Neneh supernavet ?

Bingo du film de danse (les rubriques sont reprises dans l'article)

Par curiosité pour la représentation de la danse classique en dehors du milieu des connaisseurs, je suis allée voir Neneh Superstar. Petit tour des clichés avérés ou évités en jouant au bingo du film de danse.

Outsider sans toutes les qualités ☑️
Entrée dans une école prestigieuse ☑️

Neneh, une jeune fille noire qui vit dans une cité intègre l’école de danse de l’Opéra de Paris et réussit envers et contre tout : le synopsis reprend à 100 % le cliché de tous les teen movies sur la danse… mais au service d’une noble cause dans la mesure où il s’agit moins de faire un film sur la danse que sur le racisme (les bons sentiments à eux seuls n’ont en revanche jamais fait un bon film).

L’actrice principale est mauvaise danseuse ☑️

Certaines sont de bonnes (voire très bonnes) danseuses classiques, mais ce n’est clairement pas le cas de l’actrice principale. J’en ai fait un contresens, persuadée que le directeur l’avait prise uniquement pour faire sa comm’ progressiste : elle est censée être la meilleure de sa classe. Et ça, c’était avec une doublure.

L’actrice principale est mauvaise actrice

Nonobstant son niveau en danse classique, la jeune actrice principale est assez géniale. Après très rapide enquête, il s’avère qu’Oumy Bruni-Garrel est la fille de Louis Garrel et de Valeria Bruni-Tedeschi. Ça explique des choses, et en même temps, elle joue mieux que ses parents.

Gros plan sur les pieds

Les gros plans sur les pieds sont en nombre très raisonnable : les mauvais esprits diront que c’est parce que l’actrice n’est pas gâtée à ce niveau-là et qu’il a fallu limiter le recours à sa doublure, mais on a aussi une attention poétique portée ailleurs, avec notamment au début du film un joli plan sur une main déliée.

Tout est rose

Exceptionnellement, tout est blanc. Le film dénonce en effet un milieu raciste, obnubilé par la blancheur. Dans les faits, c’est probablement moins grossier que la directrice campée sur « nos valeurs », mais il suffit de lire la biographie de Misty Copland, par exemple, pour comprendre qu’il y a des (gros) progrès à faire.

Neneh à la barre parmi ses camarades studio blanc, justaucorps blancs

Pardon, sauf chez Repetto. Quand on fait un placement de produit, on a une image de marque à respecter.

Bouts de verre dans les chaussons

Les bouts de verre ont été remplacés par des crottes – méchanceté puérile qui a du moins le mérite de ne pas entraîner de blessure physique. À moins que ce ne soit pour souligner le code couleur, avec un caca presque noir dans des chaussons presque blancs. Sur le coup, ça m’a surtout fait penser à cet épisode d’Atypical où la gamine issue d’une famille moyenne mais hyper douée en course à pied découvre que ses camarades huppées et jalouses ont tagués ses chaussures, sans comprendre l’investissement que cela représente pour elle.

Danseuse anorexique

Le culte de la minceur est indéniable, on voit ce qu’il peut impliquer en termes de contrôle du poids et de l’alimentation… mais on ne fonce pas dans le cliché de la danseuse anorexique. L’héroïne est même très saine de ce point de vue, s’indignant que sa mère ne lui serve pas des frites comme à ses copines. Ça fait du bien. (Entendons-nous : les troubles alimentaires nécessitent qu’on en parle, mais de manière nuancée, pas plaquée comme une équation ballet = anorexie.)

Le rôle de la mère est joué par Aïssa Maïga.

Corps souffrant ☑️

La danse classique est une discipline rigoureuse qui demande beaucoup d’efforts… sans que ceux-ci soient pure souffrance : alléluia, on évite les gros plans sur des visages grimaçants. (Peut-être parce que la classe de l’héroïne n’est pas sur pointes ; il n’empêche : alléluia.)

Mère encombrante
Père hostile ou absent

Bonne surprise, le rôle des parents est joliment écrit. À rebours de la mère qui reporte ses rêves sur sa progéniture et du père qui n’en a rien à carrer, la mère de Neneh préférerait qu’elle poursuive des études normales, et c’est son père qui l’encourage sans faillir. J’aime beaucoup le dialogue où la mère demande à son mari de lui citer une danseuse étoile noire, et lui en retour lui demande de citer une danseuse étoile blanche : le racisme, ils connaissent ; la danse, non. Et aideront leur fille en fonction.

Petites bourgeoises arrogantes ☑️

La danse classique est un milieu de bourgeois : sociologiquement indéniable. C’est ce qui rend si croquignolet le montage rapide de la présentation des candidates : elles ont toutes pris des cours particuliers, vécu dans les beaux quartiers voire à l’étranger, et ont des prénoms qui ne laissent aucun doute sur leur origine sociale… prénoms dont on découvre au générique qu’ils soient bien les leurs !

Prof archi-sévère ☑️

Le milieu de la danse classique est strict, régi par de nombreuses règles, avec obligation d’être tiré à quatre épingles : jusque-là, on est d’accord. Le film le montre aussi comme un milieu autoritaire voire arbitraire, où la directrice et les professeurs passent leur temps à interrompre le cours en dépit du bon sens pédagogique : oui mais non, pas comme ça. C’était bien de visionner Graines d’étoiles, moins de confondre cassant et capricieux.

