Journal de lecture : L’été où tout a fondu

Anneso m’avait conseillé ce roman de Tiffany McDaniel pour mon challenge lecture de 2023. Les 473 pages débordaient un peu du format court posé comme prérequis, mais il était au catalogue de la médiathèque. Souvent emprunté. Un jour, je me suis résolue à le réserver ; j’étais la première sur file d’attente… et le suis restée des mois durant. L’ouvrage a finalement été grisé, le visuel de la couverture retiré ; j’ai fait une croix dessus, le lecteur précédent devait l’avoir perdu ou gardé en otage. Une semaine avant la fin de mon tutorat en région parisienne, surprise : un revenant m’attendait à la médiathèque ! Plus vraiment certaine de le lire, je l’ai néanmoins emprunté pour lui donner une chance — ou me donner une chance : je pense à présent que le lecteur précédent a fait semblant de l’avoir égaré pour le garder à ses côtés.

L’été où tout a fondu est une drôle de lecture. Pas drôle du tout, fucking dure même, de toutes les duretés que l’existence peut comporter — racisme, homophobie, maladie, coups, mort, suicide… — et qu’on éviterait listées ainsi, mais qui prises dans la trame d’un été caniculaire adolescent deviennent lumineuses.

Tout commence avec un père procureur qui voudrait voir par lui-même et invite le diable dans sa ville. Il se présente, mais c’est un diable sans cornes, juste un môme de 13 ans en salopette crasseuse, un pauvre diable vraiment. Le mal, il le connait parce qu’il l’a enduré ; s’il le suscite c’est uniquement parce qu’il l’incarne aux yeux des autres : un garçon noir dans l’Amérique encore raciste des années 1980, vous pensez ! L’arrivée de cet ange déchu et déçu fonctionne comme un catalyseur de tout ce que les gens ordinaires peuvent avoir de moins reluisant, et met en branle une série d’incidents > accidents > événements dans la petite ville — le tout narré avec adresse par la romancière qui sait enchevêtrer les origines et les concomitances sans tirer aucune causalité par les cheveux.

Là où c’est très réussi, c’est qu’on y croit, à ce pauvre diable : il a pour lui de surréalistes ses yeux vert vif, des cicatrices d’ailes aux omoplates, et la connaissance gênante des vices et malheurs de tout un chacun, même du vieil oncle mort. Le doute subsiste, même lorsqu’il est levé (on veut y croire, c’est poétique en diable). Tout comme subsiste cette perméabilité entre la souffrance qu’on ressent, à laquelle on se cramponne parfois, et celle qu’on cause, qui peu à peu nous éloigne de celui qu’on aurait pu être, qu’on est peut-être encore pour partie — même si l’écart de l’un à l’autre choque : on se demande pendant toute la lecture comment le narrateur adolescent deviendra, est devenu l’adulte repoussoir qui se donne à voir par intermittences lors de pauses dans le récit rétrospectif (même incrédulité que lors d’un certain rapprochement inattendu dans Westworld).

Pendant toute ma lecture, j’ai éludé la photo de la romancière dans le rabat de la couverture — trop américaine, trop jeune romancière prodige. Il est encore un peu mystérieux pour moi qu’on puisse avoir un tel sens des destins qu’il suffise de quelques pages pour en conter un, deux, trois et faire résonner ce condensé poétique de malheur avec ceux qui se racontent au long cours, sans éveiller aucun soupçon formel de virtuosité. Les images de même viennent de nulle part, en nombre, improbables et immédiatement assimilées, comme si ces métaphores n’en étaient pas dans cette petite ville américaine à la terre craquelée, naturelles pour un adolescent qui admire son grand-frère joueur de base-ball et grimpe aux arbres avec son meilleur ami.

On s’installe dans ce roman comme dans un rocking chair sous le porche ombragé d’une maison en bois, et on en émerge avec une solide insolation, sans s’être rendu compte que le soleil avait tourné et qu’on était en plein cagnard depuis un moment déjà.

