Adieux et camélias

Agnès, seule en scène

 

Et si c’était par la fin que tout commençait ? Agnès Letestu est seule en scène. Seule. Un rideau de paillettes tombe devant elle sans discontinuer, s’amassant en un petit tas glissant qu’il est de plus en plus dangereux de traverser – les pointes y laissent des sillons comme des larmes sur un visage très maquillé. Des bouquets s’écrasent comme des accidentés de la route ; l’un dérape et fait voler les confettis à terre, bientôt rejoint par une gerbe de roses qui s’éparpillent comme des mikados après le bref instant de panache du lancer. Le corps de ballet et les solistes de la soirée reviennent saluer et la laissent à nouveau seule. Elle salue, une fois, deux fois, plusieurs fois et fait signe aux autres en coulisses de la rejoindre. On veut la laisser savourer son triomphe, personne ne vient. Elle insiste en sachant déjà que c’est peine perdue. Dans ce signe de modestie de l’étoile qui ne veut pas accaparer les applaudissements, il y a pourtant ce soir quelque chose du : ne me laissez pas toute seule.

Les paillettes continuent de tomber, les applaudissements de ne pas faiblir et je ne peux pas m’empêcher de penser à ce film où les habitants d’un village qui ont trouvé la source d’une eau de jouvence et qui, pour ne pas être découverts, ont convenus d’en finir le jour de leur centenaire : ce jour-là, une grande fête est organisée, au terme de laquelle l’ami le plus proche veille à sa noyade dans la fontaine de la place publique, en lui maintenant la tête sous l’eau jusqu’à ce qu’il ait cessé de respirer. Je ne sais pas pourquoi ce film m’a autant marquée – l’horreur de connaître la date de sa mort, sûrement, et la révélation de la part de tristesse que contient toute fête. Un danseur n’atteint pas le siècle sur scène. À l’opéra, c’est 42 ans. Et l’on continue à vivre ensuite – à danser, même, souvent. Il n’empêche que c’est une fête bien triste, malgré le défilé des amis, professeurs, mentor, partenaires.

 

Corps de ballet et solistes derrière le couple principal et bouquets de fleurs sur le devant de la scène

Derrière, en Manon, Eve Grinsztajn, magnifique en Manon
(Léonore Baulac a aussi été très remarquée en courtisane).  

 

Le balletomane repère, énumère : Aurélie Dupont, Ghislaine Thesmar, celui-là-je-ne-le-connais-pas… José Martinez est là, aussi, revenu pour repartir une seconde fois, plus sec et fin que jamais avec son jean serré et ses petites lunettes carrées. Son partenaire à la ville et à la scène pendant des années… c’est beau qu’il soit là, à la prendre dans ses bras, avant que le directeur de l’Orchestre de Paris, en compagnie duquel on la voit à Pleyel quasiment à chaque représentation, ne vienne à son tour lui donner un baiser furtif – celui qu’elle a aimé et l’amoureux, tous deux présents.

 

Agnès Letestu et José Martinez

Agnès Letestu et José Martinez. (Et sur le côté, un photographe qui n’a visiblement pas été briefé sur le côté du rideau auquel il devait se coller…)
 

On se sent un peu indiscret – bien plus que lorsqu’on observe à la dérobée à Pleyel une de ces jolies robes courtes dont elle a le secret – mais c’est aussi une manière de dire au public que c’est avec lui aussi qu’elle a partagé une partie de sa vie. Celle de ses personnages, qui ne lui ressemblent pas (et c’est tant mieux) sauf peut-être un peu ce soir-là dans l’imagination de la spectatrice que je suis, prompte à entremêler le destin de la dame aux camélias, morte avant même le début de la représentation, avec celle de l’étoile, qui fait ses adieux à l’Opéra et que je crois parfois voir quand je vois Marguerite. De fait, je ne sais si son interprétation a donné le ton à la soirée ou si les adieux lui ont donné une tournure un peu particulière, bien différente en tous cas de celle d’Aurélie Dupont que j’avais pu voir.

