Proust ou les intermittences du cœur, de Roland Petit

[Pas de photo : la flemme d’aller les charger sur photobucket, le post est déjà bien assez long, et j’ai mis les liens vers les vidéos, ce qui est plus appréciable. Puis comme je ne suis pas rentrée directement après le ballet, et que je suis encore sortie hier soir, le post revèle ma grande fraicheur d’esprit.]

 

Ce ballet était à l’affiche il y a deux ans, et une discussion avec un HK m’avait déjà fait regretter de l’avoir loupé : alors cette fois-ci, le regret potentiel de le manquer à nouveau ayant été ravivé par quelques posts, j’ai décidé d’y aller, fusse à l’arrache (comme tout ce que je fais en ce moment) et même au prix d’une place de parterre – que je ne regrette aucunement, puisqu’il est très appréciable d’être proche de la scène pour les pas de deux, surtout quand le ballet en est majoritairement composé.

On pouvait sans trop de risque supposer qu’une interprétation chorégraphique de la Recherche du Temps perdu n’allait pas mettre en scène quantité d’ensembles, encore que le roman soit entre autres choses une fresque de la société. Le programme précise qu’il ne s’agit pas d’une adaptation linéaire ; le contraire eût été à redouter, soit que les grands lignes eussent été vides de sens, soit que le fourmillement de détails nous eut embrouillé l’argument au point d’en faire une intrigue (discussion fort amusante ce midi sur les histoires des opéras et ballets, d’ailleurs). Peu importe que les jeunes filles en fleurs reviennent après que le temps ait été retrouvé, ou qu’Albertine et Andrée aient dès leur jeunesse du goût l’une pour l’autre. Roland Petit a retenu des ambiances, des scènes, et surtout des couples, au final, qui sont organisés en diptyque : quelques images du paradis proustien dont la légèreté est contrebalancée par l’intensité de celles de l’enfer proustien. L’idée est plutôt bonne, quoiqu’elle ne corresponde pas vraiment aux états successifs et contradictoires dans lesquels est jeté le narrateur proustien, et sur lesquels insistent les « intermittences ». En revanche, la discontinuité qu’elles suggèrent entre ces mouvements est très marquée, puisque le ballet se compose d’une série de tableaux qui, dans la première partie, semblent plus juxtaposés qu’autre chose, tandis que la deuxième partie réussit à créer une véritable cohérence qui ne laisse pas au spectateur le sentiment d’abandonner une scène pour passer à un autre, encore que l’on y passe bien d’une émotion à l’autre. Car si on oublie le côté patchwork aussi vite qu’on le ferait de celui d’une couverture dès que l’on s’est glissé dessous, c’est que les tableaux réussissent à émouvoir, et que, à leur manière aussi fluides que le texte, ils nous offrent un petit morceau de temps à l’état pur, de la présence, une intensité.

 

Acte 1 Quelques images des paradis proustiens

Juxtapositions artificielles mais plaisir authentique

 

« Faire clan »

Le premier tableau plante le paysage social du salon des Verdurins, où les invités bougent avec la mollesse de branches d’arbres bercées par l’air. Vaguement hypnotique, je ne sais toujours pas pourquoi j’aime ce genre de scène, que ce soit en danse (l’intérieur de la maison dans Wuthering Heights par exemple), ou en littérature (de Balzac à Claude Simon). Il faut croire que les souris sont comme les pies, attirées par tout ce qui brille, et en cela de vrais pigeons. Mon chéri Marcel était sage comme sa photographie, posé côté cour à la façon d’une signature au bas d’un tableau : voilà le poinçon qui authentifie les sources. L’exemplaire d’origine a en effet été lu et relu au point que certaines pages sont volantes : celle du salon des Verdurins s’est détachée du reste, elle est lue à part, en décalage par rapport aux pas de deux intimistes qui vont suivre – quand bien même c’est chez Madame Verdurin que Swann et Odette entendent pu la première fois la sonate de Vinteuil (enfin, je crois).

 

« La petite phrase de Vinteuil »

Mathilde Froustey est toute entière musique, insaisissable de fluidité, dans une robe blanche magnifique (ou plus sûrement ses jambes ainsi découvertes), longue derrière et courte devant, formant un pli arrondi relevé aux hanches – comme ça on dirait la description d’une tenture ou de vieux rideaux, mais je vous assure que c’est ravissant. Avec elle, une simple quatrième pointée derrière devient une délicieuse parenthèse dans la danse. Il faut en outre reconnaître qu’elle a une technique éblouissante, mais c’est justement à ce qu’on ne la remarque pas. Sa danse efface les pas et le geste disparaît derrière le mouvement sans rien perdre de sa précision et de sa signification. Disparaît également son partenaire, Yann Saïz, dont je me suis parfois demandé si le genou ou le pied en dedans était un pas parallèle voulu par la chorégraphie ou non – danser avec Mathilde Froustey ne pardonne pas.

 

« Les aubépines »

La douceur ambiante du tableau ne s’y prêtait pas, mais la salle aurait applaudit à la simple vue de la scénographie comme cela avait été le cas lors des diamants dans les Joyaux de Balanchine, que cela ne m’aurait pas étonné. Ce doit être l’effet truc suspendu dans les airs, façon guirlande design dans les Joyaux, et nuage d’oiseaux en origami dans Proust. Qui de surcroît flotte et se déplace comme un essaim paresseux. Ajoutez quelques ombrelles arrangées avec goût, cela se déguste comme une petite mousse légère.

