J’ai senti Palpatine tressaillir au moment où Buñuel quitte définitivement la trame narrative originale du Journal d’une femme de chambre, et j’ai tiqué, hautement improbable qu’il était qu’il ait lu le roman d’Octave Mirbeau. C’est là que m’est revenu le visage de Léa Seydoux. Il m’a cependant fallu nos souvenirs conjugués pour que je la replace dans le bon film, celui de Benoît Jacquot, que j’avais complètement oublié avoir vu lorsque j’ai repéré le film de Buñuel au MK2 Beaubourg et que j’ai proposé la séance à Palpatine, curieuse de voir ce que ça pouvait donner à l’écran.
Cette oblitération m’effraye en me faisant sentir qu’un jour, je finirai par n’avoir plus accès à mes souvenirs, même après avoir pris conscience de leur oubli. Je commence à sentir comment cela sera possible, de perdre la tête, simplement en se perdant à l’intérieur d’archives mnésiques trop nombreuses pour avoir toutes été conservées comme souvenirs. Les chambres d’hôtel par lesquelles je suis passée flottent déjà pour beaucoup hors de tout ancrage et les lieux mêmes tendent à devenir apatrides ; il me faut un temps d’effort pour identifier la plage, la mer, l’architecture ou la topographie et la replacer sur une carte mentale, dans le temps et l’espace. La mémoire délie et concatène, confondante.
Six ans déjà que j’ai lu le roman de Mirbeau. La mémoire de son odeur nauséabonde est trop vivace pour que je n’y ai pas versé un peu des tripes de Violette Leduc. Il n’empêche : Buñuel le gomme en grande partie et cède à la tentation de racheter ses personnages, à laquelle Benoît Jacquot au moins avait essayé de résister. Célestine la femme de chambre ne s’enfuit plus avec l’homme qu’elle suspecte de meurtre, après avoir volé leurs maîtres ; elle le séduit pour le livrer à la police, et se marie tout bonnement ! L’observation intestine, presque clandestine, de la société est étalée au grand jour : on y perd l’humain trop humain de l’individu en huis-clos, sans pour autant atteindre la fresque d’une époque.
Heureusement, Jeanne Moreau est formidable et réintroduit comme en contrebande le parfum nauséabond du roman, sensible à quiconque l’a lu. Elle se joue du personnage comme son personnage se joue de ceux qui l’entourent, charmante par choix et non par nature, souriant pour montrer les dents, parce qu’elle ne s’en laisse pas compter et que c’est, à défaut de pouvoir se révolter, sa meilleure défense pour ne rien accepter. Elle se rit de tout, sans jamais rire, jusqu’au dégoût qui se lit sur sa bouche, légèrement empâtée, lorsque son visage se relâche, abruti de tout, le regard qui se voudrait ailleurs. Exactement ce qu’il manquait à Léa Seydoux, je notais, trop uniment méprisante. Par son sourire qui se retrousse pour mieux retomber, Jeanne Moreau réintroduit l’ambiguïté nécessaire à son personnage. J’ai même cru que sa tentative de faire condamner le meurtrier ne relevait pas de la morale mais de la perversion : non pas le séduire pour le dénoncer, mais le dénoncer pour le séduire, en vrai garce sans pitié. La fin tombe à côté de la plaque, bien trop gentille (au moins autant que son entourage voudrait Célestine), mais on oubliera que tout le monde arrive à bon port pour se souvenir de la légère nausée du voyage et de sa beauté.