Shunbun (L’équinoxe de printemps)

Les moineaux font leurs nids

Jeudi 20 mars

Le rhume ne donnant généralement pas de ganglions, j’annule ma journée et donne les cours du soir masquée. Pour m’économiser durant la barre à terre, je marque certains exercices debout avec les bras ; il ne me manque plus qu’un casque sur les oreilles et un bâton de circulation dans la main pour que les jambes décollent de leur piste en mousse.

La directrice m’a prévenue de l’arrivée d’un nouvel élève, un homme trans, est-ce que ça me pose problème, le seul problème que ça me pose c’est retrouver si homme est le genre de départ ou d’arrivée, ce n’est pas de la mauvaise volonté de ma part, je dois toujours signer les quatre points cardinaux nord sud est ouest pour retrouver l’ouest et l’est (je sais, je sais, la conquête de l’ouest, à l’est rien de nouveau, mais le nombre de fois où je cross-over à l’ouest rien de nouveau…). Au final, il n’y aucun homme qui n’en était pas un à la naissance, ni aucune femme qui n’en n’était pas une à la naissance : il n’y a aucun nouvel élève. Craignant qu’il n’ait pas osé entrer ou se soit trompé de studio, j’abandonne mes débutantes en plein pliés pour le chercher parmi les danseurs-danseuses qui attendent dans l’entrée, mais personne ne se sent concerné, surtout pas la danseuse aux traits masculins sur le visage de laquelle mon regard s’attarde malgré moi. Si nouvel élève il y a avait, il s’agissait plus probablement d’une femme trans et, surtout, d’un niveau avancé, pas du tout débutant.

Et aussi : cuisiner du riz sauté poivron, courgette et noix de cajou / recommencer à se faire balader sévère par Agota Kristof / recopier des extraits pour ne pas dire des pages entières du Dernier Amour d’Attila Kiss / le forsythia à nouveau en fleurs (feuilles ?) jaunes / sursauter et partager un sourire masqué avec ma voisine quand le métro annonce gare Lille Flandres à Europe 

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Vendredi 21 mars

Je m’attèle mieux aux petites choses si je les ai d’abord listées sur un papier avec un carré vide devant.

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Samedi 22 mars

À la fin de la barre, je félicite les élèves, elles ont bien travaillé. L’une s’en étonne ; ça a un peu bavardé, c’est vrai, mais corporellement, ça se structure.

Avec les grands, je teste la transposition d’une phrase de Forsythe (ralentie) sur une chanson de Rihanna (qui n’est ni le James Blake original, ni la Beyoncé que plébiscitaient certaines élèves). (Crazy Love me plaisait bien aussi, mais je ne saurais pas trop quoi faire des passages rapés ; il faut que j’arrête de demander des suggestions aux élèves tant que je ne suis pas capable d’en tenir compte.) L’apprentissage est bien plus rapide que mon déchiffrage de la veille, où à coups de ralentis, replays et miroir, il m’a fallu trente minutes pour incorporer vingt secondes.


J’ai fini La Preuve, la déroule par neuf au boyfriend en visio.


La fatigue ressurgit, repart n’importe quand : un argument en défaveur du rhume et en faveur du Covid.

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Dimanche 23 mars

[rêve] regarde, nous sommes en surplomb du salon cathédrale de mon arrière-grand-mère, derrière une vitre comme dans un studio d’enregistrement, regarde me dit mon père, il m’avait dit, je vois : les touches les pédales du piano s’enfoncent toutes seules, les pages d’un calendrier floral tournent toutes seules à toute vitesse, un fantôme, mais ce n’est pas tout, je hurle, tout bouge, la guitare suspendue au lieu du balancier bouge comme bougeaient les images lenticulaires dans les boîtes de céréales, et les fils des tapis de la moquette comme un champ de blé sous le vent, la réalité se pixelise et chaque pixel ouvre une fenêtre sur une époque différente, le salon est une mosaïque de photos minuscules que sait-on de ce qu’elles contiennent, la réalité se défait je hurle, de plus en plus de pixels vert fades, des aires entières effacent la maison en terrain de sport, la réalité ne tient pas / après c’est la tranquillité et le cauchemar, ma cousine embrasse une fille et se lance dans un rituel de prière avec un col marin ça doit la canaliser, une prof de danse est en retard dans le train, un sexe se gonfle sur un être inanimé, j’essaye de m’échapper, si j’emprunte l’escalier qui monte derrière ce réduit je pourrai peut-être regagner la réalité d’avant mais je ne passe pas par l’ouverture réduite, mon sacrum coince je force je dois et c’est la douleur de la pression sur l’os qui me réveille


Mon achat de poêle en inox : 50 % pour éviter un revêtement anti-adhésif polluant à produire et toxique lorsqu’il se dégrade, 50 % pour voir l’eau rouler sous forme de billes (ok, c’est peut-être plus 30 % vs 70 %).
Première poêlée de légumes : au top, trop contente de mon achat (ça accroche un chouilla quand j’ajoute le riz, mais le tout se lave facilement).
Seconde utilisation, confiante : des guyozas. Et là, c’est le drame. Comment diable cuit-on un truc avec de l’amidon dans une poêle en inox ?

