Mary Shelley

Qu’ils sont jeunes, ces jeunes gens ! Cela me frappe soudain en voyant Elle Fanning que j’ai découverte enfant alors que je ne l’étais déjà plus. Ce n’est pas tant que le temps passe vite : plutôt la précipitation précoce, la jetée dans la mêlée des relations dites adultes, que l’on ne fait toute sa vie qu’improviser.

Le jeu d’Elle Fanning semble se figer en ne grandissant plus ; ou peut-être est-ce simplement d’avoir remarqué la manière dont elle donne de l’intensité à son regard, en contractant la paupière inférieure – un mouvement imperceptible chez la plupart des gens, mais qui est très marqué chez elle et que je ne peux plus ne pas voir chez elle une fois que je l’ai remarqué : l’intensité réduite à la mécanique, comme une mise au point automatique sur un objectif imposant. Peut-être aussi est-ce simplement la partition qu’on lui donne, qui alterne entre souffrance rentrée et affirmation véhémente – une partition elle-même héritée de sa relation pas franchement saine avec Percy, toujours à osciller entre vexations et réassurance de son amour.

La scène à table, entre Percy, Mary, sa sœur Claire et je ne sais plus quel invité est un peu trop appuyée dans son champ-contrechamp et sa contraction narrative, mais on y est : des louanges pour Mary, qui produira à coup sûr une œuvre marquante et c’est Claire, amante du même homme mais pas franchement douée des mêmes qualités, qui s’éteint ; puis Claire se reprend et se met avec aplomb à démontrer ses talents de chanteuse, l’invité amusé commente « Je comprends mieux pourquoi tu la gardes avec toi » et c’est alors Mary qui s’éteint : elle est plus admirée mais au fond, pas vraiment mieux considérée.

(Méta miroir : aurait-on pu avoir Bel Powley, l’actrice incarnant Claire, dans le rôle principal ? Lequel rôle est évidemment – mais en quoi est-ce une évidence ? – tenu par l’actrice la plus diaphane des deux… Heureusement, le traitement réservé à son personnage est plutôt bien rattrapé, sur la fin, lorsqu’elle confie ses ressentis de lecture à Mary et lui assure qu’elle donne là sa voix à tous les laissés-pour-compte de l’affection.)

Et puis il y a cette scène sans doute plus juste, où Percy, découvrant que Mary s’accommode mal du ménage à trois qui s’est installé dans la résignation plus que le consentement, l’accuse d’hypocrisie, refusant de comprendre que l’on peut défendre une certaine liberté de mœurs sans vouloir la vivre soi-même, sans avoir imaginé qu’on la vivrait mal, et même, sans avoir vraiment pris conscience qu’on serait amené à la vivre tant l’intensité de la cristallisation amoureuse fait imaginer sa réciprocité. Réconciliation de ton à défaut de fond : Percy propose à Mary de sortir… avec sa sœur. Et c’est reparti pour l’alternance de vexations et de cajoleries, d’amour probablement sincère et de mesquineries, jusqu’à ce que la liberté, devenue errance sous l’effet des non-dits, de l’alcool et du manque de considération, conduise au massacre pressenti des sentiments des uns et des autres.Le poète en prend un coup dans son image romantique : du jeune beau qui tourne des vers pour coucher, on assiste à un naufrage chez Byron. Les yeux rougis, la bouteille à la main, affalé sur le canapé, Douglas Booth en Percey Shelley fait ressurgir des images de The Riot Club, et je sais d’un coup d’où me venait la prescience du massacre.

La littérature vient là-dessus comme le rachat des souffrances : le film se clôt sur une rentrée dans le rang, dans l’ordre des choses, nous montrant une Mary mariée, qui n’a plus accouché de sa petite fille, morte en bas âge, mais d’une œuvre dont elle peut être fière, dont son père et son mari sont fiers en tous cas et qui lui redonne de la valeur à leurs yeux un instant, oh rien qu’un instant, détournés. Les coups durs suivants sont relégués aux écrans noirs : que sont-ils devenus, qui est mort précocement, tragiquement, les coups du sort et les contrecoups émotionnels, tout une vie que l’on essaye de rédimer par l’art qui, sans l’art du storytelling justement, sans sa transfiguration, ferait un piètre lot de consolation.

Mais peut-être est-ce parce que je n’ai toujours pas lu Frankenstein – que, bizarrement, je n’ai toujours pas très envie de lire, même après ce film qui vient comme piqûre de rappel après le ballet. Je devrais être intriguée.

