Chaussures vernies à la Philharmonie

J’avais un souvenir plus ébouriffant de la huitième symphonie, mais un Bruckner bien placé au parterre ne se boude pas, depuis la colline qui enfle doucement et se dessine au-dessus des violons jusqu’aux harpes qui font miroiter la surface d’une étrange planète de jais…

Je retrouve cette douce sensation de l’esprit qui vaque et des yeux qui vagabondent : chaussures pointues vernies, petite ourse à trois grains de beauté sur la joue gauche de Palpatine, étude des physionomies (visage en longueur, paupières souvent baissées : le clarinettiste ressemble au pianiste de Florence Foster Jenkins ; pas loin, un Cumberbatch teuton au cors).

Les musiciens de la Staatskapelle Berlin sont un brin trop sérieux à mon goût : je repère à l’opposé deux altistes, tout au fond, qui, à chaque fois, se tournent l’un vers l’autre pour se regarder et se sourient avant de plonger dans une nouvelle chevauchée à archet rabattu. À chaque fois, j’entends un peu mieux le toboggan musical dans lequel ils se jettent et cela me fait sourire à mon tour. (Teint presque jaune sous la barbe noire à gauche ; teint presque rouge sous les cheveux gris à droite : mon regard revient souvent vers eux, bouée jaune où retrouver et ancrer sa joie.)

Super 8(e symphonie)

Les nuages bougent rapidement à la surface de Saturne, comme les anticyclones accélérés à la météo. Zoom out : la distance fait perdre le sens de la vitesse, tout s’apaise, la planète récupère ses anneaux. Fondu enchaîné et travelling sur une image immobile : on flotte au milieu des roches et des blocs de glace qui constituent lesdits anneaux. Sans crier gare, le mouvement reprend, révolution de roches à pleine vitesse, entre lesquelles il faut slalomer ; on se croirait dans une bataille intergalactique. Cavalcade… des cavaliers chargent et, changement de plan aidant, se transforment en vaisseaux spatiaux…

Bruckner est un compositeur cinématographique ; à l’auditeur d’inventer son film d’action. Être à l’orchestre permet en outre de faire son casting parmi les musiciens : je retiendrai le violoniste-valet au profil mi-Benedict Cumberbatch mi-Edgar des Aristochats, et la violoncelliste rousse hyper enthousiaste aux mouvements de tête penchée si volontaires qu’en lui retirant son instrument, elle jouerait un humanoïde court-circuité à la perfection (à part elle et une autre violoncelliste, les cordes de l’Orchestre philharmonique de Rotterdam tiraient un peu la tronche ; habituée à la bonne humeur de l’Orchestre de Paris, cela me fait toujours bizarre…).

 

(Voisinage hétéroclite : ma vieille voisine de derrière n’a pas arrêté d’enfoncer son pied dans le dossier de mon fauteuil, comme un gamin au cinéma, alors que mon voisin de gauche, qui ressemblait pourtant à mon prof (belle gueule mais) mesquin de PHP, a souri lorsqu’un coup de cymbales m’a fait sursauter.)

 

Bruckner power & stream of consciousness

Assister à un concert, c’est souvent écouter l’humeur dans laquelle on est ce soir-là. Sans qu’on s’en rende compte, l’œuvre passe en sourdine et ce n’est que lorsque notre stream of consciousness bifurque avec un peu trop brusquement qu’elle ressurgit soudain, comme composition méritant notre attention pleine et entière. La musique débride le flux des pensées et, la plupart du temps, le canalise : les idées éparses se suivent soudain avec la même évidence que ces notes qu’on a cessé d’écouter mais qu’on entend toujours, et celles que l’on ressassait en boucle sont enfin déroulées.

Inévitablement, dans le processus, on projette une partie de nos humeurs sur la musique. Brahms, qui ne m’enthousiasme toujours pas plus que cela avec son Premier concerto pour piano, en a fait les frais : cette douce résonance résignée, barrée de coups de percussions discrets mais perceptible, n’est-ce pas exactement le sentiment de se sentir prisonnier d’une vie qu’on a pourtant tranquille, et dirigé dans ce sens ? Vous entendez bien les accords sonores du pianiste (d’une force assez incroyable), ces éclats de frustration exaspérée ? Et cette douceur, soudain : peut-être l’apaisement ; une accalmie, en tous cas, assurément. 

Plus rarement, non seulement la musique calme le flux de conscience (en le rendant justement conscient), mais elle parvient aussi à le rediriger. Pour ça, il faut des moyens, il faut la puissance de Bruckner. Maussade, grincheux, euphorique… tout le monde est ramassé dans son tractopelle céleste. Le second balcon devient un vaisseau spatial, d’immenses bras mécaniques se déplient et nous avec. On se redresse sur son siège comme Lincoln sur son mémorial, la poitrine en plus, façon guerrière bardée d’une carapace ultra-sexy jouant dans un film ultra-nul. Et oui, le stream of consciousness n’échappe pas à la pollution des eaux ; des trucs bizarres y flottent, genre un plan des derniers épisodes de West Wing ou la photo illustrant un article de Trois couleurs sur le dernier rôle d’Eva Green. En deux temps trois mouvements, Bruckner a nettoyé ce dépotoir : la Neuvième, ça décolle (de l’humeur poisseuse) et ça dépote ! Manger du lion au petit-déjeuner < Écouter du Bruckner après le dîner.

