Bulles de BD, 2019 #11

Mademoiselle Else, de Manuele Fior, d’après le roman d’Arthur Schnitzler

J’avais adoré la nouvelle d’Arthur Schnitzler. À l’époque où je l’ai lue, j’ai même fantasmé une adaptation en ballet. L’épaisseur psychologique paraît d’abord un peu aplanie dans les premières pages de cette adaptation dessinée, mais très vite, le trait de Manuele Fior se fait plus anguleux et convoque discrètement le lexique pictural de la Belle Époque, depuis les chevelures rousses de Klimt, délicates et massives comme des auréoles, jusqu’aux nervosités angoissées d’Egon Schiele. On a même un flash Sargent, le nez de profil, la bretelle de la robe noire hors de l’épaule. C’est tout le spectre de la femme fatale, goulue, hystérique, qu’on devine sous les traits qui se défont de la jeune fille de bonne famille – une sexualité qui se fantasme au lieu se de vivre, instrumentalisée par la famille qui la pousse dans les pattes d’un vieux dégueulasse.

Moins qu’hier (plus que demain), de Fabcaro

J’ai cru un moment que l’auteur du Petit traité de l’écologie sauvage était passé de l’écologie au couple : c’est le même procédé d’aquarelles quasi identiques répétées jusqu’à la chute, le même regard décalé, la même sidération lard ou cochon qui part en vrille, et moi en (fou) rire. (Rien que la couverture : une figurine de mariés montée sur… un plat de nouilles.)

Si vous manquiez d’une idée de cadeau de Noël pour un esprit caustique, ne cherchez plus : c’est l’absurde qui tape dans le mile.

Voix de la nuit, d’Ulli Lust & Marcel Beyer

Je ne sais pas trop pourquoi je me suis infligée cette lecture et ces images, glauques à souhait. Le récit alterne entre la vie des enfants de Goebbels et les monomanies auditives d’un acousticien chargé de sonoriser les meetings du IIIe Reich (au départ, parce que ça finit en quasi-vivisection de larynx pour essayer d’aryeniser la voix). On peine à comprendre le pourquoi de cette double narration, jusqu’à ce que les fils se nouent à la toute fin, dans un épisode qui est à la fois le summum de l’horreur et tout à fait annexe – Médée en pleine Solution finale.

(Clairement pas un cadeau de Noël.)

Beta… civilisations, volume 1, de Jens Harder

Jens Harder continue son projet titanesque de raconter l’histoire de l’humanité en bande-dessinée. Après Alpha, qui va de la création de l’univers à l’apparition des ancêtres des hominidés, Beta prend la suite et décélère, des australopithèques jusqu’à l’Antiquité romaine. C’est énorme et pourtant, rappelle l’auteur dans sa postface, si on respectait l’échelle temporelle, on pourrait insérer les 350 pages de Beta entre deux planches d’Alpha.

Jens Harder continue de nous donner le vertige, donc, et nous fait reprendre la mesure de découvertes trop bien connues en juxtaposant aux images de la préhistoire l’iconographie de siècles de civilisations : la venue de l’âge du bronze, la découverte des métaux, c’est une fusion de tout ce qu’on a pu produire depuis, avec au passage un clin d’œil à Metallica ; les prémices du langage oral voient se succéder les grands orateurs du XXe siècle, la tour de Babel, le Babel fish… ; l’invention de l’écriture déferle en alphabets et en frises à n’en plus finir, hiéroglyphes, idéogrammes, arabesque arabes, touches de clavier, position des mains en langue des signes, des pages et des tablettes, Kindle et pierres gravées… Jens Harder a transposé dans la bande-dessinée le procédé cinématographique qui consiste à faire défiler à toute allure des images sans continuité, pour faire comprendre qu’un personnage a une révélation, une intuition-réminiscence qui soudain va faire sens. Du coup, il faut lire vite, je crois, malgré le soin apporté aux dessins, malgré les heures condensées dans ces dessins, des milliers de traits et d’années – lire vite, regarder vite, pour voir se dessiner autre chose qu’une histoire apprise, scandées de dates qui, en ancrant, font perdre la globalité, les Incas, les Étrusques, les mammouths, les Égyptiens en même temps que les Romains, les Grecs avant, les Babyloniens en premier, la grande muraille de Chine, les hommes qui partout bâtissent, tuent, se reproduisent, inventent le culte des morts, le langage, les arts, la religion, l’agriculture… On sait probablement davantage de choses de ce tome-ci que du précédent, mais on se rend compte à la lecture qu’on n’en prenait pas la mesure, la simultanéité et la brièveté de tout cela au regard de l’évolution.