Mit Palpatine,
qui n’a pas compris pourquoi je lui ai tapoté dessus avec entrain quand j’ai soudain reconnu dans l’acariâtre belle-mère l’adorable servante de Downtown Abbey.

 

Under the Silver Lake

Under the Silver Lake m’a rappelé ma lecture de Vente à la criée du lot 49 de Thomas Pynchon. L’histoire n’a rien à voir mais c’est le même principe de mise en intrigue : on nous abreuve de détails si nombreux, si prompts à se faire échos les uns aux autres, qu’on se met à tout lire comme un signe potentiel. Affolé par cette surabondance de signes, on se hâte de relier tout ce qui peut l’être en pensant que ce qui peut l’être doit l’être, et on finit pris au piège de sa propre toile d’araignée. Typiquement, c’est le héros loser du film qui s’exclame eurêka en décodant un message caché pour se demander deux secondes plus tard ce que cela peut au juste bien signifier. Voilà le sens diffracté en signification et direction : tout est barré. Sortez le pop-corn.

Là où Mulholland Drive m’exaspère à m’en rendre folle, Under the Silver Lake m’éclate : rien n’a plus de sens mais, contrairement au film de David Lynch où les hypothèses d’interprétation s’annulent les unes les autres, les délires s’emboîtent les uns dans les autres ; aussi farfelue soit-elle, la cohérence est possible. C’était d’ailleurs ma crainte, grandissante à mesure que l’on progressait – enfin que l’on s’enfonçait : non pas comment cela va-t-il finir mais cela va-t-il finir, sans nous laisser en plan, ni dégonfler toute l’enquête comme un ballon de baudruche ? La réponse est oui, sans rien spoiler : David Robert Mitchell ne se dégonfle pas et, sans tout éclaircir (c’est un euphémisme), réussit à clôturer l’intrigue d’un tour de passe-passe qui n’annule pas ce qui précède – et même, nous y renvoie : tout était là. Une quête plus qu’une enquête, et avant tout : un bon gros délire, qui m’a fait marrer alors que je n’ai pas dû voir le quart des références… (Mais je me suis créé les miennes : le héros se heurte au langage codé hobo, et justement, la réédition du Hobo, sociologie du sans-abri est le premier bouquin qui m’a été confié comme stagiaire dans l’édition. Coïncidence ? Je ne crois pas.)

Avec ça, vous ne savez toujours pas de quoi le film parle, mais je vous rassure : moi non plus. Enjoy.

Mit Palpatine

My Lady

Une lecture rapide du pitch m’a fait imaginer My Lady comme un film lyrique et moral sur une question éthique épineuse : faut-il ou non obliger un mineur à recevoir la transfusion sanguine sans laquelle il est sûr de mourir, mais que lui et ses parents refusent en tant que témoins de Jéhovah ? Évidemment, si j’avais vu qu’il s’agissait d’un roman de Ian McEwan, je me serais doutée qu’il s’agirait d’autre chose. Je n’ai pas lu The Children Act, mais son adaptation par Richard Eyre indique qu’il est de la même eau que On Chesil Beach, tout en nuances et non-dits sur les relations humaines.

Le film s’ouvre sur une scène où le mari de Fiona Maye (Emma Thompson) tente d’obtenir l’attention de sa femme, accaparée par les cas qu’elle doit juger. La sinécure dure depuis des mois, des années, même ; les seules pauses qu’elle s’octroie sont dédiés à la pratique du piano, et n’ont rien de gratuites, puisqu’il s’agit de répétitions pour un récital public. Rien pour sa vie privée. Pendant cette scène inaugurale, je ne peux pas m’empêcher de me tourner vers Palpatine, qui esquisse alors un grand rictus d’excuse de toon pris la main dans le sac : cette situation, on la connaît de manière inversée ; elle ressurgit tous les six mois à un an.

Le scénario nous cache bien que le dilemme juridique présenté n’est épineux qu’en théorie : tous les cas similaires ont été tranchés dans l’intérêt de l’enfant, contre les croyances des parents. Cela, on l’apprend lorsque la juge décide de se déplacer au chevet de l’enfant, qui n’en est presque plus un, à quelques mois de sa majorité. La visite a un effet incroyable sur le jeune homme – Adam, d’une beauté et d’un esprit surprenants (Fionn Whitehead, que je n’ai pas reconnu de Dunkerque).

Une fois l’affaire jugée (aux trois-quarts du film, à peine), Adam n’a de cesse de reprendre contact avec la juge. Elle l’a arraché à la mort de martyre à laquelle il s’était résolu dans un mélange de foi et de complaisance. Le voilà sauvé… et abandonné, seul avec cette prise de conscience : ses parents se sont efforcés de vouloir sa mort, jusqu’à ce que la justice intervienne comme Dieu interrompant le sacrifice d’Isaac par Abraham ; au soulagement des parents répond l’horreur du fils.