Premier palak paneer maison. Ni vraiment palak ni vraiment paneer, puisque les feuilles de moutarde ajoutées aux épinards transforment le plat en saag paneer, et que ne m’étant pas encore lancée dans la fabrication maison du paneer, j’ai utilisé des vache-qui-rit (j’ai ri intérieurement à chaque fois que j’ai relu cette étape de la recette : « Pendant ce temps, éplucher les Vache Qui Rit »). Saag vache-qui-rit, donc.


Millième idée qui me trotte en tête et que je ne mettrai probablement pas à exécution : créer une newsletter dédiée à la danse sur Substack. Je suis toujours partagée entre l’envie de donner de l’ampleur et de la visibilité à mes réflexions para-professionnelles (me vendre ?) et celle de rester discrète pour formuler mes doutes sans qu’on me tombe dessus.

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Lundi 24 mars

Faire ou non une formation de yoga intensive au mois de juillet ? J’ai projeté cela toute l’année sans trop me renseigner, puis j’ai cru le projet enterré quand j’ai étudié les dates (elles incluent systématiquement des week-ends, où je donne cours) et voilà qu’on me trouve en DM Insta une formation qui collerait, à Lyon. Je ne sais plus. Mon incapacité à décider entrouvre la porte à l’anxiété.


Le saule pleureur s’étoffe de jour en jour.
Sakura à Lambersart.


Sur le trajet, je croise je crois une élève de l’an passé. Je cherche encore son prénom qu’elle m’a déjà reconnue et adressé une parole que je n’ai pas entendue. Me trouvant manifestement bien gourde dans l’interaction, elle prend les devants, me demande des nouvelles, ta blessure au dos va mieux ? déclare que l’on peut se tutoyer quand c’est elle que sa jeunesse et son statut d’élève mettraient du côté du vouvoiement, et m’explique qu’elle avait arrêté la danse en septembre parce que ça faisait trop mais qu’elle a repris en janvier parce que ça lui manquait trop. Douze heures d’activités extrascolaires à douze ans, c’est effectivement beaucoup. Il ne peut pas n’y avoir que de la danse dans l’affaire. Elle fait de la musique, aussi ? Elle répète que, oui, elle est au conservatoire, comme si j’étais tout de même un peu simplette, à oublier qu’à Roubaix l’école du ballet du Nord fait office de département danse du conservatoire, laquelle dénomination se trouve de facto réservée à la musique. Aucune impatience dans la voix néanmoins. Son aplomb m’a épatée, sa beauté aussi. Nous nous sommes quittées au métro, qu’elle prenait en sens inverse.


Je suis sur Instagram une personne qui prenait des cours avec le même prof que moi à Paris. Elle donne elle-même des cours de danse et de stretching sans être diplômée, insistant à longueur de vidéo sur le placement, très important, le placement, et je suis toujours ébahie par la dimension performative de ce précepte qui ne se retrouve ni dans son corps à elle, ni dans celui de ses élèves. Durant toute ma formation, je me suis lâchement servie de ses stories pour contrer mon syndrome de l’imposteur : si elle donne des cours, je peux bien y prétendre, je ne peux pas faire pire. Tout en bitchant régulièrement pour me rassurer, pourtant, j’ai développé une forme d’admiration sincère pour elle : certes, son travail en studio me laisse perplexe quand il ne m’horrifie pas purement et simplement (j’ai parfois mal pour les lombaires des élèves), mais elle s’est incroyablement bien débrouillée pour faire son affaire, au point d’avoir un élève qui vienne de Suisse tous les samedis pour prendre des cours particuliers avec elle (alors qu’il existe au bas mot une cinquantaine de professeurs meilleurs qu’elle sur le trajet). Elle a fait avec ce qu’elle avait et qu’elle n’avait pas, tournant d’éventuels handicaps à son avantage. Je la soupçonne même de ne pas gommer son accent autant qu’elle le pourrait pour jouer sur l’image et le prestige de la prof russe dure et efficace. J’admire son travail — moins de professeure que de femme d’affaires, certes, mais j’admire réellement ce travail, car c’en est un, qui exige des compétences que je n’ai pas développées.