Extrait du Lac des cygnes

C’est bien connu, il n’y a que Le Lac des cygnes dans la vie. Si le film se termine sur la musique de Tchaïkovsky, se présentant malgré lui comme un « Billy Elliott du pauvre » (pour citer @La_Beaubeau), l’extrait principal se concentre sur la variation de la claque de Raymonda : un choix qui a le mérite d’être original et interprété par Léonore Baulac (laquelle étrangement ne respire pas).

Scène d’audition improbable ☑️

Même en passant sur les épreuves individuelles, l’absence de niveau et les tatouages décalcomanie, l’insolence dont Neneh fait preuve en reprenant le pianiste ne serait jamais passée comme affirmation de soi. L’année dernière, notre prof d’analyse d’œuvre avait attiré notre attention sur ce topos de la scène d’audition, en se demandant le pourquoi de sa persistance, en dépit de toute vraisemblance. Pas de réponse convaincante, si ce n’est le plaisir-vengeance qu’on éprouve à voir triompher envers et contre tout quelqu’un qui se serait fait broyer dans la vraie vie, et à qui on nous propose de nous identifier.

D’ailleurs c’est moi ou ces lumières rappellent un peu celles des studios de Fame ?

Street dance ☑️

Il faut toujours un autre style à opposer / mixer avec le classique. Aucun discours ici sur cet autre manière de bouger… dans laquelle Oumy Bruni-Garrel est pourtant beaucoup plus à l’aise.

Le genre de grand jeté qui passe très bien en baskets.

…

Visionner Neneh Superstar requiert un gros effort de suspension de l’incrédulité quand on fait soi-même de la danse classique. Petit florilège des moments où j’ai imaginé Julien Meyzindi en PLS — cet ancien danseur de l’Opéra est crédité au générique pour les conseils sur la danse classique (mais ce n’est pas parce qu’on parle qu’on est écouté).

  • Les élèves font des dégagés à la barre. Le prof interrompt : « Ça suffit, on passe aux grands sauts. » Aux grands sauts, grands dieux. Ce n’est pas du coq à l’âne, c’est du coq au tyrannosaurus. (Pour les néophytes : les dégagés se font au début de l’échauffement ; les grands sauts constituent l’un des derniers exercices du cours.)
  • Le même prof engueule les élèves et rappelle les comptes, cinq, six, sept, huit… totalement en dehors de la musique.
  • Je n’ai pas non plus compris quel accent il voulait avec la tête en attitude. Le médecin malgré lui a été propulsé prof de danse, je ne vois que ça.
  • Les élèves alignées (sans être espacées) font des soubresauts tellement désynchronisés qu’on dirait le jeu de la taupe et du marteau.
  • Les barres de danse sont en V au milieu du studio de danse (bon, en l’absence de barres murales, pourquoi pas)… et y restent pendant le milieu.
  • Tout cela n’est rien à côté du chignon du Maïwenn. Alors d’accord, j’ai chopé le parallèle avec celui de Neneh, mais ce n’est pas parce qu’elles ont toutes les deux grandi dans une cité que la directrice doit avoir le chignon de Little My dans les Moumines. Aplatissez-moi tout ça avec le dos de la brosse.
Jamais aucune danseuse pro n’arborera un tel chignon. Jamais.

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Et hors danse ? La partie familiale est plutôt bien traitée. L’histoire de la directrice en revanche… Qu’une femme qui a pratiqué le passing pour masquer ses origines sociales adopte les valeurs de son univers d’adoption au point de les défendre avec virulence contre de nouveaux arrivants qui lui ressemblent, d’accord, c’est un mécanisme de défense intéressant. Avec autant de méchanceté, mettons. Mais le revirement total après un accident et une balafre, sérieusement ? Avec la porte vitrée qui se brise en mille morceaux après s’être simplement cognée contre ? Je n’arrive même plus à savoir si c’est le scénario qui pêche, ou l’interprétation sans nuance — ni du coup transition — de Maïwenn.

Peut-on parler de la cicatrice, aussi ? Il faudrait confirmation de quelqu’un qui sait faire des points de suture, mais cela semble à peu près aussi délicat que la danse de la jeune héroïne. Quant à ses feutres Posca, ça m’étonnerait qu’une enfant vivant dans ce milieu social et sans appétence particulière pour le dessin utilise des feutres aussi chers pour du coloriage.

Bref. Supernavet approximatif ? À peu près. Et pourtant attendrissant par moments.

Des danseurs qui se lisent

Le site de la médiathèque de Roubaix permet de faire des suggestions d’achat. Cela faisait quelques semaines que j’attendais de voir si l’essai de Lucie Azema serait accepté quand j’ai proposé en sus l’autobiographie d’Hugo Marchand : une heure après, la demande était validée. J’attends donc de rencontrer la balletomane qui travaille dans cette médiathèque, sachant que l’autobiographie de Germain Louvet était déjà en rayon.