Journal de lecture : La Danseuse

La Danseuse de Patrick Modiano sent davantage la naphtaline que la colophane. On attend qu’une histoire se dégage de la mémoire du narrateur comme un fossile patiemment épousseté, mais on attend en vain et on assiste à l’inverse à un ensevelissement méthodique, souvenir après souvenir, revisités pour être définitivement perdus. Chaque court chapitre se donne ainsi comme un plan qui émerge d’une auréole sombre et palpite ou grésille un instant jusqu’au fondu au noir suivant. C’est une aquarelle patiemment travaillée au glacis, obscurcie de transparence, couche après couche. Le mystère ne se lève pas, ils se crée : à force de ressasser des tranches de vie vaguement anecdotiques, vaguement bohèmes, on se persuade avec toute la force de la nostalgie qu’il y avait une raison de tourner autour du sujet que l’on crée. En ne donnant pas de nom à la danseuse, qui reste « la danseuse », en retardant ou en se refusant à élucider les liens entre les personnages, en répétant le nom de certains lieux, Patrick Modiano tente de donner à son récit quelque chose du conte, mais n’est pas Alessandro Baricco qui veut. Le rideau ne se lève ni ne tombe jamais vraiment sur ce récit feutré comme une loge tendue de velours sombre, écrin confortable mais vide de tout bijou.

Lectures 2023

Janvier : Les Nuits bleues, d’Anne-Fleur Multon 💙 / Le Pigeon, de Patrick Süskind / Rendez-vous sur tes barres flexibles, de Wilfried Piollet / The Book of moods, de Lauren Martin (un doute : l’ai-je fini ?) / Février : Les Déviantes, de Capucine Delattre / Le Cœur synthétique, de Chloé DelaumeMars : Laver les ombres, de Jeanne Benameur 💙 / La Mort du roi Tsongor, de Laurent Gaudé / La Tête aux pieds, d’Odile Rouquet / Un jour mes princes sont venus, de Jeanne Benameur / Je te nous aime, d’Albane Gellé / Les Mains libres, de Jeanne Benameur 🤍 / Averno, de Louise GlückAvril : Être à sa place, de Claire Marin / La Petite Fille de Monsieur Linh, de Philippe Claudel / Mai : L’Avancée de la nuit, de Jakuta Alikavazovic 🖤   / Vivre avec nos morts, de Delphine Horvilleur / Ça t’apprendra à vivre, de Jeanne Benameur / Singuliers et ordinaires, de Daisy Lorenzi / Éloge des fins heureuses, de Coline Pierré 💛 / En l’absence du Capitaine, de Cécile Coulon 🖤 / Juin : Sì, io sono Michelangelo, de Valeria Conti / Un parfum d’herbe coupée, de Nicolas Delesalle / Juillet : La chair est triste hélas, d’Ovidie / Point cardinal, de Léonor De Récondo / Le présent impossible, de Dominique And / La chambre sans murs, de Morgane Ortin / Noir volcan, de Cécile Coulon / Août : Aventure des barres flexibles, de Wilfride Piollet / Things I don’t want to know, de Deborah Levy / Les Débuts, de Claire Marin / Poétiques et politiques des répertoires, Les Danses d’après, d’Isabelle Launay 💛 (non fini) / Septembre : Éduquer à la motivation, de Jacques André / Octobre : Qui a tué mon père ? d’Édouard Louis / Le Coût de la vie, de Deborah Levy / Remèdes à la mélancolie, d’Eva Bester / Le Jeune Homme, d’Annie Ernaux / La Leçon de musique, de Pascal QuignardNovembre : Il n’y a pas de Ajar, de Delphine Horvilleur / La Position de la cuillère, de Deborah Levy / Un monde plus sale que moi, de Capucine Delattre / Décembre : L’Allègement des vernis, de Paul Saint Bris 💙  / La Librairie sur la colline, d’Alba Donati / Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce, de Lola Lafon = 42 livres

42 livres lus dont
23 ouvrages de fiction (essentiellement des romans)
12 essais
6 recueil de poésie

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Les auteurs — toutes des autrices, en réalité — dont j’ai lu plusieurs livres cette année :

