Confessions d’une bonne élève
L’entre-soi de la prépa
Le problème, c’est que vous êtes de bons élèves. Quand mister From-the-bridge nous a sorti ça, on a cru qu’il avait fumé ses feuilles de thé au lieu de les infuser. Il a dû le voir à nos têtes et a aussitôt ajouté que nous n’étions pas habitués à rencontrer des difficultés et encore moins à ce que les résoudre nous prenne du temps. Qu’à partir de maintenant, il nous faudrait peut-être des mois voire des années pour venir à bout de ce qui nous résistait parce que nous commencions à voir que la difficulté était dans les choses même, que ce n’était pas une simple connaissance à apprendre comme nous l’avions fait jusque là. Forcément, on n’a pas voulu l’entendre. Une hypokhâgne est une classe de premiers de la classe : l’idée qu’il va falloir non pas travailler (ça, on était au courant) mais travailler sans en constater rapidement les résultats nous offusque. Deux ans plus tard, alors que je comprenais enfin qu’il était inutile de s’acharner sur des exercices de grammaire et qu’il valait mieux faire du petit latin, que les examinateurs de l’épreuve d’anglais attendaient un commentaire thématique et non linéaire, que la dissertation en histoire tenait davantage de la dissertation de philosophie que de la narration organisée et, plus largement, que ce serait toujours un patchwork cousu de fil blanc, je me suis dit que From-the-bridge devait avoir un peu raison.
Fuck la fac
Quand j’ai découvert la faculté et que la recherche n’a plus été une abréviation pour désigner l’œuvre de Proust, j’ai commencé à comprendre qu’il avait salement raison. J’ai détesté chercher pour chercher quand tout ce que j’aimais, c’était chercher pour trouver (et souvent trouver quelque chose qui m’incite à en chercher d’autres encore) ; j’ai détesté étudier davantage les outils d’analyse de la littérature que ce que la littérature me permettait de comprendre (à l’aide de ces outils). Je n’en ai fait qu’à ma tête pour le mémoire de M2, qui a fini par ressembler davantage à un essai qu’un mémoire : je n’en serais jamais allée au bout sans les libertés qu’on m’a reproché d’avoir prises (mais, comme mon jury ne pouvait pas ne pas reconnaître la pertinence du travail fourni, il m’a donné une note décente et a passé la soutenance à tout critiquer pour compenser).
Jamais je n’avais eu la sensation de devoir me couler dans un moule, parce que jusque là, le moule avait été créé d’après ce que j’étais : une bonne élève. Soudain, je rencontrais un moule qui n’avait pas ma forme. M’y couler m’a donné des efforts et je l’ai fait de très mauvaise grâce ; cela ne me convenait pas.
Il m’a fallu arriver en master pour comprendre les gamins qui galéraient au collège et même en primaire. Je les avais toujours tenus un peu en mépris : ils ne devaient pas assez travailler, voilà tout. Ne pas se sentir à sa place, c’était une excuse pour mettre le bazar. Avec ma mémoire de compét’ que je n’ai eu qu’à entretenir (j’ai appris mes cours par cœur jusqu’en quatrième – ce qui s’est révélé payant pour le vocabulaire d’anglais, catastrophique à long terme pour l’histoire), je ne comprenais pas qu’on puisse avoir du mal. Je voyais bien que les uns avaient une mémoire plutôt visuelle, les autres auditive ou mnémotechnique et qu’il y avait donc des manières différentes de retenir mais je ne pensais pas qu’il y avait différentes manières d’apprendre et que l’enseignement fondé sur la mémoire pouvait ne pas convenir du tout à certains.