* * *

La Marguerite d’Agnès Letestu n’est plus tant une courtisane qui s’éprend d’un homme plus que sa profession ne le permet, qu’une femme mûre qui sait sa position sociale, sait qu’elle déclinera un jour ou l’autre et qui, dans son effort continue pour la maintenir, s’autorise un moment de répit aux côté d’un jeune homme dont les élans l’attendrissent. Lorsqu’elle se laisse entraîner à la campagne, cheveux flottants, son sourire ressemble à un soulagement – comme une malade reconnaissante d’une rémission qu’elle sait pourtant éphémère : c’est une idylle, qu’elle sait utopique.

Ou uchronique : l’instant présent parait toujours à contretemps, vécu comme un souvenir au moment même où il a lieu. L’interprétation d’Agnès Letestu m’a pour la première fois fait entendre dans la partie de campagne le même décalage qu’il y a entre l’histoire de Manon et sa représentation comme spectacle. Ce qui m’avait semblé ne devoir être attribué qu’au théâtre dans le théâtre (les applaudissements du public de danseurs qui ont lieu en musique afin de ne pas se recouper avec ceux de la salle) est en réalité un effet du processus narratif, qui déroule toute l’histoire depuis la mort de l’héroïne, d’emblée présentée au spectateur par la disparition de ses biens lors d’une vente aux enchères. Si les danses de la partie de campagne sont plus enjouées que la musique, que Marguerite, c’est parce que la temporalité est celle du souvenir – lequel n’exclue nullement la souffrance. Elle ne passe pas avec le moment présent, toujours aussi vive à la remémoration, peut-être plus encore de connaître l’issue des événements qui l’ont fait naître. Il en va ainsi de la visite du père, qu’Armand apprend à la fin de l’histoire : le déchirement a déjà eu lieu et, lorsque Marguerite le danse, la douleur est tout entière dans la résignation.

Marguerite donne vie à une histoire déjà achevée, dansée pour en clore le souvenir. Agnès danse ce rôle pour que s’achève sa carrière et ce redoublement finit de boucler le ballet sans que j’y prenne plus part. J’observe tout le troisième acte les épaules de la courtisane tuberculeuse se voûter, ces épaules que j’ai tant de fois eu envie de saisir des deux mains pour les redresser, dans d’autres rôles, où l’on ne se penchait pas sur son passé.

Je ne suis plus vraiment là à admirer Agnès, je suis au fond d’une loge tendue de velours rouge, telle que Marguerite en a peut-être utilisé, loin de l’une comme de l’autre. Je sens la tenture élimée contre laquelle je m’appuie, la chaleur de cet espace intime qui nous sépare de la salle où se trouve tout le public, la distance qu’il y a à l’autre. L’obscurité de la loge m’apparaît un peu plus, en même temps que les profils et les têtes qui s’y dessinent ; le public frappe dans ses mains depuis une éternité, j’en suis presque lassée. Il n’y a plus qu’une immense tristesse. Même pas pour l’étoile qui part, que j’ai pourtant appréciée. Une tristesse vide – comme le vide de la salle au-dessus du public, celui de la scène autour de l’étoile ou celui de la loge que l’on finit par quitter. Les mikados que j’ai fait un détour pour acheter, afin de pallier au manque de porte-cigarette de ma tenue Audrey Hepburn, ne me font même plus rire ; je les grignote mécaniquement et les morceaux que je récupère tout au fond du paquet font des tâches de chocolat sur mes longs gants noirs de soirée.

Sylphides et momies

Il faut bien dire ce qui est : Les Sylphides, c’est un peu chiant. Mais parfait pour découvrir une compagnie. On peut butiner les visages, caresser les bras du regard et scruter les pieds sans craindre de rien manquer de la chorégraphie. Il y a quelque chose de reposant à ne pas chercher à reconnaître les danseuses ; je choisis seulement quelques favorites pour alterner vue d’ensemble et close-up. Ce ne sont pas des sylphides éthérées : exit le lyrisme à la russe, la gueule évanescente à la française et les tutus ultra-vaporeux. Aux Pays-Bas, on a de la sylphide moelleuse, bras rond et descendes de pointe amorties. Que c’est bon de revoir des corps qui dansent après deux mois de diète !

