Onéguine, Onegin, Tatiana et Sarah Lamb

J’avais déjà vu Onéguine mais là, j’ai vu Onegin. Tout en haut, une nouvelle fois, mais au Royal Opera House où, même à l’amphi, on est royalement assis. Certes, Valeri Hristov n’est pas près de me faire oublier Evan McKie, celui-ci étant aussi bon que celui-là est mauvais. Tourmenté du sourcil, le danseur a une propension à l’en-dedans qui a prévenu tout tentative d’élévation de la part de son personnage. Mais Sarah Lamb… Sarah Lamb, qui est accrochée sur un mur de ma chambre depuis que je l’ai vue dans une pièce de Christopher Wheeldon, et que je n’ai pourtant pas reconnue tant elle était peu Sarah Lamb et totalement Tatiana. Dans Electric Counterpoint, elle se racontait, danseuse, femme, mère, en tutu et talons aiguilles. Le week-end dernier, elle racontait Tatiana et Onegin, surtout Onegin, croit-elle, Onegin qu’on ne voit pourtant que parce qu’elle le regarde, gravitant autour de lui « comme un phalène autour d’une lanterne ». On n’aurait su trouver plus juste comparaison tant son visage est lumineux lorsqu’elle s’approche de lui – une somnambule éveillée dont l’ardeur ne se manifeste que dans son sommeil, lorsqu’elle danse son rêve d’elle et d’Onegin.

Ce n’est pas la scène de la lettre qui l’oblige à écrire ce ce rêve, que déchirera ce même Onegin, un peu plus réel et un peu moins humain, mais la même impulsion qui la fait lire et vivre à travers l’empathie qu’apprend la littérature. Le livre qu’elle tient au début n’est plus l’accessoire que tenait Aurélie Dupont, distraite, pour fournir un alibi à sa rêverie : c’est l’essence même de son caractère, sensible bien plus encore que romanesque.

« For Sarah, one of the pivotal scenes in the ballet is when the young and idealistic Tatiana meets the dashing Onegin for the first time: ‘When she sees Onegin, she’s enthralled – he’s mysterious, he’s out of a novel for her. That’s really the first time she’s made herself known to someone else.« 

À sa fraîcheur – celle de son teint, celle de ses réactions – se mêle la puissance tranquille, sereine, de la maturité. Alors qu’Aurélie Dupont semblait revivre cette histoire en flash-back, depuis le point où elle culmine en tant que femme et danseuse, en dame aux camélias russe, Sarah Lamb ne fait pas rejouer la jeunesse du personnage. Elle est bien la fille aînée, moins précoce que sa sœur, qui fait les délices de la gent masculine bien avant elle, mais posée, adulte déjà, sans être encore une femme. On le voit dans les portés qu’elle provoque mais auxquels elle ne sait pas comment réagir, soudain saisie, n’osant plus faire un mouvement jusqu’à ce qu’Onegin la dépose à terre. Pas encore une femme – Onegin le sent et c’est lui qui va la faire advenir en ignorant la jeune fille, une enfant dont il ne veut pas s’embarasser : son refus apparaît par la suite de plus en plus comme le caprice d’un enfant qui ne se soucie pas d’être blessant, tandis que la passion de Tatiana la grandit à mesure qu’elle l’accable.

Je n’avais pas remarqué la première fois qu’elle est la première à se précipiter sur Lensky pour le supplier de ne pas se battre en duel contre Onegin et que ce n’est que dans un second temps qu’elle est rejointe par sa jeune sœur. Tatiana est toujours amoureuse mais surtout, éconduite, elle est soudain responsable de sa petite sœur et du bonheur, ignorant mais tout aussi réel que les morceaux déchirés de son rêve, que celle-ci partage avec Lensky – et de la vie duquel, sinon de la mort, elle est responsable.

Quand Onegin reparaît des années plus tard, lorsqu’il a l’impudence de reparaître, Tatiana n’a pas refait sa vie : elle l’a construite, elle a continué malgré tout, malgré tout ce qu’Onegin a fait endurer à sa famille. Le colonel n’est sûrement pas l’amant rêvé mais il est un époux paisible, un appui sûr pour cette femme pâle, blonde, aux lèvres – et non plus aux joues – rouges et dont la robe rouge, elle aussi, est légèrement passée, comme fatiguée de la passion. Et Onegin qui croit qu’il peut revenir auprès d’elle et exprimer des regrets quand les remords sont tout ce à quoi il peut prétendre ! Tatiana n’est peut plus, son corps n’en peut plus : elle s’abandonne, s’évanouit presque dans les bras d’Onegin, de désir et de lassitude. À genoux, il la replace à tout instant sur son équilibre, du même mouvement par lequel debout, dans la force de l’âge et du refus, il n’avait cessé de la repousser, depuis son rêve jusqu’au réveil, douloureux. Mais la présence d’Onegin ne peut plus que déséquilibrer Tatiatana et le corps de celui qu’elle a rêvé comme son amant l’entrave en se tenant à ses pieds. Quand il part, enfin, le rideau tombe sur une Tatiana brisée mais debout, une nouvelle fois.
 

Mit JoPrincesse, Palpatine et Andie Crispy.
À lire : les Balletonautes, qui ont vu Sarah Lamb et Alina Cojocaru.
À voir : les photos des mêmes Balletonautes, où l’on voit la Tatiana blonde, radieuse, de Sarah Lamb,
et l’interview de l’artiste sur le site du Royal Opera House. 

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