L’infante mal gardée

Les personnes qui vous entourent peuvent parfois substantiellement modifier la perception d'une soirée. D'entendre Alena et sa fille rire à mes côtés me rend plus légère la pantomime de Don Quichotte ; je ris moi aussi de bon cœur à certains gestes impayables. Et, peut-être aussi parce que je m'y attends, le tempo ralenti de l'orchestre me pèse moins. La compagnie, le fauteuil, le ballet… je suis bien, décidément, et m'enfonce tranquillement dans la quiétude de cette soirée moelleuse.

Je retrouve avec plaisir Mathias Heymann qui, représentations ou changement de partenaire aidant, semble encore plus confortablement installé dans le personnage. Basilio et Kitri ne sont plus le couple déjà mûr qu'il formait avec Ludmilla Pagliero ; Mathias Heymann et Myriam Ould-Braham sont deux enfants qui ont grandi ensemble et sont entrés ensemble dans la séduction, elle encore un peu plus timide que lui. Myriam Ould-Braham n'a pas vraiment le tempérament du rôle, mais le contre-emploi ne dérange pas plus que cela : c'est une autre histoire qu'on nous raconte, celle d'une infante mal gardée, qui tantôt séduit et s'affirme en désobéissant, tantôt boude et s'amuse. La jupe qu'elle balance révèle moins ses cuisses que sa bonne éducation, mais ce fonds bon enfant fait paradoxalement ressortir la charge sensuelle d'un cambré ou d'un roulement d'épaule, qui soudain surprennent — et na. Bref, Kitri point en Lise, et c'est charmant.

Ce qui est un peu dommage, c'est d'avoir distribué l'étoile deux soirs de suite (alors que d'autres auraient pu assurer le remplacement). Au troisième acte, à la voir prolonger les saluts à la fin de la variation, on la devine épuisée ; elle rassemble manifestement ses forces pour la coda, et s'évente pour de bon, lentement. Puis cela reprend et viennent les fouettés : un petit accro au démarrage vite réparé, et ça tourne, ça tourne, on applaudit, puis les applaudissements se tarissent, c'est le moment de concentration, petit frisson, ça tourne, ça tourne, elle se décale, dans l'espace d'abord, puis sur son axe et alors qu'elle a tenu bon et que notre regard commence à dériver vers son partenaire, qui se prépare pour ses tours, on la retrouve par terre. À peine a-t-on le temps de s'effrayer qu'elle s'est redressée sur ses deux genoux, à terre, et ponctue d'un même mouvement sa chute et sa série, les deux bras en l'air, entre tadaaaam d'autodérision et show must go on — un geste sacrément gracieux par lequel elle endosse la gêne qu'aurait pu éprouver le public. Comme c'est souvent le cas dans ce genre de situation, quand une faiblesse nous attache soudain une personne qu'on se contentait jusque là d'admirer, les applaudissements redoublent ; on intensifie la couverture sonore en espérant qu'elle se transforme en câlins de réconfort. Parce que, non, une chute de dernière minute ne saurait annuler trois actes dansés.

Pour clore cette bien belle soirée, il me faudra aussi me rappeler du binôme de Charline Giezendanner et Séverine Westerman, qui roule (comme deux bonnes copines de toute éternité), ainsi que d'un port de bras-frein à main qui, en ramenant d'une manière assez sèche les mains à la taille, coupe l'élan du cambré et le rend, ma foi, presque émoustillant. Le mouvement néanmoins s'est désolidarisé de la danseuse dans ma mémoire : était-ce Peggy Dursort en reine des gitans ? Hannah O'Neill en danseuse de rue ? … ou bien *espoir de révélation* Valentine Colasante en première demoiselle d'honneur ?

(Merci Alena !)

Don Quichotte de la Francia

Soirée du 14 décembre à l’Opéra Bastille

Les éléments de décor d’inspiration mauresques sont magnifiques, le corps de ballet est en forme, les épaulements sont bien là, et pourtant ce Don Quichotte ne prend pas : le tempo est trop lent. Vraiment trop lent. Tout le monde a le temps de bien fermer ses cinquièmes (et les danseuses de rue emperruquées, de tenir salon), mais si je puis me permettre : on s’en cogne si cela se fait au détriment de la fougue et de l’énergie qui font tout le sel de ce ballet.

