Bandes dessinées, juillet 2018

Carnet de thèse, de Tiphaine Rivière

Tiphaine Rivière faisait partie de la blogosphère thésarde que je suivais de loin. La bande-dessinée est le prolongement de son blog, et la transformation d’un essai qui aurait pu en rester à un échec. Le milieu universitaire est croqué avec beaucoup d’humour… et de justesse, d’après ce que j’ai pu en apercevoir en tant qu’étudiante (mention spéciale à la secrétaire clone de Jabba the Hutt) et les échos que j’ai pu avoir des infiltrés (les gueguerres intestines entre directeurs de thèses, par exemple).

J’ai ri jusque dans la notice biographique, où l’auteur remercie son directeur de thèse pour n’avoir pas du tout été comme celui qu’elle décrit : j’ai suivi un de ses séminaires en master ; ses cours étaient d’une médiocrité fascinante, et les exposés volontaires, souvent d’une platitude raccord, généreusement notés pour peu que l’étudiante soit mignonne (je me souviens aussi l’avoir entendu faire du pied dans les couloirs à une étudiante brillante et hyper belle, pour diriger un sujet de thèse qui ne correspondait ni à ses thèmes de prédilection ni même à sa période – ça m’intéresse).

 

 

Les Petites Distances, de Camille Benyamina (dessin) et Véro Cazot (scénario)

J’ai un truc avec les héroïnes de fiction rousse (que je date de ma lecture d’Anne et la maison aux pignons verts, à vue de nez), mais plus que des minois tâchés de rousseur, c’est de la bande-dessinée tout entière dont je suis tombée amoureuse, jusqu’aux nuages de vapeur systématiquement dessinés au-dessus des mets et des tasses de thé… des présences translucides qui font écho à celle, centrale, de Thomas, inexplicablement devenu transparent en tombant lui aussi amoureux de Léonie. Il entre dans sa vie sans qu’elle en ait conscience, présence diffuse qu’elle sent sans le savoir – l’envers heureux du détraqueur et autres présences fantomatiques néfastes.  Aussi fin que le trait, le scénario offre une très belle relecture du coup de foudre dans une veine fantastique, délicate, gourmande.

 

Émilie voit quelqu’un (Après la psy, le beau temps ?), de Rojzman & Rouquette

La narration ou le trait, on ne sait pas trop, a quelque chose de malhabile, mais son personnage habillé comme Mary Poppins est fondamentalement attachant. On suit Émilie dans ses premières séances avec une psy un peu loufouque, reprenant au passage quelques concepts de thérapie. Une case en particulier m’a marquée : à un repas de famille où Émilie, petite et complexée par sa taille, a pris des coussins pour se rehausser, sa mère lui fait remarquer que c’est complètement ridicule mais tu fais comme il te plaît mon chaton. Il y a dans la BD d’autres remarques, d’autres souvenirs bien plus dramatiques, mais on touche en une case à ceci : on peut-être marqué par des paroles tout à fait anodines pour qui les prononce, et les prononce même en y mettant une forme de bienveillance que l’on ne peut s’empêcher de percevoir, venant de gens aimants. Oui, c’est con, je sais, de peiner à réaliser à quel point certaines choses ont influencé notre comportement sans qu’on s’en soit rendu compte, ni en ayant été sur le moment le moins du monde traumatisé. (Ces derniers temps, des récits se croisent, autour de moi, qui me font prendre une conscience accrue, plus sensible peut-être ou prosaïque, de réalités finalement plus dépendantes de leur milieu que ce que l’on aurait cru.)

 

 

2 filles dans un musée "autant pour moi, c'est bien une grille d'aération"

Joséphine, de Pénélope Bagieu

Petite déception à l’ouverture de cette intégrale, que je pensais d’un seul tenant : des saynètes d’une ou deux pages ? Un peu dépitée, je commence la lecture, et m’aperçois vite que ces instantanés presque anodins s’accumulent jusqu’à esquisser quelque chose d’autre, une forme de vie. Avec Pénélope Bagieu, c’est toujours plus subtil qu’il y paraît. Elle fait partie de ces rares personnes qui savent faire intelligent sans faire intello – pour ne pas me croire sur parole, écoutez par exemple l’interview qu’elle a donnée au podcast Regard.

