Lagune dans le Marais

Exposition sur l’Italie de Bernard Plossu, présentée à la MEP.

Venise : lagune un jour de gris, qui ne vaut que pour les silhouettes qui la cachent et la révèlent en l’encadrant de leurs masses noires – des présences qui ne sont plus (de cet endroit sinon de ce monde), qu’on n’identifie pas, mais qui font tout le poids de cette photo-là.

Sur un bateau : loupioute magique à la tombée de la nuit – soudain ressurgit La Petite Venise (film de petites gens et de grande poésie).

Dans la nuit : très hauts au-dessus d’une baie, des nuages qui font des arabesques sous la lune, numéro de chapitre (l’histoire commence plus bas, dans le port et les petites lumières des habitations).

Matera : une façade religieuse baroque devant laquelle trois gamins jouent au foot (cliché de l’Italie, renversé par un cadrage penché).

 

 

La Toscane : un grand chemin et tout au bout, après le grand virage, une toute petite maison qu’on croirait dessinée, avec son petit cyprès à côté – le long chemin de la vie pour se sentir chez soi – et mourir (le cyprès est un arbre funéraire).

 

Positano : une porte en fer forgée, qui ne garde rien d’autre que le ciel contre lequel elle se détache – les portes du Paradis qu’ouvrait Mahler la semaine dernière ? Peut-être pleut-il aussi, parfois, au paradis. Cela réjouirait sûrement Bernard Plossu qui aime « tellement ce qu’on appelle à tort le mauvais temps (je dis toujours que le mauvais temps est le beau temps d’un photographe !) ».

 

 

Des mariés en vents contraires.

On aperçoit, derrière, les arbres qui, tels des roseaux, laissent leur cime se courber en arrière ; les mariés, eux, se courbent vers l’avant (les hommes avancent tête baissée dans la vie).

 

Une chambre d’hôtel granuleuse qu’on dirait tout droit sortie de Shirley (le film sur Hopper, que je n’ai toujours pas chroniquetté et que, selon toutes probabilités, je ne chroniquetterai pas).

 

 

Une Françoise, le visage barré de lumière sur un lit – un lit de chambre d’hôtel, qu’on a irrésistiblement envie de prendre en photo quand la lumière se dépose comme un corps sur les draps. Il faudrait faire une histoire de la photo de lit ; on pourrait la faire, j’en suis presque sûre.

Et puis une Maria Luisa, qui arrache une moue d’approbation à Palpatine.

Une poterie floue, comme de la fatigue d’avoir fait trop de musées.

 

Un noir et blanc qui suspend le temps : hier comme aujourd’hui, aujourd’hui est l’hier de demain. L’époque, parfois reconnaissable à une carrosserie carrée, s’efface dans le temps, simple durée dans laquelle les gens vivent – la durée comme un espace.

Des couleurs charbonneuses comme un œil en fin de soirée. Le présent déjà passé. Pas d’effet rétro. Simplement aujourd’hui comme il sera vu demain, dès aujourd’hui.

Les années qui se mêlent, et les lieux, les îles, toujours en Italie.

Des lignes (de trains, de photographe, de vie).

La chaleur qui passe à travers les jalousies d’une fenêtre entrouverte sur l’immense ombre d’un arbre invisible.

La lumière aveuglante entre une église et un gamin qui court : impression de chaleur – comment est-ce déjà ? J’oublie toujours au cœur de l’hiver, comment ça fait, le soleil. C’est loin comme un pays étranger, comme un souvenir archivé. Curiosité du soleil au même titre que de la ville : c’était donc comme ça, avec la lumière, la chaleur, le bruit, sûrement aussi, plus ou moins assourdi. J’aimerais y retourner, en été.

 

 

Et aussi, en haut : Images secondes. Images deuxièmes et dernières, tirées du flot des 23 autres images qui les accompagnaient dans la seconde. Réaction spontanée : le photographe n’en est pas un, il n’a rien au à cadrer, il s’est contenté de relever, d’enregistrer. Mais après tout, si Eric Rondepierre n’a rien eu à cadrer, il a cherché, il a trouvé et, plus important, il nous donne à voir : des images prélevées dans des séquences aux sous-titres décalés décalées (sur fond noir : « La situation n’est pas si noire qu’elle n’y paraît » ou « -J’éteins ? – Non »), ou des pellicules rongées par le temps, qu’on s’empresse d’interpréter (cette tache sur la pellicule : une âme exhalée).

