Souris meet Chauve-Souris

L’Opéra de Rome est venu au théâtre des Champs-Élysées avec La Chauve-Souris, qui n’avait pas été donné en France depuis sa création. Il me semblait pourtant l’avoir vu il y a quelques années… en DVD. Hormis le carnaval du second acte (oubliable, il faut bien le dire), je m’en souvenais plutôt bien, et c’est avec plaisir que j’ai retrouvé sur scène ce ballet-vaudeville au second degré (mais y a-t-il des vaudevilles au premier degré ?). Roland Petit offre aux danseurs une partition truculente. Les effets appuyés du chorégraphe, qui alourdissent parfois ses ballets, participent ici de sa légèreté : c’est attendu – avec humour.

Installée avec Mum au parterre, je me régale de ce cadeau de Noël. Rebecca Bianchi est tout à fait délicieuse – encore plus en épouse délaissée qu’en vamp’ prête à la reconquête. Question de costumes, d’une part (la guêpière accentue l’étroitesse de ses hanches et fait paraître ses épaules larges en comparaison, alors que la robe initiale et la perruque rousse lui vont à merveille) et de style, d’autre part : ses mimiques gestuelles sont impayables et la scène où elle s’enroule dans le fil du téléphone, un petit bijou d’humour qui m’a fait repenser à La Voix humaine… Une de mes scènes préférées avec celle des garçons de café chez Maxim’s, qui comporte force sauts écarts et autres clins d’œil virtuoses : les trois danseurs (malheureusement non crédités sur le site du théâtre) sont juste excellents, surtout le grand, là, roublard et réjouissant. Quant à Antonello Mastrangelo, il est tout simplement parfait en ami-de-la-famille-à-défaut-d’être-amant. Le danseur a la petite batterie en verve ; il parle avec les pieds comme on dit des Italiens qu’ils parlent avec les mains – on ne peut plus adapté à ce rôle survolté.

Le casting était complété par Friedemann Vogel, que j’ai fait des pieds et des mains pour voir (pour n’avoir pas vu qu’il y avait deux représentations le même jour – l’échange de billets n’est normalement pas possible). Et la guest star était… à côté de la plaque – au point que Mum a cru que c’était Antonello Mastrangelo que j’attendais avec tant d’impatience. Friedemman Vogel a pourtant pris trois semaines de répétition pour s’imprégner du style de Roland Petit, qu’il n’avait encore jamais abordé, mais il faut croire que ce n’était pas assez. Ou alors il est trop allemand, ainsi que l’a suggéré Palpatine lorsque je lui ai raconté ma déconvenue. Le comique lui échappe. Sa technique est précise, mais son interprétation pataude. Comme s’il n’était pas capable d’auto-dérision. Ou plutôt comme s’il ne parvenait pas à laisser libre cours au sans-gêne du personnage, pourtant indispensable dans ce rôle pour que le danseur atteigne le second degré. Trop humble, paradoxalement, pour se défaire tout à fait du lyrisme où il excelle.

Parce que c’est l’impression qui a dominé lors de la rencontre animée quelques jours auparavant par Philippe Noisette : Friedemann Vogel est un anti-Roberto Bolle. Incapable de choper les sous-entendus de l’organisatrice quant à sa bogossitude (et ce n’est pas une question de langue : il passe de l’allemand à l’anglais au français sans aucun soucis – et en plus il est polyglotte, ouais). Trouvant tout naturel, parce qu’il est tellement doué que tout lui est venu naturellement, sans vraiment passer par la frustration ou la compétition. Son humilité n’a pas rendu la tâche aisée à Philippe Noisette : les réponses, tournant rapidement court, obligent à multiplier les questions. Il est difficile de le faire parler de lui ou de sujets un peu polémique dans le ballet (il n’a bitché qu’une seule fois à l’insu de son plein gré, lorsqu’il a été question de toutes ces langues qu’il parle : « Dans le monde du ballet, on parle anglais… sauf en France où on parle français. »). Il s’étend un peu plus lorsqu’on lui parle de son art : il dit son émerveillement face au talent des chorégraphes, le fait que tout s’assemble comme par magie, la chorégraphie des solistes, des ensembles, la musique, les lumières… (un talent à part qu’il ne se sent pas avoir) et parle avec ferveur de ses interprétations.