 

 photo de groupe des sylphides

Photo d’Angela Sterling.
Au milieu, à droite, Erica Horwood, une jolie rousse que Palpatine n’avait même pas spottée (c’est dire à quel point il était crevé).

 

La seule chose qui me dérange, tandis que les grappes de sylphides se font et se défont, ce sont leur pointes : peu importe la cambrure de leur pied ou l’extrême en-dehors de certaines, on dirait des sabots. Je ne sais pas si c’est la marque qu’elles utilisent (à l’entracte, je crois apercevoir une paire de Sansha dans un grand conteneur transparent de pointes, au milieu de marques inconnues et de Freed), le brillant du satin ou le début de saison mais cela fait un drôle d’effet. Qu’importe : j’ai rarement vu un ballet faire corps de cette manière en dehors de l’opéra de Paris. À moins que ce ne soit le fil rouge du programme qui m’y rende particulièrement attentive : Corps, à l’étranger, ne peut désigner que le corps de ballet et les trois pièces présentées entendent lui rendre hommage.

 

Inutile de vous dire que ce n’est cependant pas exactement comme cela que je l’ai entendu lorsque un corps de ballet uniquement masculin a débarqué sur scène en mini-short noir. Jambes écartées, solidement ancrés dans le sol et progressant par à-coups, ils ont un vague air de gladiateur : si cela transforme l’un des principals, particulièrement massif, en viking, les grandes lianes aux cuisses parfaitement musclées sont en revanche tout à fait à mon goût. Je ne vois donc aucun problème à forcer un peu mes yeux pour ne pas en perdre une miette tandis que Palpatine s’endort, les trois présences féminines et filantes n’ayant pas suffi à le faire passer outre une faible lumière (pas plus que leurs robes, très simples et élégantes, en drapé). Même si cette pièce néoclassique de Hans Van Manen n’est pas inoubliable, mes hormones frétillantes auraient tendance à me faire dire que c’est bien dommage. Laura Cappelle aurait tendance à dire pareil – mais en mieux : « Hints of passive aggression compete with mature lyricism throughout. » J’aurais bien aimé avoir écrit ça. Mais bon, chacun ses hormones frétillantes – et les rousses sont bien (re)gardées.

 

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Photo non contractuelle, comme qui dirait. J’avais 1 an quand elle a été prise. Vous ne pouvez donc pas y voir Vito Mazzeo. Oui, y’a du beau gosse au Het Nationale Ballet.

 

La dernière pièce, The Body of the national ballet, est totalement what the fuck. La moins aboutie du programme, c’est aussi celle qui est la plus stimulante : c’est vrai, imaginez un peu les stimuli que doivent traiter vos cônes et bâtonnets quand s’avance sur scène un homme en académique chair à paillettes avec un pagne-tutu long en simili sac poubelle bleu. Cris d’oiseaux, claquements métalliques, phrases musicales et battements de cœurs assourdis constituent la bande sonore sur laquelle Emio Greco et Pieter C. Scholten, DJs du ballet, mixent des bribes du répertoire : claque et retirés, qui rappellent en vrac la variation de la claque, celle d’Esmeralda et les retirés avec éventail de Kitri, se défont subitement pour un flash sur place de la traversée des Willis en arabesque, zappé par les chats quatre retirés du Lac des Cygne. Le fou rire me guette dès cette première phrase chorégraphique mais comme le public, plus sérieux ou moins balletomaniaque, reste bien sage, je le réprime jusqu’à la fin, alors que tout le corps de ballet se met à donner les coups des têtes des quatre petits cygnes. Entre temps, le duo de chorégraphe a posé une vraie question : et si les mortes amoureuses du répertoire n’étaient pas revenues sous la forme de fantômes mais de momies ? Je ne connais pas beaucoup de princes qui n’auraient pas décampé devant l’armée de zombies sortie de l’ombre, masque chirurgical sur tout le visage et académique plissé en guise de bandelettes.

 

Le gang des momies masquées


Photo d’Angela Sterling.
Les momies à la pose de sylphide, c’est quelque chose quand même, non ?