 

« Faire catleya »

Je ne sais pas si c’est Christelle Granier en Odette, Bruno Bouché en Swann, la chorégraphie ou l’accord du couple, mais ce passage est formidable. Les deux danseurs, dans leurs costumes de « ville », sont également acteurs, et si la coquetterie d’Odette semble assez aisée à jouer (quoique agréablement non sur-jouée, justement), la présence de Bruno Bouché est plus saisissante encore. Les avances de son personnage sont assez pressente
s pour rappeler à qui Swann a affaire, tout en demeurant dans un registre qui sied à sa condition. La demi-mondaine est de son côté tout en demi-teinte, et la façon dont elle éloigne les bras de Swann est par exemple parfaite. Une image particulièrement me reste en mémoire : le couple de profil, initialement dans la même direction, Odette en grand cambré arrière, et Swann qui, de ses bras placés en un arc-en-cercle de même envergure que le cambré, dessine l’onde d’un corps que l’on peut imaginer frissonnant ; bras et cambré s’emboîtent à distance.

 

« Les jeunes filles en fleur »

Le tableau tient plus des aubépines que des catleya, mais ces jeunes filles en fleurs s’épanouissent bien, la corolle de leur robe au vent. J’aime au début, lorsqu’elles sont réunies en massif, leurs mouvements initiés par les genoux, en sixième face public. Puis quand ce même groupe isole Albertine du jeune narrateur (le livret marque Proust jeune, petite hérésie que l’on pardonnera), tout en la plaçant au centre de l’attention. Et surtout, j’adore Eleonora Abbagnato, qui de toutes les fleurs pourrait être associée à la rose si l’on ne faisait par là un bond de quatre siècles dans l’histoire littéraire. De toute façon, elle est moins mignonne qu’expressive, la fadeur du rose ne lui convient pas. Je garde un peu de munition d’enthousiasme élogieux, parce qu’elle apparaît dans les deux tableaux suivants.

 

« Albertine et Andrée ou la prison et les doutes »

Le titre me paraît un brin excessif, elles n’étaient pas bien tourmentées pour être en proie au doute. Et il faut pas mal d’imagination pour voir dans leur tendre marivaudage un potentiel pendant aux amours homosexuelles masculines de la deuxième partie. Ou alors c’est que Caroline Bance en Andrée ne m’a pas entièrement convaincue – non, le soupçon n’est pas permis sur Albertine.

 

« La regarder dormir »

Mon tableau préféré de cette partie avec « Faire catleya ». Déjà, la scénographie est admirable, tout simple qu’elle soit : un immense drap blanc coule depuis les cintres en fonds de scène côté jardin, entraînant avec lui la lumière des projecteurs qui tombe sur Albertine endormie. C’est autour d’elle que se structure le solo de Christophe Duquenne, jeune Proust (qui non seulement n’est pas Proust mais n’est plus si jeune que cela – qu’importe) davantage prisonnier de sa jalousie qu’Albertine ne l’est de son emprise – et ses mains arrimées l’une à l’autre dans le dos rendent concrète l’expression. Il relève Albertine comme s’il la ressuscitait et contrôle la somnambule avec autant d’aisance qu’un marionnettiste : un mouvement de bras, et Albertine de reculer en rapides menées en parallèle (j’adore ces pas que je déteste pourtant danser – il faut dire que j’ai vaguement l’air d’un crabe à force de lenteur, tandis que sa rapidité confond presque les deux chaussons. Je me souviens d’ailleurs de la première fois où je suis allée à l’opéra, voir Giselle, et où Myrtha –plus de souvenir de la distribution en revanche- m’avait semblé montée sur roulettes).
Le pas de deux proprement dit est sublime et son souvenir ne se laisse apprécier que par la mémoire de figures précises… arabesques déséquilibrées par des bras cherchant la fuite ; porté en grand écart renversé ; promenades en attitude pliée devant, le buste recroquevillé sur la jambe, à essayer de se dérober à la jalousie envahissante de son partenaire, promu au véritable rang de boulet lorsque, allongé sur le dos et agrippé aux chevilles d’Albertine, il l’entrave dans sa marche et ne cesse de revenir à sa hauteur. Dit comme cela, c’est un peu ridicule, mais je peux vous assurer qu’il n’en est rien sur le moment. Pour preuve de ma bonne foi, voici une version que j’ai trouvée sur youtube, dansée par Lucia Lacarra (je l’avais vu danser ce pas de deux, mais c’était avec Cyril Pierre). Tout en sachant qu’Eleonora Abbagnato, si elle n’a pas les possibilités physiques de la précédente, ne laisse pas de donner une autre ampleur à son rôle (c’était un petit rajout d’enthousiasme pour la route). Le tableau s’achève lorsque le rideau tombe, sauf qu’il ne s’agit pas de celui de la scène mais du drap qui en ondulant va faire un linceul à Albertine, tandis que mini Prousti, de dos libère ses mains, doigts écartés, monte les bras au ciel et semble commander en apprenti sorcier des sentiments à la disparation de l’objet de son amour.

 

Acte II Quelques images de l’enfer proustien

Ou comment l’on passe de délicieux petits-fours sucrés à un rôti bien ficelé (force est de reconnaître que les flammes de l’enfer permettent une cuisson à point).