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Les fleurs de cerisier commencent à éclore

Mardi 25 mars

L’ordonnance pour une IRM en poche(tte rouge à la main), je troque le métro pour un bus que je ne prends jamais. J’ai le temps, il y a du soleil. Je ne suis pas déçue du voyage : ce trajet est une caricature condescendante du Nord ; tous les passagers semblent accablés de misère ou de stupidité. Un groupe de collégiens achève de zapper toute espérance. Cela me fait remonter des souvenirs de The We and the I : un gamin salue bonhomme une dame de sa connaissance ; l’instant d’après il a disparu dans le groupe. Ça se bat sans qu’il soit possible de distinguer s’il s’agit d’un jeu ou d’une agression : le môme en mauvaise posture sourit — parce que cette chamaillerie musclée le fait marrer ou pour ne pas perdre la farce, pour faire croire que la chose est consentie et éloigner l’humiliation ? Ils descendent rue de l’Épeule, qui n’a décidément pas volé sa réputation (étendue à tout Roubaix chez les gens qui n’y ont jamais mis les pieds).


Très mauvais rapport calories-plaisir pour les pâtisseries arabes auxquelles j’ai cédé en me disant que ce serait bête d’habiter Roubaix et de ne pas en avoir mangé une seule de tout le ramadan : les pistaches sont toutes molles.


La directrice de l’école suit le vol de son fils (de mon âge) à l’autre bout du monde en temps réel sur flightradar24. La nuée d’avions jaunes donne le tournis : d’un coup je visualise et le trafic aérien et la pollution qu’il génère, la saturation y suffit.

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Mercredi 26 mars

C’est l’anniversaire de Camille. Je ne sais pas qui est Camille, mais tous ses amis ou toute sa promo le lui fêtent, sur le parvis de l’Opéra de Lille où je déjeune frisquet. Une petite part de pizza est brodée sur les chaussettes de mon voisin de marches qui mange un pain au chocolat quand il devrait manger une part de pizza assortie, c’est contrariant. Quand je retourne la tête, il a disparu et les deux amies ou collègues qui l’ont remplacé ouvrent sur leurs genoux un carton à pizza, c’est satisfaisant. Riche en fromage (et en roquette dirait-on), quand la plus proche de moi soulève la pâte de sa pizza pliée en deux, hésitante sur la manière de s’y prendre.


L’autre prof du mercredi est malade, je colonise le grand studio, traversant : même si la luminosité est un peu faible à cause des rideaux côté rue, on peut se dispenser d’allumer et ne pas s’exclure de l’avancée du jour, rester baignés dans la lumière la pénombre naturelles. Sans cours qui enchaîne après le dernier des miens, j’ai en outre toute latitude pour m’étirer après, ça change la donne.

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Jeudi 27 mars

Au bout du jardin, chez le voisin, les bourgeons du magnolia repérés il y a quelques jours ont fleuri, encadrés par le forsythia-stalagmite et le saule-stalactite. Rose, jaune, vert.


Cours de stretching postural : je sais bien qu’elles ne sont pas bien grosses, mais j’ai l’impression d’avoir trop de fesses pour réussir à pousser le pubis en avant tout en tournant les cuisses en dehors ; c’est comme s’il y avait trop de matière, ça coince. Réussissant miraculeusement (enfin !) à dissocier les muscles, je finis par comprendre que j’engageais encore involontairement une partie des fessiers en sollicitant les rotateurs ; la contraction augmentant le volume, ça ne passait plus. Avec une contraction ciblée des rotateurs, le champ reste libre pour une plus grand mobilité du bassin. Alléluia ! Reste à trouver comment activer de surcroît les ischio-jambiers sans engager les fessiers. Dans ce travail d’isolation musculaire, je progresse lentement, comme un archéologue dégage sa trouvaille de la terre ou un lapidaire sort une pierre de sa gangue, par dégrossissements successifs, en enlevant les couches inutiles.

On travaille beaucoup le dos durant cette séance ; je découvre de nouvelles sensations et meurs entre les omoplates. Lors d’inclinaisons latérales, je dépasse mon cap habituel et alors j’ai la très nette sensation que ça coulisse, quelque part entre les os et la peau : ce sont les fascias, me confirme la prof. À force d’engager les abdos et tout le dos dans des cambrés en torsion (on fait des 8 avec le buste), j’entrevois quelque chose de cet ordre au niveau des dorsales mais à l’avant du corps — comment ça peut coulisser jusqu’au buste de l’arabesque. Je suis épatée : à force d’effort, l’effort disparaît au profit d’une incroyable fluidité. Et je ne parle pas ici du pouvoir de la répétition, qui permet d’incorporer une difficulté au point qu’elle en devienne facile. Il s’agit davantage d’une intensité à dépasser pour que l’effort cède, pour que l’effort physique et mental déployé pour activer des muscles d’une manière dont on n’a pas l’habitude se résorbe dans l’utilisation du bon chemin, de la chaîne musculaire qui facilite le mouvement. Alors l’un fait place à l’autre, fait de la place dans le corps, déploie sa mobilité.


