Cases d’août 2018

On sème la folie, de Laurent Bonneau

Je suis tombée sur cette bande-dessinée alors que je venais de fêter mes 30 ans et, si je n'ai pas réussi ou pas fait l'effort de reconnaître et individualiser tous les membres de la bande de potes qui se retrouvent pour marquer le passage à cet âge-là, j'y ai tout retrouvé, tout ce qui me taraude en filigrane, en profondeur : la construction de soi dans le rapport à l'autre, les trajectoires qui s'affirment et dévient, l'envie de laisser une marque, l'à quoi bon et la question de la création, de son partage, celui-ci rachetant peut-être la vanité de celui-là. Toutes questions qui se partagent en faisant du surf avec un ami, une partie ping-pong avec un autre, un lit dans une maison de location ou à table autour d'une raclette.

Peut-être plus encore que les thématiques abordées, c'est le ton qui fait qu'on s'y retrouve, les dialogues travaillés pour dépasser la grandiloquence de la théorie condensée, la vanne qui désamorce les questions sans réponse, relativise et relance la conversation, toute activité à la fois prétexte et essentielle. Les réflexions sont certes condensées, mais infusent dans la matière du dessin, du quotidien ; l'enthousiasme gonflé comme les poumons des personnages par l'air marin, j'ai eu envie de collecter les bulles carrées comme des citations, de les présenter en extrait plutôt que de donner à voir le trait, mais force est de constater qu'une fois prélevées du milieu où elles prennent sens, elles s'assèchent et deviennent abstraites, prétentieuses presque ; on ne s'y arrête plus, comme on le fait lorsqu'elles s'étalent sur les plages de couleur, à côté des visages. On ne peut pas extraire, il faut replonger.

 

     

 

Banana Girl, Jaune à l'extérieur, blanche à l'intérieur, de Kei Lam

Des croquis en couleur interrompent régulièrement le récit chronologique en noir et blanc : ce roman graphique autobiographique se présente comme un carnet de voyage, avec des notes et des dessins épars, à ceci près qu'il ne s'agit pas de voyage mais d'émigration, de la Chine à la France - un carnet de déracinement.

Ratus ! Est-ce que vous aussi vous avez appris à lire avec ratus ?
"Hong Kong sera toujours pour moi un énorme centre commerciel, où mes oncles, tantes et cousines dépensent tout leur argent."
Tellement ça…

Perspective inversée : on redécouvre nos idiosyncrasies culturelles perçues depuis une autre culture… laquelle échappe peu à peu à la narratrice, qui grandit à Paris et peine parfois à comprendre ses parents. Le paradoxe de l'entre-deux cultures ménage souvent des témoignages d'intérêt ; quand on a fait soi-même le chemin inverse et découvert en voyage le lieu d'où l'autre vient, le renversement des impensés en curiosités et des curiosités en évidences est encore plus vivifiant.

 

     

 

Ligne de flottaison, Carnet de bord de ma croisière sénior, de Lucy Knisley

Ce roman graphique est le carnet de bord d'une croisière où l'auteur s'est proposée pour accompagner ses grands-parents plus très vaillants. Avec ou sans mauvais jeu de mot, le récit flotte un peu, mais dans ce relâchement narratif surgissent quantité de petites réflexions et d'anecdotes, pêle-mêle : les visages émouvants dans leur individualité mais écoeurant dans la bigarrure en foule ; les activités perdues avec le vieil âge ; les frayeurs causées par sa grand-mère qui perd la tête ; des extraits illustrés des mémoires du grand-père, lus à la laverie, tandis que tourne un pantalon souillé ; la fatigue de la prise en charge et le cas de conscience : a-t-on le droit de se plaindre dans le luxe ? tout cela relève-t-il de la bonté ou de l'orgueil de se vouloir une bonne personne ?

 

     

 

"Elle passe tout son temps libre à lire, inventer, peindre"

Culottées, tome 1, de Pénélope Bagieu

J'ai tardé à lire cette bande-dessinée, parce qu'elle était presque toujours empruntée, certes, mais aussi, il faut bien l'avouer, parce que je manque un peu de curiosité et d'allant féministe - je n'ai pas a priori envie de connaître le destin de certaines personnes que j'ignore juste parce que c'étaient des femmes. A posteriori, inutile de se mentir : je n'ai pas retenu  le nom de toutes les personnalités présentées. Quelques-unes, seulement. Quand même. Et découvert aussi telle personnalité que je croyais connaître : j'ignorais par exemple que Joséphine Baker avait été décorée pour sa participation à la Résistance.