J’ai pensé à JoPrincesse, parce que Friedemann Vogel est manifestement lui aussi un hyper-sensible qui vit les choses instinctivement. Les rôles tragiques, notamment, le laissent exsangue, au-delà de la fatigue physique engendrée par tout ballet un peu costaud : It stays in your system. Après avoir dansé La Belle ou Le Lac*, vous êtes évidemment fatigué, explique-t-il, mais contrairement à un Roméo et Juliette, vous ne vous sentez pas run over by a train (tout le monde a ri).

J’ai pensé à Anne Deniau, aussi, parce que Friedemann Vogel est un de ces artistes dont on ne peut pas être fan. On peut enclencher le mode fan girl, évidemment, et mimer le pioupiou devant l’oiseau allemand (ici à 3’00, si, si, on clique), mais cela ne prend pas – même s’il accueille les manifestations d’enthousiasme avec une gentillesse incroyable. Il déçoit et se doit de décevoir (les attentes) pour nous surprendre à nouveau sans faire du Vogel. Et parfois ça ne marche pas. Bon. Du coup, j’ai été contente que C., croisée à la sortie, se dise enthousiasmée par sa présence. Heureuse aussi d’entendre un danseur de l’Opéra, installé derrière moi, laisser échapper une onomatopée pendant le spectacle (il serait très bien dans La Chauve-souris, soit dit en passant).

Au final, Friedemann Vogel était peut-être une erreur de casting, mais un bon choix tactique de la part d’Eleonora Abbagnato : la guest star a fait venir du balletomane sans éclipser la troupe qui l’invitait, la mettant même en valeur par un faux pas de côté.

 

* E. et moi avons bugué sur le non-tragique du Lac avant de nous souvenir que certaines versions ont un happy ending

Musubi

Très très bel animé que Your Name, de Makoto Shinkai. Sur tous les plans : graphique, narratif, poétique. Cela débute par un coup classique dans le registre fantastique* : l’échange involontaire de corps entre Taki (lycéen tokyoïte) et Mitsuha (lycéenne qui, habitant un trou paumé splendide, ne rêve que de Tokyo). On commence à être familier des personnages lorsque survient un twist temporel qui met le comique en sourdine pour laisser passer quelque chose de plus essentiel. D’humain, de poétique.

En Occident, nous sommes si prompts à mépriser ce qui ne relève pas de la rationalité pure que nous nous trouvons privés d’une sensibilité qui ne soit ni sentimentalisme ni superstition. Écartelé entre le concept et la poésie, notre langage dichotomique manque de mot pour traduire musubi qui, nous explique la grand-mère de Mitsuha est ce qui lie les êtres, un nœud, un lien que nous peinons à concevoir autrement que comme et par l’intelligence désincarnée qui est la nôtre (inter-legere), alors que c’est tout autant les nattes aux motifs sacrés que Mitsuha et sa grand-mère tressent selon des méthodes de tissage ancestrales, le lien avec lequel Mitsuha attache ses cheveux et que Taki noue à son poignet, et le ruban de la comète qui scelle leur destin à tous**. Liaison plus que nœud, peut-être, car musubi ne fige pas ; c’est une force de création, d’expansion.

Du coup, il n’y a pas vraiment de fin, même s’il y a clôture (la boucle est bouclée mais le fil toujours là) : il s’agit d’un processus toujours à l’œuvre, ce qui se fait et se défait dans le temps. Pas de début identifiable non plus, d’ailleurs : le commencement se dérobe sous l’effet du paradoxe temporel et s’oublie-se rappelle à nous sous la forme de l’origine. C’est le feu qui a brûlé les écrits expliquant les rites que la famille de Mitsuha s’applique à perpétuer ; c’est aussi la rencontre entre deux êtres qui savent être liés mais ont tout oublié de l’autre, à commencer par son nom – ce qui donne lieu à une belle séquence ferroviaire dans le goût de The Eternal Sunshine of the Spotless Mind. L’animé finit en quelque sorte là où le film commence. Si vous aimez l’un, vous devriez aimer l’autre. L’un comme l’autre sont incroyablement beaux.