Adam regarde Fiona avec la même ferveur avec laquelle on adore un dieu, dans un mélange d’admiration et d’amour qui ne peut se nommer – qui affleure dans un baiser donné-volé et achève la confusion des sentiments. Puisqu’elle l’a obligé à vivre, Adam veut savoir de Fiona comme vivre ; il veut devenir son disciple, venir habiter chez elle pour qu’elle lui dise quoi apprendre, quoi lire. Ce désir subit de vivre est magnifique – et terrible dans sa manifestation, déjà désespéré dans sa disproportion. Il est toujours dangereux de vouloir vivre dans un absolu, et c’est en cela que cet appétit de vie ne diffère en rien de la complaisance morbide à laquelle il succède – un emportement adolescent auquel ne succèdera aucune tempérance adulte : Adam est déjà, à nouveau, perdu. Émue, bouleversée même de ce qu’elle constate, mais effrayée aussi de la place d’idole qu’elle a prise sans le vouloir pour le jeune homme, Fiona tente de couper court au harcèlement dont elle fait l’objet ; aussi doucement qu’elle s’efforce de fermer la porte derrière Adam, elle ne peut le faire sans lui donner l’impression de lui tourner le dos. Agir dans l’intérêt de l’enfant, c’est aussi agir contre lui ; à moins qu’elle ne se protège elle, d’un excès de vie qu’elle ne saurait recevoir. À ce stade, les relations ne peuvent plus être nommées, devenues plus complexes et diffuses que ce que la société accepte, et que ce que Fiona accepte en tant que membre et représentante de cette société.

Qu’est-ce que vous me vouliez vous ?  Adam retourne à Fiona sa question : pourquoi venir le voir à l’hôpital alors qu’elle savait déjà la décision qu’elle allait prendre ? Question ouverte au spectateur. Les hypothèses s’avancent et tremblottent, incertaines de vie : besoin de retrouver le sens de sa fonction dans l’incarnation de ce qui reste autrement un cas théorique? curiosité de rencontrer le jeune homme qu’on dit d’une intelligence si vive ? ou encore besoin d’être confrontée à une croyance si forte qu’elle ébranle les siennes propres, et lui découvre sa propre tempérance comme un comportement moins raisonnable qu’étriqué ? Quoiqu’elle soit venue chercher, elle se prend de plein fouet la force de vie du jeune homme – assez tenace pour à la fois commencer d’apprendre à jouer de la guitare se sachant condamné, et persévérer vers la mort.

My Lady : entre l’appellation officielle de Fiona à la cour et l’adresse d’un poète énamourée à sa muse, le titre français est décidément bien trouvé…

Bandes dessinées, juillet 2018

Carnet de thèse, de Tiphaine Rivière

Tiphaine Rivière faisait partie de la blogosphère thésarde que je suivais de loin. La bande-dessinée est le prolongement de son blog, et la transformation d’un essai qui aurait pu en rester à un échec. Le milieu universitaire est croqué avec beaucoup d’humour… et de justesse, d’après ce que j’ai pu en apercevoir en tant qu’étudiante (mention spéciale à la secrétaire clone de Jabba the Hutt) et les échos que j’ai pu avoir des infiltrés (les gueguerres intestines entre directeurs de thèses, par exemple).

J’ai ri jusque dans la notice biographique, où l’auteur remercie son directeur de thèse pour n’avoir pas du tout été comme celui qu’elle décrit : j’ai suivi un de ses séminaires en master ; ses cours étaient d’une médiocrité fascinante, et les exposés volontaires, souvent d’une platitude raccord, généreusement notés pour peu que l’étudiante soit mignonne (je me souviens aussi l’avoir entendu faire du pied dans les couloirs à une étudiante brillante et hyper belle, pour diriger un sujet de thèse qui ne correspondait ni à ses thèmes de prédilection ni même à sa période – ça m’intéresse).

 

 

Les Petites Distances, de Camille Benyamina (dessin) et Véro Cazot (scénario)

J’ai un truc avec les héroïnes de fiction rousse (que je date de ma lecture d’Anne et la maison aux pignons verts, à vue de nez), mais plus que des minois tâchés de rousseur, c’est de la bande-dessinée tout entière dont je suis tombée amoureuse, jusqu’aux nuages de vapeur systématiquement dessinés au-dessus des mets et des tasses de thé… des présences translucides qui font écho à celle, centrale, de Thomas, inexplicablement devenu transparent en tombant lui aussi amoureux de Léonie. Il entre dans sa vie sans qu’elle en ait conscience, présence diffuse qu’elle sent sans le savoir – l’envers heureux du détraqueur et autres présences fantomatiques néfastes.  Aussi fin que le trait, le scénario offre une très belle relecture du coup de foudre dans une veine fantastique, délicate, gourmande.