 

« Monsieur de Charlus face à l’insaisissable. »

Côté jardin, au fonds, sur des gradins, deux brochettes d’imperturbables spectateurs, gantés de blanc, qu’on pourrait presque prendre pour des juges de la prestation de Morel s’ils n’avaient pas les applaudissements si étriqués (à côté, une caricature de vieille de salon de thé, qui parle la bouche en cul-de-poule paraîtrait excentrique) : c’est du plus bel effet visuel. Mêmes gants blancs et effet encore plus comique pour Monsieur de Charlus, logé dans un corps tout sec de Simon Valastro qui confère à son personnage en aspect de lutin hystérique. C’est curieux, cet aspect électrique est bizarre ; j’imaginais le personnage imposant le respect à force de graisse et affichant d’un même coup son rang social et le mépris qu’il lui voue par une lenteur empreinte d’une gravité affectée. Il faut néanmoins avouer que l’humour introduit correspond bien à celui que l’on trouve dans le texte : les piques se cachent dans les vagues de propositions, les personnages ne manquent pas de s’y empaler, jusqu’à se dégonfler comme des ballons de baudruche : tout le monde en prend pour son grade, et le lecteur pour son plaisir. Réjouissant de méchanceté.
L’ironie moqueuse du personnage de papier se tourne en ridicule contre sa représentation scénique – mais non contre le danseur lui-même, s’il est vrai que son jeu de scène est drolatique, surtout lorsqu’il essaye de s’approcher de Morel et trace le contour de sa silhouette à coup de mains gantées qui semblent buter contre une vitre – fumée, hein, la tenue noire de Morel ne semblant pas immédiatement suggérer au baron que l’âme de son jeune premier lui est assortie. Quant à Audric Bezard, il vaut bien l’admiration que lui voue Monsieur de Charlus : grand et fin à l’extrême, sa présence et sa grande aisance technique lui permettent de narguer allégrement le baron, de demeurer de marbre face à son empressement (en même temps, avec un physique de statue grecque…), et ainsi de former un excellent duo avec Simon Valastro.

 

« Monsieur de Charlus vaincu par l’impossible »

Cruelle déception, l’Apollon s’est trouvé quelques nymphettes qui, n’étant pas attachées à un dieu, prennent l’apparence de prostituées : joyeux bordel dans les projets du baron, qui observe horrifié la partie de plaisir à laquelle sa proie se livre avec des êtres féminins – brrr, tremblez, baron, devant ces ravissantes domestiques du vice, en cha
ussettes rayées, jupes retroussées, bustier garni et choucroute orangée sur la tête
. Elles sont pourtant parfaites dans leur rôle, jusque ce qu’il faut d’aguichant dans les épaulements sans tomber dans la caricature vulgaire (en même temps, qui a déjà mis des chaussettes rayées à des filles de joie ?). Tandis que le dieu du stade, nu comme un vers, mais dans une position fort étudiée, s’est installé sur le divan/lit/pouf rouge, les modèles de Toulouse Lautrec, mi-voilées mi-dévoilées par trois grands pans de tissu rouge qui tombent des cintres (comme c’était le cas pour le dernier tableau de la première partie), assurent le spectacle avant de s’en donner à cœur joie (et d’y faire participer le spectateur) en poursuivant Monsieur de Charlus. Et pendant que Morel se repaît du spectacle de ses poules, on peut vérifier la plastique impeccable d’Audric Bezard. Heureusement, il finit par se relever et aller se rhabiller pour se préparer à danser de nouveau – parce que le port de tête a beau être superbe, sa danse l’est bien plus.

 

« Les enfers de Monsieur de Charlus »

Le spectateur prend la place du narrateur proustien du dernier tome, derrière l’œil de bœuf, à travers lequel on assiste aux débauches du baron. Les chaînes sont remplacées par les bras musclés de quatre durs à cuire qui avec des portés athlétiques en font voir de toutes les couleurs à notre maigrichon Charlus – l’effet comique né du contraste des tailles et corpulences est encore renforcé par les rasants qui projettent sur le mur les immenses ombres des bourreaux de victime volontaire. Charlus est secoué comme un toon, retourné comme une crêpe (par ceux qui cherchent à le piétiner en cadence), battu comme du linge sale et essoré vigoureusement avec force vols planés. Une grande rasade de Tex Avery dansé, l’humour ne le cède jamais à la pitié.

 

« Rencontre fortuite dans l’inconnu »

Après des débauches si enlevées vient en contrepoint un tableau de calmes voluptés : « l’obscurité qui baigne tout chose comme un élément nouveau a pour effet, irrésistiblement tentateur pour certaines personnes, de supprimer le premier stade du plaisir et de nous faire entrer de plain-pied dans un domaine de caresses où l’on n’accède d’habitude qu’après quelques temps. » Le programme donne le ton citation à l’appui, mais contrairement à ce que pourrait laisser croire l’allusion à l’obscurité, la scène est lumineuse. Un panneau blanc puissamment éclairé transforme les danseurs qui évoluent en avant-scène en ombres chinoises. Un pur jeu de formes est alors offert au regard par les corps de trois hommes et une femme, qui justement ne mettent plus les formes entre eux. L’emmêlement des corps n’échappe à l’acrobatie que grâce à la force des danseurs et la solidité de la danseuse, qui semblent évoluer dans une sorte de liquide amniotique lumineux. Des portés aux positions improbables se s’enchaînent dans une liaison parfaite, les poses sont plus que suggestives (corps en jonction ou qui jaillit, main écartée dans le prolongement du corps dressé en diagonale…) mais cet explicite n’est jamais vulgaire, la nudité restant implicite : tous sont en collants, y compris Juliette Gernez (pourtant avec toutes les manipulations des portés, cela ne devait pas être très confortable), mais la pudeur est préservée par le contre-jour. Il ne reste que des corps, des lignes, des courbes, du mouvement pur, liquide, lumineux – une esthétique éblouissante.

« Une rencontre fortuite » était en rupture avec les débauches enjouées du baron, arrivant avec la nécessité d’une petite mort après le crescendo du tableau précédent ; il est plus en continuité avec le tableau suivant, d’où que l’on peut le voir comme une transition entre le ton outrancier et comique de Monsieur de Charlus et celui tout en intensité du duo Morel/Saint-Loup, bien qu’il présente une discontinuité dans la trame narrative. (mouais, pour la clarté, on repassera).