 

Le masque de l’anonymat, l’individualité fondue dans le groupe… y’a tout ce qui faut pour une bonne séance de masturbation intellectuelle mais on ne force personne, il est aussi possible d’apprécier la macarena des momies et de rire en pensant qu’il faut d’urgence leur interdire l’entrée des coffee shops. Rira bien qui rira le dernier : la masse des momies mouvantes, bien loin des cygnes rangés à la queue-leu-leu, finit par faire corps. Un peu trop même : cela a quelque chose d’effrayant, d’un peu trop organique – un peu comme dans la pub Sanex où les pores de la peau s’avéraient être des femmes démultipliées. Et l’on s’aperçoit soudain par contrecoup de la métamorphose qu’opère la discipline classique ; d’un tour de vis, elle contraint cette puissance organique à ne rejaillir que sur les solistes, miroirs privilégiés du public – des étoiles, donc. Quelque part, ce délire zombi rejoindrait la déconstruction d’un Jérôme Bel : ah ! Petite mort du critique et applaudissements surprenamment nourris du public.

Moralité de ce spectacle impromptu pour deux touristes tombés sur l’opéra dix minutes avant le début de la représentation : si tu ne vas pas au coffee shop, le coffee shop viendra à toi.

 

Je le sens, toi aussi, tu veux fumer.
La chaîne du Het Nationale Ballet est riche, y’a plein d’extraits de répétitions à explorer.

Carlos Acosta et compagnie

Carlos Acosta… un nom que j’ai lu un nombre incalculable de fois, à l’époque où j’étais abonnée à tous les magazines de danse en circulation, généralement associé aux pirouettes, aux sauts et, plus généralement, à la joie de danser face à un public cubain en délire. Passée par l’ENB, la star cubaine est devenue celle du Royal Opera House, entraînant ses étoiles dans un sympathique gala estival qui semble être réccurrent. Contrairement à ce que l’on pourrait attendre, la virtuosité n’est pas le mot d’ordre : les extraits présentés, qui m’étaient pour la plupart inconnus mais qui n’ont pas dépaysé le public de Covent Garden, ont été avant tout choisis pour leur caractère lyrique ou dramatique. On s’y perd un peu lorsqu’on ne connaît pas le ballet original (Mayerling : qui tue qui et pourquoi ?) mais ce florilège de découvertes encore à faire est délicieux. Le désir d’en voir davantage ajoute au plaisir que l’on prend à cette succession de costumes, de danseurs, de musique – live ! – et de styles différents : une Schéhérazade pressée, caressée par le roi perse qui en veut toujours plus ; une Manon éplorée qui fait regretter de ne découvrir Leanne Benjamin qu’à son départ du Royal Ballet ; un curieux cygne blanc qui, pour une fois, meurt véritablement, et non pas seulement de langueur : toute la poésie réside dans la maladresse de l’oiseau malade, les poignets cassés ; une muse, une nymphe argentée, une sirène…  Carlos Acosta sait assurément s’entourer et céder la scène à ses partenaires sans cesser de l’occuper, repoussant jusqu’à la fin son unique solo. Memoria d’Altunaga me rappelle un peu Maliphant avec sa lumière centrale et une danse qui évoque les arts martiaux. Mais c’est sanglé dans le costume du sultan ou entouré des muses apolliniennes, que l’on devine le demi-dieu – certes plus aztèque que grec. Sa place dans la mythologie de la danse, il l’a sûrement conquise par une grande générosité dans le geste : il n’a pas la présence d’un artiste comme Nicolas Leriche mais déborde de joie – ce qui, j’imagine, se traduisait surtout par l’énergie au début de sa carrière et revêt un aspect plus mature aujourd’hui : une rare sympathie pour ses partenaires comme pour le public. Qui aurait cru que le moment le plus réjouissant de la soirée serait le pas de deux de Diane et Actéon, chorégraphié par Agrippina Vaganova au siècle dernier ? Alors que Carlos Accosta rattrape Marianela Nunez en cours de tour comme pour finir le pas de deux, il lui redonne de l’élan et s’éloigne juste ensuite pour laisser son amie tourbillonner en solo, laquelle finit pied à plat sous les applaudissements riants du public. Alors, oui, je mélange déjà les pièces et suis incapable de dire qui a dansé quoi mais avouez qu’un tel gala en été, au débotté*, c’est plaisant.

