So gern, so Goerne

Sans les Lieder de Schubert, je ne me serais jamais aperçue que Die schöne Müllerin est un curieux poème. D’habitude, quand je vois débarquer les pierres, les fleurs et le petit ruisseau, je pars en courant. Selon Valéry, le mot nature « évoque des images personnelles, déterminant la mémoire ou l’histoire d’un individu. Le plus souvent, il suscite la vision d’une éruption verte, vague et continue, d’un grand travail élémentaire s’opposant à l’humain, d’une quantité monotone qui va nous recouvrir, de quelque chose plus forte que nous, s’enchevêtrant, se déchirant, dormant, brodant encore, et à qui, personnifiée, les poètes accordèrent de la cruauté, de la bonté et plusieurs autres intentions. » Je ne sais pas ce que cela dit de mon histoire mais je me suis arrêtée à « une éruption verte, vague et continue » — que ma mémoire avait synthétisée en étendue verdâtre avant que je ne retrouve le passage précis de l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci.

Mardi dernier, j’ai entrevu la partie cruauté & bonté : la nature non pas comme personnification mais comme amplification du ressenti humain. Là où le poète peut hurler Mein ! en imaginant posséder celle qu’il convoite, comme s’il gravait son coeur sur tous les troncs des environs. Sur le coup, j’ai cru que c’était l’exultation de la possession mais j’aurais dû me douter qu’il n’y a que le désir inassouvi pour faire hurler ainsi ; le bonheur serein serait davantage l’affaire des pierres qui dansent dans l’eau, mêlant légèreté et gravité.

Die Steine selbst, so schwer sie sind,
Die Steine!
Sie tanzen mit den muntern Reihn

Mais cela, paradoxalement, c’est avant, avant de rencontrer la schöne Müllerin. Oui, schöne Müllerin et non belle meunière, à cause de Wilhelm Müller qui fait de la jeune fille un miroir bien plus efficace que le cours d’eau : pas de narcissime ici, le ruisseau n’est pas l’alter ego mais le confident, le murmure qui accompagne la traversée jamais accomplie vers l’autre rive. Bien qu’elle ne soit absolument pas décrite et qu’on ne sache d’elle rien d’autre que sa préférence pour le chasseur, la schöne Müllerin est bien plus qu’un prétexte à poésie. Ce n’est pas une toile blanche qui autorise le poète énamouré à se faire son film ; la surface est dure, elle blesse le poète lorsqu’il s’y heurte, et elle est réfléchissante, elle renvoie à soi — sans qu’il y ait pour autant repli sur soi, car humaine ou pas, c’est encore de la nature dont il est question.

On en parcourt donc toutes les nuances, depuis le dégradé subtil jusqu’au revirement aux tons tranchants. Die liebe Farbe devient die böse Farbe lorsque le vert du ruban qu’elle attache à ses cheveux se révèle être la couleur du chasseur et que l’amour verdoyant n’a de réalité que le vert de la jalousie. Le grand abattage pour impressionner la meunière et lui montrer l’enthousiasme qu’elle déclenche chez lui a laissé la place à un grand abattement. Les fleurs fanent en pleurs ; abandonné, le poète abandonne la vie et se fond dans la nature, jusqu’à y être enfoui. Dans un dernier lied où la parole est confisquée, le ruisseau efface enfin la douleur d’avoir été rejetté — mais aussi l’élan initial, la joie qui menait à la simplicité… 

Ich frage keine Blume, 
Ich frage keinen Stern,
Sie können [mir] nicht sagen,
Was ich erführ so gern.

Ich bin ja auch kein Gärtner,
Die Sterne stehn zu hoch;
Mein Bächlein will ich fragen,
Ob mich mein Herz belog.

… une joie tue où ne se posait aucune question, où ne courrait qu’un murmure, pareil à un frisson. Mais le silence de la certitude s’est mué en silence de l’oubli. La mort est passée inaperçue, emportant avec elle l’utopie d’un monde sans parole. 

Dans ce ruisseau de ravissement, de rancoeur, de fierté et de fragilité, Goerne est comme un poisson dans l’eau, yeux esbaudis de merlan frit (il confère un air vif et intelligent à une poiscaille — les merlans non encore frits peuvent l’en remercier). Il se met même rapidement à ruisseler, comme pour être mieux en accord avec son sujet. Il a la bonté de nous faire oublier son talent ; j’en oublie même qu’il chante. Avec sa bonhommie, tout paraît naturel

[Et Dieu créa la nature, aurait conclu Palpatine

Illuminations musicales

(Vous avouerez que c’est de saison.)