 

« Morel et Saint-Loup ou le combat des anges »

Morel est censé pervertir Saint-Loup (d’après le livret, parce que là on tombe dans les volumes que je n’ai pas lus), mais le « combat des anges » oppose moins deux forces antagonistes que chaque homme à son vice – enfin ce qui était alors considéré comme tel ; d’où qu’on a l’impression d’assister à l’expression d’une passion plus que d’un combat. Pas de binaire noir/blanc, d’ailleurs, ils sont habillés à l’identique (quelques secondes pour les démêler l’un de l’autre). Le binôme fonctionne très bien, puisque Audric Bezard et Hervé Moreau sont de même taille, tous deux fins et dotés d’une solide technique. Mais entre le sujet et l’étoile, la différence se fait sentir, et pas dans le sens où on l’attendait : Audric Bezard ressort beaucoup plus que son aîné dont la personnalité paraît plus fade. Je crois que je n’avais jamais vu danser Hervé Moreau, mais ce n’est pourtant pas impossible, vu qu’il ne me laissera pas une impression inoubliable. J’ai l’air de cracher dans la soupe, comme ça, parce qu’il est indéniablement très bon danseur, mais certains, même plus bas dans la hiérarchie, sont tout de même autrement artistes – les ballets de Roland Petit font particulièrement ressortir la différence qu’il peut y avoir entre les deux, et qui ne saute peut-être pas aux yeux de la même façon dans un ballet classique, moins théâtral. Autant dire que cela ne m’a pas empêché de rêver sur mes deux oreilles.
Les duos entre hommes ont ceci de plus par rapport aux pas de deux en couple qu’il n’y a pas un des deux qui éclipse son partenaire uniquement préposé à le mettre en valeur : les portés sont à double sens, les danseurs s’équilibrent, conjuguent leurs forces pour démultiplier leur puissance. Pas de risque de coquetterie, à partir du moment où l’un accepte de glisser sa main dans celle de l’autre, les forces se heurtent à égalité ou s’abandonnent de concert.

 

« Cette idée de la mort… »

Pour finir, rien de mieux que de faire mourir tout le monde, c’est radical comme expédient – mais que cela se fasse avec brio ! Ce dernier tableau n’en manque assurément pas, qui fait réapparaître la société aperçue lors du tout premier tableau, mais vieillie, grimée de fard blanc, unifiée dans des costumes noirs, société dont les mouvements autrefois fluides se sont grippés jusqu’à devenir saccadé. Les morts en devenir sont désarticulés comme leur futur squelette et font du bal du Temps retrouvé une véritable danse des morts, orchestrée par Madame Verdurin devenue duchesse, Stéphanie Romberg, sculpturale en maîtresse de cérémonie, parfaite dans le rôle. Les différents couples refont surface avant de disparaître de celle de la terre : c’est le bouquet de ce feu d’artifice final, avec force fumée d’ailleurs. Il faut également compter dans la scénographie un immense miroir qui est suspendu obliquement en fonds de scène, mais je manque d’interprétation foireuse sur ce coup-là : démultiplication des morts ? enfermement dans un espace plus aplati (puisque le miroir est incliné) ? rappel de ce que ce n’est qu’un reflet de l’œuvre que l’on nous a proposé ? Quoiqu’il en soit la fin est grandiose. La mort arrive comme une clôture nécessaire pour donner à la vie de ces personnages la figure d’un destin – et celle de Proust, figée dans sa pose de p
hotographie (la même que lors du premier tableau – le ballet est peut-être plus construit que je ne le croyais) signe celui de son œuvre : beau devenir que ce ballet !

 

Pour une vidéo-résumé / bande-annonce, c’est ici.

La Bayadère, par le Saint-Pétersbourg Ballet, au théâtre des Champs-Elysées

 

 

Au risque de ne jamais obtenir le titre de balletomane #5 (les quatre premières sont l’équivalent de groupies), je dois avouer que je ne connaissais pas l’existence de cette troupe. Danseuse russe me fait automatiquement penser au Bolshoi et au Marinsky, mais avec l’école Vaganova, globalement, ça s’arrête là. Alors la soirée d’hier a été une double surprise : une place m’est tombée du ciel grâce à une certaine fée Clochette et par l’entremise de Palpatine. Premier balcon de face, qui plus est (du coup j’ai promis que jamais la petite souris n’aurait de dent contre la fée Clochette).

J’avais déjà vu une fois la Bayadère à Bastille, avec Agnès Letestu dans le rôle titre (et donc évidemment José Martinez en Solor), dans la version de Noureev d’après Petipa. Ici, c’est revu et corrigé par plein de noms bourrés de v et de k, mais le fonds est toujours le même – je reviendrai peut-être une fois ou deux sur tel ou tel détail, mais la majeure modification de Noureev me semble être d’avoir donné aux garçons des parties dansées plus copieuses (les petits sauvages étant tenus par les enfants de l’école) – sinon c’est assez proche tout de même. Ce qui fait une différence violente de prime abord, ces sont les décors et les costumes : ceux là semblent sortis du livre de la jungle (et si vous regardez ce Disney, vous vous apercevrez qu’il a bien vieilli, le décor étant inanimé, et utilisé comme une toile de fonds devant laquelle on aurait filmé les personnages dessinés) et ceux-ci sont très inégaux. Autant le costume de Nikiya dans sa variation du deuxième acte pourrait presque me conduire à la troquer contre le costume orange de la version Noureev, et les tutus plateaux plus larges qu’à l’opéra de Paris donnent une tout autre allure (il faut voir aussi le physique des filles), autant les immenses tutus rose fuschia qui bloblottent ne me semblent pas une heureuse trouvaille, et le vert d’eau ne va pas du tout avec le parme (pour ne pas dire jure affreusement). On aurait dit qu’ils avaient récupéré des costumes à droite et gauche, mais le manque de cohérence était vite oublié, fondu dans le mouvement.