La bonne élève assume sa mauvaise note en féminisme, car elle a pour elle le plaisir du cancre : en l'occurrence, l'humour de Pénélope Bagieu, qui présente ces figures d'un passé plus ou moins lointain avec un aplomb très contemporain et, traçant ses portraits à grands traits, fait surgir le rire en même temps que le sens du destin. Ellipses, anachronismes délibérés, métalepses… les procédés narratifs sont extrêmement bien choisis et variés ; on pourrait étudier la narratologie avec cette bande-dessinée ! (Revanche de la bonne élève, qui se la pète en littérature.)

"Er comme elle est en plus d'une rare beauté, Wu se retrouve à lâge de 12 ans propulsée dans la carrière la plus prestigieuse possible pour une femme à l'époque…" (perso tout content) "… concubine de l'empereur." (perso dépité : "Ah.")

 

"… et nage tous les jours jusqu'à la fin de sa vie" "(à 89 ans)" Deux images en symétrie axiale avec un corps jeune dans la première case et un corps âgé dans la seconde

(J'aime aussi beaucoup son traitement de la couleur - notamment des peaux : une variété très réaliste avec les nuances les plus fantaisistes…)

 

     

 

Un petit goût de noisette, de Vanyda

J'avais déjà lu Entre ici et ailleurs et l'histoire s'était attardée bien plus longtemps dans mon esprit que son simple résumé aurait pu laisser présager.

Un moment parfait, tente de définir l'un des personnages :
"c'est un moment suspendu…
… un peu entre deux…
Tu te rappelles ?!  Comme quand les jetons sont tombés de la machine à la fête foraine !
Juste après qu'ils ont commencé à tomber mais avant qu'ils touchent le bac."

Un petit goût de noisette est une suite de moments parfaits, qui semblent avoir infusé dans la golden hour : c'est le même type de beauté et de déchirement nostalgique. Ces moments, beaux en eux-mêmes, deviennent douloureux sitôt raccordés au reste ; ils sont parfaits parce qu'achevés, amputés d'une suite qu'il faudrait ne pas souhaiter. Ils sont faits de retenue, de renoncements : tout est là, mais rien ne devient autre. Il n'y a pas de suite, de développement, ou si retardée que c'est comme si elle ne devait jamais arriver : c'est une attirance qui se retient de s'incarner charnellement ; une union renvoyée au futur ; un manque passé enfin comblé mais qui ne s'inscrit plus dans le présent des protagonistes - clôture et non retrouvailles. C'est très très beau, très émouvant, à vous faire regarder une boîte de noisettes comme la plus belle chose qui soit.

Le concept d’invasion

Invasion. Il n’y a que Kurosawa pour faire un fil d’extraterrestres avec trois bouts de ficelles : pourquoi recourir aux effets spéciaux quand des regards perdus et des poignées de mains inextricables suffisent à instaurer le malaise ? On n’est même pas certain qu’il s’agisse d’un film d’extraterrestre à vrai dire ;  les êtres étranges qu’on soupçonne d’être des créatures ayant emprunté une apparence humaine pourraient tout aussi bien être juste… très japonais. Seule certitude : des gens, épars puis de plus en plus nombreux, perdent des concepts ; ils désapprennent soudainement ce qu’est un père, le passé, l’orgueil et, privés de cette structure mentale, s’effondrent. Le concept de concepts volés est assez génial… et cela suffit à me faire adhérer au film, malgré une fuite-poursuite qui s’éternise un peu et un bref passage poussif sur le concept d’amour sous-estimé dans sa réversibilité force-faiblesse.

Médecin pointant l'index vers le doigt d'une jeune femme collée au mur
Quand tu regrettes de ne pas avoir pris des cours d’occlumancie avec Snape…

 

Première année (de médecine)

Les deux étudiants amis, côte-à-côte dans l'amphi
Première réflexion en voyant la bande-annonce du dernier film de Thomas Lilti : tiens, le prequel d’Hippocrate, dans lequel Vincent Lacoste n’est pas encore interne, mais étudiant en première année ! 

La bande-annonce de Première année contenait déjà l’essentiel de l’aspect sociologique du film : on y dénonce l’absurdité d’un concours créé pour éliminer le maximum de candidats, sur des critères très éloignés des qualités requises par la profession à laquelle ils aspirent. Le hangar avec des tables à perte de vue m’a rappelé le concours de l’ENS l’année où j’ai khûbé ; quand on arrive là-dedans, il faut jouer pour soi une partie de Qui est-ce ? et abattre mentalement des rangées entières de candidats si on ne veut pas se laisser démonter par le nombre. Les frères de l’un des protagonistes sont d’ailleurs normaliens, et nous avons le droit à une discussion sur la reproduction des élites dans la cour aux Ernest de la rue d’Ulm (qui constitue peut-être mon plus grand regret de ne pas avoir intégré ; lors des oraux, je me voyais très bien déambuler tout une année dans ce charmant patio)  :
– Pourquoi tu crois que tu réussis ?
– Parce que je ne suis pas trop con ?
– Non, parce que tu as les codes. Le concours est fait par des gens comme nous, pour sélectionner des gens comme nous.