Si vous avez un cadeau à faire à un ado ou un adulte curieux, c’est sans conteste une excellente idée : c’est l’Histoire sans leçon, qui s’appréhende au lieu de s’apprendre, comme une intuition, un élan de vie et de curiosité. L’auteur a été surpris de découvrir que le premier tome avait été utilisé à des fins pédagogiques, alors qu’il le voyait comme un essai, mais c’est justement rare et précieux d’avoir une telle somme, informée mais abordable, qui n’essaye pas d’instruire (la pénibilité masquée par l’attrait du dessin), mais cherche seulement à partager son vertige.

Bulles de BD, 2019 #9

Le Chevalier d’Éon, tomes 1 & 2, d’Agnès Maupré

Comme j’aime le trait et les couleurs d’Agnès Maupré ! Au lieu d’être enfermée dans un contour noir qu’elle colorie, la couleur ici trace son chemin : arrête du nez, pommettes et mentons rouges, veines de statue et perruques bleues, dalles violettes… c’est un régal de couleurs. Au point que les bibliothécaires ont cru à une BD jeunesse, au retour du premier tome et à l’emprunt du second :
– La jeunesse, ça s’enregistre à l’étage, normalement.
J’ai repensé à la case où le chevalier dort tout nu sur le dos (je vais commencer une collection de dessins de messieurs tout nus sur le dos), puis à celle où la tsarine, ayant essayé d’égayer sa bite un peu flasque, lui reproche de lui rappeler son âge, et j’ai répondu sobrement que les couleurs pouvaient laisser penser que c’était un ouvrage jeunesse mais que ce n’était point le cas. Si jamais on me fait la même remarque au retour du second volume, je l’ouvrirai à la page où l’on annonce au roi en plein coït que sa favorite est morte – perruque de travers et bedaine au-dessus du corps labouré. Le cul n’est jamais bien loin du sexe – lequel ne fait ici aucun doute : le chevalier d’Éon est présenté comme un homme, qui a commencé sa carrière de travesti pour raison d’État. Il est seulement amusant de voir que chacun est persuadé qu’il s’agit d’un homme ou d’une femme selon l’accoutrement dans lequel il l’a vu(e) en premier. Une vie haute en couleurs et des couleurs qui amortissent les quelques allusions graveleuses qu’elles ont l’élégance de faire passer pour bon enfant. L’ensemble se déguste comme un bonbon un peu piquant – une aventure de jupons et d’épées.

(Dernière bulle en bas pour vous montrer non les bottes du chevalier, mais le dallage – la dessinatrice y excelle ; on a envie de les collectionner comme les azulejos lors d’un voyage à Lisbonne.)

Les Jours qui restent, d’Éric Dérian et Magalie Foutrier

Ce dessin m’a trop bien fait sourire pour que je ne le choisisse pas comme extrait, même s’il ne dit rien de la thématique de l’ouvrage, vivre avec une maladie chronique, ni des existences qui s’y croisent et s’y construisent joliment en la dépassant.

Bulle du haut : allégorie de ma pause déjeuner, lorsque je détaille le menu des restaurants en mangeant mon sandwich.

Trois albums de Sempé : Sentiments distingués, Quelques citadins et Beau temps

Sempé, je connaissais sans connaître. Oui, le trait tremblotant de vie, reconnaissable entre mille, l’humour facétieux, élégant, oui, oui, notre dessinateur du New Yorker à nous, quoi. Mais j’avais toujours croisé ses dessins. Là, j’ai pris rendez-vous avec eux, un album puis deux autres sous le bras, j’ai détaillé les foules, en me demandant combien de lecteurs avaient remarqué tel personnage dans le fond ; j’ai essayé de deviner ce que dirait la légende aux seules attitudes, pour mieux me laisser surprendre ; j’ai cherché ce qui semblait évident, comment le dessin sautait aux yeux (souvent, au choix : la perspective, l’usage parcimonieux de la couleur, l’épaisseur et la graisse du trait…). Je suis épatée par son sens de la foule (comment il suggère sans tout dessiner et néanmoins réserve des amusements à qui la détaillerait) et j’aime tout particulièrement la manière dont il croque la joie, les bonheurs du quotidien se confondant avec l’extase religieuse – chez lui, même les statues des églises sont débonnaires.

« Même les punks attendent que le feu passe au vert… »

Berlin 2.0, d’Alberto Madrigal et Mathilde Ramadier

Pas accroché des masses à cette BD qui cherche à montrer l’envers du décor, de Berlin la capitale alternative cool qui, underground et start-upeuse, est aussi un repère d’emplois mal rémunérés, sans salaire minimum, qui peut se révéler hostile à qui a grandi avec la sécurité sociale.

Mais gloire au Frühstück, et à ce dessin de feu d’artifice, qui ressemble étrangement à la vue que nous avions eu de notre chambre d’auberge de jeunesse le soir du Nouvel An avec Palpatine, il y a 9-10 ans de cela – un souvenir cher parce que le feu d’artifice n’était pas que dans le ciel.