 

 

Parce que le travail de buste des Russes n’est pas une légende : loin d’être une extension gênante du corps et un élément superflu tout juste bon à équilibrer le mouvement, leurs bras sont d’une expressivité remarquable, et leurs cambrés à tomber raide, encore mis en valeur par les brassières des costumes – qui laissent apercevoir des ventres creux à force d’être plats, et comme un décrochement sous les côtes, si bien que nos danseuses françaises paraitraient avoir un tronc pour buste. Et s’il n’y avait que ça : des jambes longues, longues, interminables, fines, parfois trop. Gamzatti avait vraiment deux allumettes qui donnait l’air à ses mouvements de manquer de liant – à moins que ce ne soit sa taille qui fasse cet effet – à moins encore une fois qu’elle paraisse géante à cause de cette maigreur. Globalement, la plus épaisse serait parmi les plus fines à l’opéra (j’exagère un peu, mais c’est pour donner une idée). Mais surtout, plus encore que la minceur/maigreur des jambes, c’est leur forme étirée, fuselée. Leurs attitudes allongées immenses, « à la russe » ( et ça vaut bien de temps en temps des genoux introduisant un hésitation entre arabesque et attitude dans les sauts). Et les pieds fins (je suis sûre que c’est l’effet Grishko, si seulement ce n’était pas aussi difficile d’en obtenir…), assortis à des coups de pieds de malade, cela va sans dire.

 

 

Maintenant que j’ai assouvi mon avidité de détaillage, la danse ! Je ne résume pas le ballet lui-même, je suis sûre que le web regorge de synopsis dans le genre. Le prince, Danila Korsuntsev, était tout à fait charmant, mais pas aussi bon acteur qu’Irina Kolesnikova, la bayadère : c’est elle principalement qui m’a conduite à m’extasier sur le travail des bras. Technique assez forte pour se faire oublier – quelques rappels tout de même dans le troisième acte où la tension dramatique n’est plus vraiment de mise d’une part au regard du déroulement de l’histoire, et d’autre part, à cause de la difficulté technique.

L’acte blanc est à vous faire sortir une série d’onomatopées, à commencer par la descente des ombres, sur fonds d’étoiles (là il y a une image du Sang des étoiles – Malandain- qui a fait pop sous mon crâne). On peut trouver ça too much, surtout l’apparaition de chaque nouvelle ombre encadrée dans le décor, il n’en reste pas moins que j’adore cette répétition hypnotique. Mais très curieusement, alors que c’est habituellement un passage obligé pas forcément très heureux, je crois que j’ai presque préféré les parties de pantomime ou de chorégraphie plus jouée que dansée. Gamzatti et Nikiya étaient si expressives qu’on se laissait embarquer sans problème, et que leur bataille de chiffonnières se disputant un prince parjure et volage était délectable. C’est souvent délicat qu’une danseuse d’un rang inférieur dans la hiérarchie du ballet soit crédible en princesse supérieure à la petit
e bayadère incarnée par une étoile confirmée. Dans la représentation que j’avais vu à Bastille, Stéphanie Romberg avait beau avoir de l’allure, elle avait du mal à être hautaine face à Letestu. Ici, il n’en est rien, et l’on a vraiment deux danseuses qui rivalisent également en femmes, épaulements d’attaque et d’esquive, jeu d’humilité d’un côté et assurance royale de l’autre, l’une et l’autre se rehaussant mutuellement. Gamzatti, Marina Vejnovets, était vraiment classe, même sur demi-pointes (curieux, ça) – en comparaison j’ai été un peu déçue de sa variation, sur pointes, évidemment – mais c’est tout relatif.

Puisque en tout illogisme j’ai commencé à raconter le ballet à rebours, j’ajouterai pour parachever le désordre une petite pointe d’enthousiasme (très vif) pour une danse plus qu’enlevé du deuxième acte – mais comme je ne retrouve pas la feuille des distributions, là, vous n’en saurez pas plus. Et on ne peut pas ne pas dire un mot sur l’idole dorée – quoique je l’avais presque oublié dans le feu sacré de l’action. C’est un moment en or pour l’amateur de technique, et Alexander Abaturov a été d’une solidité de fer, massif comme un lingot – si l’on est habitué à chipoter sur le plaqué or, on pourra regretter que cela passe en force (surtout les bras, curieusement, dont la brutalité contredit un peu la préciosité des doigts).

Un ballet délicieux comme un gros loukoum, pour résumer – avec une légère frustration pour les saluts, d’où sont exclus tous les absents du troisième acte, dont tous les danseurs (à l’exception du prince) et Gamzatti – ou alors je n’ai rien compris et elle s’est reconvertie en une des trois ombres solistes, mais cela me semble peu probable. Le corps de ballet devrait aussi saluer seul, parce qu’il était d’une rare synchronisation (sans rien avoir de mécanique en plus), et qu’il est encore moins potiche que dans la version Noureev : sans jouir de la même attention, les demi-solistes (je suppose) se cognent des équilibres aussi longs que l’étoile, en fresque immobile derrière elle. Va pour la star, mais on oublie trop souvent la qualité de l’ensemble qui en réhausse l’éclat.

Le Songe d’une nuit d’été, Vivaldi et Cendrillon

Spectacle de l’école de danse à Fontenay-le-Fleury le week-end dernier, et réjouissantes âneries. Puisqu’il n’est pas question de faire l’autruche, je vous mettrai quelques photos quand je les aurai reçues.