  • Capucine Delattre : Les Déviantes, dont j’ai du recopier un dixième sous forme de citations, et Un monde plus sale que moi qui explore les zones glauques (plus encore que grises) du consentement — le genre de lecture qui pègue (je n’arrive pas trop à savoir si je m’y suis vautrée ou engluée).
  • Jeanne Benameur, ma rencontre de l’année : Laver les ombres, Un jour mes princes sont venus, Les Mains libres et Ça t’apprendra à vivre. Je recommanderais de commencer par Laver les ombres si vous êtes sensible à la danse, et sinon par Les Mains libres, que j’ai trouvé très émouvant.
  • Cécile Coulon : En l’absence du capitaine, Noir volcan.
  • Wilfride Piollet, pour qui analyse et poésie vont de paire quand il s’agit de danse : Rendez-vous sur tes barres flexibles, Aventure des barres flexibles.
  • Claire Marin, que je suis depuis Rupture(s) : Être à sa place m’a davantage stimulée que Les Débuts.
  • Delphine Horvilleur : Vivre avec nos morts, Il n’y a pas d’Ajar.
  • Deborah Levy : j’ai lu les premiers paragraphes de Ce que je ne veux pas savoir debout à la médiathèque, et j’ai désespérément voulu savoir pourquoi l’autrice pleurait à chaque fois qu’elle empruntait un escalator en montée ; quoique ne pleurant ni en montée ni en descente, ça me semblait une situation à laquelle je pouvais tout à fait m’identifier. Presque certaine d’avoir un coup de cœur, j’ai voulu me réserver la primeur de la VO. J’ai donc acheté Things I don’t want to know à Londres… et je n’ai pas eu de coup de cœur. La bifurcation m’a déroutée : comment de l’escalator se retrouvait-on en Afrique du Sud, du journal adulte propulsé dans un récit d’enfance ? Pas assez emballée pour remettre 10 £ dans le volet suivant, mais néanmoins curieuse de la suite, j’ai emprunté
    Le Coût de la vie en VF à la médiathèque. Rebelote : certains passages sont très plaisants, drôles ou émouvants, je suis volontiers l’autrice, mais force est de constater qu’elle ne me mène nulle part. On sent que l’anecdote est là pour être dépassée, pour faire sens, mais lequel donc ? C’est un peu décevant. Au point où j’en étais, j’ai attrapé la suite à la médiathèque, mais ce n’était pas du tout la suite : La Position de la cuillère est un recueil de courts essais préalablement publiés dans diverses revues — au moins, l’éclectisme ne prétend pas à autre chose que lui-même. Reste que j’ai un peu du mal à comprendre la hype qui entoure cette autrice / trilogie.

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Deux romans marquants :

  • L’Avancée de la nuit, de Jakuta Alikavazovic. Je serais bien en peine de vous faire une critique de ce roman d’une intensité complètement dingue. Le mieux est encore que vous le lisiez.
  • L’Allègement des vernis de Paul Saint Bris, où il est question d’art et de tout ce dont il est question quand on parle d’art et qu’il n’est pas question d’art : d’ego, d’amour, d’habitude, de restauration, de politique, de communication… Beyoncé, le Da Vinci Code, la restitution de La Joconde réclamée par l’Italie, MeToo… tout ce qui a pu traverser le Louvre y passe, avec un mélange tout à fait étonnant de satire (les cabinets de conseil en prennent pour leur grade dans les stratégies de communication sur la restauration de La Joconde) et de poésie (Homéro, agent d’entretien esthète, danse parmi les statues à bord de son autolaveuse). Difficile de croire qu’il s’agit d’un premier roman tant c’est réussi et maîtrisé. Je l’ai offert à Mum pour Noël, qui m’a confirmé l’avoir trouvé succulent.

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Bilan du challenge lecture

12 mois, 12 livres, recommandés par 12 personnes : un challenge qui m’a d’abord bien motivée en provoquant le hasard, puis m’a lassée en l’excluant, la liste de (pré)textes se muant en obligation. Reste que c’était chouette, un temps, de surmonter mes réticences à suivre les recommandations.

  • 1 très jolie découverte : Les Nuits bleues, d’Anne-Fleur Multon.
  • 1 très belle rencontre : Jeanne Benameur, dont la sensibilité m’a rappelée celle de Claude Pujade-Renaud. J’ai lu trois autres romans à la suite de Laver les ombres, et je compte bien continuer à emprunter un à un tous ceux qui les jouxtent sur l’étagère.
  • 2 découvertes qui ont entraîné au moins une autre lecture : Delphine Horvilleur & Jeanne Benameur, donc.
  • 3 auteurs que je connaissais déjà : Patrick Süskind, Claire Marin et Édouard Louis.
  • 1 auteur vers lequel je lorgnais, mais que je ne m’étais pas résolue à aborder à cause de la noirceur de ses thèmes : Laurent Gaudé. Merci à la personne qui a proposé La Mort du roi Tsongor de m’avoir permis de ne pas passer à côté.
  • 3 abandons : 1 parce que pas le courage de me lancer dans un pavé que je n’ai pas choisi (j’avais demandé des livres courts, qui ne vampirisent pas tout mon temps de lecture), 2 autres parce qu’ils ont été retirés du catalogue de la médiathèque avant que je puisse les lire.