Finalement, je ne suis pas mécontente d’avoir eu cours samedi dernier. Car qui dit cours dans la banlieue nord-est de Paris dit qu’il est préférable de dormir chez Palpatine au sud-est de la capitale, plutôt que chez moi au sud-ouest. Et tant qu’à squatter la demeure de son hôte, autant profiter un peu de sa présence la veille au soir, d’où : concert à Pleyel.
 

Déjà, en parcourant les sous-titres du morceau de Britten, j’adore : Fanfare, Villes, Phrases, Antique, Royauté, Marine, Interlude, Being Beauteous, Parade, Départ, c’est chaotique et prometteur. Il me faudra « juste » trois de ces petits poëmes en prose pour soudain faire le lien, pourtant évident, entre Illuminations et Rimbaud. On est vendredi, il est tard, j’ai eu trois heures de gestion et quatre heures de PAO. Heureusement, Christine Schäfer, la soprano, me le fait vite oublier : les visions du poète auxquelles on ne comprend rien se font jour, prennent cor et vibrent comme de fascinants mirages dans le timbre de sa voix. Je le constate pour la troisième fois, après une lecture aveugle faite en classe pour le plaisir et le spectacle de Benjamin Porée sur Une saison en enfer, il me faut une voix pour apprécier les recueils de Rimbaud dont la lecture reste pour moi muette. Je préfère le poème expiré au poète inspiré : l’allégresse supposée de « J’ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d’or d’étoile à étoile, et je danse » est frappée d’une drôle de suspension lorsque la voix funambule-somnambule s’y avance comme à regret, venue de très loin, de-siderare. Puis ce sont les mots de Marine, goutte à goutte, bien loin de la diction vague, emphatique et ressassée dont on noie la poésie – robinet contre tempête. Being Beauteous : « des sifflements de mort et des cercles de musique sourde font monter, s’élargir et trembler comme un spectre ce corps adoré », et les cercles de musique sonore se font spirales et tourbillons de neige qui s’enroulent autour de cet « Être de Beauté de haute taille », l’attaquent et le lèchent pareilles à des langues de feu, glaçantes, harassantes. Puis encore, cette annonce provocante et mystérieuse qui revient sans cesse : « J’ai seul la clef de cette parade sauvage. » La clef qui n’ouvre sur rien, celle qui met en mouvement : il suffisait de la portée.

 

Au fur et à mesure des concerts, Chostakovitch se définit peu à peu comme celui qui orchestre les mondes dévastés. La Symphonie n° 8 commence au crépuscule, non pas dans la solitude mais l’isolement : très vite les plaines désertes deviennent un véritable champ de bataille et la présence humaine, dont on semblait privé lorsque la musique se parlait à elle-même à voix haute et flûtée, déferle en masse, inhumaine, cruelle. La destruction ne signe pas pour autant la fin de la menace et lorsque la musique se remet à danser au-dessus des ruines, on ne sait pas si c’est pour provoquer ou fuir le danger. Celui-ci revient au pas de charge, dans une fanfare grotesque et terrible qui ne laisse pas un instant de répit à celui qui ne refuse de se plier à la fête. Allegro non troppo : les instruments se coupent violemment la parole, se réduisent les uns les autres au silence – le chef abat sa main de toute sa force comme le juge injuste son marteau – jusqu’à ce que tous se mettent à parler en même temps dans une surenchère de cacophonie. Le calme du mouvement suivant ne peut que préluder à une nouvelle catastrophe, dont les assauts insoutenables écraseront jusqu’aux illusions de la précédente mascarade. Ce qui en sort est ténu et s’éteint de lui-même dans le silence, sans qu’on s’en aperçoive.

 

Ouf. D’avoir dirigé cette fin du monde, Jukka-Pekka Saraste s’est assorti à sa ceinture de smoking et oscille entre le homard et le grand schroumpf – sans rien perdre de sa prestance, il faut le faire. De même, il n’y a que la violoniste médiévale (à cause de la robe qu’elle portait la première fois que j’ai vu l’orchestre de Radio France, et qui la faisait ressembler à une vraie dame de cette époque – ma violoniste préférée, tout en intensité) pour venir jouer la patte cassée sans béquille et saluer en équilibre : elle sautille à ravir. Et c’est donc ravie que je suis allée poursuivre la soirée chez Del Papa avec Serendipity, H., Joël et Palpatine.