 

Perso ado sur son lit

D’autres larmes, de Jean-Philippe Peyraud

Un trait un peu trop dur pour moi. Des fragments de vie parfois cocasses, souvent banals, où le clap de fin ou d’ellipse retentit à chaque fois à l’orée du drame, lui dérobant son caractère dramatique justement (théâtral), pour l’inscrire en faux dans la banalité du quotidien – si bien que ce n’est pas dans le drame qu’on bascule, mais dans l’amertume.

 

Sorte de blason avec un cerveau encadré d'un calamar et de têtes d'oiseaux

Neurocomix, voyage fantastique dans le cerveau, de Matteo Farinella et Hana Ross

Pas franchement enthousiasmée par le trait, je le suis bien davantage par les métaphores ludiques – tout à fait le genre de délires que j’aurais adoré imaginer  pour réviser mes cours de SVT. (La métaphore comme clé de compréhension de tout ou presque.)

 

Délices, ma vie en cuisine, de Lucy Kniskey

J’hésite depuis un certain temps à ouvrir un blog qui parlerait de manger pour parler d’autre chose. Autant dire que je me suis tout à fait retrouvée dans le roman graphique de Lucy Kniskey, qui raconte son parcours à travers son rapport à la nourriture : l’hérédité imaginaire avec le goût du fromage transmis par sa mère qui travaillait enceinte au rayon fromagerie de Dean & Deluca ; la rencontre d’une altérité culturelle radicale avec la découverte de saveurs inconnues au Japon ; la divergence adolescente avec la junk food, délaissée par des parents gourmets ; l’adaptation d’une fille de la ville à un milieu plus rural, avec les fruits et légumes vendus par sa mère sur les marchés après son divorce ; une rencontre intime avec l’art, en assurant le service traiteur à l’ouverture d’un musée…

J’aime comme la nourriture est à la fois centrale et anecdotique : on ne sait plus si le plat est à l’origine du souvenir ou si celle-ci retrouve sa saveur par le prétexte de celui-là, mais on intuitionne la nécessité de le noter, de l’annoter à côté de sa représentation – et c’est alors mon goût pour le commentaire et la parenthèse qui est flatté. Cerise sur le cheesecake (les mets sont dans l’ensemble très américains), chaque chapitre se termine par une recette dessinée – où les instructions, comme de juste, sont moins importantes que les émotions qui y sont liées. On ne les réalisera probablement pas, mais on les aura partagées, comme un bon repas.

Sur la fin

Les meilleures fins au cinéma, celles qui résonnent le plus longtemps en moi en tous cas, sont souvent celles qui nous privent de celle qu’on attendait – qui ne nous donnent pas ce que l’on voulait, ou alors, pas de la manière dont on pensait.

Donner puis reprendre. Comme dans la chanson de Piaf :

Comme quoi l’existence
Ça vous donne toutes les chances
Pour les reprendre après

Allez venez, Milord, si vous n’avez pas peur des spoilers sur Désobéissance (Disobedience) et Come as you are (le titre français McDonaldisé de The Miseducation of Cameron Post).

Donner puis reprendre, pour donner à côté. Cette subtile subtilisation des attentes peut être réalisée par le dispositif narratif, comme c’est le cas dans Disobedience. Le retour de Ronit, l’amante adolescente d’Etsi, fait réaliser à cette dernière à quel point le mariage qu’elle a fait avec David, leur ami d’enfance commun, ne lui convient pas. On la sent vibrer à nouveau après des années de résignation (très belle scène d’amour, sans ellipse des fluides corporels), et on attend qu’elle quitte son mari pour suivre Ronit, dans son amour, sa ville, peu importe. Or, plot twist à la dernière minute : Etsi découvre qu’elle est enceinte ; cela faisait des mois et des mois que son couple essayait d’avoir un enfant, et paf, juste là. L’enfant change tout, et rien en apparence : Etsi veut que l’enfant ait le choix qu’elle n’a pas eu, ou pas ressenti avoir, de vivre ou non dans la foi et la communauté juive qui lui a interdit sa relation avec Ronit ; mais elle n’envisage pas de priver l’enfant de son père – impossible pour elle de suivre Ronit au-delà du coin de la rue, en courant après son taxi. Non seulement cette fin est plus intense (beauté du mélodrame, du déchirement), mais elle est peut-être plus juste dans le sentiment, plus subtile : en suivant Ronit sous le coup de la passion, Etsi aurait encore été dans dans quelque chose de subi (l’influence du désir se substituant à celle de la communauté) ; en demeurant où elle est, mais en faisant un pas de côté (symbolisé par le fait qu’elle ne dorme plus dans la chambre conjugale), elle donne la pleine mesure de son libre-arbitre. La présence de Ronit n’a pas entraîné une résolution miraculeuse du dilemme qui s’est posé à chaque personnage, mais elle a bien été un élément perturbateur qui change la donne.

