Madame de La Pommeraye

Même sans se souvenir de son apparition dans Jacques le Fataliste, on devine aisément le cours que va prendre l’intrigue de Mademoiselle de Joncquières : l’homme est bien trop prévisible pour qu’il y ait là véritable suspens. On ne se délecte pas moins de la comédie d’Emmanuel Mouret ; son verbe emprunté au XVIIIe dit moins mais exprime beaucoup plus que ne le ferait notre langue d’aujourd’hui. Aucun sentiment d’aucun personnage, blasé ou blessé, ne se laisse ignorer. On le sait : madame de La Pommeraye succombera au marquis des Arcis ; le marquis se lassera d’elle ; elle cherchera à se venger en utilisant mademoiselle de Joncquières (face à l’homme, la femme est un loup pour la femme) ; le marquis tombera dans le panneau et madame de La Pommeraye se fera prendre à son propre piège.

On pense rapidement aux plus fameuses Liaisons dangereuses. L’esprit n’est pas le même, pourtant. Il faudrait que je relise le roman de Laclos pour vérifier si ma perception est uniquement due à la structure du récit ou si la décennie écoulée depuis sa lecture s’en mêle, mais la vengeance de madame de La Pommeraye laisse un arrière-goût amer, qui s’évaporait promptement dans le cas de madame de Merteuil, jusqu’à donner l’impression de ne jamais avoir existé : la victoire stylistique des libertins écrasait la mémoire de leurs déboires. Surtout, on se fichait bien de la morale, abandonnée passée la postface et réintroduite artificiellement à la conclusion – elle n’a pas cours dans Les Liaisons dangereuses. Dans Madame de Joncquières (tel que filmé par Emmanuel Mouret, parce que je n’ai aucun souvenir de cette histoire racontée par Diderot), c’est plus subtil, car les rôles sont intriqués : celui de madame de Mertueil est tenu par madame de La Pommeraye qui, loin de faire profession d’être libertine, est aussi retirée du monde et indifférente aux intrigues de l’amour qu’une présidente de Tourvel, tandis que mademoiselle de Joncquières, ayant été conduite à la prostitution par un revers de fortune, n’est pas l’ingénue un peu bécasse que découvre Valmont en Cécile de Volanges (laquelle apprend vite à se servir de ses appâts, tandis que mademoiselle de Joncquières n’a, de la bouche de sa mère, aucun esprit de libertinage).

Le marquis, enfin, ne se joue pas de ses conquêtes comme Valmont : il tombe amoureux, en série certes, mais l’avoue volontiers. Cette absence de perversion le rend à la fois plus honnête homme et moins pardonnable. On ne peut lui reprocher son désintérêt pour madame de La Pommeraye, passé quelques années heureuses ; il a l’élégance de ne pas prendre de maîtresse, de s’oublier seulement dans ses affaires. De ne rien pouvoir lui reprocher le rend pourtant plus exaspérant encore : madame de La Pommeraye n’a d’autre coupable que la nature humaine trop humaine, et doit assumer la faute de sa colère qui, sans exutoire, l’envahit jusqu’à se cristalliser en vengeance. On croirait entendre Valmont en voix off : ce n’est pas ma faute. Après avoir ri avec madame de La Pommeraye du tour pendable joué au marquis des Arcis, la narration nous trahit et bascule aux côté du marquis : il est réellement tombé amoureux de celle qu’il a d’abord rejeté lorsqu’il l’a crue coupable du tour qu’on lui a joué, et finit par remercier madame de La Pommeraye de la lui avoir fait épouser. Le récit est garroté avant que l’histoire se reproduise, et que le marquis se lasse et retombe amoureux d’une autre : il s’en sort, tandis que madame de La Pommeraye qui soudain l’a bien cherché est abandonnée à son triste sort.

Le récit est narré de tel sorte qu’on rit, puis qu’on rit jaune, lorsque le focus passe sans préavis de madame de La Pommeraye au marquis. La comédie s’apprécie pleinement le temps qu’elle dure, mais ce qui perdure lorsque les lumières se rallument est une forme de triste amertume et de lassitude face à la constance de l’inconstance humaine, et sa prévisibilité. Il suffit de corseter une jeune beauté dans le silence et de faire ployer sa nuque dans l’obéissance (de la foi, on y croit), paupières tombantes comme en plein orgasme, pour qu’elle se transforme en objet de convoitise ; cela fonctionne à merveille sur le marquis, mais aussi sur le spectateur tel Palptine qui reconnaît aisément être passé à côté de l’actrice dans d’autres rôles : aplomb, regard et paroles retrouvés, son pouvoir de séduction s’étiole. Est-ce acquérir une sensibilité féministe que de trouver cela lassant ? Je laisserai le sourire ridé, magnifiquement fatigué de Cécile de France répondre à la Mona Lisa.

La vie qui mijote

Dans Gastrophysics, l’auteur remarque que les aliments retiennent davantage l’attention et stimulent mieux l’appétit lorsqu’on les voit en mouvement : à la nature morte se substituent dans notre esprits des ingrédients frais. Eric Khoo, le réalisateur de La Saveur des ramens illustre cela mieux que n’importe quelle expérience pseudo-scientifique : comme la dessinatrice des Petites distances, qui ajoute de la buée au-dessus de tous les plats et boissons chaudes que ses personnages ingurgitent, il filme à ras les marmites le mouvement de l’eau de cuisson, wannabe bouillon : ça frémit et ça fume ; les aliments s’agitent et les heures à laisser mijoter assurent qu’on aura bien salivé au moment de goûter.