Journal de lecture : Le Jeune Homme

Lu en octobre 2023

Le Jeune Homme d’Annie Ernaux a été publié en 2022, mais le récit est situé avant la rédaction de L’Événement, paru en 2000 : A., le jeune homme du titre, habitait non loin de l’hôpital où Annie Ernaux avait été transportée après son avortement. J’ai été comme perturbée de revenir à un temps antérieur, alors que la narratrice se pose comme une femme mûre, en décalage avec son amant.

L’ouvrage comporte peu de pages, des pages qui seraient à immiscer entre d’autres, contribuant à articuler les écrits précédents de l’autrice — un addendum à une œuvre déjà fournie. On y trouve des résonances avec…

… l’origine sociale de La Place

Il y a trente ans, je me serais détournée de lui. Je ne voulais pas alors retrouver dans un garçon les signes de mon origine populaire, tout ce que je trouvais « plouc » et que je savais avoir été en moi. […] Que je m’aperçoive de ces signes — et peut-être, plus subtilement encore, que j’y sois indifférente — était une preuve que je n’étais plus dans le même monde que lui. Avec mon mari, autrefois, je me sentais une fille du peuple, avec lui j’étais une bourge. 

… la passion de Passion simple et Se perdre

La relation avec A. se donne comme le miroir inversé de Passion simple, une compensation tardive : la voilà aimée avec une ferveur dont elle n’avait jamais été l’objet, seulement le sujet brûlant auprès d’un amant plus détaché — comme elle l’est à son tour.

Le renversement n’est pas seulement personnel, il est aussi social, la femme étant rarement la plus âgée dans un couple avec un grand écart d’âge :

Mais je savais […] que si j’étais avec un homme de vingt-cinq ans, c’était pour ne pas avoir devant moi, continuellement, le visage marqué d’un homme de mon âge, celui de mon propre vieillissement. Devant celui d’A., le mien était également jeune. Les hommes savaient cela depuis toujours, je ne voyais pas au nom de quoi je me le serais interdit.

… le passé et le temps dans lequel on s’inscrit

Il m’arrachait à ma génération mais je n’étais pas dans la sienne.

Il était le passé incorporé. / Avec lui je parcourais tous les âges de la vie, ma vie.

[…] j’avais l’impression de rejouer des scènes et des gestes qui avaient déjà eu lieu, la pièce de ma jeunesse.

Le jeune homme transforme sa vie “en un étrange et continuel palimpseste”. “Il me donnait du plaisir et il me faisait revivre ce que je n’aurais jamais imaginé revivre” en échange de voyages, d’argent — un deal dont elle fixe les règles.

A. regarde vers le futur quand Annie Ernaux regarde vers le passé, et cette impasse nourrit leur présent :

Nous communions imaginairement dans notre perte réciproque avec un plaisir extrême.

Cela n’en reste pas moins une impasse, à laquelle on se heurte. Je trouve poignant ce passage où le jeune homme tombe sur une photo d’Annie Ernaux jeune :

Le désir que lui inspirait […] cette fille qu’il ne verrait jamais, ce désir-là était sans issue. Comme l’avait traduit implicitement sa réaction spontanée, « cette photo-là, elle me fait de la tristesse ».

… l’écriture à venir (de L’Événement et pas seulement)

Annie Ernaux a entrepris le récit de son avortement, relaté dans L’Événement, après avoir rompu avec A. et mis fin à une relation (mort-née ?) qui, par la répétition qu’elle rejouait, la faisait se sentir à la fois morte et éternelle.

Si je ne les écris pas, les choses ne sont pas allées jusqu’à leur terme, elles ont été seulement vécues.

Progressivement, l’aventure était devenue une histoire que nous avions envie de mener jusqu’au bout, sans bien savoir ce que cela signifiait. 

La principale raison que j’avais de vouloir continuer cette histoire, c’est que celle-ci, d’une certaine manière, avait déjà eu lieu, que j’en étais le personnage principal. / J’avais conscience qu’envers ce jeune homme, qui était dans la première fois des choses, cela impliquait une forme de cruauté.

Cette cruauté se sent dans l’écriture — peut-être émane-t-elle de l’écriture, laquelle acte le détachement d’Annie Ernaux envers A., à peine un individu, tout juste un “jeune homme”. Cette “cruauté” m’a un peu gênée et, en même temps, si je suis honnête, c’est aussi ce qui m’a saisie au cours de ma lecture, l’autre comme moyen de s’élucider soi-même et de se relancer dans l’écriture.

Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce

Curieux roman de Lola Lafon que ce Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce. Ça commence en huis-clos médical façon Maylis de Kerangal (Réparer les vivants), sous forme d’un journal adressé à une absente, puis le récit embraye sur la reconstruction de soi après un viol, et ça part en vrille-échappée belle sur fond d’une dystopie qui semble étrangement actuelle (une Élection dont la majuscule laisse supposer qu’il n’y en aura pas d’autre avant un moment, de la xénophobie d’État qui désigne des Autres, des Événements en protestation, un couvre-feu, des arrestations “préventives”… dans le Paris qu’on connaît, avec son opéra Garnier, son métro, sa Cinémathèque, etc.).

Les relations entre les protagonistes sont floues, aussi, résistent à l’étiquetage prématuré et définitif. La narratrice qui s’adresse à la jeune fille survivant dans le coma à une mort subite se fait passer pour sa sœur auprès du personnel médical. Elle l’appelle Émile, au lieu d’Émilienne. Elles passaient leur temps à s’appeler. Je les ai postulées amoureuses. Puis la narration est arrivée aux cercles de parole du mardi soir, et leur amitié est devenue plus plausible, mais pas simple, pas une simple amitié de socialisation heureuse  — un lien de survivantes.

Malgré ce lien extrêmement fort, Émile disparait du paysage quand entre en scène La Petite Fille au Bout du Chemin, un jeune fille qui passe son temps à la cinémathèque et conserve toujours sur elle la Notice des médicaments qu’elle se garde bien de prendre. Entre elle et la narratrice se noue un lien fort, étrange, immédiat ; il y a du désir, du désir de vie qui ne s’arrête pas au corps de l’autre, désir de vivre entre les mailles de la société.

À mesure que ce lien se resserre, le reste autour se délite, le récit, la syntaxe parfois, des mots manquent, des mots débordent, des écrits sont insérés (la Petite Fille écrit frénétiquement dans son cahier, dont elle arrache des feuillets), clairement puis de moins en moins, alors que le discours indirect libre contamine la narratrice, alors que les deux Petites Filles se comprennent à demi-phrase, que leur clairvoyance augmente et leur santé mentale décline. La Petite Fille au Bout du Chemin restera la Petite Fille, sans nom propre, de même que la narratrice, qui n’en a que d’emprunt, surnommée “fifille” par Émile et “Voltairine” par la Petite Fille. À certains moments, il m’a fallu faire un effort pour distinguer qui narrait en s’adressant à qui.

La fin, sous forme d’échange épistolaire avec Émile, fait écho au journal du début, que lui adressait la narratrice. Émile, absentée à l’apparition de la Petite Fille, revient quand celle-ci disparaît. Il fallait bien cette amitié d’Émile et de la narratrice, longuement ancrée, pour servir d’écrin au passage éclair (avec fougue, avec foudre) de la Petite Fille. Moi aussi j’ai été frappée, et en suis sortie un peu sonnée.

…

Il y a ces citations que j’aurais voulu vous faire lire, perdues, cachées dans les 400 pages de ce curieux moment. Un passage sur le « Quand même » des protestations molles face à l’intolérable, auquel on finit par s’accoutumer. Un sourire qui éclabousse une photo d’Interpol. Une phrase, condensé violent de cette société où le viol reste souvent impuni — je l’ai retrouvée : “Et ça n’a aucune importance pour moi si ça n’en a pas pour elle, les confidences de celui qui, parce qu’il l’a pénétrée, s’arroge le droit de parle de sa « santé mentale ».” Tous les passages où il est question de danse, aussi, de manière si juste.

J’allais oublier, et pourtant j’ai adoré : la narratrice, en plus d’être roumaine, amie précieuse, victime de viol, traductrice, est, était, danseuse classique, et la danse, sans jamais être le sujet du roman, infuse son écriture et la caractérisation de la narratrice. On la suit dans ses souvenirs en Roumanie, à prendre des cours silencieux chez une professeure tombée en disgrâce et espionnée ; on la retrouve adulte, chantonnant l’adage de Giselle en faisant le guet, traduisant sous forme d’enchaînement le caractère subreptice d’une expédition nocturne : glissade, glissade, coupé, jeté, pointes acérées… Sylvie Guillem devient un mot-clé pour essayer de faire retrouver la mémoire à Émile, les séries sont remplacées par le YouTube balletomane, le corps se raidit en souvenir de ce qu’il dansait…  Ce qui, chez un auteur novice, fonctionnerait comme des références relèvent chez Lola Lafon de réflexes  — c’est véritablement ainsi qu’on pense quand on a infusé dans la danse ; c’est… mon monde !