Le binaire comme remède au manichéisme
L’année dernière, changeant de discipline, j’ai changé de méthode d’apprentissage. Jusque là, apprendre, c’était retenir et (ré)agencer ses connaissances, peu importe que cela soit pour produire une dissertation, un mémoire ou faire de la correction de copie – Le Guide typographique de l’Imprimerie nationale a remplacé la grammaire latine, voilà tout : même format, même couleur de couverture, même tendance à s’ouvrir directement à la page requise, à force d’avoir été consulté. En informatique, on passe aussi par un temps d’apprentissage ; vous pouvez même éteindre votre ordinateur le temps d’assimiler les principes d’algorithmie. Mais ensuite, il n’y a pas le choix : il faut faire, même sans savoir faire. Faire des fautes, plein de fautes, de segmentation faults pour comprendre ce qui fait planter, parce qu’en informatique, la normalité n’est pas le fonctionnement mais le bug – qu’il faut savoir traquer et zigouiller à coups de moins en moins pifométriques. Plus ça rate, plus ça a de chance de réussir, comme on dit chez les Shadoks. Sauf que lorsqu’on est un bon élève, la normalité, c’est que ça marche. Se faire sans arrêt envoyer sur les roses par le compilateur est désarçonnant. On découvre vite, dans ces cas-là, que le cours n’est d’aucune aide : il donne les briques mais pas le plan de la maison – ce n’est pas pour rien que les architectes sont très recherchés en informatique. Ce n’est pas parce qu’on a la théorie (les pattern designs) que ça tient debout. Il faut pour cela de l’intuition et beaucoup d’expérience. Comme pour les dissertations, en somme. Arrivée en dernière année de prépa, j’avais oublié tous les tâtonnements qu’il avait fallu pour maîtriser l’exercice de la dissertation et ne plus me concentrer que sur le sujet du jour. Cela avait été tellement progressif que j’en étais venue à croire innée l’articulation de la pensée. Apprendre à programmer m’a remis les idées en place : ce que je pensais naturel est en réalité une habitude ancrée par des années de pratique. Et là, en recommençant à zéro, je me suis aperçue à quel point il est difficile d’acquérir une nouvelle habitude.
Cela faisait longtemps que je n’avais pas appris : j’avais évidemment acquis de nouvelles connaissances les années précédentes, je m’étais même essayé à un nouveau style de danse en m’initiant au flamenco, mais cela rentrait dans le cadre de schémas pré-existants – une pensée académique, un corps entraîné par la danse classique –, je n’avais pas appris au sens de créé de nouveaux schémas. S’initier à l’informatique a signifié reprendre les tâtonnements, construire à l’aveuglette. J’ai vite compris que l’apprenant idéal de l’informatique n’est pas le bon élève mais le bidouilleur, qui cherche, teste, fait et défait autant de fois qu’il le faut. Je m’y suis mis, lentement : non seulement ce n’était pas ma façon de faire mais je n’avais même pas assez d’expérience pour juger de ce que je trouvais. Comment arbitrer entre plusieurs réponses trouvées sur les forums quand on ne sait pas au juste ce que l’on cherche ? Comment élaborer un nouveau schéma mental quand on n’en a même pas l’ébauche ? On fait, tout et n’importe quoi, surtout n’importe quoi au début. Un peu comme les fouettés en danse : mon professeur en décompose le fonctionnement autant de fois qu’on le lui demande mais refuse de nous corriger tant qu’on n’en passe pas au moins huit, car c’est inutile, on n’a pas encore la mécanique. Quand on réussit enfin à faire, qu’on a un corps ou un programme qui tourne, là on peut commencer à travailler et a rendre le truc un peu moins crasseux. Apprendre à apprendre, tout un programme.
Si jamais su (plutôt que retenu)…
J’ai eu beau acquérir de nouveaux réflexes, on ne tourne pas le dos à tout une scolarité de bonne élève en cinq minutes. Le bon élève a un amour irraisonné des bonnes notes et ne résiste jamais à la possibilité d’un 18 ou d’une mention TB, même si le temps pris pour ingurgiter un cours qui sera oublié deux mois plus tard empiète sur la pratique de compétences qui resteront à vie ou presque. Entre le savoir récompensé immédiatement et le savoir-faire peaufiné sur le long terme, les notes me poussent à choisir la première option. C’est sûrement lié à un trait de caractère (aimer entrer en compétition – même si je ne le suis jamais autant qu’avec moi-même –, attirer l’attention…) mais le fait est que j’y résiste encore moins facilement qu’à un carré de chocolat aux amandes. Au final, je suis sortie major de la promo mais si je devais embaucher quelqu’un en tant que développeur junior, ce n’est pas moi que je choisirais en premier.