 

Émilie voit quelqu’un (Après la psy, le beau temps ?), de Rojzman & Rouquette

La narration ou le trait, on ne sait pas trop, a quelque chose de malhabile, mais son personnage habillé comme Mary Poppins est fondamentalement attachant. On suit Émilie dans ses premières séances avec une psy un peu loufouque, reprenant au passage quelques concepts de thérapie. Une case en particulier m’a marquée : à un repas de famille où Émilie, petite et complexée par sa taille, a pris des coussins pour se rehausser, sa mère lui fait remarquer que c’est complètement ridicule mais tu fais comme il te plaît mon chaton. Il y a dans la BD d’autres remarques, d’autres souvenirs bien plus dramatiques, mais on touche en une case à ceci : on peut-être marqué par des paroles tout à fait anodines pour qui les prononce, et les prononce même en y mettant une forme de bienveillance que l’on ne peut s’empêcher de percevoir, venant de gens aimants. Oui, c’est con, je sais, de peiner à réaliser à quel point certaines choses ont influencé notre comportement sans qu’on s’en soit rendu compte, ni en ayant été sur le moment le moins du monde traumatisé. (Ces derniers temps, des récits se croisent, autour de moi, qui me font prendre une conscience accrue, plus sensible peut-être ou prosaïque, de réalités finalement plus dépendantes de leur milieu que ce que l’on aurait cru.)

 

 

2 filles dans un musée "autant pour moi, c'est bien une grille d'aération"

Joséphine, de Pénélope Bagieu

Petite déception à l’ouverture de cette intégrale, que je pensais d’un seul tenant : des saynètes d’une ou deux pages ? Un peu dépitée, je commence la lecture, et m’aperçois vite que ces instantanés presque anodins s’accumulent jusqu’à esquisser quelque chose d’autre, une forme de vie. Avec Pénélope Bagieu, c’est toujours plus subtil qu’il y paraît. Elle fait partie de ces rares personnes qui savent faire intelligent sans faire intello – pour ne pas me croire sur parole, écoutez par exemple l’interview qu’elle a donnée au podcast Regard.

 

Perso ado sur son lit

D’autres larmes, de Jean-Philippe Peyraud

Un trait un peu trop dur pour moi. Des fragments de vie parfois cocasses, souvent banals, où le clap de fin ou d’ellipse retentit à chaque fois à l’orée du drame, lui dérobant son caractère dramatique justement (théâtral), pour l’inscrire en faux dans la banalité du quotidien – si bien que ce n’est pas dans le drame qu’on bascule, mais dans l’amertume.

 

Sorte de blason avec un cerveau encadré d'un calamar et de têtes d'oiseaux

Neurocomix, voyage fantastique dans le cerveau, de Matteo Farinella et Hana Ross

Pas franchement enthousiasmée par le trait, je le suis bien davantage par les métaphores ludiques – tout à fait le genre de délires que j’aurais adoré imaginer  pour réviser mes cours de SVT. (La métaphore comme clé de compréhension de tout ou presque.)

 

Délices, ma vie en cuisine, de Lucy Kniskey

J’hésite depuis un certain temps à ouvrir un blog qui parlerait de manger pour parler d’autre chose. Autant dire que je me suis tout à fait retrouvée dans le roman graphique de Lucy Kniskey, qui raconte son parcours à travers son rapport à la nourriture : l’hérédité imaginaire avec le goût du fromage transmis par sa mère qui travaillait enceinte au rayon fromagerie de Dean & Deluca ; la rencontre d’une altérité culturelle radicale avec la découverte de saveurs inconnues au Japon ; la divergence adolescente avec la junk food, délaissée par des parents gourmets ; l’adaptation d’une fille de la ville à un milieu plus rural, avec les fruits et légumes vendus par sa mère sur les marchés après son divorce ; une rencontre intime avec l’art, en assurant le service traiteur à l’ouverture d’un musée…

J’aime comme la nourriture est à la fois centrale et anecdotique : on ne sait plus si le plat est à l’origine du souvenir ou si celle-ci retrouve sa saveur par le prétexte de celui-là, mais on intuitionne la nécessité de le noter, de l’annoter à côté de sa représentation – et c’est alors mon goût pour le commentaire et la parenthèse qui est flatté. Cerise sur le cheesecake (les mets sont dans l’ensemble très américains), chaque chapitre se termine par une recette dessinée – où les instructions, comme de juste, sont moins importantes que les émotions qui y sont liées. On ne les réalisera probablement pas, mais on les aura partagées, comme un bon repas.