Ce que la bande-annonce n’annonçait pas, en revanche, c’est que le film de Thomas Lilti est une très belle histoire d’amitié – une de ces solidarités mystérieuses qui n’est généralement développée que dans les histoires d’amour. Rien de niais, pas d’effusion ; tout est rentré. Le rythme du film est celui d’une comédie, très enlevé, et le réalisateur dit même avoir pris exemple sur les films de sport, de boxe précisément, dans lesquels on voit la tension s’accumuler au fil de l’entraînement pour culminer dans le combat (le concours) vers lequel file l’intrigue. Les seules accalmie dans les folles révisions des deux étudiants sont justement les instants où leur relation se modifie ; ce sont des regards, beaucoup, des mouvements de lèvres, des silences. C’est se rapprocher, s’entraider, suspecter l’autre de vous utiliser, le voir au bord du burn-out, puis de l’autre bord, se fermer à lui et revenir sur sa capitulation, le reprendre comme binôme de révision… Ces moments sont muets mais, d’être les seules décélérations du film, se chargent d’une force qu’on ne leur soupçonnait pas. Du coup, en plus d’être très drôle, Première année est aussi un beau film, plus sensible que ce que le traitement comique commandait (belle évocation aussi de la relation d’un des deux étudiants à son père chirurgien, jamais satisfait de son fils – contrepoint bien trouvé à l’avantage donné par son milieu social).

Et le duo d’acteurs de Vincent Lacoste et William Lebghil est juste parfait.

Les deux étudiants à leur bureau, l'air complètement ahuri-déprimé.
En voyant toutes les fiches de révision, affichées jusque sur la paroi de la cabine de douche, je me suis dit que je ne pourrais plus, bachoter, comme ça, avaler des dates ; je n’en aurais plus ni la capacité ni la docilité. Je me serais bien vu rédiger toutes ces fiches pour le décor du tournage, en revanche. ^^

De chaque instant

De chaque instant, documentaire de Nicolas Philibert consacré aux infirmiers et infirmières en formation, comporte trois volets qui suivent le cursus des apprentis.

Cours et travaux pratiques

La caméra nous introduit comme auditeurs libres. On picore quelques règles, quelques connaissances, d’une salle à l’autre, comment se laver les mains avant de donner des soins (j’ai eu très envie de couper le robinet), enlever une bulle dans une seringue, tendre la peau pour piquer,  prendre la tension, déplacer une personne plus grande que soi au bord d’un lit pour la soulever et l’asseoir dans un fauteuil roulant…

Je ne l’aurais pas imaginé, mais j’ai plaisir à picorer ces connaissances sans soucis de rien retenir, comme ça, pour la curiosité – des aperçus sur le mode le saviez-vous ? Et l’on découvre ainsi les apprentis, d’un large éventail d’âges et d’origines, leur visage, leur humour (mise en situation d’accouchement avec un homme ; blague sur le faux papa noir qui tient un poupon blanc ; « je suis désolée, vous n’avez pas de coeur » en n’entendant rien dans le stéthoscope…). J’ai un sourire à chaque fois que je vois reparaître deux étudiantes hyper choupies qui assistent à toutes les démonstrations en se tenant l’une à l’autre.

Stage en milieu hospitalier

Après les mannequins en plastiques, les patients de chair et d’humeur variable. Pas évident de se confronter aux corps malades sous l’oeil de ceux qui les incarnent. Certains sont plein de bienveillance pour les apprentis, d’autres ont l’exaspération qui arrive vite (et dans la douleur d’une piqûre ratée, cela se comprend facilement). Pédiatrie, cancérologie, psychiatrie… les stages sont variés, les exigences aussi.

