Carnet de barre #1 : à la découverte de la technique Balanchine

Quand je lisais le magazine Danse, il y avait toujours une bafouille socio-politico-esthetico-édito sur une page intitulée « Carnet de barre », traversée par une photo de barre de danse pixellisée. Je n’ai pas pu résister à emprunter ce titre, qui me servira à raconter mes expériences et questions existentielles liées à ma formation de professeur de danse.

Si on m’avait demandé avant ce stage des caractéristiques de la technique Balanchine, j’aurais tenté ma chance du côté des tours, pris bras et jambes tendus, et des sauts ultra rapides, sans reposer les talons ce me semble – tout ce qui accentue l’attaque, et rend la danse plus straightforward.

Partant de cette image sommaire et partiellement fausse, vous imaginerez ma surprise en découvrant la position des mains : le maître de la danse néo-classique demande des mains à la Bournonville, c’est-à-dire à l’ancienne. Les doigts ne sont pas allongés, comme c’est aujourd’hui la norme, mais beaucoup plus modelés, légèrement recroquevillés, comme si on tenait une pomme d’or (tant qu’à s’inspirer de la statuaire, autant étinceler de mythologie). Lorsque la professeure nous en fait la démonstration, cela donne quelque chose d’un peu précieux, qui apporte du relief aux ports de bras ; lorsque j’essaye, la sensation est étrange, j’ai l’impression d’être une débutante un peu gauche.

Danseuses du NYCB par Andrea Morin

(On se dit que ce n’est pas plus mal au début de Sérénade ; ça évite la connotation du salut militaire…)

Dans la famille inspiration de la statuaire, je demande également la montée et la descente de pointes qui s’amorcent genou plié – aka, le truc normalement interdit. Comme de juste, j’ai croisé le soir même sur Instagram un do/don’t qui montrait exactement cette « erreur ». J’adore que non, non, ce n’est pas une erreur en fait, juste une autre technique. It’s not a bug, it’s a feature, ballet edition.

Tout ça, c’est amusant. Le truc qui m’a fait complètement buguer, c’est l’absence de tête à la barre : on la garde sur les épaules, je vous rassure, mais elle doit rester droite. Pas d’épaulement, interdiction d’accompagner sa main du regard. On pourrait penser que c’est plus simple, puisque cela fait un paramètre de moins à prendre en compte, mais c’est tout le contraire : cette immobilité forcée, en prenant nos réflexes à rebrousse-poils, déraille dans d’autres parties du corps, qui elles sont censées continuer à se mouvoir. Pour les non-danseurs, imaginez avoir une conversation sans bouger, ni les mains ni le reste, sans hausser les sourcils, sans vous gratter, rien, aucun geste. Un autre professeur nous en a fait faire l’expérience le premier jour en atelier, dans le but de nous montrer que la pensée se faisait toujours en mouvement : effectivement, on perd rapidement le fil, parasité par les efforts qu’il faut déployer pour domestiquer le corps parlant. Je ne vous parle même pas du regard éteint que l’on s’est vu reprocher ; je n’ai pas réussi à comprendre comment on pouvait continuer à avoir un regard vivant alors que les yeux sont piégés dans une tête immobile.

Cette immobilisation de la tête a évidemment un but : garder la tête droite doit aider à développer de l’aplomb, à structurer l’édifice du corps. On rajoutera les ornementations de la façade une fois qu’elle sera dressée. L’important est d’être bien ancré dans le sol, solide sur ses appuis à tous les étages, pieds, genoux, hanches, taille. Solide. La professeure nous dit que c’est the compliment aux États-Unis : you’re strong, you’re so strong. Pas souple, mince, pourvue des belles lignes, non : strong. Trop forte. La force se pose là, en oxymore avec l’image éthérée héritée du romantisme, comme préalable à toute chorégraphie. Il faut de la force pour être en capacité de danser.

