La de(mi-)mesure russe

Le Prince Igor ? Une chorégraphie de Fokine. Et, ah oui, une musique de… euh… Borodine, dit le programme. And Co, semble-t-il, puisque Rimsky-Korsakov a fait du tri. L’Orchestre de Paris aussi, qui nous présente deux extraits de l’opéra. Avec l’ouverture, les souvenirs viennent me danser sous le nez, sous la forme de longues nattes noires qui ondulent au rythme des corps cambrés et des demi-pointes-coussinets qui caressent le sol. Le félin devient fauve avec les Danses polovtsiennes. D’un bond, je me retrouve au conservatoire, en train de sauter avec le poing en l’air. Coup de talon féroce, coude, épaule et poids du corps en avant, regard par en-dessous, on se sent viril – même en justaucorps et collants, à peu près aussi épaisse que Palpatine aujourd’hui. Fière et puissante. Cette musique est vraiment galvanisante – sauf après les quatre coups crescendo où la fusée-palmier explose à l’intérieur de la cage thoracique et le chœur tombe dans une descente vertigineuse, pluie d’or-tambourin. Là, c’est glaçant et le frisson ne peut être imputé entièrement à la clim, puisque j’ai simultanément les joues qui picotent. Fiévreusement, que j’applaudis. La délicatesse faite bourrin, si j’aime !

Après tant d’exaltation, je n’avais pas très envie d’une promenade au fond des bois avec Sibelius et respirer l’air pur alors qu’on vient de s’époumoner joyeusement tempère un peu mes ardeurs. Pas nécessairement celles du chef d’orchestre, qui appartient visiblement à la famille des cardiaques. J’ai d’abord penché pour le franc-maçon, à cause de ses gestes circonflexes (= je rassemble les mains devant ma tête et je les écarte d’un coup sec sur les côtés, en triangle isocèle) puis j’ai trouvé : Gianandrea Noseda est Coppélius ! Et quand sa poupée se redresse d’un brusque ploum (© Klari),il atterrit d’un grand moulinet de bras au garde à vous ; oui, chef ! Quant à la violoniste, Viktoria Mullova, en tunique blanche, elle se promène : le Concerto pour violon enmineur n’a pas l’air de lui causer grand peine, et elle ne me fait pas grand effet. Je n’ai pas aimé son bis de Bach, joué trop rapidement à mon goût : à chaque moment de suspension, où je pourrais sentir le précipice toonesque sous moi, elle m’écrase les doigts d’un coup d’archet et je décroche, comme un pauvre coyote. Bip bip.

Avec Alexandre Nevski, je m’aperçois que ce n’est pas Sibelius mais Kullervo que j’aime : de l’épique et des chœurs. Ce Prokoviev clôt la saison d’une belle boucle. Certes, le texte est moins beau que le Kalevala mais ça dépote. Les partitions du chœur battent à l’unisson et ça moutonne lorsqu’une page blanche est tournée sans que tous les chanteurs fassent de même. J’observe les assauts contre le tambour par des moustaches plus poète-de-Spitzweg que mon contrebassiste préféré (qui s’éclate, as usual) tandis que les pèlerins réclament en chœur d’avoir des cymbales aux pieds : « Peregrinus expectavi pedes meos in cymbalis » je savais bien que ce devait être du latin pour que je me mettre subitement à reconnaître du russe. Fatalement, tout cela finit dans le sang et les applaudissements.  

Une séparation

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Une séparation, il y en a bien une, qui ouvre le film (scan des passeports comme générique, avant la demande de divorce devant la caméra-juge) et le referme (la fille du couple doit choisir avec lequel de ses parents elle veut vivre). Elle n’est pourtant pas centrale, sinon en ce qu’elle noue un peu plus fort l’affaire qu’elle encadre.

Nader veut mettre à la porte Razieh, l’aide-soignante qu’il a engagé lorsque sa femme l’a quittée, et qui a été négligente envers son père atteint d’Alzheimer, mais la femme résiste et il la pousse. Elle porte plainte contre lui pour meurtre contre l’enfant qu’elle portait et a perdu. Suit un inextricable imbroglio (Savait-il qu’elle était enceinte ? L’a-t-il vraiment poussée ou a-t-elle eu un malaise ? Le mari de celle-ci n’a-t-il pas des créanciers à payer ? Est-elle sûr d’elle ? Si tel n’est pas le cas, peut-elle accepter un dédommagement qu’elle estime superstitieusement pouvoir lui porter malheur ?, etc., le tout avec des cris permanents – heureusement, les sous-titres font le tri dans ces batailles de chiffonniers) qui n’a pas grand intérêt par lui-même et serait passablement ennuyeux s’il ne diffractait quantité d’enjeux annexes.