Bulles de BD, 2019 #8

Alpha directions, de Jens Harder

Une seule BD au mois d’août, mais une somme comme on dit. Jens Harder s’est lancé dans la tâche titanesque de raconter en dessin la formation de la Terre, depuis le pré-Big Bang jusqu’à l’apparition, laissée hors-champ, de l’homo sapiens. Ce sont donc des millions d’années qui courent de page en page, un travail titanesque de documentation et de dessin, découpé en ères et chapitres monochromes, où s’intriquent astronomie, géologie, biologie, botanique, zoologie… (je me rends compte que j’aime davantage les abstractions vertigineuses de l’astronomie que la prolifération cellulaire et le bestiaire auquel elle mène, avec l’apparition des dinosaures en fin de volume).

Le texte est plus descriptif que pédagogique : il ne faut pas s’attendre à comprendre les mécanismes géologiques ou biologiques dans le détail – plutôt se laisser submerger par la richesse et l’inventivité folle du vivant, se laisser fasciner par le temps long, surprendre par ce qui surgit, survit, périt ou se métamorphose, et laisser son œil dériver dans les méandres des motifs organiques, fous en eux-mêmes dans leur pur existence graphique. C’est d’abord un ouvrage pour se donner le vertige, en se laissant prendre à des échelles incommensurables, magmatiques, créatures démesurées, microscopiques, sur des durées qui se confondent avec l’infinie. L’homme n’est tellement rien, dans cette histoire de l’évolution, que ça m’apaiserait presque sur les histoires de changement climatique, réinscrivant la fin du monde tant crainte dans un cycle d’extinctions (chaque ère ou presque se termine de la même façon : par la plus grande extinction qu’il y ait jamais eu jusque là, laissant un pouillème des espèces ou de leur représentants pour le round suivant).

Ce qui donne le vertige, aussi, ce sont les liens que Jens Harder ne cesse de faire entre l’histoire géologico-biologique et la manière dont les civilisations l’ont imaginée avant de partir à sa découverte scientifiquement – des anachronismes qui court-circuitent la linéarité du temps pour faire apparaître le lien entre les inventions humaines et les structures du vivant : la structure d’un pont à côté du squelette d’un dinosaure, un dieu aristotélicien ou chrétien en pleine création du système solaire, un clin d’œil à Mélies à propos de la lune, Dolly dans la formation de l’ADN, des symboles païens de reproduction à côté de la mitose… un tas de représentations qui entrent soudain en résonance de n’être plus abordées dans la chronologie de leur apparition mais celle du temps auquel elles font référence. Cela me rend très très curieuse du deuxième tome, consacré en toute simplicité à l’histoire des civilisations (il n’est pas dans ma bibliothèque, il va falloir fouiner).

Bulles de BD, 2019 #7

Bâtard, de Max de Radiguès

Nouveau road comics improbable de Max de Radiguès après Cire moderne. C’est une cavale, cette fois-ci, avec tous les codes du genre (motels moisis, travestissement, braquage de véhicule, sacs de billets, flingues), mais surtout l’histoire d’une mère et de son jeune fils (le bâtard de l’histoire), qui ne cesse d’être un enfant tout voyou aguerri soit-il. La fin confirme que tout tendait bien vers là, vers l’humanité qui transpire sous le scénario bien rôdé, dans ce trait tout rond, qui fait les expressions très tendres.

Sous l’entonnoir, de Sibylline et Natacha Sicaud

« C’est difficile de faire sortir les fous dehors, aussi compliqué parfois que de faire rentrer la réalité dedans. »

Le trait anguleux, comme brouillé, s’accorde bien aux visages quasi chiffonnés de l’hôpital psychiatrique, où sont prélevées des scènes qui forment moins une histoire qu’une expérience – des tranches de vie qui semblent sans début ni fin, repères brouillés par la dépression et les médicaments. L’analyse très lucide de certains instants contraste avec ce brouillard global, qui laisse une drôle d’impression, un peu pâteuse – comme si quelque chose nous échappait, et tant mieux peut-être.

Vies volées, Buenos Aires place de Mai, de Matz & Mayalen Goust

De 1976 à 1983 en Argentine, les enfants des opposants au régime (liquidés) ont été arrachés à ce qui pouvait leur rester de famille et confiés à des foyers partisans. J’ignorais complètement cet épisode, qui est au cœur de Vies volées, dans un scénario si bien agencé que ce qui pourrait sembler téléphoné se transforme en nécessité, les destins croisée faisant tenir l’édifice historique. Raffinement narratif rare : l’épilogue change la tonalité du récit, rouvrant en profondeur un happy end dans lequel l’oubli s’engouffrait déjà. La nostalgie qui en émane est très belle, à l’image de ces traits à la Van Gogh qu’on retrouve un peu partout, tenant tout de leur tissage (sur l’image d’en haut, très discrètement sur la partie verte du haut).

