AA 5/12 Orthodoxie scandinave : le style danois

Ce billet fait partie d’une série de compte-rendus sur Apollo’s Angels, de Jennifer Homans.

 

Au XIXe siècle, le Danemark était une enclave, mais c’est précisément cet isolement qui a permis au ballet romantique d’être préservé… et de faire, au siècle suivant, la gloire de Bournonville. Histoire d’un prophète (passéiste) en son pays.

De Paris à Copenhague

Auguste Bournonville est le fils d’une Danoise et d’un Français qui, disciple de Noverre, lui lègue son admiration pour le ballet français. Bien que loyal envers le style noble, Bournonville est sensible à l’école de Vestris ; il prend des cours avec lui et devient danseur à l’Opéra de Paris. La technique l’enthousiasme ; il développe une fascination quasi scientifique pour la logique anatomique du mouvement. Toute sa vie durant, il n’aura de cesse de chercher une synthèse entre « the new athleticism and the old classicism, Vestris and his father, Paris and Denmark ».

La voie ouverte par Taglioni ne lui convient pas : Bournonville admire la danseuse mais déplore les effets de sa gloire. Rebuté à l’idée que le danseur soit réduit au rôle de porteur, il repart au Danemark, qui est en outre plus stable et lui offre davantage d’opportunités. La culture y prend une importance accrue : l’art s’offre comme une porte de sortie pour ne pas penser à la perte de pouvoir politique du pays et à la misère de ses villes.

Bournonville, bon citoyen et père de famille responsable, est en outre patriote. Son premier ballet, Valdemar, qu’il monte en 1835 au Théâtre royal, se déroule dans le Moyen-âge danois, sur fond de guerre civile : trois prétendants au trône se disputent le pouvoir et, après la trahison de l’un et la mort de l’autre, c’est évidemment le bon qui s’en sort. Pantomime, effets scéniques, parades de style militaire, sauts et tours du héros… le public, qui n’est pas habitué à tout cela, est fort impressionné. Ce n’est pourtant pas le meilleur ballet de Bournonville, qui a péché par excès en voulant présenter en une seule œuvre tout ce qu’il connaissait et ce à quoi il aspirait.

Plus représentative de son style est sa Sylphide (dansée par Lucile Grahn), qui reprend la trame parisienne mais s’inscrit dans le folklore danois. La musique aide à faire de ce sommet du style romantique français une œuvre danoise : Bournonville achète les droits du scénario mais, ne pouvant se payer la partition, en commande une nouvelle à Herman Severin Løvensiold. Le changement principal, cependant, reste le déplacement du centre de gravité du ballet, de la forêt au foyer : Bournonville s’éloigne de l’atmosphère tragique et obsessionnelle de la version parisienne, pour quelque chose de beaucoup plus bourgeois, domestique. Alors que dans la version parisienne, l’intensité du désir pour l’irrésistible et l’inatteignable vaut bien la destruction finale, dans la version danoise, ce bonheur illusoire ne doit pas détourner l’homme de ses devoirs domestiques (d’où l’étoffement du rôle de James).

En 1841, suite à un incident diplomatique, Bournonville s’éloigne du Théâtre royal et en profite pour aller en Italie ; à son retour, il chorégraphie Napoli. Le livret est un prétexte pour recréer l’atmosphère des rues napolitaines, dont il oublie soigneusement la misère et préserve le pittoresque (pittoresque qui fait le succès du ballet, les passages romantiques-fantastiques étant utilisés par les spectateurs comme pause café).

 

Le style Bournonville

À première vue, le style de Bournonville est semblable à celui de Vestris et compagnie dans les années 1820 : une technique masculine avec des sauts, des pirouettes, des pieds pointés, des genoux tendus et des épaulements. Les danseurs danois sont plutôt trapus et les personnages que leur donne à danser Bournonville, populaires (marins, pécheurs…) : ce n’est pas du style noble et pourtant, ce style demi-caractère est dansé avec une dignité nouvelle, plus contenu, moins enclin au spectaculaire. Bournonville est contre l’afféterie : « Le plus, c’est le mauvais goût. » (en français dans le texte) Il veut pour ses danseurs des manière impeccables : les bras doivent être tenus bas et les jambes, rester dans la circonférence naturelle du corps. Même les pas les plus virtuoses doivent être intégrés au reste de l’enchaînement et subordonnés à la musicalité. Pas d’esboufre : les sauts ne sont pas là pour atteindre des sommets, mais pour voyager d’un point à un autre. Les talons, qui touchent à peine terre, tiennent moins au mauvais demi-plié de Bournonville danseur qu’à son désir de chorégraphe de voir les pas liés les uns aux autres, sans que l’un soit privilégié au détriment de l’autre – tout dans la transition. Le risque est que cette danse paraisse un peu trop uniforme, mais c’est pour Jennifer Homans un prix peu cher à payer en regard de l’harmonie qui en résulte.