Les carottes râpées et le taboulé sont délicieux ensuite, sur un banc même pas un banc une chaise en bois à côté du Carrefour et de la route, avant de reprendre le métro, au soleil. Et le soleil encore sur ma terrasse. Dans l’humeur lors des cours du soir.

L’une de mes élèves débutantes progresse à grande vitesse : elle n’a pas le morphotype de la danseuse classique, mais tous les mouvements rapidement tombent justes sur elle, l’en dehors, les coordinations, hop, incorporés.


Je me couche trop tard, lancée avec le boyfriend dans une discussion partie de l’essai L’Empathie est politique. C’est une lecture très improbable pour moi, que le terme politique suffit généralement à faire fuir. Je ne l’aurais jamais emprunté si le boyfriend n’avait pas regardé une interview de Samah Karaki alors que je trainais sur le canapé à côté de lui. L’idée que l’empathie soit une ressource finie que l’on réserve en priorité à ceux que l’on identifie de « notre groupe » a piqué ma curiosité. L’autrice interroge la pertinence de cette notion comme socle du vivre-ensemble à l’échelle politique ; j’y ai vu une clé de lecture à mes propres manquements.

On m’a souvent dit empathique alors qu’on trouve difficilement plus fermée que moi à la misère du monde, même quand ce monde est incarné par un homme qui fait la manche dans le métro. En discutant avec le boyfriend, j’ai pris conscience que je suis probablement plus dérangée par la mauvaise image que cet homme me renvoie de moi (pingre, égoïste) que par sa détresse que je ne me résouts pas à regarder en face, qui me répugne. Samah Karaki mentionne d’ailleurs une étude qui corrèle sensibilité au dégoût de manière générale et sélectivité excluante de l’empathie (je le formule mal, j’espère que vous chopez l’idée), laquelle est d’autant plus développée qu’on est socialement dominant. Voilà, voilà. Y’a du boulot à faire sur la société et sur soi — sur les deux, pour qu’on ne se sente pas dispensé d’effort individuel face à l’échec collectif (donner quelques pièces même si on paye des impôts, dont on souhaiterait qu’ils soient utilisés en priorité pour que tout le monde puisse manger à sa faim, dormir à l’abri, être soigné…). Peut-être commencer par remplacer ce « on » par « je » ? Bizarrement mon « je » disparaît quand il est question d’égocentrisme. …

Vendredi 28 mars

[rêve que je rattache au vendredi, mais peut-être était-ce jeudi ou samedi ou] Je couche avec G. puis l’engueule. C’est satisfaisant (l’engueuler). Plus tard dans la journée ou les jours qui suivent, je fais le rapprochement avec la floraison des magnolias : c’était à cette époque, j’en avais dessiné un quand. Illustration de la page 404 non found de mon cerveau à ce moment-là. Manifestement une partie de moi cherche toujours à rouvrir le dossier pour le clore en ses termes.


À côté de la page dédiée à la formation de yoga 200h, un onglet est resté ouvert avec des vidéos du centre. Je choisis une séance douce d’une vingtaine de minutes, pense son de gauche en la lançant puis plus grand-chose, à part que cela me met en condition pour une sieste dont j’avais le plus grand besoin. Je ne sais pas si je dors longtemps, probablement pas. La sensation de repos est la plus intense au moment où, sur le point de sombrer en sommeil profond, je remonte ; je sens la détente se diffuser dans mon corps, je la sens vraiment, comme les hormones (neuropeptides dixit Wikipédia) lors de l’orgasme. Je repense à ce fragment de Roberto Juarroz : « Éteindre une lumière m’éblouit plus que l’allumer. »


Procrastination heureuse puis presque panique. Sur une suggestion du boyfriend, j’utilise des pièces d’échecs pour visualiser les formations des élèves dans la chorégraphie que je ne parviens pas à créer. Il n’y a pas assez de pions pour tout le monde, j’utilise des figures pour les élèves de troisième cycle qui viennent prendre le cours en plus (les cavaliers pour les garçons) et une tour pour l’élève surdouée qui a quatre ans et deux têtes de moins que les autres.

On m’apprend sur Instagram qu’il existe des applications pour ça.

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Samedi 29 mars

Fatigue, SPM, cours laborieux, élèves contre qui je peste ou auprès de qui je me déverse brièvement : passons sous ellipse les méandres marécageux de la mauvaise conscience qui s’ensuit. Gardons le tangible, beau et bon : explosion florale au parc Barbieux, tarte aux épinards dans mon assiette.

