La rentrée du Czech power

Après le concert de la semaine passée, j’ai failli revendre ma place en même temps que celle de Palpatine, en formation en province. Mais bon, quand même.

Le programme est improbable et exigeant, décide le monsieur d’un couple avec qui je discute en attendant l’ouverture des portes. J’aurais pourtant tendance à trouver plus entraînantes/intrigantes et partant, plus faciles à suivre, les pièces relativement courtes écrites par des compositeurs avec des accents rigolos sur leurs noms. Je crois comprendre qu’exigeant, en public parisien, ça veut dire : en-dehors du territoire et des périodes baroque, classique ou romantique.

S’il y a bien une question qui reste en suspens, dans The Unanswered Question, c’est de savoir où sont les musiciens : au milieu de toutes les chaises vides, il n’y a que quatre flûtistes, qui raillent le frottement-flottement des cordes invisibles et imperturbables, en écho à un trompettiste qu’on devine caché au fond d’un balcon. Charles Ives : compositeur et dramaturge.

Concerto pour violon n° 2 de Béla Bartók : Renaud Capuçon scie à toute vitesse ; l’Orchestre de Paris envoie du bois. Ça m’égaille, ravigote, ragaillardit l’esprit, qui part gaiement de son côté sur le projet qui va m’occuper cette année. Exit la crainte que l’envie commence à refluer alors que le fantasme se mue en travail à réaliser. L’imagination reprend du service, même si ce n’est pas pour illustrer par des métaphores la musique dont elle se nourrit.

J’aurais peine à retrouver la moindre phrase musicale de ce concerto, mais j’en ai apprécié l’effet savonneux sur mon entrain créatif, briqué à neuf. J’ai toujours dans l’idée que je suis là pour mettre mon écoute au service d’une oeuvre, pour l’appréhender, la recevoir, mais après tout, pourquoi ne pourrais-je pas simplement recevoir un service d’elle, sans chercher à identifier ce qui la fait telle qu’elle est ?

Sans réduire la chanteuse à sa tenue, peut-on parler deux minutes de la robe de Stéphanie d’Oustrac pour La Mort de Cléôpatre, de Berlioz ? Asymétrique, bicolore noire et dorée, elle pourrait être un cliché clinquant ; portée par la mezzo-soprano, elle illustre une légende brillamment incarnée. Sous une masse volumineuse de cheveux qu’on ne peut s’empêcher de rassembler en crinière, voix déployée, elle est terrible : un regard de fou. Fixe et brillant. Ses bras montent lentement devant elle, en tension, pendant tout un air – une intensité qu’on imaginait réservée aux tragédiennes d’antan, au surjeu si admiré ; la Sarah Bernahardt rêvée par Proust avant qu’il ne la découvre, déçu puis ravi d’avoir été déçu, déjoué dans ses attentes. D’Isis, l’ancien culte est détruit.

J’aime particulièrement le dernier air (Grands pharaons, nobles Lagides…) et la fin du récitatif, lorsque la voix dérive du chant vers la parole, privée de souffle – un chant blanc comme une voix blanche. La reine meurt, les cordes se pincent pour y croire. Silence. Encore. Silence. Encore, dans l’indécision du dernier souffle, et ça reprend, je le regrette un peu, plus fort, plus terrible, même si je comprends la tentation de la grandeur-grandiloquence qui, heureusement, est révoquée : pas de silence abrupt, retour en évidence de ce qui s’efface.

Le meilleur pour la fin, se réjouit d’avance un spectateur derrière moi, tandis que l’orchestre se prépare pour Taras Bulba, de Janáček. Je ne suis pas en désaccord. Encore un grand coup de CZECH POWER, sous la baguette de Jakub Hrůša qui n’en finit pas de me faire sursauter.

De profundis insusurravi

C’est un coup porté au Czech power que ce De la maison des morts de Janáček, dans une mise en scène de Patrice Chéreau. Des prisonniers secouent leurs chaînes et leurs histoires pendant une heure quarante sans que rien n’advienne sur scène. Qu’il n’y ait pas d’intrigue à proprement parler ni de sens unifié aux récits décousus des bagnards, pourquoi pas. Mais à aucun moment ou presque je ne suis prise aux tripes par ces extraits de misère et de folie humaine, alors qu’il doit indéniablement y avoir quelque chose de cet ordre à l’origine de l’opéra : un accès de litost, peut-être, ou juste un sourire de bienveillance, d’excuse, face à ces épaves humaines auxquelles on refuse même la grandeur du tragique. Je crois deviner quelque chose de cet ordre dans les scintillements musicaux qui accompagnent parfois une nouvelle histoire sordide. Une bribe d’histoire sordide. J’aimerais parler d’éclat, mais il n’y a rien de tranchant. Tout est émoussé par les murs gris délavés, les haillons des prisonniers et surtout leurs déplacements, qui ne vont nulle part, pas même jusqu’à l’errance. La gorge ne se serre pas, le thorax n’est pas oppressé, rien ne vient poindre dans l’estomac – l’intellect reste coi, plus perplexe qu’intrigué.