Bournonville n’a pas la culte de la ballerine, qui danse peu ou prou la même chose que les hommes, à leurs côtés. Il veut des danseuses respectables, pas des demi-mondaines, et efface toute trace de sexualité dans leur danse – au point que le Robert le Diable qu’il donne à Vienne paraît bien prude et vieillot aux spectateurs. Son style est délibérément old-fashioned, même pour l’époque : la technique de pointe de ses danseuses est moins avancée (l’essentiel de La Sylphide est sur demi-pointes) et il n’y a pas de partenariat à proprement parler : les couples dansent côte-à-côte comme au XVIIIe siècle.

Bournonville est fier de ses scénarios très moraux alors qu’ils sont secondaires : sa danse parle d’elle-même. L’honnêteté est dans le mouvement (pas moyen de tricher avec la technique Bournonville ; s’il y a une erreur, elle se voit) et la joie n’a pas besoin d’être jouée, elle naît du plaisir pris aux pas. La danse est pour Bournonville une éthique de vie, avec « a low church, family style of ballet ».

 

Danois envers et contre toute l’Europe

Dans les années 1840, Bournonville est établi et reconnu au Danemark ; il désire voir ce qu’il en est ailleurs et découvre que le reste de l’Europe est partie dans une direction totalement opposée. Il correspond avec d’autres artistes qui partagent ses vues, mais cette diaspora du ballet, vieillissante, ne compense pas son impression d’isolement.

Bournonville trouve Paris obsédée par l’argent ; l’ennui règne à l’Opéra, et le cancan sur le reste de la capitale. À Naples, le ballet s’est provincialisé sous le coup de la censure et de la pruderie catholique. Espoir à Vienne, Bournonville accepte un poste ; les Viennois trouvent ses ballets vieillots et lui préfèrent la pyrotechnie de Paul Taglioni (le frère de Marie). La Russie suscite chez le chorégraphe danois un mélange de curiosité et de réticence : il est impressionné par la qualité des danseurs mais trouve les chorégraphies trop lascives et acrobatiques (Petipa est d’accord avec lui, mais il lui faut bien composer avec le goût du public et des autorités).

Peu à peu, Bournonville se met à penser que Copenhague est le meilleur espoir du ballet – d’autant que le pays est politiquement stable (en 1848, il effectue une transition de velours de l’absolutisme à la monarchie constitutionnelle). La défaite de 1864 face à la Prusse réactive son nationalisme ; Valdemar est redonné à moult reprises, chaque fois avec succès. Alors que toute l’Europe désire passer à autre chose, Bournonville met un point d’honneur à ne pas changer.

Conservatisme balletomane

Bournonville met toute son énergie à consolider et préserver le ballet danois. En 1849, il crée Le Conservatoire, ballet-vaudeville en deux actes qui inclus « Pas d’école », divertissement auquel on a pris l’habitude de réduire Le Conservatoire. Cette démonstration est une manière de dire : voilà ce qui importe, voilà à quoi l’on doit s’en tenir.

En 1854, Un conte populaire signe le retour au romantisme danois (sur des histoires scandinaves – dont un conte d’Andersen, qui a été formé au ballet). Avec ce ballet, Bournonville défend sa position artistique face aux dramaturges du Théâtre royal, partisans de la Raison qui ne jurent que par la satire. Un conte populaire est un Napoli scandinave, une Giselle du Nord où les Willis ont été remplacées par des trolls et des elfs, créatures païennes qui conservent dans une certaine mesure une symbolique chrétienne (on écarte les mauvaises créatures avec de l’eau sacrée…). Les ballets suivants continuent d’explorer des thèmes nordiques, mythologiques ou médiévaux.

Bournonville travaille à un système de notation, qui ne sera pas très utilisé mais témoigne de son désir de préserver son art : il sait que le ballet ne sera pas reconnu comme l’égal du théâtre ou de la musique tant qu’il n’aura pas son langage propre. Bournonville se bat également pour améliorer le sort de danseurs (il fait régulariser la paye des danseurs et leur obtient une retraite) et, en 1847, réorganise l’école du ballet.