À certains moments, je la sens, cette force : en cinquième bien croisée, rassemblée par les adducteurs comme les pieds en X d’une table ; et davantage encore, quoique plus rarement, en battement tendu, lorsque je m’applique à ce qu’un seul genou soit visible (dans les dégagés, les relevés aussi, tout est très croisé). C’est trop fugace, mais l’espace d’un instant, je visualise, je sens l’aplomb de ces filles blondes et strong, chignon haut, taille ceinturée, muscles apparents, que l’on voit sur les photos de l’American School of Ballet. Il faudrait des semaines et des mois pour structurer le corps de manière à ressentir tout mouvement par ce prisme, mais le sensation de réponse du corps est assez galvanisante pour se dire que ça vaut le coup. Pour le coup, j’éprouve clairement ce que nous dit la professeure : une technique est une manière de modeler le corps.

Faire pour faire ne m’intéresse pas, nous dit-elle encore. Comprendre et ressentir la mécanique du geste, là en revanche… La dernière fois que j’ai éprouvé ce plaisir d’horloger, c’est en prenant des cours avec Dimitra Karagiannopoulpou au centre des Arts Vivants ; j’ai été tout à la fois déboussolée par la technique Vaganova et excitée de pouvoir à nouveau apprendre et progresser, sans me heurter directement aux sempiternels même paliers. Hormis ces cours pris de manière éphémère (arrêtés pour des questions d’horaires), cela fait des années que je danse certes à fond mais sans plus réussir à me poser de questions. Le plaisir de danser a fini par se confondre avec le plaisir de se défouler en toute beauté… si bien que j’éprouve le retour à la mécanique comme une sorte de carcan.

La technique Balanchine n’est pas quelque chose plaqué de l’extérieur, qui entrave, nous précise la professeure ; c’est au contraire l’élaboration d’une structure qui permet une grande liberté. Il n’empêche, la tête fixe et les autres règles de la barre balanchinienne s’éprouvent d’abord comme des contraintes limitantes – mes camarades et moi tombons d’accord là-dessus. Comme souvent, la limitation et l’imitation sont un mal nécessaire pour susciter et apprendre à reconnaître les sensations qui feront ensuite naître la danse de l’intérieur. J’imagine qu’une professeure qui a été une ballerine sur-entraînée a tendance à minimiser jusqu’à l’oubli ce début de processus.

C’est une chance de commencer par Balanchine, s’enthousiasme-t-elle. C’est indéniablement une chance d’être initié à cette technique par quelqu’un qui a dansé ses ballets aux États-Unis. Je suis en revanche moins certaine du bienfondé qu’il y a à se confronter à une nouvelle technique dès la rentrée : comment court-circuiter des réflexes qu’on n’a pas encore récupérés ? Mon corps n’était pas assez remis (euphémisme) pour profiter pleinement de l’enseignement prodigué. Ma curiosité en revanche s’est trouvée parfaitement réveillée ; il va falloir que je mette la main sur la bible balanchinienne pour commencer à creuser. D’autant que l’idée de l’en-dehors qui part de la taille (et non des hanches) pourrait m’aider à resolidariser mon buste et partir à la recherche de l’arabesque perdue…

Août 2021

6 août

Ma vie a pris un tour qui s’extirpe si bien de l’ordinaire que mon anniversaire ne parvient pas à s’imposer comme le jour extra-ordinaire que j’aime envisager. Les œufs Bénédicte et les pancakes pour lesquels j’avais fait la réservation dans ce restaurant avec Mum, cela n’est précisé nulle part, ne sont pas servis en semaine. Grosse déception qui me coupe même l’envie de cacio et pepe dans une meule de fromage. Gestion de la contrariété niveau 5 ans, alors que je suis si bien entourée et que l’horizon est plus que dégagé pour cette 33e année. Il doit y avoir autre chose. Dans le train, où la tristesse fond sur moi à très grande vitesse, je me rappelle que mon grand-père est mort il y a deux ans jour pour jour. Si je suis honnête, ce n’est pas sa disparition qui m’attriste, mais qu’elle matérialise sans ambages le passage du temps et ma crainte d’en manquer.