Mes soupçons se portent sur la mise en scène de Chéreau. Fomalhaut loue la fidélité de la reprise par rapport à la création ; ma voisine, elle, m’assure que cela ne fonctionne pas cette fois-ci, que cela fait joué, fait faux, tandis qu’à la création, c’était saisissant. Serait-ce que l’on s’est endurci devant la détresse, jusqu’à l’indifférence ? Après tout, il suffit de prendre le métro pour voir des gens qui survivent plus qu’il ne vivent, dans une extrême misère. La métro fait une maison des morts plus vraie que nature, et l’on passe devant l’opéra comme on s’est habitué à passer devant les mendiants quand on n’a pas ou plus de monnaie.

J’aimerais revoir l’opéra dans une autre mise en scène. J’ai passé une bonne partie du spectacle à imaginer ce que cela pourrait rendre, autrement. Un morcellement, des éclats de vie intenses et lointains, leur réapparition fugace dans la parole qui viendrait confirmer leur perte. J’ai pensé à l’île des morts de Böcklin, puis à la version de Dali et je me suis dit que c’est exactement cette sensation qu’il faudrait rendre : le vertige, l’angoisse de comprendre que nous ne regardons pas l’île des morts, que nous sommes dessus. Les récits seraient convoqués en avant-scène, incarnés par des danseurs, qui jamais n’évolueraient sur le même plan que les prisonniers – ceux-ci pourraient se promener parmi eux, parfois, au plus fort du souvenir, mais les incarnations dansantes resteraient sur un autre plan de l’existence et finiraient happés en arrière-scène. Ou alors : des ouvertures multiples comme un immeuble de nuit, où chaque fenêtre serait le portrait d’un homme, d’un prisonnier, qui s’éteindrait sitôt son récit terminé1. En vidéo, ces portraits bougeraient, comme des têtes coupées avec lesquelles le destin jonglerait. Quelque chose d’onirique, qui rouvrirait à la brutalité d’un plateau nu, des récits finis, tronqués, des morts en sursis.

Mais il est probable que je n’y ai rien entendu. Vous qui êtes allés à l’opéra et qui avez aimé, ou qui avez été happés, je serais curieuse de savoir comment vous l’avez vécu.

Soirée tchéquo-mozartienne

Jeudi soir, Palpatine et moi avons fait concert à part, lui à la Philharmonie 1, moi à la Philharmonie 2. Et non, rien de rien, je ne regrette rien, car j’ai passé une excellente soirée tchéquo-mozartienne en compagnie de Luce. Dès le début, ça dépote : si solidement campé sur ses deux jambes qu’il me fait penser à Horatius Coclès1, Vladimir Jurowski mène le Chamber Orchestre of Europe à la baguette. Son brushing impeccable, pointes vers l’extérieur, ne bouge pas d’un pli lorsqu’un accord du Double concerto pour cordes, piano et timbales de Martinů lui intime de se rassembler sur la seconde, jambes serrées comme un soldat au garde-à-vous, surpris par l’arrivée de son colonel. Le Czech power, c’est la qualité professionnelle pour vos cheveux oreilles.

Les couleurs tchèques sont également défendues par Mladi de Janácek, sextuor de vents où chaque instrument caquète, glousse, cancane et jacasse à son aise. Allez viens, ma poule, on va danser ! (Je me retiens de me dandiner sur mon siège.)

La transition grand écart avec Mozart est assurée par sa symphonie heureusement intitulée Prague. Je n’en ai pas de souvenir beaucoup plus précis qu’un état de mi-béatitude mi-hébétude, à cause de la fatigue (concert finissant à 23h20 !) et des divagations qui s’en sont suivies (la coupe de cheveux et les sourcils Hermione-like de la flûtiste m’ont fait dériver, via le souvenir d’un tweet sur Emma Watson, vers des considérations mi-féministes mi-fumistes).