À la mort de Bournonville, en 1879, le Danemark a sa propre école et son propre style de ballet (qui sauvent ainsi de l’oubli une part importante de la tradition française, issue de l’école Vetsris). Par la suite, ses élèves règlent à partir de ses ballets six cours de danse (un pour chaque jour de la semaine) et répètent inlassablement ces classes fixes. Le Conservatoire portait bien son nom…

AA 3/12 La Révolution française dans le ballet

Ce billet fait partie d’une série de compte-rendus sur Apollo’s Angels, de Jennifer Homans.

 

Ballet bluette, ballet pompier

À la fin des années 1770, la rivalité de la comédie italienne est alarmante ; l’Opéra traverse une crise financière. On n’y donne plus de nobles pantomimes dans le style de Noverre, mais des vaudevilles-pantomimes, sortes de ballets fleur bleue mettant en scène de jeunes paysannes (parfois émaillés de quelques sous-entendus politiques, les rosières pouvant faire écho à Marie-Antoinette). Le chorégraphe Maximilien Gardel travaille avec des compositeurs qui recyclent des chansons populaires : le public en connaît les paroles, c’est un moyen efficace pour rendre la pantomime compréhensible. La danseuse-phare de ces ballets est Madeleine Guimard, une « bâtarde au grand cœur », ai-je écrit dans mes notes, ce qui me fait un peu douter de moi. La miss danse les rôles de paysanne avec noblesse et les rôles de dame noble avec simplicité, mais bon, ça reste de la bluette.

L’érosion du style noble correspond à une réalité sociale. Louis XVI, moins porté sur l’étiquette (et ce n’est pas Marie-Antoinette qui va lui remettre les pendules à l’heure), se rend peu souvent à l’Opéra. Le réflexe de se tourner vers le roi et les grands de ce monde pour connaître leur avis (forcément le bon) tend à s’estomper. On vient de moins en moins pour être vu et de plus en plus pour voir, si bien que lorsque l’opéra est détruit dans un incendie, on en reconstruit un plus axé sur la visibilité que la sociabilité (ce n’est pas le palais de Chaillot non plus, hein).

L’Opéra est aussi agité que la nation. Les danseurs sont de moins en moins contrôlables et se livrent à des mutineries qui en envoient certains en prison. Auguste Vestris, danseur qui compte davantage sur la virtuosité que son père Gaetan, refuse de se produire pour la reine, ça par exemple ! Le 11 juillet 1789, la foule investit l’Opéra et s’empare des accessoires qui ressemblent à des armes – la chronologie nous préserve heureusement d’une prise de la Bastille avec des pistolets à eau.

Exit les ingénues de Guimard, place au ballet héroïque ! Pierre Gardel chorégraphie en 1790 Télémaque dans l’île de Calypso et Psyché (même si je ne vois pas trop ce qu’il y a d’héroïque dans Psyché, hormis de le jouer 560 fois en 3 ans). Ces deux ballets constituent un compromis entre l’ancien, avec des histoires bien connues, et la nouveauté, essentiellement vestimentaire et féminine. Le ballet adopte en effet la mode grecque de la Révolution (bah, ouais, Sparte, quoi !) : les tenues grecques permettent de dénuder les danseuses en tout bien tout honneur (pas comme ces nobles vicelards). Et comme Gardel s’est aperçu que cela plaît au public, il renforce les effectifs féminins sur scène, au point de faire presque disparaître les hommes, qui ne sont plus que 2 dans Télémaque, entourés de 32 femmes. Bref, le ballet héroïque habille de grandeur une pantomime vaudevillesque ; ce n’est pas ça qui va revitaliser le genre.

 

Allons danseurs de la patrie

En 1792, alors que la Révolution entame sa phase radicale, les productions théâtrales se politisent (L’Offrande à la liberté est chorégraphiée sur La Marseillaise). L’Opéra échappe à l’épuration : une liste d’artistes royalistes a bien été établie, mais il semblerait que l’homme chargé des arrestations aimait trop être diverti. En 1794, Gardel s’engage à abandonner le répertoire de l’aristocratie viciée au profit de productions républicaines décentes (en toges grecques, donc). Ce n’est pas pour rien que Gardel restera directeur de l’Opéra pendant 42 ans, passant au travers des régimes successifs…

Les festivals révolutionnaires fleurissent sur les parvis : plus que de mettre en scène, il s’agit de revivre les moments marquants de la Révolution et, par là même, de les créer comme mythes. La foule n’est pas uniquement là pour regarder, comme c’était le cas pour les ballets du roi : elle est invitée à participer. Il y a interaction entre la scène et la place publique : des danseurs et maîtres de ballet sont impliqués dans ces événements, dont les thèmes vont en retour durablement marquer le ballet, même après la fin de la période révolutionnaire.