 

Dans The Miseducation of Cameron Post (Come as you are), la fin douce-amère ne relève pas du dispositif narratif, mais d’un choix discret de réalisation. Cameron, surprise par son cavalier de prom en train de faire l’amour avec son amante-meilleure amie, est envoyée par sa famille dans un camp de rééducation pour lutter contre ses attirances homosexuelles. On entre dans la vision du monde des uns et des autres, des adolescents psychologiquement persécutés (« How is programming people to hate themselves not emotional abuse? ») et des éducateurs persuadés de bonne foi chrétienne d’oeuvrer pour leur bien (après avoir réellement douté d’elle, Cameron s’aperçoit qu’ils sont eux aussi perdus, et ne font qu’improviser, cramponnés à leur bouée de sauvetage biblique). Comme cela ne peut pas bien se finir, la fin tragique est déportée sur un camarade de camp, et notre héroïne prend la clé des champs avec deux amis ayant résisté à l’embrigadement mental. La scène finale les montre à l’arrière d’un pick-up dans lequel ils sont montés en auto-stop, cheveux aux vents, à rire d’un motard qui fait le mariole à côté pour les impressionner ; la musique emporte tout, voilà la liberté enfin à leur portée. Et là, alors qu’on attend l’écran noir, le film se poursuit quelques instants encore, sans musique. Simplement en coupant la bande-son, la réalisatrice coupe court à l’emballement lyrique, nécessairement un peu kitch. La quête de liberté, de grandiose, redevient mêlée à ce qu’elle est aussi : une fuite désespérée loin d’un monde qui les fait souffrir – un soulagement temporaire, et non la libération définitive qu’on aurait voulu les voir obtenir. Et c’est comme ça que l’amertume revient se mêler à la douceur des têtes adolescentes posées sur les épaules de leurs amis, en coupant la musique.

Rachel au carré et physionomies

Ronit (bras croisés), son ex-amante Etsi (qui allume les cierges du shabbat) et le mari de cette dernière David (chapeau et barbe juive)

Disobedience, de Sebastián Lelio

À la mort de son père, rabbin, Ronit revient dans la communauté juive-orthodoxe qu’elle a fuit. Elle retrouve son ami d’enfance, David, et son amie d’enfance, Etsi, devenue à l’adolescence son amante – mariés l’un à l’autre. On devine peu à peu comment toutes deux se sont construites après leur séparation, et les sentiments meubles sur lesquels cela s’est fait.

Ronit est partie à New York, devenue photographe ; à la mort de son père, la nécrologie du journal local le dit sans enfant. Etsi est restée dans leur banlieue londonienne, s’est accrochée aux rangs pour sortir de sa maladie (la dépression pour elle ; l’homosexualité pour les autres) et s’est mariée avec David : quitte à essayer, autant que cela avec son meilleur ami ; face à Ronit revenue, elle ne cesse de tirer sur sa perruque, rajustant l’identité dans laquelle elle a jusque là survécu.

Fuite et indépendance pour l’une ; abnégation et appartenance pour l’autre. En chiasme : désir de renouer pour l’une ; de liberté, pour l’autre. Tout cela, presque uniquement exprimé par le bas du visage, dans les tressaillements, les hésitations des lèvres, aux plis, aux commissures déjà marqués par les années – les paroles, les sourires ravalés, esquissés dans l’excuse, le souvenir ou la commisération.