J’étais bien plus concentrée pour le premier Mozart pré-entracte, Concerto pour piano n° 24. La disposition des musiciens m’a semblée originale, avec les contrebassistes toujours debout, et les vents rassemblés côté cour ; on les voyait ainsi onduler de profil, plongeant et se redressant au gré des phrases musicales, comme si leur instrument était vivant et qu’il fallait tantôt le suivre tantôt le contrer pour mieux canaliser ses embardées serpentines. Au milieu, sur sa chaise sans confort : Radu Lupu, pépère. Pas la peine de s’en faire, pas la peine de s’agiter, pensez-vous, la musique est déjà là, il suffit d’effleurer quelques touches pour la raviver, comme un souvenir un peu enfoui qu’on découvre intact en s’y repenchant. On s’étonne de ce que les émotions, déjà vécues, soient si vives, si neuves – si paisibles aussi : le toucher de Radu Lupu est aussi doux qu’on imagine sa barbe nuageuse l’être. Il joue du piano l’air de ne pas y toucher et, en deux temps trois mouvements et bouts de ficelles, vous fait le concerto le plus merveilleux qui soit. Indulgent, il passe outre nos applaudissements d’enfants gâtés, qui réclament un bis, et nous en offre un : c’est Noël.

 

1 Vieux souvenir de version latine, où Tite-Live raconte comment le héros romain a défendu seul un pont attaqué avant de se jeter dans le Tibre pour rejoindre les siens à la nage sous les flèches ennemies. Les voies des associations d’idées sont impénétrables.

Souvenirs en sourdine

Mozart / Bruckner

Mon souvenir du concerto s’est amalgamé à d’autres, qui, répétés, mélangés, oubliés forgent l’imaginaire d’un compositeur, qui fera dire : c’est du Mozart, comme on dirait : c’est du chocolat et de la pâte d’amande, en croquant dans une Mozartkugel. Avalé, on n’en a pas de souvenir plus précis que : c’était bon ; il faudra en goûter à nouveau pour en retrouver la saveur.

L’effet que m’a fait la messe de Bruckner, en revanche, je m’en souviens beaucoup plus distinctement. Par pur préjugé onomastique, j’ai longtemps renâclé devant ce compositeur. Et puis : la messe. Un Léviathan spirituel qui vous fait sentir appartenir au chœur des chanteurs et des hommes, qui doutent souvent, sombrent et souffrent parfois mais sont toujours soutenus, sans cesse soulevés, entraînés par cette foi moins divine qu’humaine, divinement humaine, qui tire sa force et sa beauté de sa fragilité même. Je découvre ce qu’est une communion, une comme union, une presque union qui vous comprend sans jamais vous perdre dans le tout, lequel se dissoudra plutôt que de risquer de vous écraser – une gigantesque vague se brisant d’elle-même en innombrables gouttes d’écume.

 

 Mit Palpatine

 

Bartók / Janáček

À la recherche du concert perdu. Bartók / Janáček : si je l’ai noté sur mon post-it à chroniquettes, c’est que j’y ai assisté.

Le brainstorming donne :

trous : 1 / mémoire : 0

La recherche sur le blog de l’Orchestre de Paris :

résultats : 78 / résultat : 0

Nombre de pages d’archive sur blog de Palpatine :

Lola : 14 / Bartók : 4 / Janáček: 3 / Bartók-Janáček : 1 dont 0 concordance

Le googlage Klari + Bartók + Janáček me renvoie chez Joël, qui remporte donc la palme du blogueur le plus assidu (concert du 22 février, par Radio France – je pouvais toujours chercher du côté de l’Orchestre de Paris). Une petite vérification sur Wikipédia1, un brin de reconstitution, un soupçon d’imagination et voilà la Sinfonietta avec sa rangée de trompettes à la place du chœur. Ouf !

 

Mahler

Mahler, alors qu’il s’agissait en réalité de Sibelius / Chostakovitch / Malher : c’est dire si « la mahlerisation souristique est en marche ». Toute la symphonie pourrait se résumer en une image : le lutin Paavo Järvi, agitant sa baguette comme un chef de chantier agiterait les bras pour diriger la manœuvre, fait surgir un immense tronc d’arbre de terre, un tronc géant, façon géant de la mythologie germanique, une colonne d’écorce volcanique, qui jaillit en continu dans un tremblement de terre formidable – force tellurique qui n’est pas sans rappeler l’iconographie et la temporalité des mangas…

 

Détail d'une capture d'écran de Dragon Ball (je crois)

 