 

* Le coup est tellement classique qu’un journaliste plaçait la plongée dans le fantastique au moment du twist – ce qui correspond peut-être davantage à notre littérature fantastique où l’on s’interroge sur la frontière entre rêve et réalité. Je connais mal mais aime déjà beaucoup le fantastique nippon, où l’on se demande moins si « c’est vrai » (François Jullien nous dirait probablement que ce rapport obsessionnel à la vérité est un fourvoiement-rétrécissement de la pensée occidentale) que comment l’onirisme nous aide à mieux appréhender notre vie.

** J’allais sortir mon couplet habituel de chaque détail qui prend sens (pas parce qu’il en a en soi, mais parce qu’il est mis en relation, en écho, avec d’autres), mais ce serait tomber-rester dans le storytelling, alors que Your Name ne cherche pas la virtuosité narrative. Celle-ci s’oublie dans le temps même où elle œuvre ; chaque détail tombe à sa place, évidente, polysémique.


Edit : l’article de Libération a la citation exacte : « Ce mot, qui est le nom ancestral de notre divinité protectrice, à un sens profond. Nouer des fils est musubi. Relier des gens est musubi. Le cours du temps est musubi. Ce sont autant de facettes de la puissance divine. Ainsi les tresses que nous tissons sont un art divin et représentent le fil du temps lui-même. Les fils dansent, s’entremêlent, se démêlent et se brisent. »
Je ne partage pas la perception du journaliste, mais j’aime beaucoup ce passage : « Dans ces instants de grâce, Your Name ressemble à une polyphonie éraillée. Les voix de Mitsuha et de Taki, condamnées à n’être que de lointains échos, entamant un fascinant discours asynchrone sur la disparition et l’absence. » Probablement le sentiment de perte (sans objet) qui rend cet animé si émouvant et met les larmes aux yeux de Taki et Mitsuha sans qu’ils sachent pourquoi.

Des cerises qui valent leur pesant de cacahuètes

Impressing the Czar revisite l’histoire de la danse classique, paraît-il. Cela commence donc à la cour du roi ou du tsar, ou dans un hôtel, on ne sait pas bien, il n’y a plus de cacahuètes, seulement un bric-à-brac doré pour tout indice baroque (tentures-peintures, fauteuil, arc, flèches…). La scène, divisée en deux, comporte une plateforme dorée à carreaux qui évoque de loin l’échiquier du pouvoir. Dans cet espace morcelé, les messieurs portent ou tombent la redingote (marque intemporelle du passé, qui donne toujours beaucoup d’allure, il faut bien l’avouer), les femmes des robes de bal, sauf une, habillée en Kylian-like, sauf deux en assistantes-de-la-Défense, et leurs homologues masculins en cravate, et ceux qui reviennent en scène, là, et Mr Pnut, qui fait peanuts dans son pagne imprimé faune, tous abdominaux dehors, véritable parodie de Roberto Bolle – l’inspiration de la statuaire, sans doute. Mais s’il est Apollon, la mise en scène est certainement dionysiaque : un chaos organisé, où il y a toujours quelque chose à regarder, toujours quelque chose à zapper. Des bribes d’autres chaînes nous parviennent d’ailleurs, conversation téléphonique avec la réception, news d’Obama à Trump, et une histoire de cerises que Mr Pnut voudrait acquérir.