 

 

Et aussi, en bas : des photos de prison qu’on observe comme on se documenterait sur les usages carcéraux d’un autre temps. Des murs dans un état de tiers-monde ; d’autres, colorés voire décorés : est-ce plus facile de voir son papa en prison quand un lapin joue du banjo ? Des cellules qui ressemblent moins à des cellules de moines qu’à des clapiers ; pas de retraite, rien pour s’évader, ne serait-ce qu’en esprit. On ne cultive que les corps – des muscles énormes qui, enfermés, ne trouvent pas à s’employer (ou alors pour tabasser le geôlier ? Faut voir comme ils sont arnachés de protections). Affligeantes marges de la société, qu’on fait tout pour oublier.

Duras Song

L’exposition consacrée à Marguerite Duras par la BPI est organisée sur le diptyque Inside / Outside. Inside, à l’intérieur de l’espace d’exposition – vide, pour que cela résonne, sûrement : les manuscrits d’India Song montrent le travail à l’oeuvre dans l’écriture, l’écriture de l’intime. Outside, sur les murs extérieurs : des photos, des lettres et beaucoup d’articles de journaux – toute production extérieure à l’oeuvre –, éloignent l’auteur du statut de romancière qu’on lui associe spontanément, pour la présenter comme un écrivain aux prises avec son époque.

Les feuillets couverts de correction, qu’il faudrait consulter assis, en fac-similé, ont surtout le mérite, dans les cages de verre où ils sont exposés, de replacer le texte fixé, imprimé, que connaît le lecteur dans l’état flottant de l’écriture, quand une phrase peut encore être rajoutée, déplacée ou raturée. Le suspens entre l’écrire et l’écrit apparaît presque hasardeux – on s’est arrêté, parce que cela sonnait juste – ou moins faux, peut-être. Précaire histoire de la littérature : si ma mémoire ne se fait pas des films, il s’est est fallu de peu que L’Amant ne se soit intitulé L’Étranger. Imaginez un peu :

L’Étranger… de Camus ou de Duras ?

Plus que les coulisses de l’écriture, c’est la scène sociale et politique qui a capté mon attention dans cette exposition – peut-être parce que, tout en préservant sa vie privée, Duras réussit à faire ressurgir l’intime. Une interview croisée avec Jeanne Moreau sur leur vision des hommes fait ainsi état des aspirations féministes de l’époque, sans jamais occulter les obscures lois du désir – des pulsions que la raison parvient plus ou moins mal bien à assumer, parce qu’elles nous poussent dans les bras de ces hommes dont ne voulons pas avoir besoin. On est bien loin aujourd’hui d’admettre avec autant de lucidité que l’émancipation sociale (indépendance par rapport au père et au mari) peut aller de paire avec la soumission aux lois du désir (dépendance vis-à-vis de l’amant). On ne veut pas l’entendre et, pour être sûr de ne pas l’entendre, on a adopté un ton revendicatif qui empêche même de le formuler (et l’on croit ainsi être à l’abri de soi-même – curieuse époque où l’homme a d’autant plus foi en lui-même qu’il refuse de se connaitre). Ce qui semble incompréhensible, dans l’oeuvre de Marguerite Duras, c’est précisément cela (la passion, l’abandon, la perdition de soi et l’amour de ce désir), qu’elle a masqué-révélé dans l’écriture pour que cela nous touche avant que nous l’ayons compris, et qu’ainsi nous l’admettions avant d’avoir eu le réflexe de le repousser. (J’aime Duras pour ça, parce que je n’en comprends jamais tout mais que cela fait quand même sens.)

Duras admet tout cela avec une simplicité déconcertante. Et moi, qui reste fascinée par cette complexité humaine qui ne semble pouvoir être élucidée qu’avec la gravité propre au mythe, je suis toute surprise de voir l’auteur se passionner pour un fait divers (L’Amante anglaise, pourtant), écrire sur les difficultés d’une dame analphabète, qui se débrouille comme elle peut, et correspondre avec François Mitterrand, que l’on découvre ainsi moins président qu’homme – de lettres. Il n’est pas tout à fait vrai que je le découvre ; Hubert Nyssen en faisait état dans ses mémoires. Seulement entre la parole rapportée, fusse celle d’un éditeur, et le style implacable d’une petite lettre sans prétention, il n’y a pas photo (enfin, si, justement, il y a la photo de Melendili, qui me permet de vous transcrire ici un extrait de cette lettre).

 

« […] L’ennui c’est que tout le monde danse et tout le temps. Le peuple-Roi rigole tant qu’il peut et ripaille. Anniversaire sur anniversaire. Libération sur Libération. On décore machinalement. On pétarade de feux d’artifice. Les flics sont à l’honneur. Tout homme honnête sait bien qu’ils furent des noirs.