* Places debout de dernière minute avec Palpatine, bientôt rejoints par hasard par Laura Cappelle, qui, après m’avoir demandé dans un anglais parfait si elle pouvait prendre un morceau de rambarde à côté de moi, nous apprend la présence de Pink Lady et Amélie. Le tout-Paris balletomane.

Viennoise au Châtelet

C’est toujours l’effervescence quand on découvre une compagnie dans des chorégraphes que l’on ne connaît pas : on a envie de suivre un visage qui nous a happé mais on ne veut pas perdre de vue la chorégraphie d’ensemble, si bien que l’on a le regard qui sautille en tous sens sur la scène. Trouver des liens avec ce que l’on connaît permet de calmer le jeu. J’ai ainsi trouvé une Polina Semionova dans le corps de ballet et une Marie-Agnès Gillot qui ne jouerait pas à être MAG parmi les solistes. Je me demande aussi un court instant si mon amie V. n’a pas quitté le Capitole pour Vienne, tant la fille qui est devant moi a les mêmes lignes, la même mâchoire, la même façon de danser – bizarre.

La troupe est jeune dans l’ensemble et les filles, particulièrement belles, ont des lignes Opéra-de-Paris : je ne sais pas si c’est l’influence de Manuel Legris que l’on sent ou que l’on imagine, en bons balletomanes monomaniaques. La soirée est en tous cas composée de manière à présenter l’éventail des possibilités de la troupe : la première pièce, très rapide et truffée de levers de jambe, est là pour convaincre les techniciens qu’il y a du niveau (et les hommes qu’il y a de la belle gambette – aucune tromperie possible sur la marchandise avec des costumes réduits à un simple justaucorps) ; la deuxième introduit un peu de sensualité chez les solistes et après les lignes des danseuses, exhibe celles du corps de ballet ; la troisième, masculine, réjouit la balletomane, qui commençait à se demander où les danseurs étaient passés ; la quatrième et dernière pièce est la bonne : la compagnie sait visiblement s’approprier le style d’un chorégraphe et faire oublier le caractère hétéroclite et démonstratif d’une telle soirée.

 

La chorégraphie de David Dawson est du Forsythe-like dans les jambes, twisté à la McGregor au niveau du haut du corps et dansé avec une rapidité balanchinienne. En résumé : du néoclassique qui se regarde fort bien mais risque à tout instant de prendre les danseuses de vitesse, entraînées et presque devancées par le flux de la musique.

Bach est un peu à la danse ce que le noir est à la mode : cela va toujours mieux qu’autre chose mais on a besoin d’un créateur pour retrouver la merveilleuse simplicité de la petite robe noire. Tout en évitant le premier écueil, qui est de danser sur la musique – la surimpression sans rapport d’un geste à un mouvement musical qui n’en a que faire et échappe toujours au poids qu’on veut lui faire porter –, David Dawson flirte avec le second qui consiste à vouloir faire avec Bach comme Noureev avec Tchaïkovski : un pas, une note.

À ma connaissance, l’alchimie Bach-ballet n’a jamais vraiment opéré que par « synchronisme accidentel » dans Le Jeune Homme et la mort, qui n’a pas été chorégraphié dessus (les répétitions se sont faites sur de la musique jazz) mais fonctionne merveilleusement avec : danse et musique s’entendent sans que l’une ne soit assujettie à l’autre. Pourtant, dans la tendance de David Dawson à ne pas vouloir laisser filer la musique, il y a l’avidité d’un amant qui voudrait retenir le corps qu’il caresse, qui lui échappe et qu’il sent à chaque baiser – le frisson de A Million Kisses to my Skin.

Pas de photo, il faut voir en entier ce diaporama.