Mathias Heymann réussit à jouer de ce tempo pour nous offrir un Basilio délicieux. Le mouvement est toujours retenu, la fin retardée et l’autre, faim, s’en trouve avivée. Regardes-moi cette jambe, là, et cette cinquième, tu croyais que je ne l’aurais pas, n’est-ce pas ? L’excellence technique se transforme en roublardise.

Sa partenaire, Ludmilla Pagliero, a un niveau de maîtrise similaire, mais pas la même qualité de mouvement. Du coup, bien qu’elle veille au côté joueur de son personnage, tout est très chic, très élégant, très… français. Celle dont tout le monde invoque les origines latines comme garantie d’adéquation au rôle brille par un excès de modération. Ne pas forcer le trait du pittoresque hispanique et des œillades associées est un parti-pris fort louable. Il n’empêche : je préfère mes Kitri plus sanguines — bourrines, même. Ciselée comme de la dentelle mauresque, la danse de Ludmilla Pagliero est admirable (le maniement naturel de l’éventail pendant les fouettés, ah !), mais pas franchement excitante (je veux avoir envie de crier Olé ! à la fin de la diagonale de tours suivis, que diable !). Quand on a le souvenir de Mathilde Froustey et de Natalia Osipova, cela ne pardonne pas.

De manière inattendue, mais assez logique si l’on considère l’aspect très français de l’interprétation globale, le songe du deuxième acte, d’ordinaire intermède un peu longuet, se déguste comme un rien : le rythme est alors parfait, et les alignements, non moins parfaits, ont leur raison d’être. Cerise sur le gâteau, Dorothée Gilbert danse son Cupidon avec juste ce qu’il faut de malice pour en faire un putti facétieux — une touche de second degré qui éloigne la mièvrerie sans tomber dans la parodie. Je n’avais jamais vu ce rôle comme cela ; j’ai adoré. Il ne me sera pas en revanche possible d’en dire autant concernant la Reine des Dryades d’Amandine Albisson. On croirait l’étoile contrariée par un songe ayant viré au cauchemar, balancée sur le plateau en tutu alors qu’elle répétait du Balanchine en coulisses.

Au final, cette soirée aura surtout été un bon moment grâce au corps de ballet et à la charmante personne en compagnie de qui je l’ai passée.

Don Quijote de Cuba

La curiosité de revoir la salle Pleyel a joué au moins pour moitié lorsque j’ai racheté à Pink lady sa place pour Don Quichotte par le ballet de Cuba. J’entre : le grand hall d’accueil est inchangé. Je retrouve immédiatement mes aises  et, selon le parcours habituel, passe rapidement aux  toilettes du bas : les gens attendent toujours que la première rangée se libère sans soupçonner que la plupart des portes sont libres sur celle de derrière. Cela me réjouit intérieurement : rien n’a changé – sauf les sèche-mains, mais je peux tolérer ce changement. Pour fêter mes retrouvailles avec la salle, je dédaigne l’ascenseur et emprunte, toute guillerette, les escaliers blancs, volée de marches, foyer, vo-lée de marche, premier balcon, vo-lée-ée de marches, j’avais le souvenir d’être essoufflée, c’est bien ça, second balcon, enfin, j’entre et…

Trou noir.
La si lumineuse salle Pleyel a été entièrement repeinte en noir. Les sièges rouges moelleux ont été remplacés par des gris d’une épaisseur fonctionnelle, et le bois qui a été ajouté ça et là aux balcons n’a pas la teinte chaleureuse de l’ancienne scène. Adieu mes souvenirs éblouis et les projecteurs-chauve-souris au plafond quand je m’ennuyais : la salle Pleyel a désormais tout de l’auditorium rêvé dans les années soixante-dix par un maire de province farouchement égalitariste.  C’est moche et plus que moche : tristoune, et vieillot avant même d’avoir vieilli. Comble de ces travaux d’enlaidissement : ils ne nous ont même pas débarrassé des rambardes qui barrent la vue. Dépitée, je me coule dans mon fauteuil et cherche à caler la scène entre les deux barreaux.