La confiance accordée ou refusée à un proche peut faire soupçonner des manœuvres pour récupérer la garde de son enfant, désigner les sujets tabous dans un couple et entériner la rupture d’un autre. La dimension religieuse vient encore compliquer la donne. On rit dans la salle lorsque Razieh téléphone pour demander si changer le vieux qui s’est fait dessus constituerait un péché, mais cela nourrit le malaise entre cette femme et son mari, à qui elle n’a pas voulu avouer son travail. Ce qui caractérise son personnage, c’est d’ailleurs la façon qu’elle a de rabattre en permanence son tchador contre elle, comme pour se protéger. Tout n’est pas pour autant réductible à au problème de la religion musulmane et il me que c’est pour cette raison qu’Une séparation est un bon film pas tant un bon film en soi qu’un film bon à voir pour les Occidentaux que nous sommes. Razieh va travailler en cachette parce qu’elle s’occupe de la toilette d’un vieil homme mais aussi et peut-être d’abord parce qu’elle ne veut pas humilier son mari chômeur. Les femmes sont voilées, même chez elles, certes, mais toutes ne sont pas entravées dans leur liberté. Ainsi, la différence entre Simin, la femme de Nader (le foulard laisse apparaître de magnifiques cheveux roux) et Razieh (ovale du visage mangé par le voile) tient moins à l’entière liberté reconnue à la première par son mari qu’à la superstition dans laquelle s’est enfermée la seconde. Bref, plutôt qu’une société inégalitaire, le film nous montre des individus qui, en son sein, font des choix pour y vivre ou non en accord avec eux-mêmes. Un autre quotidien humain.  

Dusapin et du chocolat

C’est une belle soirée qui débute avec Morning in Long Island. Je n’avais pas ouvert le programme avant ce concert de Dusapin, si bien que je n’ai pas pu imaginer les glissandos sur les patinoires verticales que sont les gratte-ciels vitrés de Manhattan, ni les cors en cornes de brumes de navires en partance depuis les ailes du premier balcon, qui se croisent dans le brouillard à l’entrée du port. En revanche, j’ai bien repéré les trois mouvements : l’interlude, « fragile », où l’alto nous fait des petits cris de souris ivre et des instruments esseulés se répondent de loin comme les chiens de 101 dalmatiens ; le deuxième mouvement où l’on croise « simplement » sur l’eau qui dort d’un sommeil agité – saturé, même – et se réveille d’un coup, d’une vague à engloutir sans peine un phare ; le dernier nous fait débarquer au coin d’une rue où s’improvise un « swinging » cakewalk : les mains des violoncellistes s’affairent en un Splendid!chorus line et tous les instruments, cordes et vents compris, se prennent pour des percussions. Je sautille d’une fesse sur l’autre jusqu’à être sonnée par la fin des festivités : d’un coup, c’est marée basse, plus rien… mais non, un doux roulement de tambour fait ébouler quelques galets. Voilà, la plage est vraiment déserte. La salle aussi mais tout le monde applaudit pour deux.