Debrief de stage avec un responsable pédagogique

C’est peut-être là le plus intéressant. Les formateurs reçoivent les étudiants individuellement pour faire le point sur leur parcours, voir ce qui leur conviendrait pour la suite, et les faire parler de ce qu’il ont vécu : des progrès dont ils peuvent être fiers, des lacunes qu’ils ont identifiées, et surtout, surtout, des émotions ressenties ou refoulées, que cela relève de la prise en charge de patients en fin de vie ou de problèmes de management. Dans ces derniers cas, il est souvent difficile de distinguer ce qui pourrait s’apparenter à du harcèlement, de la sensibilité blessée de jeunes apprentis sous pression. On touche là à un paradoxe semble-t-il essentiel à la profession : il faut se soucier des autres pour vouloir faire ce métier, mais la sensibilité qui motive leur choix professionnel les expose à prendre de plein fouet la dureté du milieu (dureté inhérente à la tâche, renforcée par les coupes budgétaires qui font fonctionner pas mal d’hôpitaux en sous-effectifs). Se blinder semble difficile, et même peu souhaitable : il faut apprendre à faire avec les émotions, et non tenter de les supprimer. Leur vulnérabilité est aussi leur force, qui feront d’eux de bons soignants, doués de compétences techniques, certes, mais humains avant tout.

J’ai repensé aux exclamations d’admiration de Mum pour les infirmières lors de son séjour à Marie Curie. C’est peut-être un chirurgien qui vous sauve la vie sur la table d’opération, mais votre gratitude va aux personnes qui vous accompagnent et vous soulagent dans l’épreuve – qui font preuve d’empathie, a contrario de pas mal de médecins qui vous assènent leurs conclusions sans prendre de gants. Sans surprise, le réalisateur a tourné ce documentaire après être lui-même passé comme patient entre les mains d’infirmiers et d’infirmières… Il leur rend là un bel hommage.

Dans les allées, le nouveau venu, le reflux

Une valse dans les allées se déroule presque entièrement dans un  équivalent allemand de Métro, de ces magasins de grossiste à mi-chemin entre le supermarché et l’entrepôt. Pourtant, on y entend la mer. Trois fois.

Flux

La première fois qu’on entend le bruit de la mer, c’est dans la salle de repos avec la machine à café, un néon glauque et une plage à palmier décollée sur un pan de mur : il y a contact entre Christian, le bleu qui parle peu pour peu zézayer, et Marion, qui le charrie depuis le rayon confiserie. Marion-coquillage : vague d’émotion. Il y a de l’Amélie Poulain ou peut-être bien du Grand Budapest Hotel dans cette romance qui se diffère d’un nuit de travail à l’autre, du merveilleux dans un chouchou argenté trouvé sur un charriot élévateur, une friandise périmée offerte comme gâteau d’anniversaire, un visage qui apparaît de l’autre côté du rayon comme dans une bibliothèque ; de la drôlerie, aussi : on ne soupçonnait pas le potentiel forain du charriot élévateur, quelque part entre les croisements des petites voitures et la maladresse du grappin à peluche. Évidemment, il y a de la dérision dans l’enchantement injecté au sujet (la valse dont il est question dans le titre français, c’est la valse de Strauss, qui accompagne l’entrée du charriot et de son manutentionnaire dans le film). Il n’empêche : on est à rebrousse-poil du misérabilisme.

IN DEN GÄNGEN, de Thomas Stuber, avec Franz Rogowski et Sandra Hüller. Cette image a été reprise sur l’affiche… en misant sur le souvenir du cupcake de l’actrice dans Toni Erdmann ?

 

Reflux

La deuxième fois qu’on entend le bruit de la mer, Eros l’a cédé à Thanatos : Christian apprend que son collègue et mentor s’est suicidé. Ce n’est pas que le film devient plus sombre : le merveilleux, dont jusque-là on se contentait de sourire, nous rappelle soudain la nécessité qu’il y a d’inventer ce merveilleux pour tenir, tous les jours, toutes les nuits en fait, dans les allées puis chez soi, seul souvent. Finie la gaudriole imaginaire, c’est la valse à trois temps du komisch allemand :
un temps, normal ;
un temps encore, le même, qui s’éternise plus qu’il ne devrait et fait surgir le rire ;
un temps enfin, encore, où le rire est passé, sans que l’on soit passé à autre chose.
Pas drôle, drôle, pas drôle : bizarre.
Drôle-amer.
Cette valse à trois temps donne un rythme curieux au film : certainement pas enlevé, mais pas vraiment lent non plus, même si ses danseurs-manutentionnaires le sont à la détente. C’est toujours latent, à contretemps.

Flux

La troisième fois qu’on entend le bruit de la mer, c’est la fin ou presque. Christian a obtenu son permis-charriot ; son collègue est toujours mort ; et Marion, qu’il promène sur son charriot de titulaire au mépris des règles de sécurité, toujours mariée à un homme qui, cela se sait, ne lui fait guère de bien. On sourit à nouveau, pourtant, et pour la première fois, en connaissance de cause.

Mit Palpatine