La lecture de ces deux étoiles à quelques semaines d’écart a souligné le contraste entre les deux approches : Germain Louvet est sans cesse à l’affût de ce qui l’entoure et des inégalités qui pourraient s’y trouver, se servant de son statut d’étoile comme d’une tribune d’où l’on entendra la voix de la nouvelle génération, tandis qu’Hugo Marchand creuse en lui, embrassant le narcissisme pour toucher à l’intime.

Côté écriture, deux choix tout aussi valables : Hugo Marchand s’en remet ouvertement à Caroline de Bodinat, qui connaît son métier (son nom figure sur la couverture, contrairement au nègre de Misty Copeland par exemple, relégué en page de garde) ; Germain Louvet, lui, s’y colle en personne, avec des maladresses narratives mais aussi, belle surprise, des formulations plus littéraires et poétiques.

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J’ai été surprise par l’engagement de Germain Louvet, qui me renvoyait jusque-là l’image d’un jeune homme comme-il-faut beau et docile ; ses prises de position sont tout à son honneur. J’avoue pourtant avoir été un peu agacée parfois par sa manière systématique de gratter chaque point noir quand tout chez lui semble si lisse, avec une présence en scène si radieuse, un parcours si éclatant (la tentation serait grande de simplifier par : facile). Que faire depuis sa position privilégiée du constat de décalage entre les petits rats et les ados lambdas de l’autre côté de Nanterre, par exemple ? Dans ces passages, la mauvaise conscience du privilégié affleure sans apporter grand-chose. Le danseur interpelle davantage quand il utilise sa sensibilité d’homme homosexuel pour faire un pas de côté et interroger des pratiques et des normes confites par une société patriarcale, les dénonçant pour ainsi dire de l’intérieur. Et il y a du boulot, quand on découvre l’épisode stupéfiant d’une séance de travail du Jeune homme et la mort où le répétiteur, non content de faire preuve d’une misogynie crasse, entretient un rapport de pouvoir malsain avec les danseurs.

[Sur la perpétuation d’idéaux archaïques dans les rôles du répertoire] S’effacer lentement pour ne se réjouir que du sentiment abrutissant mais rassurant d’appartenir à la même condition. Emprunter le même chemin pour être sûr de ne pas se perdre, c’est aussi prendre le risque de ne jamais se trouver. […] L’homme puissant et sûr de lui que je dois incarner est celui qui m’écrase à coups de talon, me tabasse le soir dans la rue si je fais preuve de trop d’exubérance ou si je tiens la main d’un autre homme. […] Comment faire exister, même subtilement, les étincelles d’une différence qui s’accorderait mieux à mon époque, à ma propre intégrité et à mes idéaux sans balayer d’un revers tout un patrimoine artistique, technique et culturel ? Comment faire parler cet autre, ce dissident à l’ordre établi, dans le costume de Basilio, de Solor, de Siegfried, de Lucien d’Hervilly, d’Armand Duval, d’Eugène Onéguine ou d’Albrecht ?
[…] Certes, la situation a évolué, fort heureusement. La difficulté en est d’autant plus perverse que ces questions sensibles semblent réglées en surface. Et pourtant, mon malaise existe toujours, sous une forme peut-être moins distincte.

J’ai parfois l’impression d’interpréter des rôles en totale inadéquation avec ce que je suis. […] Ne pas considérer les rôles comme littéraux, mais plutôt archétypaux, pour s’en affranchir et délivrer une lecture moderne de leurs aventures et de leur psychologie.

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Hugo Marchand, à l’inverse, m’insupporte assez rapidement sur scène, mais je me suis sentie étrangement plus proche de lui en lisant son récit — probablement parce que j’ai une tendance similaire au narcissisme, face au miroir et plus largement, dans cette nécessité de plonger en moi pour comprendre les autres. Parce qu’il parle davantage de son ressenti émotionnel, de son rapport au corps, aussi, du sien et de celui de ses partenaires. Ce qu’il raconte de son partenariat avec Dorothée Gilbert m’a rappelé David Hallberg à propos de Natalia Osipova ; ce sont de très belles pages sur l’intensité et l’étrangeté de former un couple à la scène, de vivre comme vie parallèle une histoire non sexualisée mais tout aussi intime. (Me revient sans cesse en tête cette formulation de Melendili à propos de Mad Men, sur la beauté des relations qui n’ont pas de nom.)

Dire, lorsque tu danses avec quelqu’un, que tu vis et vibres au même moment que l’autre semble bien plat. Ce coup de foudre artistique ne trouve pas de mots. Et j’ai senti, et nous avons senti que ce qui se passait pendant les répétitions allait briller différemment sur scène, de façon plus intense encore. Nous nous y attendions en silence. En parler nous aurait affolés.
Les émotions traversées ensemble pendant le ballet vont être vécues. Je me souviens de cette graduation du plaisir atteint par palier. Il y a eu les tremblements, ce coup de chaleur, la sensation de perte de contrôle, ce lâcher-prise qui t’irradie juste avant le précipice de l’orgasme. Je suis parvenu à cela. À cet envahissement. Dorothée aussi. Sans quoi nous n’aurions pas su, ni pu, dans ce lâcher-prise, fusionner.
Notre vie a duré trois heures.