Mythologies : Μακρόπουλος

L’Affaire Makropoulos me rappelle Vente à la criée du lot 49 : embarqué dans une histoire complexe d’histoires intriquées, on se concentre pour essayer de ne pas perdre le fil mais lorsqu’on s’aperçoit qu’il y a en quantité et qu’on ne fait que resserrer un peu plus le mystère à chaque fois qu’on en tire un, on commence à lâcher prise. Dans cette histoire d’héritage qui traîne depuis un siècle, pleine de fils plus ou moins légitimes, de fils naturels, de maîtresses, d’amantes et d’épouses sur trois générations, je finis par me laisser porter par la musique et cette curieuse femme qui semble les connaître toutes, tout comme elle connaît les surnoms de chacun de ces hommes. Sans schéma pour identifier Bertik à Albert, Pepi à je ne sais qui et savoir qui est l’arrière-grand-père de qui, advienne que pourra. Dans l’opéra de Janáček comme dans le roman de Thomas Pynchon, il s’avère que l’on a fait exprès de nous embrouiller et que l’on a fort bien fait de ne pas s’en formaliser.

La vérité n’éclate pas, prononcée dans le silence après une explosion qu’on aurait pensé triomphante. Ελίνα Μακρόπουλος. La vérité, c’est qu’il n’y a pas d’explication, pas de verbe, seulement une évidence, un nom – étranger, comme la vérité, toujours étrange. Le prompteur l’écrit d’ailleurs en grec alors qu’il s’affichait jusque là dans l’alphabet occidental, comme pour redonner son étrangeté au trop bien connu. Elina Makropoulos est Emilia Marty, est Eugenia Montez, est Ellian MacGregor. Elle est née en Grèce en 1575. Fille d’une longue tradition mythologique et d’un père jeté en prison pour charlatanisme, elle a reçu de ce dernier une immortalité de trois cents ans1 après que l’empereur, à laquelle elle était destinée, a demandé la preuve de cette formule de jouvence – malheureux qui demande des preuves au lieu d’accorder sa foi ! Tout comme l’avocat de McGregor, c’était manifestement « un esprit pratique, qui ne prend pas en compte les miracles ».

Le miracle ne semble pourtant pas se considérer comme tel. Après avoir passé trois cents ans à en paraître seize, Elina s’est mise à vieillir et, la mort approchant, essaye de remettre la main sur la formule mais il semblerait que ce soit plus par instinct de survie plus que par réel désir de vivre. À fréquenter des générations d’hommes, elle a accumulé une expérience qui ferait paraître candide le plus libertin des hommes, les a attirés, manipulés, en a aimé un, aussi, mais de son propre aveu, on se lasse d’être bonne comme d’être mauvaise.

Les mues successives de toutes les femmes qu’elle a été, mortes les unes après les autres, en ont fait la femme par excellence et le mythe a pris le pas sur sa personne. Elle n’est pas encore morte qu’elle est déjà un souvenir, un peu comme Marilyn Monroe, à laquelle l’identifie le metteur en scène. Aux images d’archive projetées pendant l’ouverture, répondent les rôles et les perruques par lesquelles Emilia-Elina convoque l’image de la star – le King Kong géant assurant le spectaculaire. Au milieu de tous ces rôles, tous ces personnages, toutes ces femmes, on a perdu Elina – qui ne revient à elle que pour mourir enfin. Se noyer dans les lumières nocturnes d’une piscine tandis que les hommes restent au bord de la rambarde, comme des mafieux sur le pont d’un bateau. Fin de la projection.

 

Vers la fin de l'opéra, Elina dans la piscine

 

Qui veut vivre pour l’éternité ? C’est poignant, cette énergie que l’on met à en faire une question rhétorique, à se prouver que l’immortalité n’est pas souhaitable. À accepter d’être mortel, malgré les mythes et les stars, grâce aux mythes et aux stars. On y met beaucoup d’énergie parce que l’on sait que l’on ne s’y résignera jamais vraiment2 : pourquoi, sinon, l’affaire Prus-MacGregor serait-elle devenue l’affaire Makropoulos ?

 

 

1 Même l’immortalité est à durée limitée, maintenant – je ne sais pas si vous voyez la précarisation de l’emploi divin. La modernité, je vous jure…

2 Čapek, à l’origine du livret, « l’envisageait sous l’angle de la comédie », tandis que Janáček, qui continue d’instruire l’affaire Prus-MacGregor jusqu’à épuisement, connaît les ressorts de cet optimisme désespéré et donne à l’oeuvre « la profondeur d’une tragédie personnelle ».