Koncert avek Kavakos

Klari, Palpatine et moi nous installons en plein centre du rang BB, sans bavoir, parce qu’on sait se tenir. Ou pas. Mais c’est facile d’y croire sans violoniste au chocolat à l’horizon. Avec la onzième symphonie d’Eduard Tubin, l’eau ne nous vient pas à la bouche mais aux oreilles. Je ne sais pas si c’est la paranomase de son nom avec une turbine géante de navire, mais j’ai l’impression de me trouver dans de grandes vagues d’archets – avec des instants d’accalmie en apnée, comme si la petite sirène allait surgir pour venir nous faire visiter son royaume enchanté plein de corail. A part cela, je suis saine d’esprit, même si je l’ai un peu perdu dans la demi-heure qui a suivi.

Même si je n’avais pas réussi à trouver de Leonidas pour fêter la fondation du club des kavakophiles, j’étais tout de même assortie à la doublure de sa chemise, la même que la dernière fois – et qu’hier, me précise Klari mais je préfère ne pas avoir entendu, laissons-lui le bénéfice du double. Pendant le concerto pour violon en majeur de Tchaïkovski, j’ai oublié que j’avais fait tâche toute la journée à l’université avec ma robe rouge habillée, que je craignais d’être un peu fatiguée, et que Pleyel ferait bien de convertir la clim’ en chauffage. J’ai même oublié de vouloir me souvenir. De fait, je n’ai rien retenu, pas une note, pas un chocolat, j’ai dégusté sur place, il n’en reste plus un seul dans la boîte. Je réécoute le morceau en écrivant ce compte-rendu et prends ainsi la mesure de la fascination. Si l’on n’a pas peur des oxymores, on pourrait dire que c’est un traumatisme heureux, si intensément vécu qu’il s’efface aussitôt de la mémoire. Pas de regret pour autant, car il faudrait se dé-sidérer pour regretter le passage d’une étoile filante et je ne vois pas comment j’aurais pu conjurer la fascination de l’archet qui tressaute sur les cordes, les caresse d’un lent et savant étirement, puis les pousse à crier un aigu à la limite de la musique, les effleurant et les faisant crisser comme un patin sur glace, d’une carre à l’autre. C’est juste : Extrême. Exact. Exactement ça, et seulement ça. L’aigu est tenu de justesse ; le son est juste ; le violoniste touche juste. Il faut croire que son jeu a de la présence, exactement comme on le dirait d’un danseur, de son corps, son instrument, dont le moindre mouvement capte l’attention et donne du sens à l’ensemble de la pièce. J’ai les mains très rouges à la fin des applaudissements.

Avec la symphonie en mi majeur de Hans Rott, le triangle trouve une œuvre à sa mesure. Le compositeur l’utilise un peu comme un métronome et, s’il avait pu écouter sa symphonie, créée post-mortem, il aurait peut-être fait quelques modifications pour gommer cet effet de clignotant oublié après le virage. Cela n’a donc rien de rédhibitoire. Seulement, voilà, quand Klari me prévient qu’après les quarante minutes de solo du triangle, on a la tête comme un petit pois dans une boîte de conserve, je relâche toute ma concentration et ne fais pas vraiment l’effort d’écouter et d’assembler dans ma tête ce patchwork sans couture. J’aime pourtant bien les ploum initiaux des cordes et le motif des violons qui reviendra une ou deux fois par la suite. Mais il y a aussi des élans lyriques, du tintamarre de triangle, des pincements de violoncelle esseulés « sehr langsam », le tout sans transition audible par le profane, comme si un DJ changeait de disque à intervalles chronométrés. Mécanique plaquée sur du vivent, cela ne manque pas. Alors quand Klari me fait lire le passage du programme qui raconte une crise de délire du compositeur persuadé que le méchant-Brahms-qui-a-critiqué-sa-symphonie a introduit des explosifs dans le wagon, et que je tombe sur la mention du « frisch und lebenhaft » du troisième mouvement au moment où le « sehr langsam » du quatrième n’est pas encore devenu « belebt », le fou rire nous prend. La honte aussi, étant donné que, pour avoir été aux pieds de Kavakos, nous sommes aussi à celui des musiciens, et qu’il est particulièrement irrespectueux de rire en plein sciage lyrique d’archet (c’est au moins un séquoia centenaire auquel ils s’attaquent, là). Klari utilise son programme comme une Espagnole son éventail et pour éviter de croiser son regard, je me détourne vers Palpatine qui nous aurait maudit s’il n’était pas assis le dos bien droit, non pas, chose exceptionnelle, sur son coxys mais bien sur ses fesses, balançant en rythme son buste d’avant en arrière. Et de nous le comparer à Mahler à la sortie, d’où je m’étonne encore moins de ne rien avoir suivi. Il fallait bien une meringue glacée au chocolat et à la chantilly pour s’en remettre.