Schicksal und Verklärung

Wagner, Les Maîtres chanteurs de Nuremberg (prélude de l’acte III)

C’est curieux, tout de même, cette tradition de l’ouverture – d’ouvrir un concert par l’ouverture d’une œuvre que l’on ne donnera pas ensuite. Entre amuse-bouche et bande-annonce, on en retient rarement davantage qu’une vague curiosité, quoiqu’on lui soit reconnaissant d’avoir ménagé un sas entre les bruits de la ville et la musique du concert. J’ai bien dû me dire quelque chose des Maîtres chanteurs de Nuremberg mais on est passé à Strauss et, pouf, le chantage a disparu avec le chant.

 

Strauss, Tod und Verklärung (Mort et Transfiguration)

Tod und Verklärung : si c’est cela, la mort, ce n’est pas si terrible… se dit-on en sortant. Le poème symphonique de Strauss est, à n’en pas douter, la représentation musicale du tunnel de lumière blanche. Le passage final, musical et charonnien, fait oublier la lutte initiale, s’éclatant et se dissolvant dans d’amples mouvements de désirs et de regrets, de renoncement et d’abandon – tempête sous un crâne d’homme. Un film hollywoodien figurerait l’apaisement final en deux temps : un personnage qui s’arrête, se retourne vers un autre, qui lui sourit maladroitement, et le sourire sur son visage à lui, lorsque, à nouveau dirigé vers l’avant, il s’apprête à faire le premier pas et le dernier qu’enregistrera la caméra. C’est fini, certes, mais c’était beau.

 

Bruckner, Symphonie n° 4

Pour Palpatine, Bruckner, c’est de « l’ostéopathie musicale » : bourrin sur le coup mais, au final, ça fait du bien. Palpatine n’a manifestement jamais rencontré un bon ostéopathe mais il a mis le doigt sur ce qui me plait chez le compositeur. Avec lui, on ne mégote pas, on y va, tout l’orchestre ensemble. En puissance. Avec clarté. Et on voit grand. Et beau.

Avec un tel sens du destin, c’est tout de même étonnant que les symphonies de Bruckner ne soient pas devenues des musiques de film.

Souvenirs en sourdine

Mozart / Bruckner

Mon souvenir du concerto s’est amalgamé à d’autres, qui, répétés, mélangés, oubliés forgent l’imaginaire d’un compositeur, qui fera dire : c’est du Mozart, comme on dirait : c’est du chocolat et de la pâte d’amande, en croquant dans une Mozartkugel. Avalé, on n’en a pas de souvenir plus précis que : c’était bon ; il faudra en goûter à nouveau pour en retrouver la saveur.

L’effet que m’a fait la messe de Bruckner, en revanche, je m’en souviens beaucoup plus distinctement. Par pur préjugé onomastique, j’ai longtemps renâclé devant ce compositeur. Et puis : la messe. Un Léviathan spirituel qui vous fait sentir appartenir au chœur des chanteurs et des hommes, qui doutent souvent, sombrent et souffrent parfois mais sont toujours soutenus, sans cesse soulevés, entraînés par cette foi moins divine qu’humaine, divinement humaine, qui tire sa force et sa beauté de sa fragilité même. Je découvre ce qu’est une communion, une comme union, une presque union qui vous comprend sans jamais vous perdre dans le tout, lequel se dissoudra plutôt que de risquer de vous écraser – une gigantesque vague se brisant d’elle-même en innombrables gouttes d’écume.

 

 Mit Palpatine

 

Bartók / Janáček

À la recherche du concert perdu. Bartók / Janáček : si je l’ai noté sur mon post-it à chroniquettes, c’est que j’y ai assisté.

Le brainstorming donne :

trous : 1 / mémoire : 0

La recherche sur le blog de l’Orchestre de Paris :

résultats : 78 / résultat : 0

Nombre de pages d’archive sur blog de Palpatine :

Lola : 14 / Bartók : 4 / Janáček: 3 / Bartók-Janáček : 1 dont 0 concordance

Le googlage Klari + Bartók + Janáček me renvoie chez Joël, qui remporte donc la palme du blogueur le plus assidu (concert du 22 février, par Radio France – je pouvais toujours chercher du côté de l’Orchestre de Paris). Une petite vérification sur Wikipédia1, un brin de reconstitution, un soupçon d’imagination et voilà la Sinfonietta avec sa rangée de trompettes à la place du chœur. Ouf !

 

Mahler

Mahler, alors qu’il s’agissait en réalité de Sibelius / Chostakovitch / Malher : c’est dire si « la mahlerisation souristique est en marche ». Toute la symphonie pourrait se résumer en une image : le lutin Paavo Järvi, agitant sa baguette comme un chef de chantier agiterait les bras pour diriger la manœuvre, fait surgir un immense tronc d’arbre de terre, un tronc géant, façon géant de la mythologie germanique, une colonne d’écorce volcanique, qui jaillit en continu dans un tremblement de terre formidable – force tellurique qui n’est pas sans rappeler l’iconographie et la temporalité des mangas…

 

Détail d'une capture d'écran de Dragon Ball (je crois)