Happée par ces lèvres et ces mâchoires, je ne peux m’empêcher de voir ressurgir d’autres actrices : chez Rachel Weisz (Ronit), c’est Kate Winslet que j’aperçois ; Stacy Martin chez Rachel McAdams (Etsi). De (Ronit / Rachel Weisz / fantôme de Kate Winslet), bouche charnue effacée par des yeux sublimes d’empathie embués, émane une sensualité plus empâtée que celle d'(Etsi / Rachel McAdams / le fantôme de Stacy Martin dans Le Redoutable), menton dessiné et lèvres fines, qui s’enfoncent dans son visage en fossettes démesurées.

Je suis plutôt douée pour cela : voir une chose dans une autre, le regard de l’un dans le visage de l’autre ; retrouver certaines combinatoires génétiques dans l’intertexualité des visages. Je ne sais pas si cela fait de moi quelqu’un de physionomiste, ou tout au contraire :  percevant en filigrane d’autres visages, je peine parfois à les identifier et partant à les différencier – l’identité se dissout, et c’est la confusion (comme récemment avec les deux amours de Tom Cruise dans Mission Impossible).

La superposition des noms et des visages n’est pas un simple jeu de correspondance, comme le collage d’un magazine people qui mettrait deux ou trois personnalités en équation (le truc de machin + le truc de bidule = trucmuche). Il y a autre chose dans l’incertitude des lèvres lourdes, à peine entrouvertes, de  l’une, l’empathie de l’incarnation par tous les ports de la peau ; et l’incisivité retenue de l’autre, que l’on pourrait dire en d’autres circonstances espiègle. Quelque chose s’affirme dans la disparition de traits idiosyncrasiques uniques, comme si le mode de résilience de chacune s’incarnait dans leur visage. Moelleux-empâté : lâcher prise, l’affaire, les amarres ; incisif : serrer les dents, les rangs, la perruque-rideau.

Ce qui me fascine, aussi, c’est la réversibilité des comportements : le courage de l’indépendance qui a pour envers la lâcheté de la fuite ; le courage de se maintenir tête haute, et la lâcheté de ne pas tenir tête aux autres. Et vice-versa, à chaque fois : la désobéissance comme faute enfantine et comme révolte adulte (dis-obedience). Ce qui me fascine, c’est de voir les personnages essayer de trouver un équilibre dans ces réactions et leurs interprétations contradictoires ; de chercher non pas ce qui est vrai, mais ce qui est vivable – le juste qui ne relève d’aucune loi sinon physique : juste de justesse, d’équilibre.

Journal de lecture, Mémoire de fille

Mémoire de fille n’est pas une histoire de première fois – d’ailleurs je déteste cette expression, première fois, comme s’il n’y avait de première fois que sexuelle, et que le sexe se découvrait en une fois. Il faudrait dire la première fois nue face à un homme (ou à une femme, d’ailleurs), la première fois caressée, la première fois avec un sexe d’homme dans la bouche, la première fois du sperme sur la peau, la première fois pénétrée – l’hymen ou non déchiré -, la première fois avec jouissance, la première fois dans l’orgasme, la première fois… ça vous regarde. Quand Annie Ernaux en arrive , dans ce que le déictique a d’évident et d’imprécis, je peine à suivre, malgré le déroulé des actions détaillé dans le remâchage du souvenir. Je crois même un certain temps que la jeune fille se ment à elle-même en se disant vierge.

Mais ce n’est pas ça. Ce n’est pas de ça dont il est question.

Pas la possession, au contraire : la dépossession.

L’immobilisme qui saisit face au désir que l’autre a de nous – que l’on souhaitait sans l’imaginer, sans en imaginer la violence. La cessation de la volonté, qui se calque alors sur celle de l’autre ; on veut ce que l’autre veut, sans doute, mais sans savoir quoi, au point que le rendu brut de la scène fait penser à un viol. Annie Ernaux le dément pourtant : la jeune fille ne se résigne pas ; elle consent. Veut consentir : une volonté sur le mode mineur, un sacrifice consenti, quelque chose de rituel qu’on attend, qui saisit.

Immédiatement, ça remonte en moi : la sensation blanche de la gorge comme directement liée au vagin, voie rapide, raide, resserrée, vide vertigineux où disparaît la parole, toute parole, présente, passée et à venir. L’esprit continue de fonctionner, comme en retrait du corps – panique subite des sensations décuplées, du corps qui trahit, immobilisé dans une paralysie qui a à voir avec la prédation. Je repense à Quignard. Fascination et prédation. Ce n’est pas dit comme ça, mais ça remonte immédiatement à la lecture : la sensation brute, première, celle qui est là avant même d’être associée au plaisir ou à son anticipation. Je dois arrêter de lire. Je dois relire. Et arrêter à nouveau.