 

L’électricité laisse place à la sensualité dans Eventide, « la tombée du jour » où les événements refluent pour laisser place à une certaine quiétude. Je n’ai pas retenu grand-chose de ce ballet orientalisant, qui emprunte aussi bien à l’imaginaire des Mille et une nuits qu’à celui de la Chine et de l’Espagne. Mes souvenirs sont à l’image de cette géographie fantaisiste : des alignements de justaucorps blancs, deux lanternes, trois solistes très femmes très belles dans leur court costume bordeaux, un sourire espiègle ou simplement heureux de danser, un panneau lumineux marbré pour un pas de deux dont je ne sais plus s’il était langoureux ou espagnolisant, et des hommes dans le costume le plus laid que j’ai jamais vu, un cycliste en lycra gris-bleu remontant jusqu’aux côtes avec un plastron qui donnait vraiment l’impression d’être une tâche de sueur – une touche de laideur plus prégnante que la chorégraphie tranquille d’Helen Pickett : les souvenirs sont injustes.

 

Quoique Windspiele évoque la légèreté du vent, la chorégraphie de Patrick de Bana me fait plutôt penser aux effets massifs de Thierry Malandain – à moins que ce ne soient les costumes d’Agnès Letestu, d’amples jupes lourdes pour les hommes, torses nus, et de longs jupons vaporeux pour les deux filles, associés à des tuniques qui leur font de belles épaules athlétiques. Belles, oui, car il y a une beauté dans la puissance et la détente des muscles, comme il y a une beauté propre à tout ce qui est lourd, massif, imposant. Il semblerait que beaucoup n’aient pas goûté à cette chorégraphie en bloc, qui n’hésite pas à employer les effets grandioses du 1er mouvement du concerto pour violon de Tchaïkovski ; cette grandiloquence me plaît comme un rythme ternaire d’Hugo : c’est trop mais c’est assumé. Et puis, surtout, il y a cet immense danseur qui occupe la scène. Tout le monde se demande d’où sort ce dieu nordique. Ses sauts sont formidables – pas formidables comme le feu d’artifice d’Ivan Vassiliev : formidables comme les prouesses d’un guerrier. Le programme indique Kirill Kourlaev mais je ne suis pas dupe : c’est Thor, c’est évident ; il a lâché le marteau pour la danse et ne nous en assomme que mieux. Je l’ajoute donc illico à la liste des artistes à kidnapper.
 

Windspiele, Kirill-Kourlaev / Wienerstaatsballet, photo de Michael Poumlhn

Photo de Michael-Pöhn 


Vers un pays sage m’a donné envie de découvrir l’univers de Jean-Christophe Maillot, malheureusement peu programmé à Paris (ou alors, j’ai loupé un épisode). Tout en blanc, les danseurs (et la musique de John Adams) me font penser aux marins des comédies musicales, entres sauts survitaminés et passes de simili-rock enjouées. La pièce, très lumineuse, part de leur entrain pour se diriger vers le lyrisme des danseuses-proues – le pays sage, sûrement, dessiné sur une toile tombée de nulle part (mais héritée du père du chorégraphe) au terme d’un magnifique pas de deux.

 

Une bonne soirée, au final. Un programme mixte est l’occasion de picorer et l’on finit toujours par trouver quelque chose à son goût – typiquement le genre de spectacle où j’amènerais une personne qui veut découvrir la danse et ne sait pas par quoi commencer (je me suis d’ailleurs retrouvée juste à côté de l’une de mes camarades de master de l’an dernier).

Mit Palpatine.

En finir avec l’idéal

Jusqu’à ce que je la rencontre à la sortie des artistes, Mathilde Froustey était pour moi une fille techniquement brillante mais qui choisissait la facilité en minaudant. Les rôles de séductrices et de chipie, qui lui conviennent fort bien, ont fini par l’enfermer dans un stéréotype qui s’est peu à peu confondue avec son image de danseuse – à tel point que j’ai été fort surprise, en parlant avec elle, de découvrir qu’elle tenait plutôt du titi parisien. Son départ arrive à point nommé : j’espère qu’on lui confiera beaucoup de rôles à rebours de sa personnalité présumée. Toujours est-il qu’avant de partir, Mathilde a organisé une soirée où elle a convié famille, amis et spectateurs. À notre petit groupe de balletomanes plus trop anonymes mais toujours frémissant d’avoir vent des coulisses, elle racontait, avec son franc-parler habituel, celui qui m’avait tant surpris la première fois, à quel point La Sylphide la gavait : beaucoup de petits pas contraignants, très fatigants, qui ne rendent au final pas grand-chose.