Sur la fin

Les meilleures fins au cinéma, celles qui résonnent le plus longtemps en moi en tous cas, sont souvent celles qui nous privent de celle qu’on attendait – qui ne nous donnent pas ce que l’on voulait, ou alors, pas de la manière dont on pensait.

Donner puis reprendre. Comme dans la chanson de Piaf :

Comme quoi l’existence
Ça vous donne toutes les chances
Pour les reprendre après

Allez venez, Milord, si vous n’avez pas peur des spoilers sur Désobéissance (Disobedience) et Come as you are (le titre français McDonaldisé de The Miseducation of Cameron Post).

Donner puis reprendre, pour donner à côté. Cette subtile subtilisation des attentes peut être réalisée par le dispositif narratif, comme c’est le cas dans Disobedience. Le retour de Ronit, l’amante adolescente d’Etsi, fait réaliser à cette dernière à quel point le mariage qu’elle a fait avec David, leur ami d’enfance commun, ne lui convient pas. On la sent vibrer à nouveau après des années de résignation (très belle scène d’amour, sans ellipse des fluides corporels), et on attend qu’elle quitte son mari pour suivre Ronit, dans son amour, sa ville, peu importe. Or, plot twist à la dernière minute : Etsi découvre qu’elle est enceinte ; cela faisait des mois et des mois que son couple essayait d’avoir un enfant, et paf, juste là. L’enfant change tout, et rien en apparence : Etsi veut que l’enfant ait le choix qu’elle n’a pas eu, ou pas ressenti avoir, de vivre ou non dans la foi et la communauté juive qui lui a interdit sa relation avec Ronit ; mais elle n’envisage pas de priver l’enfant de son père – impossible pour elle de suivre Ronit au-delà du coin de la rue, en courant après son taxi. Non seulement cette fin est plus intense (beauté du mélodrame, du déchirement), mais elle est peut-être plus juste dans le sentiment, plus subtile : en suivant Ronit sous le coup de la passion, Etsi aurait encore été dans dans quelque chose de subi (l’influence du désir se substituant à celle de la communauté) ; en demeurant où elle est, mais en faisant un pas de côté (symbolisé par le fait qu’elle ne dorme plus dans la chambre conjugale), elle donne la pleine mesure de son libre-arbitre. La présence de Ronit n’a pas entraîné une résolution miraculeuse du dilemme qui s’est posé à chaque personnage, mais elle a bien été un élément perturbateur qui change la donne.

 

Dans The Miseducation of Cameron Post (Come as you are), la fin douce-amère ne relève pas du dispositif narratif, mais d’un choix discret de réalisation. Cameron, surprise par son cavalier de prom en train de faire l’amour avec son amante-meilleure amie, est envoyée par sa famille dans un camp de rééducation pour lutter contre ses attirances homosexuelles. On entre dans la vision du monde des uns et des autres, des adolescents psychologiquement persécutés (« How is programming people to hate themselves not emotional abuse? ») et des éducateurs persuadés de bonne foi chrétienne d’oeuvrer pour leur bien (après avoir réellement douté d’elle, Cameron s’aperçoit qu’ils sont eux aussi perdus, et ne font qu’improviser, cramponnés à leur bouée de sauvetage biblique). Comme cela ne peut pas bien se finir, la fin tragique est déportée sur un camarade de camp, et notre héroïne prend la clé des champs avec deux amis ayant résisté à l’embrigadement mental. La scène finale les montre à l’arrière d’un pick-up dans lequel ils sont montés en auto-stop, cheveux aux vents, à rire d’un motard qui fait le mariole à côté pour les impressionner ; la musique emporte tout, voilà la liberté enfin à leur portée. Et là, alors qu’on attend l’écran noir, le film se poursuit quelques instants encore, sans musique. Simplement en coupant la bande-son, la réalisatrice coupe court à l’emballement lyrique, nécessairement un peu kitch. La quête de liberté, de grandiose, redevient mêlée à ce qu’elle est aussi : une fuite désespérée loin d’un monde qui les fait souffrir – un soulagement temporaire, et non la libération définitive qu’on aurait voulu les voir obtenir. Et c’est comme ça que l’amertume revient se mêler à la douceur des têtes adolescentes posées sur les épaules de leurs amis, en coupant la musique.