Les festivals révolutionnaires mettent en scène des groupes de jeunes filles habillées de blanc – des jeunes filles d’extraction modeste censées incarner la pureté, la vertu républicaine. Quoiqu’elles ne dansent pas, leur chœur silencieux est l’ancêtre de corps du ballet. Jusque là, en effet, il n’y a sur scène que des personnages, des couples – pas d’entité clairement définie. Il faudra attendre La Sylphide et Giselle pour voir apparaître le groupe en tant que tel ; les Romantiques le concevront candide et féminin, à l’instar de ces groupes de jeunes filles habillées de blanc.

 

Tout envoyer valser ?

En 1794, l’Opéra reprend le répertoire d’avant la Révolution (plus Télémaque et Pysché), mais il ne s’agit pas pour autant d’un retour à l’ordre établi, plutôt d’une mise en pilotage automatique : les ballets sont repris comme les rediffusions à la télé. La dynamique est ailleurs, dans les bals parisiens, où dansent les (femmes) incroyables et les (hommes) merveilleux, dans d’extravagantes tenues. L’Opéra accueille ainsi des bals masqués, témoin de la nouvelle danse à la mode : une valse qui n’a rien de viennoise. On se tient par la taille, on s’enlace… c’est chargé d’érotisme. Et surtout, transposé sur scène, c’est la naissance du pas de deux : les partenaires n’évoluent plus côte-à-côte, comme c’était le cas dans le menuet, mais face-à-face, les corps en prise l’un avec l’autre, qui font contrepoids.

En 1800, après des années de vache maigre chorégraphique, Gardel présente La Dansomanie. Si le protagoniste de ce ballet peut rappeler monsieur Jourdain par sa folie sociale (il refuse de marier sa fille sous prétexte que le beau parti n’est pas bon danseur), La Dansomanie n’a plus l’aura de la cour qu’avait Le Bourgeois Gentilhomme. Il ne s’agit pas d’une comédie-ballet mais d’un « rien », selon le chorégraphe lui-même, conscient de ne pas faire dans la finesse de la satire, mais dans la pure farce.

 

Mise au pas

L’arrivée de Napoléon signifie retour à la cour, la hiérarchie, l’étiquette… et les maîtres de ballet. Ce n’est pas pour autant un retour au passé : si la hiérarchie est prônée comme valeur, elle se fonde désormais sur le mérite (et la fortune, quand même) plutôt que la naissance.

L’Opéra est mis sous surveillance : les ballets sont soumis à la censure, et les danseurs ne sont plus autorisés à modifier les pas ou à reprendre la chorégraphie d’un ballet dans un autre – caprices aristocratiques que cela. Alors qu’ils ont participé à la Révolution, les danseurs se retrouvent paradoxalement à défendre leurs privilèges de l’ancien temps. Envie de faire le malin ? Quatre jours de prison.

L’école de danse est elle aussi mise au pas : on bat le rappel des élèves qui s’entraînent chez des professeurs particuliers et les garçons sont dotés d’un uniforme. C’est l’émergence du ballet comme une discipline moderne, au style militaire.

 

Auguste Vestris et le mélange des genres

Jusque là, le ballet est divisé en trois genres : noble, demi-caractère et comique. Cette catégorisation va de paire avec une certaine croyance dans le bien-fondé de la hiérarchie : « les rois et les nobles étaient, par la grâce de Dieu, supérieurs aux autres, et ils dansaient d’une manière qui le prouvait. » Reproduisant cette hiérarchie, les danseurs sont spécialisés dans l’un des trois genres. Auguste Vestris, lui, est formé au genre noble, mais horreur et damnation, il se permet de tous les mélanger. Non seulement ses tours et ses sauts sont à l’opposé de la retenue requise par le style noble, mais cette virtuosité laisse entrevoir un travail qui contredit le don et partant l’ordre « naturel » – la grâce physique et divine.