Tout cela n’est guère sérieux et le plaisir finit par s’épuiser. Thorez peut bien discourir sur la Production, la Révolution se fera en chantant et non par le Travail.

Si Robert est trop flemmard, Marguerite aura-t-elle le courage de m’écrire ? Je l’y engage fortement et j’attends vos nouvelles. On m’y dira encore qu’il a engraissé, ce Robert aux 35 kilos de supplément. Tant mieux – et qu’il retrouve vite ses allure de Bénédictin qui connait le péché

je vous embrasse

François Mitterrand »

 

Relisez, juste ça, lentement : Anniversaire sur anniversaire. Libération sur libération. Pause. On décore machinalement. Le rythme, l’impersonnel… Et ce Bénédiction qui connaît le péché ! Comme cela est troussé !

Et en face, il y a Duras, qui énonce comme ça, sans même la solennité rieuse de la rhétorique présidentielle, qu’elle aurait pu avoir une aventure avec Mitterrand.

« Mitterrand c’est un grand président de la République et un petit renard aussi. Et un enfant. On a dû être un peu amoureux l’un de l’autre dans cette sarabande hallucinatoire de la résistance. J’ai pensé quelquefois que si on avait eu un jour devant nous, lui et moi, sans S.S., sans gestapo, sans épouvante, sans la mort qui guettait à tous les coins de rues, on aurait eu une histoire. Quelquefois je pensais et je pense encore que même sous les balles de la gestapo, il aurait gardé ce regard très légèrement rieur, ce charme fait d’un sourire relatif, retenu. »

Mitterrand, un petit renard. Je vous laisse là-dessus.

 

 

Vous avez encore une semaine pour aller voir l’exposition. Attention au choix de vos horaires car l’entrée se fait par la bibliothèque. Le seul moyen d’éviter de faire la queue est de passer par le musée ; il vous faudra alors, génie de l’inorganisation, payer pour une exposition… gratuite.  

Sortir de sa réserve

Organisé un peu précipitamment1 pour rendre hommage à un conservateur récemment décédé, l’Éloge de la rareté présenté par la BNF offre un assortiment d’ouvrages extraits de la réserve des livres rares, qui s’apprécie comme une boîte de chocolat (sans jamais savoir sur quoi on va tomber). Vouloir trouver une cohérence globale à cette exposition, c’est s’exposer à faire une mauvaise dissertation de philo. Plutôt que de définir les termes du sujet, on préférera le décliner dans un éventaire à la Prévert. Il y a…

  • des livres très anciens mais pas forcément érudits : le conférencier nous présente ainsi l’ancêtre du rayon bien-être, avec un ouvrage sur comment se soigner avec les plantes, et un jeu de l’oie astrologique qui faisait pester Rabelais ;

  • des reliures ouvragées, parfois commandées à des artistes ;

  • des livres d’artistes, qui n’entretiennent parfois qu’un lointain rapport avec la lecture ; la plupart m’attirent autant que l’art conceptuel, c’est-à-dire pas du tout, mais j’ai trouvé stimulant le tome encyclopédique sur le temps, reliant des pages de quotidiens de tous pays, et j’aurais aimé tourner les pages de ce livre sans mot, feuilles translucide s’étant opacifiées à l’impression et qui comportent les coordonnées d’un mystérieux monstre marin (qui d’autre que des Japonais pour faire cela ?) ;

  • des exemplaires qui ont seuls survécu ;

  • des rescapés des Enfers : sulfureux (ce sonnet sur le membre roidissant entre les doigts, délectable…) ou éthiquement contestables (pour ne pas dire franchement raciste, par exemple) – on imagine aisément pire et meilleur en réserve ;

  • des livres étonnamment bien conservés, comme cette grammaire pour aveugle qui date d’avant l’invention du braille, avec des pleins et des déliés imprimés sur papier gaufré ;

  • des envois griffonnés, que je n’avais jusqu’alors jamais vraiment distingués des dédicaces (la dédicace est imprimée, elles fait partie du livre, tandis que l’envoi y est ajouté à la main) ;

  • des invitations de Christian Lacroix pour un défilé ;

  • des lettres de Proust, d’abord admiratif puis ulcéré, à la femme qui a inspiré la duchesse de Guermantes (continuez à me dire, après cela, qu’elle n’est pas tournée en ridicule dans Du Côté des Guermantes…). « J’habite à quelques rues de vous […] j’habite en vous » : quel genre d’homme faut-il être pour écrire cela à une femme dont on n’est pas l’amant ?