Apaisante apesanteur

(Pleyel, dimanche 2 octobre, Orchestre de Paris)

 

« L’âme s’apaise là, sévèrement contente »

Palpatine et moi remontons la rue du Faubourg Saint-Honoré pour nous rendre à Pleyel. Au milieu des VIPouilleries de la fashion week, il y a Dalloyau, dont je n’ai toujours pas goûté les chocolats. Avouez que cela ferait un excellent dessert après un très diététique japonais. Chaque bouchée est présentée au-dessus de la vitrine dans un petit écrin ouvert, la description inscrite à l’intérieur du couvercle. Carré d’épices, avec un thé de Noël, j’imagine déjà… carré noir, oui forcément ; éclat craquant moucheté de dorures et fourré aux cacauhètes, oh mon dieu, du peanut butter de luxe ; Pralinas, du praliné, mettez-m’en deux, s’il vous plaît ; pas moins de cent grammes, vous dites, ah, c’est fâcheux, je veux bien un autre éclat craquant alors ; Duja toujours, ce n’est pas de l’alcool au moins, non, bien, vous savez ce que c’est alors, non, bien, donnez-moi en un quand même ; la ganache, non merci, le praliné, c’est autre chose tout de même, mais une ganache Earl Grey, oui, je veux bien me laisser tenter ; puis un à la framboise et un au cédrat pour faire bonne mesure, soyons fous, soyons fruités. Le concert commence dans une vingtaine de minutes mais je commence tout de suite ma récolte, le soleil dans les rues, vous comprenez.    

Je confie les chocolats rescapés à l’ouvreur en espérant que le vestiaire soit aussi climatisé que la salle et l’on s’installe, Palpatine et moi, derrière Christian, Anne et Serendipity. L’ouverture de Los escalvos, un opéra inconnu de Juan Crisostomo de Arriga, lui-même inconnu pour cause de mort précoce, permet de s’éclaircir l’oreille comme d’autres s’éclaircissent la gorge. On s’enfonce dans son fauteuil rouge et les teintes chaudes de l’orchestre : un feu de cheminée jette ses reflets cuivrés dans le bois lustré des instruments à cordes tandis que les vents suscitent au hasard des étincelles de lumière. Doux crépitement.

Entre dans le salon un grand-père dont aurait rêvé Hugo : Menahem Pressler nous raconte le concerto pour piano n° 17 de Mozart. Silence, musique. C’est beau, c’est rond, sans aspérité sans être lisse. Cela rentre par les oreilles, passe dans tous les muscles, parcourt les veines, les tendons, les nerfs, toute la tuyauterie, se diffuse dans tout le corps comme de la morphine. La partition tricote à partir de mes nerfs en pelote : je me détends. Je suis bien. Mon corps s’assoupit, mon attention s’assouplit. Mes paupières deviennent visibles aux musiciens et je voudrais leur crier dans un chuchotement que je m’endors parce qu’ils ne sont pas soporifiques et que je baille parce que je veux continuer à goûter ce repos rebondissant de notes engourdissantes. Le pianiste caresse le piano et l’on ne sait pourquoi mais il ne peut en être autrement, le basson vient soutenir et éveiller le bercement. Menham Pressler est comme ces professeurs à l’autorité naturelle qui n’ont pas besoin d’élever la voix pour se faire entendre ; son jeu nous parle tout bas.

Avant le nocturne de Chopin qui tranche sur le diurne Garrick Ohlsson de l’avant-veille, il nous baigne au Clair de Lune. Debussy comme manière de nous souhaiter une bonne nuit avant de se retirer. La veillée est finie. Entracte.

Histoire de remercier Dieu pour ce divin concerto, la Messe de Sainte-Cécile constitue le second office. C’est grand, le chœur y est mais je n’ai plus la force de soutenir ma cathédrale mentale pour qu’y vienne résonner la sacrée musique de Gounod. Plus assez de nerf pour me tenir au centre de la nef et recevoir des trombes d’échos. Hébétée de béatitude, j’assiste à cette messe de l’autre côté du vitrail, celui qui ne reçoit pas la lumière. Les voix ne me transportent pas, je sais simplement qu’elles sont là, pas loin et que cela doit être beau si seulement cela pouvait être fort.

Pas entièrement convertie, je manque de charité chrétienne en refusant une demande implicite de chocolat à un ninja surgi d’on ne sait où. Je n’allais pas mettre en péril mon expérience nirvanesque par défaut d’échantillonage complet. Palpatine a raison : ce concert et ces chocolats sont deux preuves de l’existence de Dieu. Je n’ai pas jugé bon de préciser que je pensais Mozart plus que Gounod. Jour du Seigneur : même les mots sont bons.