En seconde partie, il y a Brahms, enfin surtout Leonidas Kavakos. Klari me demande par avance de l’excuser si jamais elle se mettait à baver mais, à la fin du Concerto pour violon et orchestre en majeur, je lui emprunterais bien son bavoir ; on ne porte pas impunément un prénom de chocolat. Pourtant, le violoniste à la main aussi douée que velue est un mixte de Snape et de Jean Reno. Il y a aussi un petit air de parenté avec Ephreet qui me le rend aussitôt sympathique : je sais d’emblée qu’il n’y aura pas de lyrisme guimauve. En effet, le jeu de Leonidas Kavakos est comme sa chemise noire à ronds noirs, doublée de rouge : sobre et élégant à l’extérieur, ardent à l’intérieur. Je ne sais pas vraiment ce que j’ai entendu mais je l’ai ressenti, comme si l’archet taquinait mes tendons plutôt que les cordes du violon. J’ai regardé cette main prolonger l’archet, le tirer, tirailler, pousser, soulever, abaisser, basculer sur ses carres comme pour une arabesque bien glissée en patinage artistique. La courbe est nette, parfaitement tracée, sans vibrato – Klari m’apprend le terme technique tout en souhaitant que j’emploie la métaphore que j’aurais inventée autrement ; mais le vibrato, c’est autrement plus classe que le poignet atteint de la maladie de Parkinson, et le violoniste qui grelotte, ce n’est pas très crédible vu ce qui l’agite. Ses cheveux bien raides rebondissent régulièrement autour de son visage égal d’où s’échappe seulement une respiration forte, l’effort qui le fait parfois se hisser sur les demi-pointes. Je l’ai fixé, incapable de ne pas regarder, sauf lorsque je sentais, juste derrière sa main, son visage sur le point de passer dans ma direction et alors, comme dans le métro, je détournais la tête pour ne pas être surprise en train de le dévisager depuis mon deuxième rang. J’ai tout de même terminé le concert avec le syndrome du spectateur d’opéra qui lit les surtitres depuis son premier rang de parterre.
Saluts et sourire échangé avec une violoniste magnifique dans une robe magnifique, chinoise en haut, médiévale en bas. Leonidas Kavakos nous gratifie de deux bis de Bach comme deux bises d’amoureux, une sur chaque joue ; tandis que les applaudisseurs précoces sont pressés de partir, Klari, Palpatine et moi nous attardons – sur nos sièges, devant l’étal d’Hamonia mundi dans le hall et finalement devant une pizza puis une tarte au chocolat tiède. Ainsi, la soirée ne s’est pas terminée, elle est tombée dans une nouvelle journée minuit passée.

Oui, chef !

Russlan et Ludmilla, de Glinka

Six minutes, c’est assez pour apprécier mais trop peu pour s’en souvenir. Une ouverture enlevée. Comme la baguette du chef. J’avais déjà vu des éventails échapper des mains dans Don Quichotte mais encore jamais de baguette. C’est le genre d’incident qui instaure connivence et bonne humeur. Il faudra attendre les saluts pour que l’altiste solo fasse de la pêche à la baguette avec son archet, assumant le rôle de l’acolyte complice. Dans l’intervalle, Kazuki Yamada ne s’en formalise pas plus que ça et le spectacle continue ; on dirait qu’il danse sur son petit carré d’estrade – pour une fois débarrassée de sa rambarde dont la plupart des chefs se servent comme d’un déambulateur aux saluts.

 

Concerto pour piano en ré bémol majeur, de Khatchaturian

Khatchaturian, à part un chat persan, cela m’évoque l’ouverture (qu’on aurait voulue) en grande pompe du premier spectacle de danse de notre compagnie. Il faut dire que ce n’est pas de la musique qui se sirote en prenant un air inspiré et mélancolique (à ne pas confondre avec l’air ennuyé et constipé, imitation ratée de la mélancolie attitude), c’est plutôt fracassant : à la fois fin, puissant et rutilant – comme un tableau très cuivré de Klimt. Seule fausse note : l’énorme pendentif et la boucle de ceinture pailletés du pianiste, vulgarité vestimentaire totalement incongrue en regard du bon goût musical. En bis, pas de Claude François, mais un prélude pathétique de Shura Cherkassky, qui fait une belle transition avec la symphonie également pathétique de Tchaïkovsky.

 

Symphonie n° 6, de Tchaïkovsky

Les carottes râpées rendent aimable, dit-on. Cela ne se vérifie pas forcément dans mon cas mais elles m’ont quand même rendue aimable cette deuxième partie de soirée. J’apprécie beaucoup plus les symphonies maintenant que je dîne – et non goûte – avant le concert. Quand j’arrive à Pleyel, je monte droit vers le comptoir où la part de moelleux au chocolat coûte le prix de ma place et dépite le barman en m’installant dans mon coin pour pique-niquer – éventuellement faire un brin de causette comme hier où, ayant laissé la préséance aux macarons et aux flûtes de champagne (et par conséquence aux mamies qui les portaient), je me suis retrouvée assise sur les marches à côté d’un gros beauf qui s’est avéré être gros, certes, mais un Brésilien professeur de portugais langue étrangère, également professeur d’anglais, qui m’a entretenue dans un français parfait de son enthousiasme pour l’opéra à Berlin, dont il revenait.