Ca, c’est dit. Et c’est assez vrai. Pour le côté danseurs (vu le cauchemar que représente pour moi la petite batterie, je n’ai pas grand mal à imaginer) comme pour celui des spectateurs. On s’ennuie un peu – c’est-à-dire quand on n’essaye pas de retenir un fou rire parce que la sylphide Froustey, perdue dans le corps de ballet, vient de faire un port de bras tellement appuyé que les ballets Trockadéro pourraient la réclamer comme artiste invité pour le Grand Pas de quatre. Buste en avant, tête de côté, couronne tassée, poignets cassés, tout y était, avec ce soupçon de foutage de gueule que je trouve vraiment délicieux et qui, avec cette propension au minaudage qu’on lui a reproché tout en ayant contribué à l’accentuer (ne cherchez pas la logique, ça s’appelle de la jalousie), lui a probablement coûté son ascension1.

Le reste du temps, quand on ne rit pas sous cape grâce à Mathilde ou à cause des effets spéciaux à grosses ficelles, on se demande à quoi rime cet idéal d’authenticité. Une leçon de style, nous assène-t-on de toutes part. De style français, ajoute l’inconscient patriote – que cela ne dérange pas autre mesure qu’il soit surtout maîtrisé par une Russe. À cet égard, la distribution participe à la reconstitution historique : c’est la Russie qui a conservé notre patrimoine chorégraphique, au point de le faire sien. Nos sylphides locales, d’aussi bonne volonté soient-elles, n’ont pas la légèreté d’Evguenia Obraztsova. Même sans ce lyrisme russe dont la perfection finit par me décrocher la mâchoire, l’étoile clairement n’appartient aux constellations qu’on a l’habitude de voir. Ce décalage, que je ne m’explique pas tout à fait2 mais que j’observe à chaque fois qu’une étoile russe est invitée à se produire avec le corps de ballet de l’Opéra (qui paraît presque lourd, à côté, alors que bon, hein…), ce décalage tombe ici à pic, surtout pendant le premier acte où la sylphide s’aventure dans la gravité, parmi les êtres humains qui n’ont de légers que les mœurs. Ancrés dans le sol, ils accentuent l’impression de (dé)collage : la danseuse pourvue de petites ailes n’entretient pour ainsi dire aucune relation avec le reste de la troupe, comme si les écoles étaient trop éloignées pour se parler ; même sur le devant de la scène, elle reste à part, croise les autres sans qu’il y ait vraiment d’échange. C’est bien la sylphide, irréelle, qui semble ne pas exister. Elle est belle, elle est légère, elle est précise, elle est là et elle n’est pas là.

 

La-Sylphide_Mathias-Heymann_Evgenia-Obraztsova par Anne Deniau

Anne Deniau, comme à son habitude, capte tout un pan du ballet en une photo (un peu tronquée, j’ai l’impression) : au-delà de la pose, répliquée par le corps de ballet, on voit James prêt à embrasser-capturer la sylphide en l’entourant de sa couronne, tout obnubilé qu’il est par cette charmante créature, qui se laisse adorer sans s’en soucier.