Ces rôles comme celui d’Onéguine, je les vis comme on peut être emporté par une relation extraconjugale. […] C’est un libertinage que je m’octroie. Je tombe amoureux des personnages qui me traversent le temps d’un ballet et, par procuration, de leurs propres passions amoureuses. […] J’aime cette forme d’inconstance à ma vie quotidienne. Cette idée qu’il n’y a pas qu’une façon d’aimer m’apporte un équilibre.

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L’attention portée au sensible par Hugo Marchand m’a conduite à prendre plein d’extraits en photo. Cette remarque sur l’hypersensibilité, déjà, que je ne peux que constater depuis le début de ma formation pour le DE :

Nous sommes tous hypersensibles, je le suis. […] Nous sommes de cette chapelle du sixième sens. J’en suis pratiquant. Nous avons tous plus ou moins développé une sensibilité proprioceptive, une conscience très profonde de notre corps et de ses interactions. Nous réagissons aux signes infimes. Dans cette perception de l’autre, la communication s’affranchit de celle qui vient par les mots. C’est quasi animal. Cette grammaire du ressenti est le dénominateur commun des danseurs. Elle nous rapproche comme elle peut nous couper du monde extérieur En particulier à l’issue d’une représentation.
Nous sommes atteints et ailleurs.

Un passage très juste sur ce que fait le surgissement des larmes dans le cours de danse (je n’ai toujours pas trouvé comment les tenir à distance à coup sûr, l’impression de nullité insurmontable devenant parfois trop envahissante pour ne pas déborder) :

À partir du moment où tu te fissures, le rapport d’apprentissage se termine sur-le-champ. L’émotion s’immisce dans le travail. […] Les pleurs biaisent les rapports. On ne pleure pas devant un professeur. Il devient alors trop compliqué de travailler. […] Jean-Guillaume Bart me fait vite comprendre que l’affect ne doit pas entrer en jeu. Cette distance qu’il se doit d’imposer est une source de concentration et de neutralité. Le socle pour construire un vrai travail de fond.

Toujours sur le registre émotionnel :

Même si à la sortie d’un spectacle je suis entouré, le fait de ne pas réussir à transmettre ce ressenti de la danse tel que je viens de l’expérimenter, cet absolu que je viens de respirer, crée en moi une grande solitude émotionnelle.
Une solitude douloureuse que je n’arrive toujours pas à accepter.

L’ego est une thématique récurrente d’Hugo Marchand, parfois sur le mode de l’auto-flagellation (en mode : « mon petit ego de merde »). J’ai trouvé ce passage-ci plutôt touchant :

Beaucoup de ces premiers moments, de ces instants, je les ai fixés sur ces vieux miroirs. Pour me couper de la vue plongeante que j’ai sur mon ego. Ça me donne l’illusion de limiter l’étendue de mon narcissisme.

…

J’ai aimé aussi que l’étoile regarde derrière son épaule vers ceux qui n’ont pas pu devenir danseurs professionnels :

Si un corps n’est pas fait pour danser, impossible à modeler, c’est immensément douloureux, mais il vaut mieux laisser tomber que s’acharner.

Elle a arrêté la danse, opté pour des études d’histoire de l’art, obtenu ses diplômes, tracé sa voie et un jour, demandé un poste d’ouvreuse à l’Opéra Garnier. Avec Aliénor nous nous croisons parfois, j’aime échanger avec elle, son regard me porte. Si j’avais échoué au concours d’entrée de l’Opéra, je n’aurais sans doute pas eu so force, je n’aurais jamais pu voir des autres danse, je n’aurais été qu’un charivari de frustrations […]

…

Il est des muscles dont je n’ai pas conscience encore. La connexion ne s’est pas établie entre le corps et le cerveau. Il me fait capter cette première étape, la non-conscience. La deuxième est la conscience, mais l’incapacité nerveuse à agir sur le muscle ou l’articulation. L’étape suivante consiste à parvenir consciemment à faire travailler le muscle et la dernière étape est l’automatisation. Ce microtravail de maîtrise permet d’accéder à une technique plus virtuose. Petit à petit, jour après jour, je prends le contrôle. Je forge mon corps de danseur en un corps d’athlète danseur. Cet idéal vers lequel je tends est un infini. C’est un plaisir organique. Un moteur quotidien.

C’est tellement ça ! Depuis quelques mois, je me rends régulièrement à un cours dédié au travail des chaînes musculaires. La simplicité apparente des exercices n’a d’égal que l’œil chirurgical de la professeure (ostéo, kiné, thérapeute), et je me retrouve à lutter avec des connexions nerveuses qui ne sont pas encore câblées. Je suis contrainte dans un premier temps d’appeler certains muscles dans le vide : au mieux, toute une série de muscles s’active, dans laquelle il me faudra apprendre à isoler celui qui m’intéresse pour acquérir un contrôle différencié ; au pire, rien ne bouge, et je regarde avec envie mes camarades retraités y parvenir bien mieux que moi (alors que je suis globalement beaucoup plus entrainée qu’eux — mais cette connexion-là, eux l’ont travaillée, moi pas).