On retrouve lesdites cerises dans le tableau suivant, dorées comme un fruit des Hespérides, suspendues au milieu, quelque peu surélevées : In the Middle, Somewhat Elevated. À peine les remarque-t-on lorsque la pièce est donnée seule : c’est une petite touche d’espièglerie, voilà tout. Dans Impressing the Czar, le détail devient l’aiguille qui dégonfle comme une baudruche le morceau de bravoure. À moins que ce ne soit l’exécution sommaire des danseurs – et des danseuses, surtout, danse en force et physiques compacts (sauf une, grande). Je m’étais déjà fait la réflexion que la pièce fonctionne mieux avec des physiques longilignes, qui prolongent d’autant plus le mouvement. Mais cela va au-delà, comme le confirme cette danseuse élancée, qui manque étonnamment de souplesse dans le tronc, alors que ses jambes nous assurent que, non, elle n’est pas raide. Il manque à mon goût un chouilla d’élasticité dans le mouvement et la musicalité (les crashs sonores déchirent souvent des gestes déjà entamés ou gâchent la surprise de ceux qui arrivent avec une fraction de retard). Ce n’est pas bien loin, pourtant : il suffit qu’une danseuse sur pointe défie le déséquilibre en ramenant sa jambe au ralenti pour que ça s’électrise. Retour à la terre, fin du frisson. J’avais un meilleur souvenir du Semperoper Ballett Dresden dans cette pièce : il jouait la nonchalance là où le ballet de l’Opéra de Paris joue la provoc, et ça marchait. Là… ça danse, c’est sûr.

Que faire après avoir mené le ballet à son paroxysme, au bord de la dislocation ? Deux trajectoires possibles. La première est de revenir au classicisme : c’est la position actuelle de Forsythe, qui s’emploie activement à remonter ses anciennes pièces (et quand je dis activement, j’entends qu’il est resté debout derrière moi pendant tout le spectacle, à débriefer en live avec son compère). Le Forsythe de l’époque choisit l’autre option : il continue dans la dislocation et met aux enchères les oripeaux dont il a débarrassé le ballet. On ne sait pas trop à quoi ça rime, pas même la commissaire-priseur prise au dépourvu. Une métaphore, peut-être ? Personne ne répond ; Forsythe surenchérit. Poussé à bout, le ballet n’est plus ? Eh bien, dansez maintenant.

La danse classique est morte, vive la danse. On revient au cercle primitif, à mi-chemin entre danse de la pluie sioux et débandade disco, le pouvoir dionysiaque amplifié par l’unisson de toute la troupe. Bongo Bongo Nageela. À côté, Blake Works, c’est peanuts : les jupettes et les déhanchements de la création étaient bien sages par rapport à cette bacchanale d’écolières des deux sexes (qu’on croirait sorties de Dah-dah-sko-dah-dah). Les hommes, travestis, sont peut-être ceux qui s’en donnent le plus à cœur joie, relevant allégrement les jupes qu’ils n’ont pas d’ordinaire : écolières gone mad.

Et le tsar, dans tout ça ? Probablement comme deux ronds de flan, la mâchoire Tex Avery. Ou alors tout sourire en coin, mi-amusé mi-indulgent.
Et vous, quel genre de tsar Forsythe fait-il de vous ?

Black and ballerina

Couverture

 

En lisant Life in motion, l’autobiographie de Misty Copeland, on se dit que l’extraordinaire n’est pas tant d’être devenue étoile en étant noire qu’en ayant eu une enfance aussi pourrie (ce qui, statistiquement, avait peut-être plus de risques d’arriver du fait de sa couleur de peau, me direz-vous, le racisme favorisant la précarité). Elle et ses frères et sœurs (presque chacun d’un père différent) sont trimballés d’une maison à l’autre tandis que leur mère passe d’un homme à l’autre de manière dramatique et précipitée, entassant les gamins dans la voiture pour fuir… fuir un père de substitution aimant pour un homme violent (à la famille raciste)… et fuir la maison de cet individu devenant dangereux pour se retrouver avec un autre, sans le sou, dans un motel où les gamins dorment par terre et soulèvent les coussins du canapé dans l’espoir de trouver un peu de monnaie pour aller s’acheter à manger. On imagine mal une telle instabilité avec la régularité que suppose un entraînement de danse rigoureux. Son professeur, qui constate également cette contradiction, propose à Misty de l’héberger chez elle et la traite comme sa propre fille… jusqu’à ce que la mère réprouve cette influence et intente un procès (médiatisé) pour récupérer sa fille (qui revenait tous les week-ends).