 

Hanté par cette Arlésienne écossaise, James commence à ne plus savoir où donner de la tête : la brume légère, qui file entre les doigts, ou les tartans lourds de tissu et de promesses ? On ne peut pas en vouloir à James de courir après la sylphide vu comme sa fiancée, Effie, est fagotée. Non mais sans rire, ils sont affreux, ces tartans bavarois – rouges et bleus, parce que le vert porte la poisse sur scène. En revanche, ils sont emblématiques de l’entreprise de Pierre Lacotte : inventer la tradition. Celle du tartan serait en effet historiquement fort récente : si on trouve déjà ce tissu au xvie ou xviisiècle et qu’il varie selon les régions et les fabricants, ce n’est qu’au xixsiècle qu’il devient un signe distinctif entre les clans. Remontant en 1971 un ballet de 1832 à partir de notes de l’époque, Pierre Lacotte fait quelque chose de similaire : il créé à partir de ce qui appartient à l’histoire et la recréé ce faisant. Il y a quelque chose qui m’échappe dans ce vrai faux (un bon filon, à en croire la liste des ballets oubliés et remontés) : pourquoi ne fait-on pas revivre l’esprit du ballet sans en ressusciter les mortes, fussent-elles amoureuses ? Pourquoi ne pas créer quelque chose de radicalement nouveau, comme on le fait autour des ballets russes ? Pourquoi s’acharne-t-on à reconstituer le ballet comme on reconstitue une scène de crime ? La réponse que l’on donne sans se poser de question revient d’elle-même : le style.

On a en France une passion pour le style – l’art et la manière. C’est mon professeur d’histoire de khâgne, dans les marges des cours duquel se trouve, au crayon à papier, la référence à Hobsbawm et à l’invention de la tradition, qui a soulevé ce point : en Estonie, par exemple (c’était son exemple favori), on n’étudie pas du tout la littérature de la même façon : ce n’est pas le style qui importe mais la mise en intrigue, la manière de raconter une histoire. Sur le coup, en bons khâgneux prêts à disserter du style en khôlle de philo, on s’est offusqué ; cela n’était pas la bonne manière de voir les choses. Après un cours sur la mise en intrigue du récit, un peu à l’américaine, et quelques années de désintox, je commence à penser que le style importe mais ne devrait pas susciter une telle crispation – y compris dans le poignet et la cheville des sylphides, dont l’élan est sans cesse arrêté dans une orfèvrerie de petite batterie précieuse. On ne devrait jamais voir le style, seulement le percevoir : pas de petite batterie mais une palpitation fragile, pas de doigt sous le menton mais un effleurement pensif, pas d’arabesque basse mais une respiration ample – pas un morceau de l’histoire de la technique du ballet mais un ballet qui fait vivre une histoire.

Heymann et son ballon sont magnifiques, Obraztsova est incroyable d’y croire d’un bout à l’autre mais, hormis les grandes chaussettes et les kilts des garçons (dites, les féministes, quand est-ce que vous mettez les garçons à la jupe ? Sur les danseurs, cela peut être très émoustillant : cette cuisse qui se découvre dans un entrechat battu…), il n’y a pas grand-chose à se mettre sous la dent. Le dilemme de James ne me tourmente pas, le sort de la sylphide ne m’émeut pas. Même, je suis plutôt heureuse que James précipite involontairement sa mort en lui coupant les ailes : on va pouvoir en finir avec cet idéal fantôme. Celui qui empêche les danseurs de l’Opéra, élevés dans le culte de cette maison, idéale, d’en partir lorsqu’elle ne leur convient plus, comme celui qui pousse le chorégraphe à créer une œuvre qui n’a d’intérêt qu’historique. Il faut espérer qu’une fois l’image du passé mis en boîte3, on va pouvoir l’oublier et travailler les corps plus que les documents historiques. Tu vas voir, James, une fille en chair et os, c’est génial.

 

Mit Palpatine

 

1 Je me souviens de ce concours de promotion où elle semblait narguer le jury avec ses équilibres sûrs et interminables alors que cela avait accroché pour toutes les autres – je radote mais c’était vraiment délicieux.

2 Je pensais qu’il s’agissait du lyrisme à la russe, mais Obraztsova contrarie cette explication. Peut-être s’agit-il seulement de la différence de style entre l’école française, qui met l’accent sur le bas de jambe, et l’école russe, qui a des ports de bras à se damner. 

3 Il existe un film avec Ghislaine Thesmar et Michaël Denard, qui ajoute la coupe de cheveux au kilt. C’était le seul contact que j’avais eu avec le ballet avant d’aller le voir à Garnier.