…

Bonus balletomanes

  • Hugo Marchand sur la direction d’Aurélie Dupont (qu’il me ménage pourtant pas dans son récit) :

N’est-il pas un peu facile de jeter la pierre à Aurélie Dupont pour ne pas s’être transformée « en souci de l’autre » d’un claquement de doigts, en mère Teresa du jour au lendemain ? Comment lui reprocher l’apprentissage express par lequel elle a dû passer, l’introspection avant de parvenir à gérer les états d’être, d’âme, les ambitions de 154 danseurs ?
Comme toute étoile à qui l’on impose et qui s’est imposée de ne s’occuper que de sa propre personne depuis l’École, nous sommes obsédés par nous-mêmes.
Après une carrière […] comment, à plus de 42 ans, modifier profondément son caractère, ses réflexes, ce qui a guidé le culte de soi-même au quotidien pendant si longtemps ?

  • Germain Louvet à propos de Svetlana Zakharova (une légende vivante, pour les non-balletomanes qui continuent à lire) :

Avant de rejoindre Milan, je disais pour rire à mes amis que je n’aurais pas intérêt à la faire tomber sous peine d’être torturé dans une cave du KGB. Maintenant que e suis littéralement responsable de sa personne, je ne ris plus du tout et je n’ai pas besoin de penser au KBG pour frissonner.

elle s’inflige un très long rituel […] Je me sens presque plus confiant et détendu qu’elle, ce qui me surprend et m’interroge. J’ai certainement un rapport beaucoup plus décomplexé à la scène, et tant mieux, car je deviendrais fou si cela me mettait chaque fois dans un état pareil. […] Je ne pense pas être un jour à la hauteur de cette artiste […]. Mais ce dont je suis sûr, c’est que cette voie que je respecte avec beaucoup d’admiration et d’humilité, je ne saurais la prendre.

Carnet de barre #1 : à la découverte de la technique Balanchine

Quand je lisais le magazine Danse, il y avait toujours une bafouille socio-politico-esthetico-édito sur une page intitulée « Carnet de barre », traversée par une photo de barre de danse pixellisée. Je n’ai pas pu résister à emprunter ce titre, qui me servira à raconter mes expériences et questions existentielles liées à ma formation de professeur de danse.

Si on m’avait demandé avant ce stage des caractéristiques de la technique Balanchine, j’aurais tenté ma chance du côté des tours, pris bras et jambes tendus, et des sauts ultra rapides, sans reposer les talons ce me semble – tout ce qui accentue l’attaque, et rend la danse plus straightforward.

Partant de cette image sommaire et partiellement fausse, vous imaginerez ma surprise en découvrant la position des mains : le maître de la danse néo-classique demande des mains à la Bournonville, c’est-à-dire à l’ancienne. Les doigts ne sont pas allongés, comme c’est aujourd’hui la norme, mais beaucoup plus modelés, légèrement recroquevillés, comme si on tenait une pomme d’or (tant qu’à s’inspirer de la statuaire, autant étinceler de mythologie). Lorsque la professeure nous en fait la démonstration, cela donne quelque chose d’un peu précieux, qui apporte du relief aux ports de bras ; lorsque j’essaye, la sensation est étrange, j’ai l’impression d’être une débutante un peu gauche.

Danseuses du NYCB par Andrea Morin

(On se dit que ce n’est pas plus mal au début de Sérénade ; ça évite la connotation du salut militaire…)

Dans la famille inspiration de la statuaire, je demande également la montée et la descente de pointes qui s’amorcent genou plié – aka, le truc normalement interdit. Comme de juste, j’ai croisé le soir même sur Instagram un do/don’t qui montrait exactement cette « erreur ». J’adore que non, non, ce n’est pas une erreur en fait, juste une autre technique. It’s not a bug, it’s a feature, ballet edition.

Tout ça, c’est amusant. Le truc qui m’a fait complètement buguer, c’est l’absence de tête à la barre : on la garde sur les épaules, je vous rassure, mais elle doit rester droite. Pas d’épaulement, interdiction d’accompagner sa main du regard. On pourrait penser que c’est plus simple, puisque cela fait un paramètre de moins à prendre en compte, mais c’est tout le contraire : cette immobilité forcée, en prenant nos réflexes à rebrousse-poils, déraille dans d’autres parties du corps, qui elles sont censées continuer à se mouvoir. Pour les non-danseurs, imaginez avoir une conversation sans bouger, ni les mains ni le reste, sans hausser les sourcils, sans vous gratter, rien, aucun geste. Un autre professeur nous en a fait faire l’expérience le premier jour en atelier, dans le but de nous montrer que la pensée se faisait toujours en mouvement : effectivement, on perd rapidement le fil, parasité par les efforts qu’il faut déployer pour domestiquer le corps parlant. Je ne vous parle même pas du regard éteint que l’on s’est vu reprocher ; je n’ai pas réussi à comprendre comment on pouvait continuer à avoir un regard vivant alors que les yeux sont piégés dans une tête immobile.

Cette immobilisation de la tête a évidemment un but : garder la tête droite doit aider à développer de l’aplomb, à structurer l’édifice du corps. On rajoutera les ornementations de la façade une fois qu’elle sera dressée. L’important est d’être bien ancré dans le sol, solide sur ses appuis à tous les étages, pieds, genoux, hanches, taille. Solide. La professeure nous dit que c’est the compliment aux États-Unis : you’re strong, you’re so strong. Pas souple, mince, pourvue des belles lignes, non : strong. Trop forte. La force se pose là, en oxymore avec l’image éthérée héritée du romantisme, comme préalable à toute chorégraphie. Il faut de la force pour être en capacité de danser.