Il ne s’agit pas de quelques écarts à mettre sur le compte de l’impétuosité de la jeunesse ; la remise en cause est profonde et constitue une véritable rupture dans l’histoire du ballet. La violence que certains spectateurs perçoivent dans les « gesticulations » de Vestris est (aussi) une violence qui s’exerce contre le genre noble, dé-naturé, refondé dans un ensemble plus vaste, dont il n’est plus qu’une facette. Les trois genres fusionnent en effet en une seule et même technique : le style noble se retrouve dans les parties d’adage ; le demi-caractère, dans les pas rapides et la batterie (les sauts) ; et le comique, dans pas plus athlétiques encore. C’est beau comme du Lavoisier.

Même des danseurs a priori nobles se laissent séduire par cette nouvelle manière de danser et l’un deux, Antoine Paul, pousse plus loin encore les outrances de Vestris. Il en va aussi de leur carrière : si les puristes se lamentent, le public en réclame. Alors, vulgaire ou spectaculaire ? Il suffit de penser à Ivan Vassiliev, Daniil Simkin ou François Alu, par exemple, pour constater que cette tension entre virtuosité et pureté technique est encore d’actualité (sans même parler des galas et de leurs fouettés à foison, qui déclenchent généralement des comparaisons circassiennes).

 

Le début d’une technique moderne

La confusion des genres signifie aussi que les notateurs se mélangent les pinceaux. Le système Feuillet n’est plus adapté à ces nouveaux pas en constante évolution. Les croquis se multiplient en marge et finissent par déborder les tracés initiaux. L’invention d’un nouveau système de notation devient nécessaire, mais les différents essais ne sont pas très fructueux. Les sources les plus exploitables qui nous sont parvenues sont au final des exercices consignés par Bournonville (élève de Vestris) et Michel Saint-Léon (le père d’Arthur).

La nouvelle école telle qu’elle se devine dans ces notes se distingue par 180° d’en-dehors, des pieds complètement pointés (ce qui est rendu possible par des chaussures style sandales grecques) et une mobilité accrue du buste et des bras. Pendant la classe, les danses ne sont plus pratiquées comme des ensembles mais divisées en pas, lesquels sont exécutés dans un ordre de difficulté croissant, dans d’interminables séries. Les cours durent généralement trois heures et requièrent une énergie considérable. Rien que l’échauffement comprend 48 pliés, 128 grands battements, 96 petits battements, 128 ronds de jambe à terre, 128 en l’air, 128 battements sur le cou-de-pied… Le maître mot : répétition. Couplé à l’utilisation de machines pour forcer l’en-dehors, cet entraînement extrême entraîne une hausse du niveau technique et… du nombre de blessures.

Pour se rendre mieux compte de l’évolution : vidéo de la Royal Opera House sur la classe de danse à travers les siècles.

 

La fin du danseur masculin

La nouvelle école de Vestris met en place les fondements de la technique moderne du ballet mais, ce faisant provoque la perte des danseurs : sans danseur noble, il n’y a plus de place pour les hommes dans le ballet. Avec la fusion des genres en une seule et même technique, le danseur devient une page blanche qui n’est plus le reflet d’un ordre social défini. Ce danseur tout-en-un, incarné par Vestris, ouvre la voie au danseur d’aujourd’hui, qui doit pouvoir tout danser, mais, à l’époque, cette dé-spécialisation est perçue comme une perte, la corruption d’un art par des mouvements violents, heurtés.

À ce changement de paradigme technique s’ajoutent des considérations vestimentaires. Contrairement à leur public, les danseurs ne portent pas le pantalon (peu pratique pour sauter) ; ils ont gardé leurs collants. Cet accoutrement à l’ancienne les fait paraître précieux comme des dandys, héros ridicules d’un temps passé (les novices du ballet comprendront sans problème ; balletomanes trop habitués aux collants pour y avoir autre chose qu’une convention, visualisez deux secondes les costumes de Psyché, ça devrait vous aider). Vestris et compagnie réussissent ainsi l’exploit d’être perçus à la fois comme disgracieux (mouvements pas assez nobles) et efféminés (vêtements trop nobles) – alors que, bon, féminité et grâce sont d’ordinaire assez facilement associées.

En bref : la danseuse est l’avenir du danseur. La virtuosité masculine est écartée au profit d’un jeu féminin plus délicat, incarné par Émilie Bigottini dans Nina ou La Folle par amour (1813). Pas d’acrobatie : de l’expression, du mystère. La demoiselle est si peu virtuose qu’elle est à peine danseuse ; sa pantomime est celle d’une comédienne. Il faut attendre le romantisme pour battre Vestris et compagnie à leur propre jeu et atteindre un niveau d’expression supérieur par davantage de technique encore.