Je suis presque soulagée d’être récupérée à la gare et intégrée pour le week-end à un groupe d’amis qui n’est pas le mien, où je ne connais presque personne, et dont l’anniversairée a 40 ans. Ces gens sont incroyables d’amour les uns pour les autres, et il y a ce truc un peu régressif d’être lové l’un contre l’autre dans la vision des autres qui nous font couple à leur tour – et me donnent envie de leur fausser compagnie pour leur donner raison. Il y a aussi les vapeurs de beuh qui me donnent des vertiges ; je me tiens aux murs pour aller me coucher après le barbecue de minuit (j’ai évidemment ruiné les bols de chips, tomates et fromage bien avant).

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7 août

De grands sacs de viennoiseries à l’intérieur, du deal de Doliprane, une longue table (deux) à l’extérieur, des amis qui se connaissent depuis plus de vingt ans, des prénoms que j’oublie ou que je n’ai pas demandés, du bœuf, des saucisses, des merguez, des bières, des andouillettes, du poisson, des travers de porc, des poivrons, des aubergines grillées délicieuses aussi, du soleil, des nuages, une averse, l’odeur vaguement désagréable puis caractéristique – donc nostalgique- de l’humidité, de la pierre et des murs épais, des bougies dans une tarte à croisillons industrielle plus émouvante qu’un fait maison, on a failli oublier mais t’as quand même pas cru qu’on aurait, que ça dit, quatre bougies chassées au Carrefour Market du coin, 40 puis 33, c’est qui qu’a 33, la copine à Titi, puis les merguez reviennent dans le cycle éternel du barbecue, le taboulé, la chambre-alcôve.

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13 août

Je crois qu’on sait qu’on est heureux quand on est heureux sur une aire d’autoroute. Quand on s’attarde à la table de pique-nique entre les camions, les éoliennes et le bruit des TGV qui lacèrent soudain la campagne derrière, derrière le générateur qu’on a d’abord soupçonné de dérailler. La golden hour sublime tout, même une pause Magnum sur l’autoroute.

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14 août

Dernière nuit dans l’appartement où j’ai vécu 7 ans. Ça fait quelque chose. Je ne sais pas si je dois l’accepter et vivre la nostalgie qu’il y a à vivre, ou s’il vaut mieux ne pas s’appesantir, pour être partie avant qu’il faille partir.

La pièce dans laquelle on tourne en carré, salon-chambre-bureau,
l’étroitesse de la vie que j’avais laissé se rétrécir autour de moi,
ça, je ne regretterai pas.

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15 août

Ironie de l’immobilier parisien : c’est en redevant étudiante que j’accède à un appartement d’adulte, après un début de vie active dans un studio. Je mesure ma chance, 31,5 mètres carrés, je n’étais pas à plaindre, je plaisantais seulement : Quand je serai grande, j’aurai une chambre, et je mimais un émerveillement enfantin outré sur le mot chambre.

Je ne sais pas si je dois utiliser le présent ou l’imparfait : traduction grammaticale de cette période de transition, où j’ai encore tous les trousseaux de clés, plus un nouveau.

Tous les cartons ont été déménagés, tout ça pour ça, tout est à refaire-défaire.

7/38, le score du jour se compte en cartons déballés.

Y a-t-il assez de lumière ? D’où puis-je voir le ciel, assise sur le canapé ?
Le salon est baigné de lumière, en réalité, moirée par le feuillage de l’immense saule pleureur d’à côté.
Ce si beau bruissement ne provoque-t-il pas un inconfort stroboscopique ?
J’ai peur seulement de regretter mon quatrième étage, les métamorphoses du ciel qui se reflètent sur les barres d’immeuble en face et en oblitèrent la laideur soixante-disarde, matins à la Hopper, l’Ouest couchant dans les vitres en face, puis les damiers aléatoires de petites fenêtres la nuit – la fenêtre qui devient miroir alors, et devant laquelle on peut danser.