Cet érable est une découverte, je ne l’avais jamais vu fleuri de ces pompons qui se balancent au vent comme des fantômes de méduses.

En cours de formation : l’ombre blanche des magnolias.

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Le tonnerre gronde au loin

Dimanche 30 mars 

Cette fois, je lance une vidéo pour renforcer le haut du corps, destinée « à des personnes ayant déjà une pratique de yoga et cherchant à se challenger en 34 minutes. » Je me sens « libre de modifier les mouvements » comme et quand je le sens, surtout quand je ne le sens pas. Je challenge mes biceps et triceps, et c’est à peu près tout de toute la journée.


The stage… it's not… it's juste a magnified glass

Je finis de regarder l’interview de Sylvie Guillem par Daniil Simkin. Je l’avais laissée en plan, rebutée par la réalisation sirupeuse saturée de storytelling américain autant que la rudesse de l’ancienne étoile, qui ressort tant dans ses propos que dans son accent (à côté Mathilde Froustey ne sonne pas du tout frenchy). C’est étrange comme, des années plus tard, je ne vois plus du tout la même chose : ce ne sont plus tant l’aura et les capacités physiques incroyables de la danseuse qui me frappent, que sa maigreur, sa dureté. Mademoiselle Non n’était pas un surnom mignon.

Capture d'écran de Daniil Simkin et Sylvie Guillem à contre-jour en pleine golden hour. Sous-titres : it's one step above a fearn you know.
Daniil Simkin lui demande si c’est la peur qu’elle a cherché pendant sa carrière, et non, pas vraiment, plutôt à se dépasser, un pas au-delà de la peur que vous avez à ce moment là.

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Lundi 31 mars

Confirmations et découvertes au cours de stretching postural :

  • Il est donc possible d’engager volontairement son rhomboïde pour la tenue du dos.
  • Mettre dans la jambe de terre d’un dégagé une force semblable à celle d’un échappé donne une stabilité incroyable et permettrait de ne pas décaler le bassin davantage à l’horizontale au-dessus de la jambe de terre. Les rebondissements n’en finissent pas avec cette histoire : il faut / il ne faut pas / ça dépend des écoles / décaler le poids du corps à l’aplomb des orteils, du milieu du pied, du talon (aka ne pas le décaler)…
  • Pousser le bassin avec la jambe de terre fournit un levier pour lever l’autre en grand développé seconde (il me semble que je le savais, mais confusément, n’ayant jamais identifié la sensation qui pourrait justifier le il faut). Cela déclenche la perplexité d’une camarade qui a pris l’habitude de décaler son buste tant on lui a répété qu’il ne fallait pas incliner le bassin (avoir une hanche plus haute que l’autre). Le nombre de fois où j’ai moi-même entendu mon prénom suivi de « baisse la hanche » en cours… Alors qu’il ne s’agit pas tant de mettre les hanches sur un même niveau à bulle que de tourner la jambe en-dehors et de corriger l’antéversion du bassin. Il suffit de regarder les photos des danseuses russes qui ont les jambes au plafond : leurs hanches sont nettement en diagonale.

Trop de décisions logistiques à prendre pour ne pas rentrer chez moi entre le cours pris et les cours donnés, je me résous à un aller-retour supplémentaire de métro dans la journée. Pour ne pas avoir l’impression d’être rentrée pour rien, je cherche quelque chose que je n’aurais pas pu faire en restant sur Lille et me lance dans le désherbage de la terrasse.

De la mousse a poussé entre les dalles, à la place des joints que la propriétaire n’a pas jugé utile de faire. Je pensais que cette micro-végétalisation serait un mal pour un bien : les brindilles et les feuilles du saule pleureur ne viendraient plus s’y ficher, seules ou en tentant de balayer. J’ai même eu quelques fleurs sauvages qui y ont poussé à un moment. Sauf que. La mousse, ça vit et ça meurt, ça jaunit. C’est aussi un repère à bestioles idéal pour les oiseaux qui en arrachent des bouts, lesquels en trainant sur les dalles finissent par instaurer un substrat organique suffisant pour que des moisissures se développent sur la pierre poreuse. Bref, il a suffi de l’automne au printemps pour que la terrasse se fasse envahir par l’abandon. Alors assise par terre les jambes en écart-de-quelqu’un-pas-souple pour préserver mon dos, j’arrache. J’arrache des réglettes vertes et poussière, vertes et terre, oh une feuille de saule pleureur en décomposition, des touffes superficielles sans l’humus qui reste enfoncé, qu’il faut sortir à la raclette, j’arrache un carrefour entre les dalles, c’est le plus facile à arracher, on a la meilleure prise. Puis, en voulant retirer mes gants (de cuisine, sans latex), j’arrache le pouce. Je continue sans, un moment, puis j’arrête quand ça commence à me gratter.