Ne pas se Barber en concert

(Pleyel, vendredi 30 septembre, orchestre de Radio France)

Palpatine voulait aller à Pleyel. Moi, je voulais aller au cinéma, un truc avec des images et une intrigue facile à suivre quand on est fatigué. J’ai ronchonné devant l’affiche, pensant Berg en lisant Bartók, mais la constatation que toutes les séances avaient commencé et un pudding plus tard, j’étais disposée à tendre l’oreille. 

Clic-clac Kodály, voici les Danses de Galánta. Cette fois-ci, j’avais substitué « valses » à « danses » (fatiguée, je vous dis, trois heures trente de cours sur la tuberculose du fondateur du Seuil, c’était tuant). Du coup, j’ai rapidement dû prendre une gomme pour effacer les lustres de mon image mentale et j’en ai profité pour astiquer les parqets marquetés d’un même mouvement. Je ne savais pas trop quoi faire avec mes meringues viennoises, alors j’ai coupé le bas de leurs robes froufroutantes. Déjà mieux. Mais voilà que surgit une danseuse pieds nus au milieu des couples qui s’écartent. Je fais se déchausser tout le monde. J’hésite à faire sortir les militaires, la salle de bal a laissé place à une pièce de Pina Bausch. Ils resteront tout de même, je reconnais maintenant la danseuse aux pieds nus pour être une tzigane. Les archets attaquent, les murs tombent. Danses, danses. 

Précipité, on déménage à New York. Dans un immense studio aux baies vitrées qui donnent sur la nuit décolorée. Le concerto pour piano de Barber, ce sont les volumes de Hopper, la mélancholie en moins. Il fait nuit, forcément, parce qu’on est en retrait du monde mais pas recroquevillé, simplement en décalage, comme dans la brèche où l’on s’installe lorsque l’on veille alors que tout le monde dort – cette brèche nocturne où les choses et les sons prennent un relief particulier, plus nets de n’avoir pas été émoussés par la lumière et le bruit des jours. Glaçons qui s’entrechoquent dans un verre, moments planant comme un goéland, violons nerveux d’être tâtillonnés par les archets : c’est exactement comme ça je me me sens.

Bonjour, comment allez-vous ?
Concerto pour piano de Barber.

Le pianiste est géant. Non seulement, Garrick Ohlsson doit baisser la tête pour passer sous la porte et arbore un sourire de gros ours sympathique comme Laurent, mais en plus bis il secoue Chopin comme une bouteille d’Orangina. Ses doigts retardent les notes, sans les étirer, mettent le spectateur en suspens, retiennent les notes puis les précipitent en une danse fringante. Cela me fait penser à Myriam Ould-Braham dans Suite en blanc ou à Mathilde Froustey dans le Grand pas classique d’Auber : des échappés ou des relevés d’acier, tenus jusqu’à la limite extrême de l’amusicalité et enchaînés avec agilité juste à temps, juste sur le temps, avec une maîtrise confinant à l’insolence. Quand la technique a la classe, et qu’elle se joue d’elle-même, voilà : le phrasé, me dit Klari. Rudement bien ponctué, les points sont sur les hiiiiii.

Le concerto pour orchestre de Bartók est juste toqué comme il faut, avec la baguette coton-tige de la percussion qui joue à pigeon-vole. Pour ne pas trop avoir l’impression d’assister à un match de tennis entre alto et violon, je délaisse un peu l’altiste solo au catogan, que je verrais bien en costume d’époque XVIIIe, pour la beauté médiévale de la violoniste que j’avais déjà tant apprécié la dernière fois. À mon regret d’être trop impair pour ne pas la voir de face, succède la satisfaction de pouvoir la regarder sans en commettre. Pas de risque de la dévisager de dos, je ne vois pas même le début de la tresse qui ceint asymétriquement sa tête, ainsi que je le découvrirai au salut où j’essayerai de lui envoyer mon plus beau sourire de remerciement comme si c’était une gerbe de fleurs. Le coude bien relevé comme une danseuse de flamenco, l’archet met en tension toute sa colonne vertebrale jusqu’à la nuque, que la musique agite et renforce tout à la fois. Avec elle, je peux voir la musique incarnée comme si c’était de la danse tandis que son voisin avachi me semble en contradiction totale avec ce que j’entends, comme un coup de klaxon en plein concerto.

Je pourrais dire de ce concert que j’en suis ressortie toute retournée mais cette image aurait été honteusement suggérée par la calzone que je me suis enfilée ensuite (après le pudding, donc) en compagnie de Klari, Serendipity et Palpatine. Fameux.