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16 août

Premier jour de télétravail commun chez lui, l’amour deux fois.

De retour chez moi, je n’ai pas l’impression de faire le ménage en récurant planches, poignées, joints, plinthes, vitres et carreaux : j’efface les traces. Un morceau d’ADN me trahit sur un carreau déjà lavé, malgré mon chignon. Il n’y a ni ménage ni crime parfait*. J’efface les traces de mon passage, de celle que je ne suis plus et ne voudrais plus être.

On vide la cave, remonte ce qui était caché : une souris morte intacte est recroquevillée sur une marche entre le deuxième et le troisième étage.

Symbolisme
superstition,
je refuse de jeter avant l’état des lieux de sortie le brin de muguet complètement desséché qui trône sur le bureau en partance pour les encombrants.

(* Mum ferait sans doute une serial killer redoutable tant la scène du crime serait détartrée.)

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17 août

C’est la première fois que je déjeune avec cette collègue, et on s’aperçoit un peu plus tard que c’est notre dernier jour de travail ensemble.
Guyozas tofu-chou blanc-champignons noirs pour elle, guyozas œuf-ciboulette-crevette pour moi, c’est un très bon premier-dernier déjeuner.

Chez moi redevient un appartement de petites annonces, en bon état général, orienté Est, T1 lumineux, pièces bien pensées, cuisine séparée, grands placards dans l’entrée. Bientôt un plan quand l’expert énergétique aura remis ses cotations au propre. Catégorie E. La gestionnaire de l’agence est contente ; elle n’avait que des G cette semaine.

J’ai pensé à prendre en photo le carrelage de la salle de bain, le loup, la dame aux camélias et les autres figures que mon œil a tant de fois débusquées dans les marbrures bleues lors de ses errances anthropomorphiques pour se divertir des TOC.

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18 août

Le déménagement me fait tout penser en terme d’espaces. Je me sens bien dans le studio de danse, et peut-être cette raison fera-t-elle à elle seule que j’y serai à ma place en tant que professeur, indépendamment de toute question de niveau. Pour l’instant, j’y suis cette élève qui sourit niaisement aux autres et trottine pour se placer pour le dernier exercice de chat quatre retiré qui fait office de révérence. Je suis arrivée au cours crevée et mon énergie est remontée au fil du cours (assez raisonnable pour transposer à pied plat certains exercices à la barre et ainsi préserver mon pied gauche, qui n’est plus douloureux mais reste fragile).

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19 août

État des lieux de sortie. Exercice détestable, qui place dans un état de culpabilité a priori.

Avant de rentrer chez E., je fais un détour par le muret du jardin pour laisser aux larmes le temps de couler invisibles. J’ai besoin d’être seule ; je suis si bien entourée.

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21 août

Sur la route à nouveau, j’aurais envie d’hurler, que tout s’arrête, faire une pause, passer un week-end seule à ne rien faire ni surtout penser à devoir faire.

Finalement la perspective de devoir faire s’estompe devant ce que l’on commence à faire.

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22 août

Première nuit dans le nouvel appartement, d’un calme tel que la journée m’apaise, pourtant entièrement consacrée à bouger divers objets, des cartons aux placards, du salon à la chambre, du bac de l’évier à la zone de séchage et divers ustensiles de nettoyages sur diverses surface.

Mieux que la pause Magnum, la pause Ferrero Rocher glacé.

Plus que 3 cartons à déballer sur les 38 totaux.

Bientôt on saura identifier les diverses aires d’autoroutes : celle du poke ball, celle du yaourt au granola, du quinao-noisettes…(La boboïtude commence à arriver sur les autoroutes.)
(J’ai pensé pousser la blague jusqu’à dessiner des illustrations marron et blanches pour annoncer l’aire du poke ball, du yaourt au granola, etc., mais il faut parfois savoir renoncer pour pouvoir passer à autre chose.)