Prochain épisode : l’avènement de la ballerine romantique, qui prend la place du danseur (au point que les rôles d’hommes seront joués par des femmes en travesties – l’inversion est totale).

AA 2/12 Les Lumières et le ballet d’action

Ce billet fait partie d’une série de compte-rendus sur Apollo’s Angels, de Jennifer Homans.

« C’est précisément parce que le ballet était un art de la cour par excellence et semblait incarner à tant d’égards le style aristocratique français qu’il est devenu une cible pour les hommes et les femmes qui aspiraient à créer une autre société, moins rigide dans sa hiérarchie. » Le ballet s’est étendu dans toute l’Europe et les tentatives de le restructurer viennent de partout. On cherche à lui insuffler un nouveau dynamisme en empruntant à des formes plus populaires telles que le mime et la pantomime. On veut faire de cet art des dieux (le Roi-Soleil est Apollon, remember) un art plus proche des hommes, et l’émotion est perçue comme le moyen de contrer tout ce que la belle danse peut avoir de factice.

 

En Angleterre : à la recherche du ballet anglais

Les conditions qui ont permis au ballet d’émerger sous la forme qu’il a connue en France ne se retrouvent pas en Angleterre : la noblesse est dans ses campagnes ; il n’y a pas de cour vivace ; et ce qui vient de France est forcément un peu soupçonneux. Charles I essaye de copier la cour de Versailles sans succès ; Cromwell est trop puritain pour le vouloir ; et les rois qui suivent ne sont pas très doués avec l’étiquette. Bref, la belle danse n’est pas trop leur tasse de thé ; ils préfèrent un style plus comique, plus vivant, influencé par la commedia dell’arte.

C’est dans ce contexte pas hyper encourageant que John Wearer, maître à danser et auteur de plusieurs traités sur le sujet, tente de promouvoir la danse comme un art qui peut réguler les passions, « a social glue » qui permette d’apaiser les tensions entre les gens. L’idée n’est pas, comme c’était le cas en France, d’accentuer les hiérarchies sociales, mais au contraire de les lisser. Pour faire de la danse un art respectable et pour ainsi dire moral (pas français, quoi), John Wearer relie le ballet non pas au ballet de cour, mais à la pantomime de l’Antiquité (ah, la vertu des Anciens…). Bref, il veut imposer le ballet à l’anglaise, bien policé. En 1717, il monte The Loves of Mars and Venus, qui est un succès… jusqu’à ce qu’un théâtre concurrent en monte une parodie – « pantomime reverted to clowning ». Fail. Revanche de l’histoire : si, sur le moment, ses idées ne prennent pas, elles ont fini par définir le style anglais, encore reconnaissable aujourd’hui (on parle des Deux pigeons, right ?).

 

En France : rivalité Opéra / Opéra comique

En France, pas de mélange des registres hauts et bas comme en Angleterre : seul l’Opéra a le droit de représenter des tragédies lyriques et des opéras-ballets. La pantomime se présente alors pour les autres troupes comme un moyen de contourner cette restriction, tout en exploitant le goût croissant pour la comédie italienne. L’Opéra comique, créé en 1762, devient ainsi un rival sérieux pour l’Opéra, en perte de vitesse du fait même de son privilège.

Cette tension est pour ainsi dire incarnée par Marie Sallé et sa rivale Marie-Anne Cupis de Camargo (la dernière entrée ferme la porte). Marie Sallé, danseuse d’opéra et de mime, qui s’est produite à Londres, mélange les genres pour raconter une histoire en transmettant des émotions (mal dit comme ça, on se croirait sur le plateau de Danse avec les stars, mais bon, faut se rappeler que la belle danse n’était pas vraiment portée sur la narration ni l’épanchement sentimental). Pour ce faire, elle abandonne les robes de cour pour des tenues à la grecque, qui dévoilent le corps (d’où l’émotion ?). Contrairement à beaucoup d’autres, la « cruelle prude » n’est pas courtisane, mais elle marque tout de même la transition du style français de la cour au boudoir, i.e. du publique à l’intime ou encore de l’héroïque à l’érotique.

Marie-Anne de Cupis de Camargo, quant à elle, mise tout sur la virtuosité technique, en s’appropriant la batterie (les sauts) normalement réservés aux hommes. Elle fait raccourcir ses jupes pour qu’on admire le travail de ses pieds (peut-être des fétichistes parmi ses nombreux amants ?). Les deux rivales annoncent le XIXe siècle, où la danseuse supplantera le danseur. Ah, les filles d’opéra… La zone trouble entre l’art et le demi-monde est un thème récurrent dans l’histoire de la danse. Il faut dire que les danseuses, au service du roi, étaient indépendantes ; elles n’avaient pas à remettre leur salaire à leur père ou mari… et l’augmentaient en travaillant comme courtisane. Du coup, forcément, la renommée était autant affaire de talent que de vie privée.