Avant ça : l’écrivaine ralentit le récit qu’elle sait inexorable, essaye d’en dire la maximum sur la jeune fille – pas le maximum : le contexte, à supposer qu’on puisse contextualiser une vie. Des scènes, du coup, comme quelqu’un qui essayerait de ralentir la montée d’un orgasme.

Ça : le point de non-retour du récit, originel, névralgique, qui a lieu dans l’ignorance de ce qu’il signifie.

Après ça : le geste intime devient social, interprété – interprétation incomprise de la jeune fille qui vit à l’abri de la honte, y compris les humiliations qu’elle subit, dans la fascination de la découverte. Petite mort du récit qui s’effiloche : la suite du séjour dans la colonie de vacances où c’est arrivé, on l’attendait comme decrescendo naturel, un câlin post-coïtum, mais après ? Pourquoi ça continue ? La poursuite me déroute. Retour. Études. Anorexie-boulimie. Il est bien dit que la jeune fille vit dans le fantasme de retrouver celui qui l’a désirée et rejetée, que toutes ses décisions se font dans cet horizon, mais tout cela me semble sans commune mesure avec ce que je pensais et ressens encore comme le centre gravitationnel du roman. Trou noir. Je reste aveuglée par l’état de sidération qu’Annie Ernaux rend si bien, et qui fait plus que cohabiter avec la précision du récit : il en découle (plus les faits sont repris, plus ils s’obscurcissent). Ce n’est qu’après avoir fini le roman que les faits se sont reliés, souterrainnement : la dépossession de soi. Pas comme objet d’une possession physique – ou alors métaphoriquement. Elle s’échappe, se poursuit à travers un idéal qui implique sa disparition : non pas devenir autre, mais être l’autre, la monitrice qui plaisait à l’homme, être le même genre, en mieux – elle gobe avidement l’image, et son corps rejette ce corps étranger, le vomit – anorexie-boulimie. La jeune fille s’en sort pourtant : elle étudie, s’habille, se travaille et se creuse pour impressionner une idée d’homme, mais ce faisant, travaille aussi sans le savoir à devenir cette autre qui ne voudra plus de lui – mais d’elle, oui, enfin.

Je voudrais être capable de tenir un journal de lecture tel qu’en avait Blandine Rinkel (pas de lien : elle a publié un roman, fermé son blog ; je n’aime pas trop cette mode des vases communicants). Ne pas faire une critique du bouquin ; juste montrer comment il a vibré en moi à la lecture. C’est ce que je préfère lire chez les autres, et c’est ce que je voudrais faire ici ; ce que je ferais si je ne me laissais pas toujours rattraper par ce désir absurde de complétude – mais peut-être est-ce là le plus personnel des prismes…

 

 

 

 

Pacific Northwest Ballet, acte II

Les Étés de la danse,
soirée du 6 juillet, programme 1

Après la soirée plaisante, la soirée géniale : à la programmation bien mieux goupillée s’ajoute le plaisir de commencer à reconnaître certains danseurs…

Je lis régulièrement qu’Alexei Ratsmansky est le chorégraphe le plus doué de sa génération. I bed to differ : pour moi, il s’agit de Christopher Wheeldon. Même une pièce que Laura Cappelle* qualifie de minor work me conforte dans cette opinion. Tide Harmonic, chorégraphié sur une musique de John Talbot (le compositeur d’Alice in Wonderland) est plein de trouvailles gestuelles poétiques : deux mains qui s’ouvrent, et c’est une huître qui dévoile sa danseuse-perle ; une attaque sur pointe de profil, démultipliée par quatre, et c’est une traversée de crabes à marée basse. Avec leur corps sculptural, svelte mais charnu, et leur chignon blond très haut, ces danseuses américaines healthy-qui-boient-des-smoothies-et-caressent-des-puppies ont l’air de proues sculpturales**. Elles sont magnifiques, même soutenues par leurs partenaires dans une espèce d’attitude derrière en parallèle, et ballotées genou plié sur pointe : le ressac de la mer. Les costumes, avec leur jupette asymétrique cousue sur une fesse (si, si, vous l’avez vue sur l’affiche), font merveille à pas cher, tout aussi simples et décalés que la chorégraphie. J’adore.

