Le Chant de la terre

Représentation du jeudi 12 mars

Le Chant de la Terre ne semblait rien inspirer que l’ennui, aussi avais-je soigneusement évité de prendre une place. Puis Alena a publié cet intriguant billet, JoPrincesse a été enthousiasmée au point d’y retourner et Alessandra a débarqué à Paris et je me suis retrouvée, in extremis, à la dernière, au premier rang du balcon. De fait, le ballet de Neumeier a bien un défaut de taille : son public. On a battu des records de toux et de raclements de gorge : à côté, le public tuberculeux de La Dame aux camélias est en pleine santé ! JoPrincesse a avancé l’inconfort suscité par le silence puis la musique malaisée de Mahler. Peut-être. Ce qui est certain, c’est que le ballet est rendu plus difficile d’accès encore par ce parasitisme sonore, comme un vieux film à la pellicule fort abimée, que l’on découvrirait non restauré.

L’absence des surtitres n’a pas non plus aidé, nous privant des échos entre les lieder et la chorégraphie, qui nous auraient guidé dans l’interprétation de celle-ci. Même en ayant fait allemand LV2, je ne saisis et ne comprends qu’une part infime des paroles – suffisamment cependant, pour comprendre que c’est fort dommage : par exemple, lorsque la danseuse en blanc entoure l’homme de ses bras et pointe son doigt sur sa poitrine comme un dard, la voix chante Mein Herz ist müde (Mon cœur est fatigué / Mon cœur est las).

Pas de traduction, pas de personnages attribués aux danseurs… je me raccroche spontanément à l’interprétation d’Alena, que je mets en jeu : la danseuse en blanc, qui traverse la pièce, d’abord au loin, tant que l’homme incarne la jeunesse, puis devient une figure récurrente, au point de se substituer à toute autre compagne, incarne-t-elle la mort ? C’est tout à fait cohérent et cela a le mérite de donner un sens (une direction, tout au moins) au ballet. Pourtant, quelque chose me retient : jamais je n’ai vu la mort représentée ainsi, non pas séductrice, tentatrice et toute-puissante, mais, au contraire, détachée, presque apeurée. Contrairement à celui de Dorothée Gilbert, le personnage interprété par Laëtitia Pujol, le sourcil constamment inquiet, me semble moins être une personnification de la mort que l’image de la condition humaine (celle-ci certes définie par celle-là).

Cette différence d’interprétation ne contredit pas celle d’Alena, au contraire, même : je perçois mieux encore la vision cyclique, très stoïcienne, de la vie, comme appartenance à un grand tout qu’il faudra un jour réintégrer – une vision très apaisante qui gomme le drame de la mort pour en faire l’aboutissement naturel de la vie, vivante précisément par ce mouvement qu’engendre la mort (l’homme fauché comme le blé est moissonné, je me souviens encore de cette image, issue d’une lecture de khâgne). Je perçois également comment cette vision apaisante peut devenir lénifiante et presque ennuyeuse.

La pensée de Neumeier peut vite se faire pesante (par comparaison, la musique de Mahler me semble légère ; c’est bien la première fois !) et la pesanteur, même sous la forme de l’apesanteur revêtue par la danseuse en blanc, ennuie : elle ne fait pas bailler mais tousser ; elle dérange. On ne veut pas de ce sérieux et de ce naturel (il n’y a que les philosophes pour s’en émerveiller), on veut du drame et de la légèreté : un couple de chair et de sang plutôt que le duo lunaire de l’homme et de la danseuse en blanc, la compagnie des jeunes gens folâtrant dans l’herbe plutôt que la société d’ombres qui se dissipent dès que la danseuse en blanc apparaît. C’est d’ailleurs l’une des images les plus saisissantes du ballet, lorsque l’assemblée, frappée d’inanité, se trouve soudain peuplée de fantômes qui s’évanouissent, à reculons, comme la fumée de leur bol de thé vert. Pour perpétuer l’illusion de vie sans qu’elle se pare du flou du rêve, il faut toute l’incisivité de Mathieu Ganio (mal couplé à Karl Paquette qui, en comparaison, paraît moins solaire que brouillon).

Cette vie, vécue comme un souvenir dans son présent même, ne semble réellement commencer que lorsque la danseuse en blanc entraîne l’homme dans un éther éternel, ewig, liquide amniotique de la mort, où le même mouvement se donne à l’infini – infini suggéré par la descente du rideau sur ce qui aurait dû être un magnifique silence, gâché par les applaudissements précoces de spectateurs pressés d’en finir. Oui, hein, pensez à eux, pensez à nous, merci de ne pas survivre dans l’infini et de mourir réellement pour nous rendre à la vie – celle que l’on connaît et que l’on vit comme si elle ne devait jamais finir, pas celle, bien trop mortelle, que les danseurs viennent de traverser sous nos yeux.

4 réflexions sur « Le Chant de la terre »

  1. Puis-je cosigner la fin? Je suis absolument d’accord : ne prenons pas le risque de l’éternité cosmique (ça fait flipper), restons mortels!

    Je suis si fière d’être « citée » par vous, Souris. Merci !

  2. Très beau billet, meme si je ne suis pas d’accord sur le fait que Ganio et Paquette étaient mal couplés, en fait je les ai trouvés très complices!
    Si j’ai bien compris la dynamique entre Ganio et Pujol – et meme Daniel -, je n’ai pas encore bien compris les morceaux entre les interactions différentes avec les roles incarnés par les deux danseuses… faut que j’y réfléchis encore, avant d’écrire mon billet.
    Enfin, je suis contente d’avoir contribué à prendre la bonne décision de venire voir la dernière! 😀

    Biz fort!

  3. Alena >> Merci à vous, surtout, de m’avoir donné une clé pour entrer dans l’œuvre !

    Alessandra >> Un billet, un billet !
    A propos de Ganio/Paquette : complices, oui, mais pas raccord au niveau de la manière de danser. Ganio est plus dans la précision, le ciselage, la retenue ; Paquette, dans la présence, l’ampleur et l’impulsion. Du coup, je trouve que les mettre ensemble affadit un peu la présence du premier et souligne la technique moins propre du second.

  4. Ma chère souris, alors… quoi dire? 🙂

    Je ne pense pas qu’il faut danser pareil pour etre en symbiose émotionnelle…. bien le contraire, en fait. Personne danse vraiment pareil, non? J’ai trouvé leur couoling un beau match où tout les qualités de l’un et de l’autre sont ‘temperées’ ET au meme temps mises en valeur par la choré.. mais bon, mon oeil est peut etre bcp moins entrainé que le tien… enfin, met de coté le ‘peut etre’… ça c’est sur! 🙂
    Je vois bien ce que tu veux dire, en tout cas… c’est juste que je pense que ça dépend de la chorégraphie et dans ce cas spécifique, je crois qu’il s’agissait d’une choré bien faite pour une harmonie des différences, pour ainsi dire.. j’ai bien trouvé Paquette moins puissant que d’habitude en fait, justement peut etre pour s’accorder à Mathieu.. mais I repeat: I might well be wrong! Bises!

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