  • des épreuves – et ça a dû en être une pour l’imprimeur, de lire toutes les indications laissées par Baudelaire sur le BAT des Fleurs du Mal, avec le S trop près du R et les titres à grossir mais pas trop mais plus gros quand même (vu la quantité de hiéroglyphes, c’est franchement optimiste de donner son bon à tirer – j’aurais demandé un autre tour d’épreuves…) ;

  • des planches originales de Babar (!) et d’Astérix (ancré non pas à la plume mais au pinceau !!) ;

  • un grand placard (A2 ? Demi-raisin ?) couvert de descriptions de bijoux appartenant à la comtesse du Barry qui, victime d’un cambriolage, promet récompense juste et proportionnée aux bijoux que l’on rapporterait. Outre le goût douteux de ces objets (un pendentif avec une fontaine et un petit chien ?), on se demande ce qui a bien pu lui passer par la tête pour penser que c’était une bonne idée. Peut-être avait-elle déjà perdu la tête avant que les révolutionnaires ne la lui coupent.

La très agréable voix du conférencier navigue d’une table à l’autre, picore de quoi nous instruire, nous amuser, aiguiser notre curiosité, et ce sont tout plein de facettes inattendues de l’être humain qui surgissent entre ces pages et ces couvertures, qui ont bon dos d’être les objets et les témoins de tant de siècles, d’inventions, d’aberrations et de créations !

Belle initiative que ces journées portes ouvertes avec visite guidée. J’ai rarement été aussi contente d’un prospectus trouvé dans ma boîte aux lettres.

 

Pour jeter un oeil et vous faire une idée : le dossier de presse 

1 La scénographie, un peu tristounette, a été repiquée à une exposition sur la grande guerre, nous apprend le conférencier.

Hokusai, muet comme une carpe

La Vague d’Hokusai : vue et revue, jamais regardée – en ce qui me concerne, en tous cas. Si je l’avais regardée, j’aurais remarqué, en-deçà de l’idée d’épure que j’associe spontanément à l’estampe, la forme de l’écume, foisonnante de petites mains ou de serres. Zen et manga à la fois. La finesse du trait, que l’on admire comme prouesse technique lorsqu’il distingue les cheveux des femmes, les fils d’un métier à tisser ou les plis d’un éventail, fait fourmiller les dessins de détails. Penché au-dessus des vitrines dans des salles peu éclairées, le visiteur picore quelques traits sur chaque page et ne les suit qu’occasionnellement d’un bout à l’autre ; la profusion des dessins compense l’attention humainement défaillante.

Malgré les pseudonymes dont il change à maintes reprises au cours de sa vie, je ne parviens pas vraiment à identifier et rattacher un style à une période. Il y a de tout, plus ou moins : de grands dessins pour paravents ; de petites images pour calendriers, bientôt pour collectionneurs ; des estampes ; des Google maps avant l’heure, pleines de cartouches comme une carte du maraudeur surpeuplée ; des manuels de dessins sur les mœurs, les armes, les animaux ; des illustrations pour toutes sortes d’histoires…

Hokusai, c’est le Gustave Doré japonais. Naturellement, à la place des contes de Grimm et Perrault sont illustrées des légendes dont je n’ai jamais entendu parler, des carpes géantes remplacent les anges de Dante et le Londres de Dickens est à mille lieues du quotidien japonais minutieusement documenté. Le manque culturel est évident : on regarde ces histoires du dehors, sans pouvoir s’aider des idéogrammes, étrangers et illettrés. On se raconte des histoires en sachant pertinemment que l’on tombe à côté, comme lorsqu’on invente des vies aux personnes qui passent devant nous et dont on ne sait rien. Sans audioguide et entre amis, on cherche les lapins pour @_gohu, les souris pour moi (je suis magnifiquement calligraphiée dans la dernière salle du bas) et on trouve un dieu portant un radis fourchu qui ressemble à une dent géante – ne cherchez pas, vous trouverez tout un tas de choses.

Dans chaque salle, je lis les panneaux, plus par habitude que par réel intérêt. Tout ce que je peux lire n’a pour moi de sens qu’historique ; je n’en perçois pas la portée culturelle ou humaine. Or je souffre d’un manque patent de curiosité intellectuelle pour ce que je ne connais pas lorsqu’on me le présente sous un jour historique. Il ne me suffit pas de savoir qu’une chose a existé pour qu’elle suscite mon intérêt. Je ne fais pas partie de ces gens qui s’intéressent également à tout ; j’ai besoin d’un point d’accroche, d’un point d’entrée… qui me fera regretter de ne pas l’avoir trouvé plus tôt eu égard à la richesse à laquelle il me donne accès – richesse que, sans lui, je n’aurais pas su apprécier. Tant que je n’ai pas trouvé la réflexion qui aiguisera ma curiosité, je délaisse l’approche historique au profit de l’approche esthétique. Je laisse échapper l’altérité et j’essaye de sentir ce qui peut me toucher malgré la différence de culture.