Course en coulisses, une demie-heure le premier soir pour mettre les lentilles ( trois filles sur moi, yeux de lapins albinos, allégremment maquillés ensuite), élastique des pointes qui craque après la première entrée en scène… petits couacs qui n’efface pas le plaisir de la scène. J’avais eu un peu peur à la générale où, clairement, je n’étais pas dans mes pointes et où le ballet est passé comme un train sans arrêt dans une gare. Attention au passage d’un train, éloignez-vous de la bordure du quai, s’il-vous-plaît. Fermez les yeux et ne regardez pas. Le noir de la salle semblait un trou béant, qui engloutissait chaque mouvement esquissé et l’affadissait aussi sec.

Mais samedi, lentilles posées, les éclairages m’ont semblé plus forts, tissant de leurs faisceaux un espace dense ; l’obscurité n’était plus vide, mais un écran noir sur lequel faire impression, et derrière les regards. J’étais , mieux que le bourdon de la pub pour le sucre, même, parce que je n’étais pas un témoin parasite. Là intensément, même dans les moments de pantomime, qui ne sont pourtant pas mon fort. En même temps, avec un partenaire à qui donner la réplique, c’est de suite plus crédible. (Je vous laisse imaginer à la générale le pas de deux en solo et la promenade arabesque en dehors – un chef-d’oeuvre de caricature). Et puis la complicité, que je vous salue mes fées, et n’oublie pas, hein, épaule gauche avant d’entrer en scène (toujours pour la promenade arabesque), et plus tôt, hors scène, les trocs je-te-maquille / tu-me-coiffes, qui a de la laque ? Et puis aussi le constraste scène/coulisses immédiates : notre professeur en lutin espiègle qui sortie de son royaume rouspète Mais il est parti avec les fleurs cet imbécile ! avant de repartir tout sourire ; un petit page très digne en scène, qui derrière fait du strip-tease pour devenir luciole ; les entrées et sorties suivies, fluides, et les embouteillages derrière les scotchs blancs, que je me colle au pendrion pour ne pas me faire décapiter par un grand jeté de sortie ; les facéties légères en lumières, le corps plié en deux pour retrouver son souffle dans l’ombre. Un profil en amphore grecque aux anses de cils glâné sur le mur, et partout des ombres chinoises qui doublent le royaume des fées shakespearien. Combat dans la forêt : faites cliqueter les mousquets ; Puck prend le contrôle des amants dépareillés : un petit tour en essoreuse à salade, pour la peine, et que je ne te reprenne pas à piquer la fiancée de l’autre ; éprise d’un âne : je me marre un brin (d’herbe). Le kitsch des coulisses fait féerie de scène et l’écueil du lyrique dégoulinant est évité avec humour et pointes pétillantes.

Samedi prochain, donc samedi 23 mai, autre spectacle – celui de la mauvaise troupe, cette fois-ci, au théâtre Montansier, à Versailles. Parmi d’autres compagnies des Yvelines, nous feront deux passages : la reprise d’une chorégraphie sur l’hiver de Vivaldi et un nouveau délire sur la musique de Prokoviev, genre Cendrillon renaît de ses cendres. Une dizaine de minutes chacun. Si vous voulez venir faire un tour… et pour les amateurs, la veille, il y a le junior ballet du CNSM de Paris. La répétitrice de la section contemporaine nous a fait un cours mardi (enfin une masterclasse, comme on dit – bien que nous soyons plutôt ignardes en contemporain). Il faudra que je vous raconte aussi, mais une fois que ma hanche ne me fera plus mal et que mon oeil de perdrix n’aveuglera plus mon jugement.

And the loosers are…

Isabelle Ciaravola et Mathias Heymann ont été nommés étoiles hier. Element factuel obtenu illico presto après réception d’un sms d’O. qui venait d’apprendre à la radio la nomination de deux étoiles sans entendre leur nom. Je ne vois pas qui est Mathias Heymann, soit que je ne sois jamais tombée un jour où il était distribué, soit que je ne l’aie pas remarqué ; je ne dirais donc rien de sa nomination, sinon que j’aurais aimé voir passer Karl Paquette ou Emmanuel Thibault, mais plutôt Karl Paquette. En revanche, Ciaravola, je l’ai vu à plusieurs reprises, et dans des choses aussi éloignées que Forsythe et la Petite danseuse de Degas, de Bart. Le problème est qu’elle me fait à peu près autant d’effet dans le premier que dans le deuxième, où elle a le rôle de… l’Etoile, dans toute la dimension caricaturale que peut prendre le terme. Certes, belle, longiligne, éthérée, grâcieuse (votre majesté !), ce qui, avec les jambes les plus interminables de toute la troupe n’est pas bien difficile, mais qui, pour reprendre l’expression de mon professeur de danse, me fait l’effet d’un navet bouilli au fonds d’une marmite. Pourquoi la nommer alors qu’attend Eleonora Abbagnato qui est tout sauf fade dans les rôles principaux qu’elle endosse depuis un moment déjà ? Et Myriam Ould-Braham ?

Sûrement encore des histoires de passe-droit – j’aurais aimé un peu moins de réalisme pour la nouvelle du jour qui m’en a fait sortir (le réalisme en littérature, ou comment enfoncer des portes ouvertes sans se jeter par la fenêtre.)

Le parc, d’Angelin Preljocaj

 

 

La semaine dernière, j’ai été prise d’un besoin subi d’aller voir la dernière du Parc à l’Opéra. De bonnes critiques et une envie de danse : je me suis retrouvée à attendre des places de dernière minute, comme une reine, assise sur une banquette en velours (et quelque ornement en pierre dans le dos – la majesté a quelque inconfort) à faire mon plan de commentaire de texte* tout en conversant avec ma voisine de hasard balletomane. Et cadeau royal : deux places de parterre restantes. C’est donc assises bien sagement comme deux gamines échevelées mais néanmoins tout à fait attentives à ce qui allait se passer que ma mère et moi nous sommes pâmées devant le Parc.