* Je la mentionne tout le temps parce que c’est ma super-héroïne critique balletomane. Quand je serai grande, je serai elle.
** Je crois que j’ai fait tout le trajet en métro avec l’une d’elles ! Soupçon dans le métro au maintien ; reconnue sur scène à ses mollets (il est possible que je me sente un peu creepy).

Après la musique féerique de John Talbot, celle de Richard Einhorn, jouée au violon électrique, fait un peu grincer des dents. Red Angels est rouge alerte : vêtus d’académiques rouges unisexes, les deux couples évoluent dans des douches de lumière sèche – gestuelle à l’avenant. J’ai découvert Ulysses Dove lors de la venue de l’Alvin Ailey Company, lors d’une autre édition des Étés de la danse, et son style reste pour moi associé, et illustré au mieux, par cette compagnie. J’avais le souvenir d’une force brute ; avec le PNB, la puissance est plus raffinée, moins brute qu’incisive – ce qui fait que, tout en admirant quelques jambes d’airain, je suis moins emportée par la pièce dans sa totalité.

 

Entre la scénographie sombre et élégante, la gestuelle plus contemporaine, qui comporte des mouvements expressifs des mains à la limite du mime, et la sélection musicale faisant la part belle à Philip Glass et Max Richter (parmi Beirut, Andrew Bird’s Bowl of Fire, Alexandre Desplat, Tom Waits et Kathleen Brennan), Little Mortal Jump entretient des airs de parenté avec l’univers de Sol Leon et Paul Lightfoot. Autant dire qu’on part du bon pied. On ne sait pas trop où l’on est, plongé que l’on est dans une atmosphère de coulisses, foraines ou cinématographgiques ; mais on y est bien. Des grands caissons noirs, semblables à ceux dans lesquels on stocke le matériel de spectacle et périodiquement réagencés par les danseurs, surgissent diverses saynètes et personnages : un duo, une troupe, une Pierrot à collerette… ou encore deux danseurs scotchés chacun à un cube, comme les partenaires moyennement consentants d’un invisible lanceur de couteaux. Ils restent quelques instants en suspens – touches d’humour humaines dans le tableau du chorégraphe – avant de se libérer en déchirant-quittant leurs vêtements-chrysalides. Et cette musique, cette musique… ça ne manque pas, à chaque fois cela prend aux tripes. Enfin pas vraiment aux tripes : plutôt à l’arrière de la gorge, prêt à vous plonger dans le vide de destinées  survolées à haute altitude, minuscules et émouvantes. Bref : j’espère avoir l’occasion de faire plus ample connaissance avec le chorégraphe, Alejandro Cerrudo.

 

Last but not least : Emergence de Crystal Pite, sur une bande-son anti-Nature & Découvertes d’Owen Belton. La nature y est inquiétante, pleine de craquements, caquètements, bruits non identifiés et souffles prédateurs. À moins que la chorégraphie rejaillisse en synesthésie sur la musique : le corps de ballet masculin, l’instant d’avant constitué de criquets, au sol, coudes relevés, bat l’instant d’après une pulsation animale, lourde et puissante, bêtes prêtes à charger, tendues dans le rebond d’un plié dont on se met à craindre avec excitation la détente. Les filles, visages masqués dans des voiles noirs et pointes tacquetantes, sont de drôle d’augure : mi-oiseaux de malheurs, corbeaux-vautours ; mi-volatiles à terre, hérons estropiés ou banc d’autruches. Le décor, en toile de fond, représente aussi bien un envol de chauve-souris prêtes à nous assaillir qu’un nid d’oiseau dans lequel on zoomerait-tomberait, comme dans le vortex du lapin d’Alice au pays des merveilles. C’est dans ce puits sans fond que tout s’origine et se fond : les danseurs en surgissent et y disparaissent, happés par une lumière qui nous aveugle. Le mouvement, comme de ce point aveugle (de lumière ou d’ombre), part des tripes et y revient, des danseurs aux spectateurs. Palpatine et moi, on s’est doutait ; Mum a kiffé.