Dans son malheur, Misty a eu la chance de croiser les bonnes personnes au bon moment, que cela soit pour la former à la danse, lui donner confiance en elle ou tout simplement payer ses paires de pointes… Il faut dire que la jeune danseuse impressionne par ses capacités et la rapidité avec laquelle elle progresse : un « prodige », c’est le terme répété à longueur de page par la principale intéressée, que l’on aurait vite fait de trouver prétentieuse si l’on n’entendait pas ainsi parler la petite fille, peu assurée, qui se répète comme un mantra le compliment qu’on lui a fait. Intégrer la compagnie junior de l’ABT après seulement quatre ans de danse, il y a de quoi être scotché.

Avec un tel background, son autobiographie est la parfaite success story d’une self-made woman (soucieuse d’exprimer sa gratitude à tous ceux qui l’ont encouragée et soutenue). Misty Copeland insiste énormément sur le fait d’être la première danseuse étoile noire à l’ABT : elle est fière de pouvoir être un modèle pour d’autres, inspirer une nouvelle génération qui verra que c’est possible, puisqu’elle l’a fait for the little brown girls*. Pourtant, de ce qu’elle raconte, il semblerait qu’elle se soit moins heurtée à un racisme ouvert (même s’il y a eu des insinuations et des remarques déplacées) qu’à un plafond de verre… au moins autant dû à la forme de son corps qu’à la couleur de sa peau. La gamine à qui on répétait qu’elle avait des lignes parfaites a connu une puberté tardive et spectaculaire : rares sont les danseuses à avoir autant de poitrine et des jambes aux muscles si apparents. Consciente de ses courbes hors norme dans l’univers du ballet, elle ne cesse dans le même temps de souligner que ses lignes et ses proportions sont celles de la ballerine par excellence, comme si, inconsciemment, elle ne s’était pas remise d’avoir perdu son corps d’adolescente ou cherchait à minorer ce facteur de difficulté par rapport à sa couleur de peau, qui a le mérite d’offrir une lecture plus emblématique de sa vie – la Barack Obama de la danse.

En sens inverse, je me suis aperçue qu’à la lecture, je minorais sans cesse le facteur black : danseuse noire, d’accord, mais danseuse atypique, surtout. Suspicieuse en tout : y a-t-il vraiment un plafond de verre ou « seulement » une absence de modèle / des modèles alternatifs privilégiés (tels que l’Alvin Ailey Dance Company, la discrimination positive faite compagnie) ? La « stagnation » de Misty Copeland dans le corps de ballet était-elle due à sa différence ou simplement à un relatif ralentissement dans sa progression de prodige (quand on passe de débutante à danseuse en compagnie junior en quatre ans, forcément, six ans dans le corps de ballet puis huit ans avant d’être nommée principal, cela paraît une éternité) ? Mais qui suis-je pour en juger ? Une nana blanche, qui a voulu devenir danseuse et n’en avait pas les capacités. Pas la mieux placée…

On pense souvent par rapport à soi et je ne fais pas exception à la règle. Comme la diversité ethnique dans un corps de ballet ne choque pas mon œil de spectatrice**, j’imagine qu’il en va de même pour tout le monde et regarde avec suspicion la danseuse qui invoque cela comme obstacle dans sa carrière… et c’est cette attitude même qui est problématique : aussi bien intentionné soit-il, ce refus de prendre en compte le négatif de la différence est quelque part un refus de la différence telle que vécue par la principale intéressée***. Non seulement prendre sur elle la gêne des gens est épuisant, mais c’est la preuve qu’il reste encore du chemin à parcourir…