Lorsque la salle défigurée disparaît avec les lumières, révélant une scène d’une taille heureusement décente (ayant phagocyté l’arrière-scène), l’ouïe prend le relai sur la vue et c’est pire que tout : non seulement le système de ventilation fait un bruit affreux (en soi un comble pour une ancienne salle de concert classique), mais les projecteurs installés de part et d’autre du second balcon émettent des sifflements insupportables, qui m’ont rappelé l’expérience malheureuse du concert en larsen majeur. (Au parterre, où je me suis replacée à l’entracte, on n’entendait *plus que* la ventilation.)

Rénovation de la salle : échec sur toute la ligne.
Quid du spectacle ?
Ma première réaction est malheureusement de penser que la nouvelle salle est tout à fait adaptée à la troupe qu’elle accueille, tout aussi vieillotte. Et je ne parle pas seulement de la production. On m’avait prévenu pour les costumes ; leurs dentelles de rideaux de cuisine m’ont finalement moins dérangée que les couleurs criardes de certaines productions russes de seconde zone (je suis injuste avec les Russes : toute américaine et de premier plan qu’elle soit, la Belle au bois dormant de l’ABT aurait très bien pu servir d’exemple repoussoir). Le kitsch de la production était dans le deal, aucun problème avec ça. En revanche, dans le deal, il y avait aussi la renommée de l’école cubaine : pendant tout le premier acte, je cherche en vain la fougue promise. Nous sommes dans Don Quichotte et pas le moindre accent bravache à l’horizon. Ça mouline à vide : les danseurs dansent parce que ça s’est dansé avant et ça se dansera après, sans se demander pourquoi. Moi si, je me demande ce que je fais là, pourquoi je viens voir ces ballets et si je n’entamerais pas ma sortie de la balletomanie.

À l’entracte, la poignée de balletomanes que je retrouve est enthousiaste. Serais-je devenue puriste, moi que l’arrache n’a jamais dérangée ? Je passe le deuxième acte, replacée au premier rang, à essayer de comprendre. Mon nouveau voisin balance des bravo à tout va, quand j’hallucine de découvrir IRL l’esthétique de la cheville boudinée et du pied vaguement tendu, jusque là uniquement rencontrée sur les photos du début du XXe siècle. Le corps de ballet féminin a le niveau de bonnes élèves de conservatoire régional en classe supérieure. Je repasse mon examen de fin d’étude avec la reine des Dryades et doute fortement que pouvoir m’y projeter soit une bonne chose pour le ballet. Peut-être m’empêchè-je d’apprécier ; il me faut y voir la preuve par l’absurde de ce que je me répète depuis longtemps : que je suis bien contente que les danseurs que je paye pour aller voir soient infiniment meilleurs que mon moi passé. Mais alors, plaindrai-je a posteriori les pauvres spectateurs venus voir le Don Quichotte amateur auquel j’avais participé dans le corps de ballet, à la fin d’un stage qui reste l’un des meilleurs étés de ma vie ? Nous nous étions tellement amusés… et je veux croire qu’au moins une partie des spectateurs aussi. Puis je n’ai pas envie de renoncer si vite à cette aubaine : être décomplexée à vie de mes arabesques décroisées et de mon en-dedans, ce n’est pas rien, quand même !

Les réflexes ont la dent dure et je dois me retenir très fort de ne pas persifler, mais clairement, l’envie se mêle au dédain. Dans toute l’ambiguïté du terme : jalousie primaire refusée-refoulée et désir pur de danser, qui prend finalement le dessus au dernier acte, lors de pas de deux du mariage. Les arabesques sont toujours décroisées, mais on s’en fout parce que ça danse enfin : les visages s’éclairent, les sauts s’épanouissent et les jambes se plantent dans les pointes destroy pour des équilibres improbables. Contagion-compassion de l’éclate : je ne vois plus des pieds patauds mais des chaussons sommaires usés par-delà leurs bords brodés ; ni plus les limites du corps, mais l’indifférence à leur égard (les limites) et la joie d’en avoir un (de corps). Oyez, olé, c’est apprécié de justesse.