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24 août

Passion se faire faire un certificat médical de non contre-indication à la danse avec une resucée de lumbago. Mon dos n’a pas aimé remonter la grande étagère.

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26 août

Bénis soient les patchs de Voltarène.

Aux Tuileries, A. déballe trois pâtisseries pour deux (son fils de quatre mois nous a cédé sa part). C’est étrange que tout paraisse si normal, après 2 ans sans se voir et un bébé. Quatorze ans que l’on se connait, a-t-elle calculé.

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27 août

Bénis soient les ostéo et leurs mains en or.

Blessure au pied qui a entraîné un déséquilibre, stress, non-ménagement… et beaucoup d’émotions aussi, non ? Le haut de mon colon me trahit apparemment. J’aime assez l’idée que les émotions seraient stockées quelque part de localisable dans le corps, comme de la lymphe – avec la promesse moins abstraite de pouvoir les évacuer peu à peu. Lorsque l’ostéo parle d’énergies, je lève les yeux au ciel intérieurement, mais à la fin de la séance, c’est de gratitude. Je suis bluffée comme par un tour de magie : debout, yeux fermés, ses mains bougent autour de moi et je sens mon axe bouger de gauche à droite et de droite à gauche, de plus en plus faiblement ; il me rééquilibre comme un niveau à bulle. Incrédule encore mais prête à croire déjà, je dis cette chose absurde, que je sens maintenant mon pied gauche plus enfoncé dans le sol que le droit. Yeux fermés, tour de passe-passe à nouveau, et alors je sens, je jure que je sens ma jambe gauche remonter à niveau, dépasser la droite, revenir, s’ajuster. Je serais… je suis… équilibrée ? Je ressors de là gaie et apaisée.

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28 août

Je ne sais pas si énumérer tous les gâteaux, les cadeaux, les noms suffirait à dire la gratitude d’être là avec mes amis au parc de Choisy, mon parc de Choisy, pour un pique-nique-goûter d’anniversaire-départ. Je pouvais difficilement espérer plus belle cérémonie de clôture. Jusqu’à la pluie qui a brisé là, dans le vif et le vivant, la tentation des adieux.

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29 août

Journée sans rien. C’est quelque chose quand ce n’était pas arrivé depuis un moment.

Rien : pyjama, corps nus, dessins. La friction des peaux fait disparaître les tensions qui cohabitaient en nous. Je ne sais pas vivre avec et, dans la fatigue, je ne suis même pas sûre de le vouloir. La mauvaise humeur me semble se réfracter entre nous comme la lumière entre deux miroirs face à face ; je ne puis plus que vouloir être seule pour que cesse toute stimulation émotionnelle. Un fondu au noir. Avant de me coucher, je fais d’ailleurs la chasse aux LED (je tolère à grande peine les rouges et les oranges ; les bleues, blanches et vertes sont mes ennemies jurées). Quand la fatigue me fait percevoir toute accroche sensorielle comme une agression, une journée sans rien est un véritable soulagement.

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30 août

Gratitude pour les gens à gare du Nord qui m’ont permis de passer devant eux aux tourniquets, me voyant paniquée à l’idée de rater mon train (il s’en est fallu de peu). Je me maudis d’avoir pris tant de barda pour prendre le train.

Je rentre chez moi.
Chez moi a déménagé.

Je tente de m’apaiser au parc Barbieux. Il est assez long mais un peu étroit pour cela : bordé par deux routes très passantes, les endroits où l’on oublie le bruit de la circulation sont rares. Il n’empêche : pelouses-panorama, arbres immenses, cours d’eau avec mini-cascade, roseaux et nénuphars (!), explosion de couleurs fleurie… je comprends que la ville ait tracé ses frontières tout autour du parc, le dérobant à Croix : à nous, il est à nous, proclame le plan.

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31 août

Repérage et chronométrage des trajets pour le conservatoire, la fac et les studios de danse. Derniers cartons de livres déballés-rangés. Nouvelle carte de médiathèque et premier butin BD pour célébrer. Je m’enivre de briques, de fenêtres, de soleil, Camille Claudel en street art. La journée pétille de possibles.