À certains moments, je la sens, cette force : en cinquième bien croisée, rassemblée par les adducteurs comme les pieds en X d’une table ; et davantage encore, quoique plus rarement, en battement tendu, lorsque je m’applique à ce qu’un seul genou soit visible (dans les dégagés, les relevés aussi, tout est très croisé). C’est trop fugace, mais l’espace d’un instant, je visualise, je sens l’aplomb de ces filles blondes et strong, chignon haut, taille ceinturée, muscles apparents, que l’on voit sur les photos de l’American School of Ballet. Il faudrait des semaines et des mois pour structurer le corps de manière à ressentir tout mouvement par ce prisme, mais le sensation de réponse du corps est assez galvanisante pour se dire que ça vaut le coup. Pour le coup, j’éprouve clairement ce que nous dit la professeure : une technique est une manière de modeler le corps.

Faire pour faire ne m’intéresse pas, nous dit-elle encore. Comprendre et ressentir la mécanique du geste, là en revanche… La dernière fois que j’ai éprouvé ce plaisir d’horloger, c’est en prenant des cours avec Dimitra Karagiannopoulpou au centre des Arts Vivants ; j’ai été tout à la fois déboussolée par la technique Vaganova et excitée de pouvoir à nouveau apprendre et progresser, sans me heurter directement aux sempiternels même paliers. Hormis ces cours pris de manière éphémère (arrêtés pour des questions d’horaires), cela fait des années que je danse certes à fond mais sans plus réussir à me poser de questions. Le plaisir de danser a fini par se confondre avec le plaisir de se défouler en toute beauté… si bien que j’éprouve le retour à la mécanique comme une sorte de carcan.

La technique Balanchine n’est pas quelque chose plaqué de l’extérieur, qui entrave, nous précise la professeure ; c’est au contraire l’élaboration d’une structure qui permet une grande liberté. Il n’empêche, la tête fixe et les autres règles de la barre balanchinienne s’éprouvent d’abord comme des contraintes limitantes – mes camarades et moi tombons d’accord là-dessus. Comme souvent, la limitation et l’imitation sont un mal nécessaire pour susciter et apprendre à reconnaître les sensations qui feront ensuite naître la danse de l’intérieur. J’imagine qu’une professeure qui a été une ballerine sur-entraînée a tendance à minimiser jusqu’à l’oubli ce début de processus.

C’est une chance de commencer par Balanchine, s’enthousiasme-t-elle. C’est indéniablement une chance d’être initié à cette technique par quelqu’un qui a dansé ses ballets aux États-Unis. Je suis en revanche moins certaine du bienfondé qu’il y a à se confronter à une nouvelle technique dès la rentrée : comment court-circuiter des réflexes qu’on n’a pas encore récupérés ? Mon corps n’était pas assez remis (euphémisme) pour profiter pleinement de l’enseignement prodigué. Ma curiosité en revanche s’est trouvée parfaitement réveillée ; il va falloir que je mette la main sur la bible balanchinienne pour commencer à creuser. D’autant que l’idée de l’en-dehors qui part de la taille (et non des hanches) pourrait m’aider à resolidariser mon buste et partir à la recherche de l’arabesque perdue…

Giselle au cinéma

Olga Smirnova et Artemy Belyakov

Grâce aux Balletomanes Anonymes, j’ai gagné deux places pour voir la Giselle de Ratmansky dansée par le Bolchoï et retransmise par Pathé Live. J’ai proposé à ma grand-mère de venir avec moi : Giselle est le tout premier ballet que j’ai vu, avec elle, à Garnier. Peut-être pour cette raison est-ce un ballet que j’aime particulièrement.

Pendant le premier acte, pourtant, je me dit que l’histoire est bien désuète, mi-mièvre mi-macho. On ne sait jamais trop quoi faire d’Albrecht qui omet de se présenter comme prince fiancé pour séduire la jeune paysanne : menteur ? séducteur ? amoureux ? inconscient ? Artemy Belyakov (le physique de l’emploi) prend le parti de la dissonance cognitive : lorsque la cour arrive et que sa promise menace de révéler sa véritable identité, il met le doigt sur sa bouche, comme si prince, mariage, tout cela était une farce et que, d’un chut, il pouvait tous les maintenir à distance de son amour d’adolescent pour Giselle . Il n’empêche : lorsque Bathilde, sa fiancée, marche d’un pas décidé vers lui, on a l’impression qu’elle va lui en colle une, en mère ou en fiancée, ça suffit les conneries. Bathilde partit avec Giselle vivre une vie saphique au château, elles vécurent heureuses sans maris ni enfants, fin du ballet. Le problème de cette fin alternative, c’est qu’elle supprime le second acte, qui légitime a posteriori le premier : la tromperie, les danses paysannes, la terre, tout cela n’a d’intérêt que par le contraste qu’il offre au second acte, resplendissant de pardon et d’esprit(s) – l’au-delà a besoin d’un deçà.