 

 

Acte premier : cour et jardin


 

 

Une petite frayeur au tout début, avec quatre « jardiniers » sur fonds sonore de bruitages, tout en mouvements saccadés. Vite relayée par un amusement certain. Ces jardiniers du parc des sentiments n’ont rien de vieillards appuyés à leur pelle en guise de canne, qui baratineraient le premier bouton de rose venu en lui offrant sa vieillesse en tout un poème. De leur tenue assez peu visible par manque de lumière (nous sommes avant l’aube- les délices illusoires du jardin doivent être près avant que les promeneurs n’arrivent) ressortent surtout l’éclat de leurs lunettes qui les font ressembler à des insectes géants, des mantes religieuses à n’en pas douter. Ayant pour religion celle de Vénus. Je les préfère décidemment à des cupidons boursouflés. Il doit exister un mythe du Jardinier caché, cet bouture d’archétype arcbouté terre à terre qui met l’histoire en abyme et en terre. Nul doute qu’il a la main verte, car c’est un florilège. « Joie et Amour, oui. Je viens vous dire que c’est préférable à Aigreur et Haine. Comme devise à graver sur un porche, sur un foulard, c’est tellement mieux, ou en bégonias nains dans un massif ». Sauf que nos quatre jardiniers, eux, sont dans le jeu. Plutôt de l’amour que du hasard. Avec leurs mouvements mécaniques de destins implacables (même si leurs manipulations ressemblent plus à des expérimentations passionnées et amusées), ils lancent l’expérience et reviennent à chaque acte voir où cela en est et faire quelques réglages. Toujours dans leur gestuelle si particulière, qui mélange bas-reliefs antiques et cisailles. Qui pour fleurs fait éclore les mains des jardiniers, accroupi en massif, bras en l’air. Cette éclosion doigt à doigt laisse assez deviner par quoi seront charmées les jeunes filles, rose aux joues.

La transition entre les jardiniers et l’arrivée des badins promeneurs donne une deuxième image frappante : l’ombre chinoise d’un danseur en costume de danse baroque qui se détache de l’horizon en pente sur lequel il arrive après avoir dépassé un buisson pyramidal de jardin à la française. Puis le jour se lève, et la lumière sur les costumes somptueux, des redingotes unisexe pour permettre plus de piquant dans les marivaudages qui vont suivre. Car ce n’est que jeux libertins, feintes (ce sont des prétendants, right ?), ruses enjouées, démonstrations de force et de séduction entre les femmes côté jardin et les hommes côté basse-cour. Cour de récréation, du roi ou amoureuse : c’est au cour d’une partie de chaises très musicale(s) que se rencontrent les deux protagonistes. Autant vous dire que s’ils ne tombent pas tout de suite d’amour (elle est assise, aussi), nous, en revanche, on l’est tout de suite de l’interprétation d’Aurélie Dupont et de Manuel Legris. Il était déjà intense dans l’Arlésienne. Elle est la seule danseuse qui me fasse vraiment oublier la danse – interprété par elle, la Dame aux camélias semblait une pièce de théâtre. Et du coup, elle est tout à fait parfaite pour faire oublier à Legris qu’il se veut libertin. On ne peut que la voir – exactement comme l’aurait voulu l’Invisible man d’Ellison (hou que les explications de texte résonnent dans ma tête- j’espère que ce n’est pas trop creux). Et tournez manège, le maître de cérémonie debout sur la chaise centrale (les chaises donnent lieu à quelques trips sympathiques, comme lorsque chacun affirme à tour de rôle sa présence en frappant les quatre pieds au sol, puis que vient le dernier groupe qui arrête son élan de force furieuse à tout casser pour déposer la chaise en douceur sans bruit. Le genre d’humour qui pris dans le ballet fait naître un rire franc.)

 

 

Acte deuxième : promenons-nous dans les bois pourvu qu’le loup soit là

 

Re-voilà nos jardiniers trafiquants d’amour préférés qui labourent le terrain qu’on sent fertile. Par terre, des traces de lumière qu’on dirait de brouettes slaloment entre les arbres, immenses cages sur troncs (1,2,3 promenons nous dans les bois) On ne sait pas très bien ce qu’ils fabriquent, peut-être bien un filtre d’amour (4,5,6 cueillir des cerises) à en juger par les évanouissements à la chaîne de ces dames, en robes à paniers (7,8,9 dans mon panier neuf), sur fonds de rires de rivière, éclaboussés de minauderies mutines (10, 11, 12, el
les seront toutes rouges, de confusion).

 

Le changement de tenue qui survient vaut changement d’ère : les libertins ont délaissé le XVIIIème pour l’Antiquité mythologique et ses nymphes légères. Les tenues le sont tout autant, jupes fluides et transparentes, corset ou brassière, bref, un déshabillé séducteur pour de « tendres appas » (titre du mouvement). Les hommes sont encore habillés, mais il s’en faut d’une boucle de cheveux pour que ne se soulève l’étiquette. Déjà passablement décollée par leur arrivée en bêtes languissantes, à quatre pattes éléphantesques (une démarche de tapirs, je dirais, même si je n’ai jamais vu de tapir). Les désirs de ces messieurs sont clairs comme les jupes des demoiselles. Plus lourds aussi, sans conteste : les passages au sol sont vraiment réussis, aussi chouettes qu’indescriptibles à vrai dire.