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(Les entrées n’ont pas été rédigées au jour indiqué. Il me faut manifestement quelques jours pour que décante le jour et ne pas me retrouver avec des anecdotes curieusement détaillées pour des omissions bien plus essentielles. Si je persiste dans l’exercice du journal, il me faudra trouver mon rythme de croisière, quelque part entre les notes d’Alice, le diario de Gilda, le journal de Guillaume Vissac publié au jour le jour avec un mois de décalage, et le carnet mensuel de Thierry Crouzet – tous diaristes que j’aime à suivre et que je vous invite à lire.)

Skillshare #07 : stippling

 

Imaginez Seurat faire du tatouage, et vous obtenez le stippling : du pointillisme qui n’a rien d’impressionniste, et se veut au contraire extrêmement précis. Le cours Skillshare d’Alice Rosen s’ancre dans la tradition de l’illustration botanique et zoologique – des visuels en noir et blanc à l’origine conçus dans un esprit de rigueur scientifique pour illustrer des manuels où l’on fait l’économie de la couleur. Cela devrait être austère, et ça a pourtant un charme à soi – quelque chose de poétique, même. La thématique a beau ne pas m’attirer, la vibration de ces images m’a fascinée, et ça m’a titillée, j’ai voulu essayer à mon tour. Essayer quelque chose vers quoi je ne serais jamais spontanément allée sans traîner sur Skillshare. 

Le crabe qu’Alice Rosen dessine devant nos yeux ébahis.

Alice Rosen préconise de commencer par un sujet qui ait une texture lisse, pour ne pas ajouter la complexité du toucher à celle du volume. J’ai cherché autour de moi, et je me suis décidée pour ma théière arabisante (dans laquelle je fais tout sauf du thé à la menthe) ; elle accroche bien la lumière, et les reflets dessinent facilement des volumes. J’ai été bien inspirée de tracer une structure pas bien grande : certes, le dessin est d’autant plus impressionnant que les points (disp)paraissent petits, mais ménager mon impatience me semblait prioritaire, et il y a déjà fort à faire pour avancer point par point.

Premier exercice pour aborder les dégradés. J’ai essayé sur tablette, mais impossible de trouver une brosse qui permette un point assez régulier.
Deuxième exercice pour appréhender le volume.

Le stippling est presque un exercice de développement personnel pour intégrer et accepter que les grandes choses sont une juxtaposition de petites ; on ne peut avancer que pas par pas, point par point. Un accès d’impatience et le point se déforme en trait ; un excès de découragement et le dessin se suspend. Il faut garder le but en tête sans se focaliser dessus, et laisser la main continuer dans un mouvement mi-méditatif mi-mécanique. Peu à peu, les volumes apparaissent. Il faut passer et repasser pour augmenter le contraste, et noircir plus qu’on ne l’aurait imaginé pour faire surgir la lumière.

Mon premier dessin en pointillés

J’ai été agréablement surprise par le résultat, mais n’ai pas récidivé, par envie de découvrir d’autres techniques auxquelles je n’aurais pas songé à me frotter il y a peu, mais aussi par perplexité : comment conserver à cette technique son effet poétique, et ne pas en faire un truc qui se décline en réalisations certes impressionnantes par le temps qu’on y a passé, mais vides du regard qui pourrait les faire vibrer, de la délicatesse qui permettrait de les animer ?

La mise en scène Instagram
La mise en scène qui serait correcte au niveau des reflets représentés sur le dessin…

(À quand le cours Skillshare sur comment photographier ses dessins papiers et gérer la balance des blancs ?)

Skillshare #04 #05 #06

… cueillir des cerises. Enfin, dessiner des personnages. Ca ne rime pas, mais c’était le but de ces trois cours Skillshare : apprendre à dessiner des personnages. Parce que je ne sais pas dessiner des bonshommes et des nanas, juste des souris ; et je regarde avec un peu d’envie parfois toutes ces dessinatrices du dimanche ou de la semaine qui se mettent en scène avec deux bras, deux jambes, un nez et des cheveux fous.

