De profundis insusurravi

C’est un coup porté au Czech power que ce De la maison des morts de Janáček, dans une mise en scène de Patrice Chéreau. Des prisonniers secouent leurs chaînes et leurs histoires pendant une heure quarante sans que rien n’advienne sur scène. Qu’il n’y ait pas d’intrigue à proprement parler ni de sens unifié aux récits décousus des bagnards, pourquoi pas. Mais à aucun moment ou presque je ne suis prise aux tripes par ces extraits de misère et de folie humaine, alors qu’il doit indéniablement y avoir quelque chose de cet ordre à l’origine de l’opéra : un accès de litost, peut-être, ou juste un sourire de bienveillance, d’excuse, face à ces épaves humaines auxquelles on refuse même la grandeur du tragique. Je crois deviner quelque chose de cet ordre dans les scintillements musicaux qui accompagnent parfois une nouvelle histoire sordide. Une bribe d’histoire sordide. J’aimerais parler d’éclat, mais il n’y a rien de tranchant. Tout est émoussé par les murs gris délavés, les haillons des prisonniers et surtout leurs déplacements, qui ne vont nulle part, pas même jusqu’à l’errance. La gorge ne se serre pas, le thorax n’est pas oppressé, rien ne vient poindre dans l’estomac – l’intellect reste coi, plus perplexe qu’intrigué.

Mes soupçons se portent sur la mise en scène de Chéreau. Fomalhaut loue la fidélité de la reprise par rapport à la création ; ma voisine, elle, m’assure que cela ne fonctionne pas cette fois-ci, que cela fait joué, fait faux, tandis qu’à la création, c’était saisissant. Serait-ce que l’on s’est endurci devant la détresse, jusqu’à l’indifférence ? Après tout, il suffit de prendre le métro pour voir des gens qui survivent plus qu’il ne vivent, dans une extrême misère. La métro fait une maison des morts plus vraie que nature, et l’on passe devant l’opéra comme on s’est habitué à passer devant les mendiants quand on n’a pas ou plus de monnaie.

J’aimerais revoir l’opéra dans une autre mise en scène. J’ai passé une bonne partie du spectacle à imaginer ce que cela pourrait rendre, autrement. Un morcellement, des éclats de vie intenses et lointains, leur réapparition fugace dans la parole qui viendrait confirmer leur perte. J’ai pensé à l’île des morts de Böcklin, puis à la version de Dali et je me suis dit que c’est exactement cette sensation qu’il faudrait rendre : le vertige, l’angoisse de comprendre que nous ne regardons pas l’île des morts, que nous sommes dessus. Les récits seraient convoqués en avant-scène, incarnés par des danseurs, qui jamais n’évolueraient sur le même plan que les prisonniers – ceux-ci pourraient se promener parmi eux, parfois, au plus fort du souvenir, mais les incarnations dansantes resteraient sur un autre plan de l’existence et finiraient happés en arrière-scène. Ou alors : des ouvertures multiples comme un immeuble de nuit, où chaque fenêtre serait le portrait d’un homme, d’un prisonnier, qui s’éteindrait sitôt son récit terminé1. En vidéo, ces portraits bougeraient, comme des têtes coupées avec lesquelles le destin jonglerait. Quelque chose d’onirique, qui rouvrirait à la brutalité d’un plateau nu, des récits finis, tronqués, des morts en sursis.

Mais il est probable que je n’y ai rien entendu. Vous qui êtes allés à l’opéra et qui avez aimé, ou qui avez été happés, je serais curieuse de savoir comment vous l’avez vécu.

  1. J’étais peut-être fatiguée, mais j’ai eu du mal à délimiter et suivre les différents épisodes…

6 réflexions sur « De profundis insusurravi »

  1. J’ai été aussi un peu déçu, et j’ai eu du mal à m’y retrouver…. J’aimerais bien voir une captation de près du spectacle; assez souvent, je n’arrivais pas à identifier qui chantait, alors que c’est important de repérer les personnages J’ai eu aussi l’impression que la gestion des sous-titres était un peu aléatoire, ce qui est gênant quand la musique change très vite avec le texte. Ceci dit, le grand monologue de Mattei à l’acte III était un très grand moment d’opéra..

    1. Mattei… celui qui a épousé la jeune fille diffamée ? Les comportements relatés n’ont aucune logique, mais c’est effectivement le moment que j’ai trouvé le plus prenant. (Même problème pour identifier qui chante ; la mise en scène devrait y aider mieux qu’elle ne fait…)

  2. Je n’y suis pas allé, parce que j’ai vu la vidéo de la création, et que j’ai la même opinion que toi : suite d’histoires sordides sans grand lien, mais qui restent quelque part assez formelles, ou poétisées de façon trop visible… et musicalement, il ne se passe pas grand’chose non plus… c’est complexe, mais ni thème, ni atmosphère n’émergent, ni même une substance musicale nourrissante – j’ai envie de dire que c’est du Janáček, en somme, mais c’est vraiment son plus mauvais opéra, pour moi.

    Je ne suis pas sûr que Chéreau soit en cause, considérant la matière première : sa mise en scène est finalement assez littérale, comme beaucoup de ses dernières productions (Tristan, Elektra…).

    Je ne peux donc pas t’expliquer, juste te consoler en te disant que le ressenti est partagé même par des gens exaltants, géniaux et modestes.

    1. Surtout modestes. :p

      « formelles ou poétisées de façon trop visible », c’est exactement ça… et cela se retrouve dans la mise en scène avec l’oiseau, par exemple. (Pas fan de Chéreau, on l’aura compris, même si sa mise en scène « transparente » avait permis à une fabuleuse Elektra d’advenir au festival d’Aix-en-Provence.)

      Au final, c’est plutôt une bonne nouvelle que ce soit son plus mauvais opéra : je vais pouvoir aborder sereinement ceux que je n’ai pas vus. ^^

      1. J’allais dire que l’oiseau est particulièrement long, gratuit et plat… mais en fait pas plus que le reste. 🙂 Ce sont surtout les préludes et interludes qui m’ont paru touchants.

        (Moi je n’ai pas aimé l’Elektra de Chéreau. Enfin, si, parce que ça ne nuisait pas à l’œuvre, mais je n’ai pas vu ce que ça apportait. Dans le genre non-intrusif, beaucoup plus intéressé par la vasque de Carsen – mais il est vrai que ça ne rendait rien en vidéo, c’est peut-être pareil pour celle de Chéreau. Principal mérite de cette production, mettre en lumière Herlitzius pour un vaste public, même si c’était un peu tardivement – la voix, si ronde et fruitée naguère, commençait déjà à s’assécher rapidement.)

        Je ne suis pas fanatique non plus des autres Janáček, mais ils fonctionnent bien mieux avec leur logique propre. Le sommet étant, sans hésiter, la Renarde !

  3. David >> La mise en scène d’Elektra par Carsen était sans conteste plus impressionnante, mais je garde du spectacle à Aix un souvenir beaucoup plus frappant – probablement davantage pour Evelyn Herlitzius que pour la mise en scène de Chéreau (il faudrait la même chanteuse dans une autre mise en scène pour vérifier).

    (Je ne sais pas pourquoi je ne peux pas répondre au précédent commentaire – encore un truc à changer dans ce thème WordPress…)

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