Anecdote éloquente : le maquillage. Autant il est justifié dans les actes blancs des grands ballets où même les danseuses dites blanches se peintulurent pour ressembler à des spectres, autant il l’est beaucoup moins lorsqu’il s’agit de grimer une danseuse noire. ll a fallu des tonnes de maquillage avant que Misty Copeland propose et obtienne de danser le chat botté au naturel : I wanted to be a brown cat. Tant que les chats et les oiseaux ne pourront pas être indifféremment blanc, noir, marron ou de feu, il sera donc bon de lire et faire lire le livre de Misty Copeland (même s’il n’est pas hyper bien écrit, malgré l’ajout d’une co-auteur qui ne figure nulle part sur la couverture)(mais bon, on ne lit pas ce genre d’ouvrage pour son style ; la naïveté même de l’expression est parfois plus intéressante pour ce qu’elle laisse deviner).

Après cette lecture, je suis un peu déçue d’avoir été déçue en la découvrant sur scène, à Bastille, à la rentrée (dans l’oiseau bleu, qui avait un costume vaguement rouge – à croire que son oiseau de feu avait déteint). Même chose que pour Maria Kochetkova (qui danse petit malgré des extensions impressionnantes) : anticipation enthousiaste et… rien. À croire que je suis incapable d’admirer sur scène une danseuse dont j’admire la personnalité sur les réseaux sociaux.

 

* J’ai été étonnée de trouver « brown » et non « black ». Je serais curieuse de connaître les nuances et les connotations attachées à chacun de ces vocables chromatiques… Est-ce que « black » est plus de l’ordre de la lutte (versus blanc) et « brown », dans le quotidien (ma collègue me racontait que son fils « beige » parlait toujours de son ami « marron » : plus juste et moins manichéen) ?
Edit : ou alors, c’est « métis », tout simplement ?

** Lors du dernier Lac des cygnes, j’ai mis un bon quart d’heure à m’apercevoir qu’il y avait un danseur noir dans le corps de ballet et il me faut toujours plusieurs longues secondes à scanner les alignements féminins pour retrouver et admirer Letizia Galloni. C’est dire si la différence provoque une rupture esthétique (non).

*** De se retrouver en minorité ethnique fait toujours un drôle d’effet, pourtant. Je me souviens avoir été surprise en arrivant à la fac de Villetaneuse… après, c’était le retour dans Paris intra-muros qui faisait bizarre : mais pourquoi n’y a-t-il plus que des blancs, d’un coup ? Dont moi, ah oui, c’est vrai, je suis blanche… On n’est pas habitué à penser sa propre altérité. Et cela doit être usant de n’être pensé que sur ce mode, toujours autre, sans jamais pouvoir être d’abord soi.

La grenouille avait raison

Mon appartement serait à moi et plus haut de plafond, j’en confierais la décoration à James Thierrée. Ce serait toujours un joyeux bordel, mais ce serait un joyeux bordel artistique. Les artistes semblent là en premier lieu pour animer le décor : faire onduler la toile transparente bardée de peinture brunâtre en y jetant un violon ; déplacer le piano qui joue tout seul ; assembler et faire tourner l’escalier en colimaçon suspendu dans les airs comme une corde à nœuds ; plonger dans et arroser l’aquarium sans poisson, recouvert d’une lourde plaque qui en fait un coffre au trésor ; assembler et ouvrir, enfin, le lustre-nénuphar, aux facettes suspendues par moult filins qui font la toile d’une demoiselle araignée-grenouille-nymphéas (Thi Nai Nguyen), laquelle descend parfois de son perchoir comme une grenouille de son échelle baromètre. Dans son périmètre d’observation :

Mariama                     chanteuse qui rôde
Samuel Dutertre         clodo des grands froids
Jean-Luc Couchard      laquais molièresque
James Thierrée           savant à la folle mèche argentée

et surtout, surtout Valérie Doucet, the thing avec la chevelure Adams décolorée, créature contorsionniste dont je suis totalement amoureuse et que j’ai eu l’irrépressible envie d’adopter lorsqu’elle a surgi de l’aquarium, trempée, en faisant l’otarie (mieux que Palpatine, ce n’est pas peu dire). Elle peut vous emmêler les pinceaux à ne plus distinguer bras et jambes, mais j’aime surtout la voir babiller des doigts comme si elle parlait en langue des signes et remuer les orteils alanguie, tête dans la main, comme d’autres se tournent les pouces ou les mèches de cheveux (les filles remuent beaucoup les orteils, dans ce spectacle, et elle les remue à merveille)(je vous ai dit que j’étais amoureuse).