La spontanéité de ma réaction très XXIe siècle m’a fait prendre conscience d’à quel point la démarche de Ratmansky est pertinente. Plutôt que de chercher à moderniser le ballet, il plonge vers ses origines et le revitalise à la source. Il y a une part de reconstruction dans l’exercice, mais ce n’est pas le maître-mot : la lettre compte moins que l’esprit, et déchiffrer les archives lui est surtout utile pour s’inspirer, comprendre, piocher, agencer – du moins est-ce ce que je ressens comme spectatrice. La sensibilité de Ratmansky m’est plus intelligible que celle de Pierre Lacotte, par exemple, qui a avant lui entrepris semblable travail.

On peut jouer au jeu des 7 erreurs, relever plus ou moins méthodologiquement ce qui diffère de la tradition établie par altérations successives : la pantomime qui désigne les Willis par leurs ailes ou la diagonale de Giselle au premier acte ; les Willis en croix ; la tombe qui fonctionne comme un sanctuaire à chat perché, avec sa croix qui repousse les Willis comme l’ail les vampires, bras devant le visage pour s’en protéger ; ou encore ce passage musical bizarrement guilleret inséré au second acte… On peut aussi laisser tout cela coaguler pour que, sans blessure, le sang circule, et dieu alors que c’est vivant ! Le diagonale de Giselle me surprend au premier acte*, parce qu’elle diffère, oui, mais surtout parce qu’elle me prend de vitesse : quoi, cette longue liane lyrique, cette Willis qu’on voit venir dès le premier acte, est aussi capable d’une telle vitesse, d’une telle accélération ? Le souffle se coupe, la folie du personnage qui tourbillonnera au second acte se fait sentir – le vent annonciateur de la tempête.

J’avais beaucoup entendu parler d’Olga Smirnova, mais n’avais jamais compris l’intrérêt qu’elle pouvait susciter des quelques extraits que j’avais vus. Là, de la suivre pendant un ballet entier, c’est différent. Bientôt moi aussi je suis prise à sa beauté singulière, étrange, un peu dérangeante avec ses beaux yeux si éloignés l’un de l’autre, où l’on veut bien voir luire la folie latente de son personnage. Sa danse n’est plus une question de lignes mais d’articulations : son cou à lui seul provoque l’émotion. Qu’elle avance le menton précautionneusement et c’est une biche, un petit animal sauvage, une adolescente émue de désir et une madone tout à la fois – vulnérable, mais pas fragile. Mais vulnérable : un organe qui palpite entre les mains amoureuses du chirurgien lors d’une opération à coeur ouvert, le même coeur qu’on devine sous une peau diaphane, le visage d’une mariée à peine visible sous son voile, et le regret qui se dessine derrière le linceul.

Au second acte, la nuque se coule dans la gestuelle des Willis ; c’est le pied qui prend le relai en se faisant caresse sensuelle – et non pas le pied mais la cheville et la pointe, ce bout de pied qui n’existe que par la magie d’une demi-pointe, laquelle n’est pas ici escamotée comme transition vite fait vers une pointe plus illustre, mais exhibée au contraire : c’est de là que nait tout à la fois le moelleux et la vivacité de la pointe, maniée avec une infinie délicatesse parce que tranchante. Et c’est d’une beauté… Les petits ronds de jambe à la seconde en particulier m’enchantent ; j’ai l’impression de les découvrir : ceux sautés sur pointe au premier acte (sans alterner avec des attitudes) préparaient donc à voir ceux du second, presque davantage soulevés que sautés, battements d’aile de colibri, véritables palpitations qui font soupirer le tulle vaporeux…

Je me laisse complètement envoûter par ce corps délié, jusqu’à me laisser prendre de surprise quand il se met à voler et traverse la scène, porté au vu et au su de tous par Albrecht, mais volant pourtant et entraînant le porteur avec lui. Je suis happée et ne songe pas, sur le moment, à me préoccuper de thématiques telles que le sacrifice, le pardon, et cherche encore moins à savoir s’ils sont davantage chrétiens ou romantiques. Des jours plus tard, seulement, je comprends pourquoi tout le monde fait un foin de la disparition de Giselle, non pas dans sa tombe mais dans un parterre d’herbes et de fleurs. Je n’avais pas compris sur le moment que le remords, l’amour et le pardon dispensaient Giselle d’errer dans les limbes de la vengeance ; Albrecht ne la ramène pas à la vie, du moins lui épargne-t-il du cette demi-mort. Évaporation du spectre. Je ne l’avais pas compris sur le moment : la compréhension intellectuellement articulée était superflue, tant l’intelligence était à même les corps, articulée dans les corps sans avoir besoin de l’être en mots.

C’était un dimanche. Le lendemain, à la barre, je me suis spontanément concentrée sur mes sensations, sur le détail du mouvement, sans pour une fois m’obnubiler sur sa force ou son amplitude : Olga Smirnova et Alexeï Ratmansky m’avaient rappelé qu’une arabesque à 45° pouvait être d’une poésie folle. Alors que j’essayais tant bien que mal de suivre un exercice de fondus et relevés plein de détournés, plus occupée à essayer de ne pas faire n’importe quoi qu’à y mettre « de l’artistique », le professeur m’a complimentée en passant à côté de moi. À se faire régulièrement, donc : une petite cure d’Olga Smirnova.