 

Drawing simple yet expressive portraits, par Karla Alcazar

Ce premier cours n’en était pas vraiment un : un live, c’est plutôt un atelier, un moment partagé. Venez dessiner avec. Sauf que je ne l’ai pas immédiatement compris, parce qu’il était en replay, présenté comme les autres cours. On a donc les défaillances du moment (on n’est pas dans du pixel perfect), sans forcément la spontanéité (plus de question en direct).

Ce qui me déçoit surtout, c’est que la jeune dessinatrice fait davantage une démonstration qu’un cours.

(Ce qui ne me déçoit pas, en revanche, c’est son interviewer choupi comme un nounours.) (Bah quoi, on n’a pas le droit aux parenthèses photographiques ?)

Je me lance quand même dans l’exercice du portrait stylisé – éliminant d’emblée l’auto-portrait qui était donné comme consigne : passées mes lunettes, je n’ai plus aucune idée de quelles peuvent être les main features de mon visage. Tant pis, je prends une amie pour cobaye, et c’est le fantôme de Melendili qui essuie mes plâtres (d’où l’intérêt de l’autoportrait – personne auprès de qui s’excuser pour l’avoir malmené).

Le visage est trop neutre, trop rond, et à chaque trait que j’ajoute pour l’individualiser, je le vieillis. Aucune idée de comment styliser sans déformer ni neutraliser la personnalité. Il n’empêche : ma Melendili a forme humaine. Avant que de vouloir faire un portrait ressemblant (à quelqu’un), il serait déjà bien d’apprendre à dessiner quelque chose qui ressemble à un visage, quel qu’il soit.

La seule chose qui vraiment me plaît là-dedans vient de la consigne de colorisation : une palette restreinte de trois couleurs seulement et une brosse type peinture (aquarelle à la base, mais comme je ne suis pas à l’aise avec celle de Procreate, j’ai pris la gouache et diminué l’opacité). J’ai été surprise de la douceur des tons et des mélanges d’opacité.

J’ai ensuite re-tenté l’expérience avec des traits et aplats noirs qui m’étaient plus familiers…

… et cédé à la tentation de décalquer la forme du visage à partir d’une photo (ci-dessous JoPrincesse, pour varier les cobayes). Bref, toute à mon impatience, j’ai voulu brûler les étapes et me suis fourvoyée.

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Character illustration: a beginner’s guide to drawing fun & expressive faces, par Vijaya Aswani

Je comprends qu’aussi tentant soit le portrait, je veux apprendre à dessiner des personnages, pas des personnes. Je décide donc de pousser beaucoup plus loin le curseur de le stylisation en suivant le cours de Vijaya Aswani. Son man bun man hilare est dessiné pas à pas sous nos yeux, avec forces détails sur le positionnement des éléments dans le visage.

Les proportions, très floues dans le live précédent, se précisent : le visage devient une grille. Une grille unidimensionnelle, en revanche. Je m’aperçois durant l’exercice final que le cours, focalisé sur un visage de face, n’explique pas comment l’orienter de trois-quarts à des hauteurs différentes. Je tâtonne et j’y vais au pifomètre, en me rappelant que l’important est ici d’exagérer les expressions ; c’est cette exagération qui m’éloigne de la tentation du réalisme (raté) et me conduit de la personne au personnage.

Au final, j’ai adoré réalisé cette planche d’expressions à partir des photos de son visage très expressif (de fait, le cours, bouille et bonne humeur, est marqué par sa bonhommie).

 

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Drawing faces: a beginner’s guide, par Ira Marcks

La clé est dans les proportions ; à ce stade, cela ne fait plus de doute. Encore faut-il réussir à les retrouver et à ne pas les perdre dans le mouvement. Et pour cela, le cours d’Ira Marcks est parfait. J’avais un peu repoussé parce que ça semblait un peu costaud, et j’avais à la fois tort et raison : c’est un peu costaud, mais très pédagogique – exactement ce qu’il faut pour apprendre.

