la danse m’a structurée ; elle m’a donné un équilibre, m’a tenue loin des vacillements qu’on associe à cet âge-là. C’est maintenant que je vacille, dans une conscience de plus en plus aiguë de cette double difficulté : vivre sans s’oublier dans un but (écueil eschatologique) ; se projeter tout en ayant conscience qu’on le fait pour rien, pour vivre (écueil nihiliste). La danse m’a permis d’avancer entre ces précipices sans regarder mes pieds, sans éprouver de vertige, et c’est de cet équilibre de vie dont j’ai la nostalgie, comme d’autres ont celle de leur enfance. Difficile de savoir sur quel pied danser, difficile de ne pas vouloir rester Peter Pan, et s’envoler. Je ne sais pas, plus, comment tenir les extrêmes, retrouver l’équilibre. Je sais que l’équilibre ne se conserve pas : on ne peut pas vivre dans le passé. Le retrouver, c’est forcément le réinventer. Et je suis jeune encore, mais déjà moins.

Cesser de patiner, vite, vite, et rentrer dans la danse, avant que cela commence à sentir rance, avant que l’amertume** arrive et s’installe. Je la sens poindre, parfois, devant les photos de jeunes prodiges russes sur Instagram, alors que j’ai enfin admis, enfin compris, que ce sont des enfants, ce ne sont que des enfants, je n’étais qu’une enfant, on grandit, et on regarde soudain avec bienveillance, avec émotion, presque, ces corps qui se transforment sous nos yeux, qui clignotent d’enfant à femme et de femme à enfant d’une photo à l’autre. Je ne veux pas être amère, je veux être amatrice, amateur, à la barre et vogue matelot.

Vouloir devenir danseuse professionnelle, après tout, n’était pas un but en soi : c’était une manière de continuer à danser, l’assurance de continuer à vivre intensément. Peut-être n’ai-je pas tant la nostalgie de la danse que de celle que j’étais, et peut-être moins de celle que j’étais que de celle que je n’étais pas et que je devenais, celle qui arrivait à se transformer – nostalgique du mouvement.


J’ai eu envie de raconter-affronter-contempler la tristesse et la beauté de la nostalgie qui m’a prise à la lecture de Leçons de danse, leçons de vie, de Wayne Byars. Malgré un enrobage « développement personnel » et un ton parfois grandiloquent (je sais, je sais, l’hôpital, la charité…), c’est souvent juste et cela a remué pas mal de choses. En écrivant ce post, les souvenirs se sont pressés au portillon, des souvenirs heureux que j’ai pour beaucoup écartés car je voulais explorer autre chose, un hier qui n’existe qu’aujourd’hui, dans la continuité de ce qu’il a échoué à être et de ce qu’il est devenu. Je ferai probablement d’autres chroniquettes plus légères pour le plaisir de rouvrir la malle au trésor (c’est ainsi que m’apparaît mon vécu ces derniers temps, dans une profondeur insoupçonnée : comme un personnage de roman bien travaillé, je commence à prendre de l’épaisseur ).


* Je n’ai pas assez persévéré. C’est parfois ce que je me dis quand je vois des profils comme celui-ci : Hilda (belle découverte bloguesque du jour). Mais la contingence, la vie, les choix. Il n’y en a pas toujours des bons ou des mauvais.

** L’amertume. J’ai appris à la reconnaître dans la durée sur le blog de Thierry Crouzet, auteur numérique qui souffre de ne pas être assez reconnu, tout en ayant conscience de la vanité à vouloir l’être. D’un post à l’autre, il ne s’en dépêtre pas, on le sent qui lutte. Tantôt le plaisir gagne, tantôt la vanité de celui-ci. C’est poignant, et c’est probablement pour cela que je continue à le lire – ou comme miroir-repoussoir, pour me rappeler que je ne veux cesser d’aspirer à la joie.