* Même surprise-excitation que lorsque Natalia Osipova s’était lancée dans un manège à la place des fouettés dans Le Lac des cygnes. Il m’a fallu regarder la diagonale trois ou quatre fois de suite, plus tard, pour commencer à entrevoir comment elle était structurée et comprendre l’effet qu’elle produisait…

Amusement à l’entracte : parmi les Willis qui marquent sur le plateau, je reconnais une jeune danseuse que je suis sur Instagram.

Passe-passe, pluie et pied léger

Je ne sais pas pour vous, mais il est rare que mes souvenirs de ballets soient en mouvement. J’ai des ambiances, des images, parfois assez proches pour être rassemblées et suggérer un mouvement, mais rarement des enchaînements. Dès que je me concentre sur un souvenir que je crois voir animé, son avant et son après disparaissent en l’entrainant ; sitôt dansé, sitôt évanoui, le mouvement ne peut qu’être à nouveau imaginé – pour peu qu’on ait mémorisé l’enchaînement, un fragment souvent. Du programme León-Lightfoot et Van Manen à Garnier, je repars ainsi avec deux pellicules volées-reconstituées.

La première : dans Sleight of Hand, Eve Grinsztajn et Stéphane Bullion sont les gardiens d’un temple qu’ils font exister à eux seuls, deux divinités statuesques perchées de part et d’autre d’un seuil qu’ils matérialisent (leur hiératisme me ramène à l’exposition sur Toutankhâmon). Ils se tiennent longtemps immobiles, et reprennent entre deux immobilités un même enchainement : la main se lève vers le ciel, deux doigts tendus comme dans la pantomime je-le-jure ; demi-tour avant que le coude se tende, ils piquent comme une arme dangereuse vers l’épaule opposée, qui se rétracte en anticipant le point d’impact ; le buste se recroqueville et c’est encore la main, accompagnée de sa jumelle, qui le sort de la prostration : elles se décroisent et aplanissent de la paume toute perturbation, interdite sans appel, font revenir le calme comme on lisse un tissu.

En contrebas de ces deux figures hiératiques, on danse ou on s’agite comme les pauvres mortels que nous sommes, au point que je finis par regarder en priorité qui danse moins et, bougeant a minima, danse véritablement en donnant au mouvement le temps de résonner. Quand la résonance s’épuise dans l’immobilité, je quitte à regrets mes divinités du regard et, surprise, découvre un geste, une configuration ou un danseur qui n’y était pas. Si tour de passe-passe il y a, comme l’annonce le titre, il est là, dans cette surprise de l’attention, que j’avais déjà expérimentée de manière plus étonnante encore lors des spectacles d’Amagatsu.

La seconde (pellicule de souvenir) : dans Speak for yourself, la toute fin, reprise de l’enchaînement : Ludmila Pagliero laisse partir le poids de sa tête contre le torse d’Hugo Marchand – une demande d’attention qui se sait d’emblée insatisfaite, entre coup de bélier et caresse de chat. La mémoire emprunte alors à la logique du rêve : je ne la vois pas se retourner, mais elle se retrouve dos à lui, qui l’enlace dans une couronne ; un instant et elle se soustrait à cet enlacement qui, demeurant figé, se révèle emprise. Lui reste immobile, les bars pas du tout ballants, enserrés autour du vide ; et elle, échappée, rescapée de l’abandon, marche lentement vers l’arrière-scène, vers le hors-scène, fin et suite. J’ai trouvé cela infiniment émouvant après les larmes vaporisées en rideaux de pluie, et la pluie ruisselée des corps trempés aux racines glissantes de la scène. Je ne me souviens plus à vrai dire de ce qui précédait ; le ballet dans mon souvenir commence et s’éternise avec ce rideau de pluie.

Entre ces deux ballets, il y avait le pas de deux de Van Manen sur les Gnossiennes de Satie. Je l’ai découvert à la télévision avec Ludmila Pagliero et Hugo Marchand, filmé de manière inattendue mais plutôt poétique. Frontalement, avec la distribution que j’ai vu, cela ne fonctionne pas. Peut-être est-ce, comme l’analyse l’ami berlinois de Palpatine à la Philharmonie, que le style a mal vieilli ; j’ai eu des flashs des Balanchine qui m’ennuient le plus, la modernité marquée comme académisme. Peut-être est-ce, comme l’analysent les Balletonautes, que le partenariat ne fonctionne pas, Florian Magnenet n’ayant pas la trempe pour accompagner Léonore Baulac, qui trouve porte close à toutes ses demandes d’interactions. J’en reste au constat que cela ne lui va pas. Non pas : elle n’est pas bien dans ce pas de deux ; mais : ce pas de deux ne lui va pas, comme la jupette du costume ne lui va pas, à partir des hanches plutôt que de la taille – l’un et l’autre, tenue et chorégraphie, trop étriqués pour elle. Il n’en reste pas moins, de part et d’autre, une excellente soirée (enfin… matinée).

Mit Palpatine