Autant certains cours Skillshare ressemblent à des visio de regardez comment je fais, autant là, on sent le dessinateur qui a condensé plus d’une décennie d’expérience en un cours bien pensé bien agencé (thought through) pour mettre son expertise à la portée de tous. Bien sûr, il n’y a rien de magique : son trait hyper fluide et assuré ne s’acquiert pas en quelques jours ; il faudra s’exercer et s’exercer. Mais il n’y a rien de magique : il y a des proportions à bâtir, à retrouver et respecter méthodiquement, tant qu’on ne les a pas intégrées, ingérées presque, et qu’elles ne font pas partie de nous et de nos dessins de manière organique.

On commence par les expressions des key features

… qu’on apprend ensuite à placer au sein d’un visage de face…

Je vous présente un gourou de méditation soudain inquiet, Heidi-Anne sans la maison aux pignons verts, et un semi-rebelle vener.

… sur des corps pré-dessinés (dans un livret PDF qui sert à la fois de support d’entraînement et d’aide-mémoire, parce que Super Pédagogue a pensé a tout)…

… pour ensuite dessiner des visages de profil, avec les « petites roues » du guide…

… pour enfin se jeter à l’eau et dresser la fiche d’un personnage.

Double nationalité, de Nina Yargekov

Double nationalité

La narratrice se réveille dans un aéroport avec un double passeport et une amnésie sévère : on suit ses mille hypothèses pour retrouver son identité et se réapproprier sa vie. C’est drôle et brillant. Trop même, au premier abord. Il m’a fallu arrêter, oublier l’effort qu’il me semblait devoir fournir, puis reprendre et trouver le rythme juste pour se laisser griser par le staccato des mille boucles à la Tristam Shandy, sans prendre de vitesse le flux de conscience, au risque de ne plus voir la technique que comme artifice. Quand on arrive à garder le rythme, c’est jubilatoire. Frétillement maximal quand je crois détecter une référence à Piège pour cendrillon, roman de Sébastien Japrisot où la narratrice se réveille elle aussi amnésique, sans savoir si elle a été la victime ou l’instigatrice d’une tentative de meurtre (lisez-le aussi).

La virtuosité narrative de Nina Yargekov, déjà à l’oeuvre dans Tuer Catherine et Vous serez mes témoins aurait pu se refermer sur elle-même ; on n’aurait même pas pu lui en vouloir, on serait tombé dans le piège du narcissisme autoréférentiel avec elle. Sauf qu’à suivre le lapin blanc, on débouche ici sur un autre monde, sans rien avoir vu venir : le nôtre. Nina Yargekov a le génie d’attribuer une nationalité imaginaire à la narratrice, franco-yazige : voilà nos préjugés court-circuités. On est un peu perdu face à cette petite nation inconnue au bataillon, la Yazigie (que j’ai mentalement prononcée Yaziguie tout au long de ma lecture), avec son langage bizarre et ses génies mathématiques ; on ne sait que penser de l’immigration des parents de la narratrice – émigration politique, économique, professionnelle ? On n’en pense rien, en fait, pris de court face à l’imaginaire, et ça fait énormément de bien, cette suspension involontaire du jugement. Ce n’est que dans la seconde partie du livre qu’un pays réel s’y substitue, la France devenant à son tour une drôle de nation imaginaire, la Lutringie ; et là, ça fait mal, avec la cohorte de préjugés qui viennent se heurter à la neutralité bienveillante mise en place dans la première partie. Je ne vous parle même pas de la délicieuse petite pirouette narrative qui boucle le roman.

Petite taupe en peluche devant le livre ouvert au chapitre Petite taupe

Non, vraiment, mon seul reproche, c’est qu’on perd en cours de route Petitetaupe, peluche bien vivante avec qui converse la narratrice. Même pas une carte postale.