Chez Hokusai, c’est la vibration du trait. À la fin de sa vie, il s’émerveille d’enfin comprendre la forme du vivant, des feuilles et des fleurs, et balaye sa production antérieure comme si elle était entièrement œuvre de jeunesse. Moins sage (encore que, il semble y avoir un curieux mélange de sagesse et de prosaïsme bon enfant dans la culture japonaise), je préfère les orteils que l’on jurerait voir gigoter, très tôt, dans les dessins. À en juger par l’animation qui occupe le hall à l’étage, pleine de personnages.gif bondissants, je ne suis pas la seule que cela amuse. Ce côté BD se retrouve également dans les 36 vues de la Tour Eiffel d’Henri Rivière, inspirées des 36 vues du mont Fuji. Ces vignettes, présentées en introduction, sont assez fascinantes car elles n’ont rien à voir avec l’influence que les estampes ont pu avoir sur un Vincent Van Gogh : l’étranger n’y renvoie pas à l’exotisme, il introduit l’étrangeté au sein du familier – car ce ne sont pas exactement ces silhouettes japonaises-là que l’on est habitué à voir au pied du monument parisien… Étrange appropriation à la fois plaisante, d’emblée (c’est une esthétique à laquelle on est habitué) et décevante (il est visible qu’on a eu recours au « style japonais » mais on ne voit plus ce qui en fait la particularité). L’acculturation n’est pas loin de l’inspiration.

Il y a ce que l’on retient parce qu’on peut l’assimiler mais je ne veux pas oublier le reste, ce que ma sensibilité occidentale ne me permet pas d’apprécier, et que je garde précieusement comme le rappel des limites de toute culture. Celle dans laquelle on baigne au point de la penser naturelle, universelle, redevient le fruit d’une construction ; elle aussi porte une part d’arbitraire, qui fait partie de sa beauté. L’intuition que l’érudition historique ne suffirait pas à réduire la différence de sensibilité quelque part me réjouit : non seulement ma paresse intellectuelle s’en fait une excuse, mais je retrouve d’où vient le sens, la forme que l’on donne aux choses (une souris japonaise, toute souris qu’elle est, n’est pas représentée de la même manière, au-delà du style propre à l’artiste). Double plaisir de l’inconnu, donc, pour ce qu’il implique de découvertes en réserve et pour lui-même, pour le contraste que son altérité offre à notre identité. Cette leçon vaut bien une carpe, sans doute.

Les hanches glorieuses

La mode des années 1950, c’est un peu mon fantasme : je la connais très mal et m’y projette très bien. La taille cintrée, les hanches tantôt négligemment masquées, tantôt ostensiblement marquées… voilà la femme sablier, que ma morphologie rejoue en mettant la barre un peu plus haut, de la poitrine aux épaules. Qu’importe le décolleté… la coupe des vêtements sculpte la silhouette ; le regard n’a pas le temps de s’arrêter, il glisse le long du tissu qui l’éloigne du corps passé la taille et le fait si vite arriver à la cheville qu’il n’a qu’une hâte, remonter.

Qu’elles soient moulantes ou forment de larges cloches (mes préférées), les robes des années 1950 donnent une allure d’enfer. Moi qui ne jure que par la minijupe, je me prends à rêver de ces longueurs affolantes, et les robes que Chanel a raccourcies pour libérer le corps de la femme me paraissent bien tristes à côté des somptueuses prisons de tissus créées par Christian Dior ou Jacques Fath, mon nouveau héros. Ils ne lésinent pas sur le métrage, la débauche de tissu célébrant la fin de la guerre et de ses austères jupes droites au genoux, qui sont nées du rationnement et qu’on ne trouve plus guère que dans les écoles privées anglo-saxonnes.

L’exposition du palais Galliera me fait prendre conscience que l’histoire des robes n’a pas été tracée aux ciseaux, du long au court, qu’on les a retroussées et rabattues à loisir. La grande marche féministe étant grimpée, on pourrait relâcher les poings et laisser le tissu retomber avec l’élégance du New look passé et le confort des tissus modernes1, qui permettent de retrouver un peu de tenue.

 

1 Je le crie avec ma jupe Alexander Wang : vive le néoprène.