Je voulais que la terrasse soit présentable quand la proprio viendrait changer la porte-fenêtre, qu’on ne m’accuse pas de ne pas bien entretenir le lieu, mais je finis par me rappeler que cet entretien laborieux que j’ai négligé vient d’abord d’un défaut de conception (ou plutôt de réalisation) de sa part. Qui pose des dalles sans penser aux joints, sérieusement ? Il faut vraiment ne pas avoir à y vivre pour faire ce genre de chose. (C’est comme le lavabo rectangulaire au fond tout plat : c’est joli si l’on veut, mais impossible à nettoyer et plus encore à conserver propre car l’eau n’entraîne rien, au contraire ; elle pousse toute poussière, crasse, dentifrice contre les bords et il faut lutter à contre-courant pour évacuer quoi que ce soit.)

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Mardi 1er avril

La formation de yoga repérée pour cet été est complète, ça c’est fait. La formation plus courte au « yoga danse » sur laquelle je pensais me rabattre s’avère n’être pas une très bonne idée une fois consultée les vidéos de démonstration de l’enseignante :  outre que cette gymnastique pleine d’esbroufe musculaire (acrobatique, presque) ne correspond pas à l’idée que je me faisais d’un flow dansé, mon dos n’y résisterait probablement pas. Une formation au Pilates, plutôt ?


Je finis de lire L’Empathie est politique sur ma terrasse de privilégiée au soleil. Ça met des mots sur des ressentis confus, notamment le leurre de l’empathique qui, en s’informant, se donne l’impression d’avoir fait quelque chose sans que le travail qui lui a été coûteux psychiquement ne change rien au schmilblick (je suis pire : je ne m’informe même pas, dans l’évitement le plus total de ladite charge psychique). À rebours du titre, l’empathie serait finalement plus égocentrique que politique ; ce qui est politique, dans l’empathie, c’est son utilisation dans la sphère des médias et du pouvoir, l’appel aux émotions individuelles étant bien commode pour ne pas trop toucher aux structures sociales. Évidemment Samah Karaki l’explique de manière beaucoup plus précise et nuancée ; lisez-la.


Il n’y a que deux personnes à la barre au sol, mais cela ne me dérange pas, au contraire. Ce sont deux curieuses critiques et l’heure prend des airs de cours particuliers, loin de l’ambiance tristounette qui pourrait régner avec deux exécutantes plan-plan. (Il faut que je fasse ma pub pour des cours particuliers ou semi-particuliers à domicile, vraiment j’adorerais.)(Mes finances aussi.)

En écho au travail de la veille en stretching postural, on cause omoplates et on cherche à les faire glisser vers le bas — vers la taille ? demande L. afin de lever toute ambiguïté alors que nous sommes en table à l’horizontale. J’adopte l’expression, décidément plus pratique quand on se retrouve les fesses en l’air, la poitrine sur le tapis ; dans cette position, l’ajustement postural fait disparaître chez L. une tension au niveau des épaules. Décidément. Ses questions et questionnements partagés m’aident au moins autant à préciser ma compréhension que mes réponses l’aident à trouver sensations et mouvements justes. Quand j’explique qu’on essaye de faire glisser les omoplates vers l’extérieur, elle s’étonne de ce qu’on lui a toujours dit l’inverse dans son adolescence, qu’il fallait au contraire les serrer, pouvoir tenir un stylo entre ses omoplates. En cherchant le pourquoi de ce conseil (est-ce que c’est moi qui aurait mal compris ?), je postule que serrer les omoplates devait servir à les rabattre (verticalement) pour éviter les « ailes de pigeon » ; si on peut les rabattre tout en conservant un dos large, c’est encore mieux.

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Mercredi 2 avril

L’avantage de mettre son réveil à 7h33 plutôt que 7h30, c’est de pouvoir finir ses quatre pirouettes sur pointes. À moins qu’il faille créditer l’insomnie de 5h du matin de cette prouesse, qui a décalé le rêve au plus proche de l’instant où je pourrais m’en souvenir ?

Journée de cours pas si pire rapportée aux heures de sommeil — surprenamment bonne, même, au regard de ce ratio.


C’est quand même mal foutu d’avoir l’odorat décuplé quand on a ses règles, au moment où le corps expulse du sang qui pue le fer. Dans les transports en commun, c’est un bonheur. Même les odeurs de déodorant, eau de toilette ou après-rasage de ces messieurs que je sniffe d’habitude avec délices m’agressent, je remonte mon étole sur le nez. Je ne me suis pas plus tôt félicitée du départ de mon voisin aux notes de propreté trop prononcées que je la regrette, remplacée par la puanteur d’un homme qui n’a manifestement plus de quoi se doucher ou laver ses vêtements. Je tiens deux arrêts avant de capituler et faire preuve d’impolitesse en allant trouver une place assise plus loin.