 

Noverre et la pantomime

La commedia dell’arte, l’opéra italien, les pièces jésuites, la pantomime de John Weaver… l’idée que l’on puisse raconter une histoire avec le corps aussi bien, voire mieux, qu’avec les mots est dans l’air du temps. Elle prend forme autour de Noverre, le maître de ballet le plus célèbre de l’époque, auteur des Lettres sur la danse (1760) et d’environ 80 ballets diffusés en Europe. Il commence sa carrière à l’Opéra comique (tiens donc) et entretient notamment des liens avec Garrick, un acteur anglais qui a réformé le théâtre de la même manière que Noverre souhaite réformer le ballet : en ôtant les masques et en recourant à une diction/gestuelle moins grandiloquente. Tel qu’il est, sur le déclin, le ballet lui semble vide de sens ; Noverre voudrait que la danse parle à l’âme, qu’elle émeuve… et le moyen d’y parvenir, selon lui, c’est la pantomime.

Exit le ballet de cour, place au ballet d’action. Enfin d’action, c’est vite dit ! N’allez pas vous imaginer un ballet de cape et d’épée… Le ballet d’action raconte une histoire, ok (par opposition à des divertissements ou des numéros), mais comme ce n’est pas évident de suivre qui trahit qui et pourquoi untel tue untel (Noverre veut sortir le ballet du merveilleux pour aller sur le terrain de la tragédie), la narration prend la forme de tableaux successifs, des fresques, quoi – un peu ironique pour un ballet d’action, je trouve. Il n’empêche, on se débarrasse des masques et des vêtements encombrants ; il y a un réel effort d’expressivité et de sincérité. Sous-jacente est l’idée que, contrairement aux paroles, le corps, lui, ne ment pas. Le ballet d’action va de paire avec l’idée utopique d’un monde pré-social, qui ne serait pas encombré de conventions. Rousseau voit même dans la pantomime un bon compromis entre une danse trop primitive et le langage trop policé.

L’ironie, dans l’affaire, c’est qu’à l’étranger, Noverre est embauché en tant que maître à danser français et, à ce titre, continue à enseigner les danses nobles en réaction auxquelles s’est définie la pantomime. Le client est toujours roi, et le client veut le maître à danser de Marie-Antoinette. Sept ans à la cour de Stuttgart laissent une empreinte superficielle ; à Vienne, la pantomime doit être tempérée avec des ballets français pour obtenir le succès ; et à Milan, ça ne plaît pas du tout…

De retour à Paris, Noverre ne résiste pas aux intrigues de l’administration de l’Opéra. Ses œuvres se perdent peu à peu au profit de pièces plus populaires, plus comiques, en comparaison desquelles la pantomime paraît raide. Aigri, Noverre qualifie ses lettres de rêves de jeunesse idéalistes… Son erreur est de s’être attaché à la pantomime sans s’interroger sur la manière dont bougent les danseurs. Si la pantomime ne suffit pas pour raconter une histoire – du moins, pas sans un (conséquent) livret d’intention –, elle permet néanmoins au ballet de gagner son indépendance, d’être reconnu comme un art auto-suffisant, capable d’expression. Les Lumières françaises ont ainsi amorcé le passage, actualisé au XIXe siècle, du ballet comme divertissement à une forme artistique indépendante.

Apollo’s Angels

Pink Lady m’a mis dans les mains Apollo’s Angels. Encore une histoire du ballet, me direz-vous. Oui, c’est d’ailleurs le sous-titre, et non : je n’en ai lu qu’une centaine de page, mais c’est largement assez pour constater que l’auteur va bien au-delà d’une histoire factuelle. Retraversant les époques et les noms bien connus des balletomanes, Jennifer Homans s’attache à restituer l’esprit du ballet et à comprendre son évolution dans les sociétés où il évolue. L’approche est aussi fine que le bouquin est épais. Du coup, je me suis dit qu’en faire des compte-rendus ne serait pas une mauvaise idée : d’une part, cela m’encourage à avancer dans ma lecture sans oublier ce que je lis au fur et à mesure, et d’autre part, cela rendra accessible (je l’espère) cette épopée du ballet, passionnante mais écrite dans un anglais relativement soutenu (et sans traduction française pour le moment). Voire vous donnera envie de la lire. (Oui, je sais, je ferais bien par commencer de la finir.)