Elle est aussi la folle romantique qui hante le grenier de Jane Eyre et se jette sur James, s’accroche à lui, littéralement : ils cherchent à se défaire (l’un de l’autre), s’emmêlent se débattent se bagarrent roulent ensemble, et je ne peux pas m’empêcher d’être émue, un peu, un peu trop, par la manière dont, soudain séparée, elle implore son affection et se jette à nouveau sur lui pour l’empêche de partir, pour occuper* encore un peu son attention, fusse en l’encombrant. Je m’y retrouve étrangement, jusque dans le détachement avec lequel, deux minutes plus tard, elle l’observe vaquer à ses occupations parmi d’autres, spectatrice anonyme paisiblement allongée de tout son long. La voix aide, ou n’aide pas, il faut dire : des sons inarticulés, pures intonations comme on en baragouine avec Palpatine en privé, quand on peut sans témoin être mogwaï, lionceau ou choupi-dinosaures (langues inventées de l’enfance, sceau de l’intimité). « Je fais du théâtre pour ne pas avoir à expliquer ce qui remue à l’intérieur, plutôt pour rôder autour. » Je fais de la chroniquette pour la même raison (en partie, parce que j’aime aussi décortiquer le fonctionnement propre d’une œuvre… pour comprendre comment elle produit l’effet qu’elle produit sur moi). Une autobiographie par le spectacle, en clair-obscur pudique-impudique. Pour s’arrêter à la lisière de ce qui grouille et le désigner sans le dire.

*

Que se passe-t-il dans ce spectacle, au juste ? se demanderont ceux qui n’ont pas été initiés à James Thierrée. Rien et plein de choses étranges et évidentes. La causalité y est sans dessus dessous : quand James se mord le doigt, c’est Jean-Luc qui hurle. Et autres clowneries. Contrairement au public, cela ne me fait pas rire, même si j’aime l’univers poétique que cela contribue à créer. Enfin si, j’ai ri, de la main de Jean-Luc, qui, ayant plongé dans l’aquarium pour toute déclaration d’indépendance, frétille comme un poisson hors de l’eau lorsque James la rattrape. Le reste du temps, je souris de cette causalité de coq et d’âne, j’attends de voir quelle inversion va bien pouvoir se produire, émerveillée de la créativité sans fin (mais avec grande finesse) des artistes. Même lorsqu’ils manipulent de grosses ficelles (rattraper ou ne pas rattraper des assiettes, empoigner des cheveux et se retrouver avec une perruque dans la main, parler au crâne de quelqu’une parce que ses cheveux sont en queue de cheval sur son visage…), ils les nouent de telle sorte que tout reste inattendu. Alors on attend. Et on savoure, les yeux levés vers le lustre-nénuphar comme vers le gigantesque sapin de Noël de notre enfance – d’ailleurs une guirlande clignote, qui le relie à l’aquarium, si c’est pas un signe ça.

Ça finit par finir, et sans que tout s’écroule, cette fois, contrairement à Raoul et Tabac rouge. C’est même le contraire, ça s’assemble, les facettes du lustre convergent et il s’ouvre grand comme la gueule gigantesque de la grenouille qui gobe tout le monde, voilà le rideau peut remonter (parce qu’il était descendu au début, soutenu par de fins filins, et évacué sur le côté)(quand je vous disais que tout est inversé) et les artistes se glisser en dessous pour venir saluer et voir nos sourires grand comme ça, grand comme la grenouille au moins, qui avait bien raison de béer béatitude.

 

* Let me occupy your mind… as you do mine.