Mais revenons nous aussi à notre symphonie. Pathétique. Empathique, plutôt. Je ne sais pas si c’est de l’avoir déjà entendue, mais j’ai pu l’écouter sans penser à rien d’autre pendant de longues plages. C’est un peu comme d’emprunter à nouveau un itinéraire par lequel on vous a déjà conduit : vous seriez incapable de retrouver votre chemin mélodique tout seul, mais les alentours ont un air familier tandis que vous les traversez. C’est reposant tout en restant très vivant. Tout comme le chef, Kazuki Yamada, qui concentre une énergie incroyable dans des gestes assez ramassés. Il est campé sur son estrade comme le voyageur de Friedrich sur son rocher ; jambes frémissantes. Même son dos est fascinant : la tension de sa veste en plis tantôt verticaux tantôt horizontaux donne à voir la musique comme un sonagramme. En-dessous de deux petits yeux des boutons, la queue de pie ouvre sa trompe et s’adresse aux violonistes et aux altistes en alternance. Et si je regarde à nouveau le chef dans son entier, c’est une fourmiz que je vois danser devant moi.

Y’a pas à dire, il a la classe, avec sa queue de pie à deux boutons, les deux bandes grises s qui passent de part et de d’autre de la poche du pantalon et descendent le long de la jambe, et la grosse ceinture de soie bleu nuit que j’ai pris pour un avatar masculin du kimono lorsqu’il s’agit seulement d’une ceinture de smoking. Comme souvenir-photo, je le prendrais de trois quarts, la main rétractée paume ouverte vers son épaule, comme craintif de prendre la balle des violons au bond. Ou aux saluts : derrière son estrade, courbé pour que la vague d’applaudissement passe par-dessus lui à saute-mouton, il s’efface devant l’orchestre et c’est tout juste s’il ne percute pas un musicien en reculant. Mais c’est une sortie aussi délicate que l’assourdissement des contrebasses qui referment la symphonie comme elles l’ont entrouverte.

Compte-rendu de Palpatine ici

Vivre sa vie

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La première scène augurait bien : un couple discute au comptoir, sans se regarder, côte à côte, sans que le spectateur puisse les voir, de dos. C’est juste, on ne connaît jamais son propre visage lorsque l’on parle – sauf à se regarder dans un miroir mais l’héroïne n’y a droit qu’en vertu de sa vocation à devenir comédienne. Les acteurs nous tournent donc résolument le dos et ce surplus d’artifice, en nous éloignant des conventions, nous ramène un peu plus près du naturel. Même chose pour cette musique qui prend son élan romantique puis s’arrête abruptement pour nous projeter dans un réel brut, insignifiant, une rue avec des murs lézardés, un bruit de moteur qui ralentit en peu plus loin et celui des talons sur le trottoir. Cette musique enrayée me déroute dès le début, lorsque le générique s’affiche sur le profil gauche d’Anna Karina alias Nana, puis de face et enfin sur son profil droit ; pour un peu, on en aurait fait le tour. Curieusement, plus Godard s’attarde sur son personnage, moins celui-ci en est un. D’abord, Nana donne plus dans le roman zolien que dans Shakespeare en prostituant ses rêves d’actrice ; on la voit simple spectatrice au cinéma – le film en abyme, intégré au montage et non pris avec sa salle de projection comme cadre, me ramène à la mienne : je sors du film, un peu ennuyée, et je regarde Palpatine à la dérobée. On se voit rarement de profil dans un tête-à-tête, puis la scène est suffisamment lente pour ne pas diffuser un éclairage de stroboscope et, contrairement à la couleur, un peu verdâtre, le noir et blanc va bien au teint. J’apprécie davantage que Jeanne d’Arc. Heureusement, celle-ci meurt et nous retournons à notre personnage qui, disions-nous, en est de moins en moins un. De même que le modèle du portrait ovale d’Edgar Poe (lu à Nana par son amant non client) perd de ses couleurs à mesure que son mari la peint, Nana perd de son charme à mesure que le film se déroule. L’issue est la même, elle finit par en mourir, le cinéaste l’exécute rapidement en un tableau. Que pouvait-il faire aussi d’une personne dont la figure est la lapalissade ? Nana est une nana tout comme, nous dit-elle, une assiette est une assiette, un verre est un verre, un homme est un homme. Elle est à peu près aussi inspirée que dans sa discussion avec un Platon de comptoir (« Nana fait de la philosophie sans le savoir » nous autres hommes des cavernes cinématographiques sommes heureux d’être ainsi éclairés) : coquille vide. Et je ne suis pas bien persuadée que le film l’ait absorbée plus que moi ; en vérité, je ne m’écrirai pas que c’est la Vie elle-même.  

 

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