Je mettrai ici les liens au fur et à mesure, des chroniquettes de film ou de spectacle étant fort susceptibles de s’intercaler entre les chapitres.
Évidemment, toutes les remarques pertinentes sont de Jennifer Homans ; les impertinentes, de ma pomme.

Première partie La France et les origines classiques du ballet

Chapitre 1 Les rois de la danseurs
Chapitre 2 Les Lumières et le ballet d’action
Chapitre 3 La Révolution française dans le ballet
Chapitre 4 Les illusions romantiques et l’essor de la ballerine
Chapitre 5 Orthodoxie scandinave : le style danois
Chapitre 6 Hérésie italienne : pantomime, virtuosité et ballet italien

Seconde partie Light from the East : world of art (je ne sais pas comment traduire ça sans l’avoir lu)

Chapitre 7 Les tsars de la danse : le classicisme russe impérial
Chapitre 8 East goes West : le modernisme russe et les ballets russes de Diaghilev
Chapitre 9 Laissé pour compte ? Le ballet communiste de Staline à Brejnev
Chapitre 10 Seul en Europe : l’épisode britannique
Chapitre 11 Le siècle américain I : les débuts russes
Chapitre 12 Le siècle américain II : la scène new-yorkaise

 

Soirée mousseline et chaussettes

Robbins, le maître, et Ratmansky, l’élève, sont résolument mousseline : quoiqu’émaillé de discrètes touches d’humour, le mouvement est fluide, continu, poétique. Il tombe bien. Même s’il tombe mieux sur certains que sur d’autres : l’ABT m’avait laissé un souvenir autrement plus incisif de Seven Sonatas. Si Sae Eun Park et Antonio Conforti1 se glissent sans difficulté dans le ballet, les quatre autres semblent encore un peu lutter– et pourtant, plutôt que le lyrisme générique de Sae Eun Park, ce sont les inflexions poétiques de Mélanie Hurel que je retiendrai, notamment ce porté comme désynchronisé où la danseuse qui bondit est rattrapée-empêchée par son partenaire, attentif à ne pas laisser s’envoler sa Willis indisciplinée.

Other dances n’est lui aussi que mousseline : mousseline violette pour Ludmilla Pagliero, et mousseline gestuelle pour Mathias Heymann, dont les retombées de sauts, les développés et les ports de bras n’en finissent pas, s’évanouissant les uns dans les autres (et avec eux, les soupirs d’admiration). Comme Sarah L. Kaufman a raison ! Qu’elle est apaisante, cette grâce que l’on oublie souvent au profit de prouesses plus immédiatement admirables…

Restriction de mousseline chez Balanchine : cela vaut autant pour la taille de la jupette que pour la qualité du mouvement, moins lyrique que géométrique – et en cela parfaitement mis en valeur par les jambes-compas de Laura Hecquet. Duo concertant est aride comme Balanchine et Stravinsky savent l’être, la poésie tout entière concentrée dans le halo de lumière final. J’en arrive à la conclusion que je n’aime pas Balanchine – du moins, pas le Balanchine en chaussettes. Aussi incroyable cela semble-t-il, je crois avoir trouvé, avec ce détail vestimentaire, le critère déterminant mon enthousiasme ou mon aversion pour ses ballets : d’un côté, Agon, The Four Temperaments, Duo Concertant, en chaussettes, de l’autre, Jewels ou Theme and variations, en fanfare.

Tout comme il est un pivot dans l’histoire de la danse, Balanchine est le pivot de cette soirée, qu’il fait passer de la mousseline chic à la chaussette choc. Les chaussettes noires d’In creases, assorties au liseré des justaucorps, remportent une victoire incontestable sur les chaussettes blanches balanchiniennes. Non seulement Justin Peck a le bon goût de choisir une musique de Philip Glass (mouvements pour deux pianos, en fond de scène), mais sa chorégraphie dépote grave, complètement jouissive dans son rythme et son traitement du groupe, notamment lorsque celui-ci s’avance dans une formation triangulaire, la pointe dirigée vers Letizia Galloni qui, restée seule au centre, ploie en cambré à mesure que la troupe se rapproche… Sorry, Sarah and your art of grace, la géométrie l’emporte sur la poésie : Justin Peck increases grandement mon enthousiasme pour cette soirée !

1 Qu’on me le garde à l’œil !