Nijinksy, Neumeier & National Ballet of Canada

John Neumeier : le nom est gage d’intelligence, mais parfois aussi d’aridité. Les tarifs prohibitifs du théâtre des Champs-Élysées n’aidant pas, je n’avais pas pris de place pour son Nijinksy, interprété par le ballet national du Canada. Heureusement, les Balletomanes Anonymes ont négocié une réduction et je me suis résolue à faire ma rentrée balletomane pour la première du ballet, le 3 octobre (il était temps). Après moult hésitations, j’ai mis en application mon nouveau credo + de 28 ans « Voir moins mais mieux » et je me suis offert un premier rang de premier balcon – à peu près la seule manière de s’assurer n’avoir aucune tête devant soi dans ces maudits théâtres à l’italienne. Heureusement qu’il y avait réduction, donc, parce que je me suis sentie un peu mécène avec ma place de première catégorie dans un théâtre au tiers vide (si ce n’est plus). Un jour, le prince viendra et l’idée que, pour remplir (sans brader, qui plus est), on pourrait envisager de baisser le prix des billets ; en attendant, on justifie la cause par la conséquence et les tarifs par le remplissage qu’ils induisent.

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J’étais donc bien installée pour profiter. Plus de deux heures de spectacle. Je ne me suis pas ennuyée, mais mon attention a parfois décroché. La forme invite le spectateur au vagabondage : le ballet est une évocation poétique de la vie de Nijinsky, et ses divers rôles autant de réminiscences interprétées par des danseurs à chaque fois différents (offrant aux solistes masculins de belles occasions de briller). Le tout est structuré en deux parties, chronologiques de fait et thématiques d’esprit : le génie, d’abord, dans le cadre mondain d’une représentation en abyme, qui s’éparpille comme un kaléidoscope brisé ; puis la folie, sombre, intestine, massive, rythmée par une armée de torses nus en veste militaire.

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Tombés dans mon escarcelle mémorielle, je chérirai…

… l’immobilité de cette femme en robe rouge, Romola Nijinsky, qui retient le souffle de la salle (des deux salles, même) en se tenant un temps court, infini, contre les battants de la porte qu’elle vient de refermer sur une volée de cris (plus beaux trois coups qui soient)…

… la félinité ondoyante, incroyablement séduisante, de Francesco Gabriele Frola, glissé dans les pampilles de l’esclave d’or de Shéhérazade (j’aurais aimé le voir dans le rôle titre, cela a dû être quelque chose)…

… les mains d’Evan McKie, en Diaghilev, haut-de-forme, magnétique, de dos, un bras replié derrière, l’autre sur le côté, loin de lui, la main tendue comme un ordre, comme une offrande posée là et oubliée. Vaslav y répond, Vaslav la prend ; il vient se mettre sous sa caresse et son joug, la joue sous cette main dédaigneuse, quémandeuse et autoritaire…

… le pas de deux homo-érotique qui s’en suit…

… le vent qui surgit de l’éventail habilement manié lors de la traversée en bateau (je ne suis pas sûre que j’aurais compris que la barre était un bastingage si je n’avais pas encore en mémoire le film d’Herbert Ross – idem pour de nombreux éléments autobiographiques)…

… la luge d’enfant sur laquelle Romola traine son mari, un Nijinsky recroquevillé, retranché de la rationalité…

… les moufles noires de Petrouckha qui tambourinent-émincent l’air et les corps inertes…

… le corps en avant, la mâchoire hurlante et le cou éructant d’un Nijinsky debout sur sa chaise, à hurler sur son bataillon de damnés comme un général invectivant ses troupes (elles se déchaînent et culminent un instant dans un unisson terrifiant, avant de reprendre leurs litanies béjartiennes)…

… la sauvagerie dans les membres et le regard de Dylan Tedaldi, dans la variation qui a révélé le lauréat du prix de Lausanne (cela prenait déjà aux tripes ; avec un interprète d’une plus grande maturité, cela en devient haletant).

Le reste se perdra probablement dans une hésitation prolongée entre la licence poétique et les exigences du storytelling. La réaction des spectateurs présents lors du dernier spectacle de Nijinky, Diaghilev qui délaisse Nijinsky pour Massine, Romola qui trompe son mari avec le médecin de celui-ci… ces épisodes, superflus du point de vue poétiques, sont trop éloignés les uns des autres pour former une quelconque trame narrative – des morceaux d’histoire qui flottent et se perdent au milieu de motifs plus patiemment, plus ardemment brodés. Le long pas de deux entre Nijinsky devenu fou et son épouse, par exemple, semble moins nécessaire au ballet qu’à l’égalité des sexes, établissant par là le seul vrai rôle féminin d’un ballet essentiellement masculin – était-ce bien grave, pour une fois ? Qui plus est, le balletomane parisien étant majoritairement une balletomane, cela ne pouvait que servir le ballet national du Canada. J’en redemande, personnellement, même si je suis plus ou moins passée à côté de leur star, Guillaume Côté, dans le rôle titre – et pourtant, il n’a pas ménagé sa peine, en ont témoigné à plusieurs reprises les interjections de douleur de mes voisines alors qu’il se projetait dans des sauts désespérés et chutait tout son long.