Mais pourquoi, aujourd’hui, lis-tu ce genre de chose ?

Indigo blue, d’Ebine Yamaji

Je me suis laissée attraper parce que l’héroïne était plongée dans la création littéraire, mais il s’avère qu’elle est surtout en train de découvrir son homosexualité et d’hésiter entre son ancien ami et sa nouvelle amante. L’indigo est une couleur chaude. Ça se lit beaucoup trop bien ; sitôt l’histoire terminée, on soupire : oui, bon, encore un shōjo manga.

Bouche d’ombre, Lucienne 1853, de Maud Begon et Carole Martinez

On remonte encore dans le temps pour cette suite de Lucie 1900 : le voyage est cette fois-ci prétexte à traîner du côté de la famille Hugo en exil à Guernesey… prétexte à suivre des héroïnes rousses et des fantômes espiègles, surtout : leurs frimousses sont croquées avec un trait si vivant que c’en devient un plaisir ravigotant.

Bulles de BD, 2019 #6

La Maison, de Paco Roca

Leur père décédé, trois enfants en âge d’en avoir se retrouvent dans la maison familiale inhabitée pour la retaper et décider qu’en faire, passées les vacances-retrouvailles-bricolage. J’ai beaucoup aimé ce que ce lieu fait affleurer de chacun, la manière dont il fait revivre les souvenirs (les vécus, comme les repas sur les chaises en plastique à présent empilées sur la terrasse, et les racontés, remontant à l’enfance du père) et ravive tensions comme fraternité, mêlant instants de rien et temps long où l’on prend conscience du passage des générations, de ce qu’on a grandit, perdu et qu’il y a peut-être à retrouver.

Pardon pour ce choix pas forcément hyper représentatif, mais cette case me fait rire/penser aux expérimentations musicales de Two Set Violin avec des poulets en plastique croisés au Vietnam.

Les Petites Victoires, d’Yvon Roy

– Tu vois, autiste ou non, faut éviter à tout prix que ton gamin finisse par se croire le patron. Tu imagines être patron à 4 ans ? Y’a de quoi devenir super anxieux.

Un père décide que son fils autiste aura une belle vie, et met toute son énergie pour l’aider à dépasser ses peurs et le rendre autonome, quitte à employer des méthodes peu orthodoxes, dans un mélange de tâtonnements et d’intuition. Cela a par moment un petit côté je-sais-mieux-que-les-spécialistes, mais on ne peut qu’être touché par cet amour qui va jusqu’au dévouement.

Je vais mieux, merci, de Brent Williams et Korkut Öztekin

« L’esprit te dupe en te faisant croire qu’il y a des problèmes que tu dois absolument résoudre. En général, ils ne peuvent pas l’être. La plupart du temps, ce ne sont même pas des problèmes. »

Une belle bande-dessinée sur la dépression. J’ai surtout été touchée par la fin, la sortie lente de la maladie et le réapprentissage de comment vivre – une question dont on ne fait finalement jamais le tour, qu’il nous faut constamment reposer.

« Laisser la dépression derrière moi n’était pas si facile. Elle avait été ma compagne pendant si longtemps… elle m’avait fait souffrir, avait bouleversé ma vie. mais elle m’avait aussi ouvert les yeux et révélé des choses sur moi-même et le monde que je n’aurais peut-être jamais vues sans elle. Comment pourrais-je les garder en moi, dans cette nouvelle vie où tout allait si bien ? »

Freud et l’hystérie, de Richard Appignanesi et Oscar Zarate

« Quelle différence entre cet endroit [visite médicale des prostituées d’un bordel] et la piste de danse du Moulin rouge… ou l’amphithéâtre de Charcot ? »

Ce roman graphique m’a mise mal à l’aise – de rendre la mentalité de l’époque sans la mettre à distance, probablement. J’y ai néanmoins appris quelques faits que j’ignorais, notamment les expérimentations de Freud avec la cocaïne (comme anesthésiant). J’ignorais qu’il s’était approché de nombreuses découvertes finalement réalisées par d’autres, avant d’ouvrir le champ de la psychanalyse.

La Vision de Bacchus, de Jean Dytar

Très chouette bande-dessinée que cette Vision de Bacchus qui, au gré d’une intrigue bien ficelée, nous entraîne dans les ateliers des peintres de la Renaissance et leurs secrets, de la camera obscura aux recettes de préparations transmises puis jalousement gardées. J’ai adoré comment, en trois cases et deux dessins, l’auteur résume le paradoxe de la vision, tantôt constat qui détaille, tantôt intuition qui condense et stylise pour faire ressortir l’essentiel – enregistrement du réel versus effet de réel.