Dans le bus, en revanche, le monde est moins hostile que printanier ; ce sont des effluves verts qui me parviennent — la veille, c’étaient des bouffées de mon arrière-grand-mère. Deux, très précisément, deux vagues de Habanita de Molinard, sans qu’aucune source identifiable ne vienne cristalliser l’odeur et m’empêcher de croire à son fantôme. Idem dans le parc, la madeleine en moins, avec une odeur de shit que je ne rattache à personne dans mon champ de vision. Mon périmètre olfactif doit l’excéder. De fait, c’est exactement comme ça que j’ai l’impression de redécouvrir mon monde quotidien, à travers un radar olfactif. Bonus d’auto-asphyxiation en fin de journée en ôtant mes chaussons. Je vais bientôt découvrir si ces demies-pointes supportent le lavage (risque de décollage de semelle).


Une élève lève la main, parle, je n’entends rien, m’approche : elle me prévient qu’elle n’a plus de voix. Ah d’accord, je réponds en chuchotant. Quelques instants plus tard, elle lève à nouveau la main dans un besoin impérieux de me raconter que sa maison accueille désormais un chaton.
Lever la main pour demander la parole : compétence acquise.
Prendre la parole en relation avec le cours : compétence en cours d’acquisition.


Une jeune élève est absente, réticente à revenir parce qu’une autre l’embêtait et lui « touchait des parties du corps qu’elle ne voulait pas qu’on lui touche » — c’est la maman qui nous en a informés. Je n’ai rien vu : je pensais qu’elles étaient amies et s’asticotaient, s’attrapant par la taille comme dans le groupe deux heures plus tard où des amies avérées jouent des micro-parties de chat ou s’amusent de portés impromptus dès que j’ai le dos tourné (heureusement, le miroir). Je n’avais pas pris conscience de l’asymétrie systématique, qui me paraît évidente avec ce nouvel éclairage. Je comprends maintenant que le sourire gêné de la petite fille ne venait pas de se faire épingler par la prof (je reprenais les deux ou l’une ou l’autre selon le prénom qui me venait en premier), mais d’une gêne beaucoup plus profonde. Il n’est pas non plus improbable que la veste assimilée cache-cœur dont elle ne s’est jamais départie servait moins à lui tenir chaud qu’à la protéger. J’ai vu et je n’ai rien vu. Rien compris. La petite fille a fini par parler : en mars, soit sept mois après la rentrée, alors que l’autre enfant aurait pu être recadrée et éloignée dès le début… Il n’est d’ailleurs pas impossible que cette dernière n’ait pas plus que moi conscience de l’effet de son comportement.

Dans les moments comme ça, vraiment, j’aimerais me dispenser des cours enfants et m’en tenir aux cours adultes, donner cours uniquement à des gens qui peuvent s’exprimer et dont la responsabilité ne m’incombera pas s’ils ne le font pas. J’aime l’enseignement de la danse, pas du tout l’éducation.

Évidemment, dans la même journée, il y a ce moment adorable où la petite sœur d’une 6 ans se joint à elle pour tenter des mouvements, la petite fille de mon cours devenant une grande qui guide sa cadette sous le regard et le smartphone de la maman attendrie. Et négocie pour elle des chassés à la seconde plutôt que devant, parce que c’est encore trop compliqué pour elle, c’est pour les grands. Oui, d’accord, j’avoue, même quand on n’est pas fan des gosses, c’est ultra-mignon.


Une élève particulièrement brouillon dans ses coordinations galère à mettre en place les déboulés décomposés en demi-tours à pieds plats : si elle tourne dans le bon sens, elle ne tourne pas sur la bonne jambe et si elle tourne sur la bonne jambe, elle ne tourne pas dans le bon sens — quand elle ne se trompe pas de sens et de jambe. Quand on tente le vrai mouvement enchaîné, avec élan, sur demi-pointes, ses camarades se mettent à tanguer, mais elle à l’inverse trouve le sens du mouvement et tourne son bonhomme de chemin, genoux toujours un peu fléchis, absolument pas gainée. Je repense a posteriori à N. qui, avec son placement impeccable, ne comprenait pas que toute de ginguois je tourne avec plus de facilité qu’elle. En plaisantant, j’avais répondu qu’à force de devoir sans cesse rattraper des postures rendues instables par mon manque de placement, j’avais moins de mal avec l(e dés)équilibre. Je plaisantais pour ne pas avoir à évoquer son probable problème d’oreille interne, mais je crois que ça se vérifie.