En y réfléchissant avec un peu de recul, je m’aperçois que je me suis souvent crispée sur l’aspect mémorisation : combien d’heures ai-je passées devant mes cours, retravaillés au crayon à papier pour encadrer les mots-clé et souligner les phrases les plus essentielles ? J’ai ânonné des raisonnements en énumérant les arguments logiques mais, la litanie de la récitation me faisant perdre le fil de la pensée, il finissait toujours par manquer un maillon et je reprenais depuis le début. Je me suis récité des extraits de critiques littéraires comme si c’était du Prévert, j’ai appris à dire rouflaquettes en anglais au hasard des listes de vocabulaire, et j’ai avalé à peu près autant de dates que de tasses de thé. Tout ce temps passé à lire et relire et re-relire les mêmes cours, les mêmes phrases, alors que j’aurais pu passer tout ce temps à lire des ouvrages qui maniaient ces idées, sous des éclairages différents et qui, croisés, m’auraient donné ces mêmes connaissances, la souplesse en plus ! Je n’ai pas voulu admettre que pour retenir un peu, il faut brasser beaucoup. Je voulais une mémoire mieux que ça, une mémoire qui mémoriserait tout, absolument tout ce que je lui soumettrais, la totalité du cours, dans ses moindres détails. Je voulais la perfection et suis devenue une « perfectionniste négative » (les mots de mon professeur de français d’hypokhâgne me sont restés parce qu’ils étaient assez justes, de même que le surnom que Melendili et compagnie m’avaient donné). Aujourd’hui, psychokhâgneuse est derrière moi mais il a fallu du temps pour m’en défaire et elle est toujours prête à ressurgir, comme j’ai pu le constater l’année dernière : prise en flagrant délit de bonne élève.
Bon élève un jour, bon élève toujours ?
Pourquoi est-ce que je vous raconte tout ça ? Le problème, c’est que vous êtes de bons élèves. J’ai cru comprendre puis j’ai commencé à comprendre à partir du jour où j’ai compris que je n’avais pas compris – seulement entrevu intellectuellement. Comme beaucoup vérités, il faut l’éprouver pour qu’elle prenne tout son sens, dépassant même parfois celui qui avait été intentionné. Le problème, c’est que vous êtes de bons élèves. Sacrée petite phrase, sous la provocation du paradoxe. C’est quoi, au juste, le problème du bon élève ? Le problème, c’est qu’il ne remet pas en cause le système d’apprentissage qui l’a conduit à être parmi les meilleurs (pour cela, il faut avoir échoué, ne serait-ce qu’un peu) et considère les autres comme intrinsèquement moins bons. Énoncé plus généralement : le bon élève ne remet pas en question une méthode qui a un jour réussi et ne comprend pas pourquoi cela peut ne pas réussir (à d’autres ou à lui-même plus tard). La mauvaise nouvelle, c’est que les gens qui gouvernent le pays, qui occupent des postes à responsabilité et qui éduquent les générations futures sont de bons élèves – pas tous, pas forcément avec les défauts communs du bon élève (on peut être normalien sans correspondre à l’archétype du bon élève, j’en connais au moins un) mais nombre d’entre eux. Le doute se met à poindre : les bons élèves n’alimenteraient-ils pas malgré eux la fabrique des mauvais élèves ?
Quand j’ai passé le concours général, le proviseur du lycée qui recevait les candidats a fait un mini-discours comme quoi nous serions « l’élite de la nation ». Dre et moi avons étouffé un fou rire naissant devant tant de sérieux et de prétention, aussitôt fusillées du regard : il est bien mal barré, le pays, si nous sommes l’élite de la nation ! Aujourd’hui, quand je repense au gus qui soulignait des trucs à la règle sur son brouillon (je vous la refais : souligner à la règle dans un brouillon), je me dis que, même si on ne fait pas partie de l’élite, le pays est effectivement mal barré. Les bons élèves sont-ils incontestablement une bonne chose ?