Le Chant de la terre

Représentation du jeudi 12 mars

Le Chant de la Terre ne semblait rien inspirer que l’ennui, aussi avais-je soigneusement évité de prendre une place. Puis Alena a publié cet intriguant billet, JoPrincesse a été enthousiasmée au point d’y retourner et Alessandra a débarqué à Paris et je me suis retrouvée, in extremis, à la dernière, au premier rang du balcon. De fait, le ballet de Neumeier a bien un défaut de taille : son public. On a battu des records de toux et de raclements de gorge : à côté, le public tuberculeux de La Dame aux camélias est en pleine santé ! JoPrincesse a avancé l’inconfort suscité par le silence puis la musique malaisée de Mahler. Peut-être. Ce qui est certain, c’est que le ballet est rendu plus difficile d’accès encore par ce parasitisme sonore, comme un vieux film à la pellicule fort abimée, que l’on découvrirait non restauré.

L’absence des surtitres n’a pas non plus aidé, nous privant des échos entre les lieder et la chorégraphie, qui nous auraient guidé dans l’interprétation de celle-ci. Même en ayant fait allemand LV2, je ne saisis et ne comprends qu’une part infime des paroles – suffisamment cependant, pour comprendre que c’est fort dommage : par exemple, lorsque la danseuse en blanc entoure l’homme de ses bras et pointe son doigt sur sa poitrine comme un dard, la voix chante Mein Herz ist müde (Mon cœur est fatigué / Mon cœur est las).

Pas de traduction, pas de personnages attribués aux danseurs… je me raccroche spontanément à l’interprétation d’Alena, que je mets en jeu : la danseuse en blanc, qui traverse la pièce, d’abord au loin, tant que l’homme incarne la jeunesse, puis devient une figure récurrente, au point de se substituer à toute autre compagne, incarne-t-elle la mort ? C’est tout à fait cohérent et cela a le mérite de donner un sens (une direction, tout au moins) au ballet. Pourtant, quelque chose me retient : jamais je n’ai vu la mort représentée ainsi, non pas séductrice, tentatrice et toute-puissante, mais, au contraire, détachée, presque apeurée. Contrairement à celui de Dorothée Gilbert, le personnage interprété par Laëtitia Pujol, le sourcil constamment inquiet, me semble moins être une personnification de la mort que l’image de la condition humaine (celle-ci certes définie par celle-là).

Cette différence d’interprétation ne contredit pas celle d’Alena, au contraire, même : je perçois mieux encore la vision cyclique, très stoïcienne, de la vie, comme appartenance à un grand tout qu’il faudra un jour réintégrer – une vision très apaisante qui gomme le drame de la mort pour en faire l’aboutissement naturel de la vie, vivante précisément par ce mouvement qu’engendre la mort (l’homme fauché comme le blé est moissonné, je me souviens encore de cette image, issue d’une lecture de khâgne). Je perçois également comment cette vision apaisante peut devenir lénifiante et presque ennuyeuse.

La pensée de Neumeier peut vite se faire pesante (par comparaison, la musique de Mahler me semble légère ; c’est bien la première fois !) et la pesanteur, même sous la forme de l’apesanteur revêtue par la danseuse en blanc, ennuie : elle ne fait pas bailler mais tousser ; elle dérange. On ne veut pas de ce sérieux et de ce naturel (il n’y a que les philosophes pour s’en émerveiller), on veut du drame et de la légèreté : un couple de chair et de sang plutôt que le duo lunaire de l’homme et de la danseuse en blanc, la compagnie des jeunes gens folâtrant dans l’herbe plutôt que la société d’ombres qui se dissipent dès que la danseuse en blanc apparaît. C’est d’ailleurs l’une des images les plus saisissantes du ballet, lorsque l’assemblée, frappée d’inanité, se trouve soudain peuplée de fantômes qui s’évanouissent, à reculons, comme la fumée de leur bol de thé vert. Pour perpétuer l’illusion de vie sans qu’elle se pare du flou du rêve, il faut toute l’incisivité de Mathieu Ganio (mal couplé à Karl Paquette qui, en comparaison, paraît moins solaire que brouillon).

Cette vie, vécue comme un souvenir dans son présent même, ne semble réellement commencer que lorsque la danseuse en blanc entraîne l’homme dans un éther éternel, ewig, liquide amniotique de la mort, où le même mouvement se donne à l’infini – infini suggéré par la descente du rideau sur ce qui aurait dû être un magnifique silence, gâché par les applaudissements précoces de spectateurs pressés d’en finir. Oui, hein, pensez à eux, pensez à nous, merci de ne pas survivre dans l’infini et de mourir réellement pour nous rendre à la vie – celle que l’on connaît et que l’on vit comme si elle ne devait jamais finir, pas celle, bien trop mortelle, que les danseurs viennent de traverser sous nos yeux.