Sur le conseil de Luce, j’écoute Very bad yoga : posture ou impostures ? Je parviens à écouter un épisode de podcast en entier assise sur mon canapé, sans faire autre chose en même temps (m’épiler étant la seule activité que je parallélise volontiers avec une écoute de ce type) et sans lutter contre l’envie de passer en avance rapide toutes les deux minutes ; c’est dire si j’y trouve de l’intérêt. J’y découvre la voix de Marie Kock, dont j’ai assez croisé le nom ces temps-ci pour avoir regardé où je pourrai emprunter Vieille fille ; j’ai désormais aussi envie de lire son ouvrage sur le yoga.

L’épisode s’attaque au malaise que l’on peut éprouver à se retrouver plongé dans un mélange mal digéré de spiritualité vaguement hindouiste et de fitness new age — typiquement le moment où je me sens ridicule si j’essaye de répondre au namaste d’Adrienne (indépendamment du fait que cela soit ridicule de répondre à une vidéo). Laquelle Adrienne est décrite par la réalisatrice comme une Américaine qui ressemblerait à Nathalie Portman, mais en leggings : j’ai vraiment ri, c’est tellement ça. Là où cela devient intéressant, c’est que le podcast remonte aux origines de la diffusion du yoga en Occident, forme de soft power exporté par une Inde œuvrant à être décolonisée. Je vous laisse écouter le podcast, mais en gros c’est bâtard dès son introduction à l’étranger. À la limite, je trouve beaucoup plus sain en tant qu’Occidentale de l’utiliser comme un outil de bien-être physique et psychique plutôt que de le vendre comme un style de vie authentique made in China India — même si, évidemment, c’est tout autre chose que la pratique familiale infusée de mythologie indienne qu’une Française de parents indiens raconte avoir connue dans son enfance, tous les dimanches dans le salon en pyjama.

…

Jeudi 3 avril

Le beau temps a beau avoir été annoncé, il me surprend ; j’avais oublié qu’on pouvait avoir chaud simplement en se promenant lentement au soleil. Je fais le tour du parc Barbieux avec un arrêt lecture-magnolia. Les pétales commencent déjà à tomber ; j’en ramasse comme les enfants ramassent des plumes et des cailloux. J’en cherche qui soient intacts, le plus lisse et rose vif possible, les stocke dans ma casquette gavroche ; déversés sur le manteau de la cheminée, ils sont déjà marqués.

Au cours de ma promenade, à l’autre bout du parc, j’entends un groupe qui s’interroge derrière moi sur l’espèce d’un arbre : un cerisier ? les fleurs sont un peu trop grosses pour un cerisier : un magnolia ? Sans y penser, je hoche la tête à cette dernière option, et j’entends alors une autre voix répondre à la première : apparemment c’est un magnolia, la dame de devant a fait oui de la tête pour le magnolia. La dame de devant a souri sans se retourner.

Attraper des bribes de conversation me ravit. « Ce n’est pas beaucoup, trente, mais au bout de trente, je cale. » Trente grammes de chocolat ? Trente pages de lecture ? Trente km/h ? Trente makrouts ?


La dame élégante du stage nous rejoint en barre au sol, c’est un vrai plaisir de la retrouver, même si je ne retrouve pas son prénom tout de suite. Une habituée est de retour après un temps d’absence : son expérience de juré d’assise l’a secouée.


Mes adultes débutantes le sont de moins en moins. Leurs progrès sont marqués et remarqués : elles commencent à le sentir, pendant le cours (l’adage cesse d’être une succession impossible de pas à mémoriser pour devenir un enchaînement) et même en dehors (une meilleure posture derrière son bureau). Elles sont néanmoins surprises quand on parle professeurs pour l’an prochain (elles veulent s’assurer que je continuerai avec elles) : On ne sera plus débutantes ? Elles pensaient qu’elles le resteraient un certain nombre d’années. D’une certaine manière, oui, mais dans un autre groupe. Il y a beaucoup de niveaux alors ? J’énumère ceux de l’école, tout le monde est à peu près rassuré.

Et toujours, avec elles, des moments de fous ou doux rires, comme lorsque la première à la barre lance une sorte de chech à dernière, qui avait oublié qu’elle se retrouverait première quand on changerait de côté à la fin des pliés — et ne pourrait plus copier. Ou lorsque le contexte soudainement retrouvé de la musique déconcentre les soubresauts : mais, mais, c’est le Muppet Show ? Ainsi font font font…

Une réflexion sur « Shunbun (L’équinoxe de printemps) »

  1. Je te recommande chaleureusement Vieille fille (qui m’a fait du bien) et Yoga, une histoire-monde (qui m’a instruite mais je n’ai pas pris de notes).

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