 

nymphes

 

Ca finit que chaque nymphe a son arbre et son libertin. Les jeux de cache-cache étaient très amusants, et le coup des mains seules visibles qui montent le long du tronc comme si elles y grimpaient aussi. Plus d’opposition homme-femme comme dans le premier acte, donc, mais plutôt solistes-corps de ballet.

 

 

Le couple se forme avec la lenteur que demande l’abandon du libertinage pour l’amour. « Conquête » et « résistance » se succèdent avec violence (lorsque, à plusieurs reprises, sur toute une traversée de scène, il la saisit dans un brusque à-coup qui l’immobilise) et force (lorsque, en retour, elle ne s’abandonne pas – ce serait soumission- ni ne le repousse de la manière dont on pourrait s’y attendre : face à lui, elle laisse tomber sa tête dans sa poitrine à lui et dans un mouvement de déséquilibre le pousse comme un bélier, avec autant de lenteur que de résolution – c’est douloureux comme les coups de béliers qui forcent les dernières résistances du libertin).

 

saisissement

 

 

Acte troisième : petite mort à huis-clos

 

Acte qui passe comme un « rêve », le premier moment est on ne peut mieux nommé. Aurélie Dupont est devenue une somnambule, qui se laisse porter, soulever, emporter, manipuler, retourner par les quatre jardiniers. Eux se confondent avec la nuit revenue, tandis qu’elle, lumineuse dans son ample chemise de nuit blanche, évolue dans un éther amniotique. Le temps est suspendu par la régularité d’un bruit d’horloge éternelle ; elle, est suspendue dans les airs ; nous, à cette vision. Jamais l’étoile ne touche terre, sauf lorsqu’elle glisse et se répercute des bras d’un jardinier à un autre, et lorsqu’elle descend l’escalier formé des genoux et des mains des jardiniers.

 

 

La nuit installée, ce sont « lamentation », « ardeur », et « pamoison » : élans masculins et préciosité des femmes. Ces dernières, qu’on imagine dans leur boudoir aux mouvements de lecture ou de toilette (une gestuelle intime en tous cas) qu’elles esquissent, ont des costumes à claire-voie : des pans de tulle noire qui tombent comme un voile de mariée tout autour de l’armature d’une sorte de tutu plateau. Hum, m’est avis que ma description ne doit pas être très parlante – enfin visuelle. J’ai particulièrement aimé la diagonale au cours de laquelle se répète et se démultiplie le même mouvement, celui d’une femme allongée que son partenaire tire en arrière par les bras, avant qu’elle se roule en pamoison pour recommencer la scène. L’ombre de celles de la bayadère, en somme. Il faut croire que ce type de diagonale inspire et plaît : les critiques avaient tous relevé le clin d’œil de Malandain dans le Sang des Etoiles, où les ombres étaient devenus des ours (la grande ours, constellation, étoile ; y êtes-vous ?).

 

 

Je passe un peu rapidement pour arriver au point d’orgue du ballet (je vous laisse le soin de trouver une autre métaphore) : le pas de deux d’ « abandon ». Quoique en fait, mon blabla risque de tourner court tant c’était awesome, breathtaking et tous autres adjectifs qui, dit en français, ne manqueront pas de faire bande-annonce de résumé de magazine en trois lignes. Pour ce duo encore plus que le reste du ballet à la sortie du spectacle, on ne peut guère que se le repasser devant les yeux. Le moment où il la fait tournoyer, accrochée à son cou ! Et celui où il soulève sa cambrure. Et quand l’un après l’autre ils passent leurs têtes sous le bras de l’autre, comme un chat qui cherche les caresses (le bélier est bien loin). Et… et tout le pas de deux, et le moindre de ses pas, de ses regards, de ses courbes. Plus deux entités qui s’attirent, comme au premier acte, plus de couple qui s’apprend, comme au deuxième acte, mais une fusion qui rétablit l’unité, celle de l’autre. Comme si chacun rendait évident à l’autre qu’il est là. Actually seen. Le parc n’est plus allées et venues en tours et détours, mais un lieu clos où l’on ne peut que s’attarder vers l’autre et lui devenir intime.

 

… contrepoint – les jardiniers reviennent une dernière fois, nous sevrant assez abruptement de l’intensité du moment précédent tout en le préservant d’une sortie trop brutale du spectacle, qui ne pourrait que l’étioler. Fin de la pièce avec les jardiniers qui pointent l’index vers le ciel et le font tourner dans un bourdonnement d’insecte, touillant destin des divinités célestes, passion, envol et chute amoureuse dans un ciel orageux.

 

 

En espéran
t que la souris vous démange… quelques vidéos :

– pour les plus pressés, une sorte de bande annonce qui donne une idée du style du chorégraphe, des costumes etc.

un extrait du premier acte

– deux extraits du deuxième acte

– le duo final, par Laurent Hilaire et Isabelle Guérin. Puisque pris hors-contexte, je suggère de passer plus vite sur la première minute si vous êtes vraiment impatients – mais c’est ce qui prépare le moment final.

 

« Explorant les méandres de la passion, avec ses voies détournées et ses raccourcis impromptus, le chorégraphe met en scène le petit théâtre des stratégies galantes, des malices séductrices et autres travestissements des cœurs. Dans un jardin aux allées stylisées, hommes et femmes s’adonnent aux délices vénéneux des jeux de l’amour et s’abandonnent au frisson rieur de la musique de Mozart. La danse pourtant finit par trahir la déchirure du désir. » in la Terrasse.

 


 

* J’ai payé le luxe de cette sortie par une nuit très brève le lendemain, relevée à cinq heures trente pour finir ledit commentaire dont l’introduction m’avait demandé deux heures. Je ne sais toujours pas par quel miracle j’ai décroché ma meilleure note de l’année. Peut-être une stratégie professorale visant à gonfler la motivation avant l’écrit.