Cela donne faim tout autant que patience, car tout dans la vie des personnages semble obéir au même principe : il faut laisser mijoter. À  la mort de son père, Masato hérite de son restaurant de ramen et d’une valise pleine de souvenirs qui l’invitent à retourner sur les traces de son enfance et de sa mère, Singapourienne qui a été la muse culinaire de son mari japonais et la honte de sa mère, laquelle l’a reniée pour avoir convolé avec l’ennemi. On devine assez facilement comment les choses vont évoluer une fois que Masato a retrouvé son oncle, qui le prend sous son aile (sa faconde achève de tirer le film hors d’un mutisme nippon déjà entamé lors de conversations assez directes avec l’autre oncle), et sa grand-mère, qui ne veut pas en entendre parler. Peu importe ; on ne commande pas un ramen ou un bak kut teh (son équivalent singapourien) pour être surpris – ou alors par ses saveurs, plus subtiles en bouche que le souvenir qu’on avait en tête : chaque dégustation partagée est ponctuée d’onomatopées de régal, et c’en est un que le film tout entier, son histoire familiale pudiquement voilée-dévoilée dans les volutes de vapeur.

Mit Palpatine

Climax (anti-)

Il a réussi à rendre ça encore plus dérangeant qu’un viol de dix minutes.

Ma connaissance de la filmographie de Gaspar Noé se limitant à Love, il me manque la référence, mais cette proche spectatrice a parfaitement résumé mon ressenti à l’issue de la projection. Heureusement, le réalisateur a prévu le coup en commençant par le générique ; écran noir, on peut couper court.

Comme souvent, au final, c’est par la fin que ça commence : une femme blessée est filmée de haut, à ramper dans la neige bientôt souillée de sang ; elle n’avance pas aussi vite que la caméra qui la fait disparaître en glissant du blanc de la neige au blanc du ciel, que l’on devine aux ramures d’un arbres, qui bientôt se renversent en racines. Sans accroc ni raccord, le bas devient le haut, qui s’inverse à nouveau, et tout est à l’envers : la caméra, l’estomac. Le pacte filmique est scellé.

La fête qui réunit une quinzaine de danseurs à la fin de leur répét’ est filmée sur ce même principe, d’en haut d’abord, observant le cercle de leur battle (danseurs de ouf), puis en tournant (littéralement) d’un binôme à l’autre, et sans dessus dessous, enfin, lorsque la cocaïne versée dans la sangria fait son effet. Aidé par des lumières saturées et parfois insuffisantes, on bascule dans le cauchemardesque, d’autant plus cauchemardesque qu’on ne quitte jamais la banalité – des tenues, des propos bruts et du décor miteux de gymnase reconverti en salle des fêtes. Je reste pétrifiée par la menace de violence collective, et le film joue sur cette crainte, l’effet de meute, le collectif qui dégénère, quelque chose comme dans The We and the I, avec en prime, décuplée par la drogue, la gratuité d’Orange mécanique. Mais ma crainte, quoique constamment entretenue, est minée dans la surenchère : il n’y a jamais besoin que d’une ou deux personnes pour en démolir une autre, et même, on n’est jamais mieux servi que par soi-même.

Le temps comme les pupilles se dilate. Passage à tabac, scarification, brûlure, inceste, séquestration… le passage d’une horreur à une autre et le retour chaotique mais cyclique à chacune d’elle reproduit la temporalité propre aux cauchemars : cela n’en finit pas, on pédale dans la semoule pour s’en sortir et on ne s’en sort pas, ça colle, ça pègue, ça hurle, on ne sait pas pourquoi, tout ça sans raison ni couture, c’est un cauchemar, sortez-moi de là, et pour toute réponse : entrez dans la décadence. On ne sait plus ce qu’on voit, des corps n’importe comment sans qu’on sache si c’est un danseur hyperlaxe qui se démantibule ou si c’est autre chose, tous des tordus, des corps à terre, en convulsion, en coït, en krump, voguing ou vomis.

Climax de Gaspar Noé, c’est Dirty Dancing, mais alors en vraiment dirty. C’est simple : la première partie du film, bouillante et frénétique, donne envie de prendre mille drogues et de passer le restant de ses jours en rave, quand la seconde, cauchemardesque et chaotique, incite à passer au thé vert…

Quentin Grosset dans Trois couleurs

Ce sera un thé vert au jasmin pour moi, merci.

Le concept d’invasion

Invasion. Il n’y a que Kurosawa pour faire un fil d’extraterrestres avec trois bouts de ficelles : pourquoi recourir aux effets spéciaux quand des regards perdus et des poignées de mains inextricables suffisent à instaurer le malaise ? On n’est même pas certain qu’il s’agisse d’un film d’extraterrestre à vrai dire ;  les êtres étranges qu’on soupçonne d’être des créatures ayant emprunté une apparence humaine pourraient tout aussi bien être juste… très japonais. Seule certitude : des gens, épars puis de plus en plus nombreux, perdent des concepts ; ils désapprennent soudainement ce qu’est un père, le passé, l’orgueil et, privés de cette structure mentale, s’effondrent. Le concept de concepts volés est assez génial… et cela suffit à me faire adhérer au film, malgré une fuite-poursuite qui s’éternise un peu et un bref passage poussif sur le concept d’amour sous-estimé dans sa réversibilité force-faiblesse.

Médecin pointant l'index vers le doigt d'une jeune femme collée au mur
Quand tu regrettes de ne pas avoir pris des cours d’occlumancie avec Snape…

 

Première année (de médecine)

Les deux étudiants amis, côte-à-côte dans l'amphi
Première réflexion en voyant la bande-annonce du dernier film de Thomas Lilti : tiens, le prequel d’Hippocrate, dans lequel Vincent Lacoste n’est pas encore interne, mais étudiant en première année ! 

La bande-annonce de Première année contenait déjà l’essentiel de l’aspect sociologique du film : on y dénonce l’absurdité d’un concours créé pour éliminer le maximum de candidats, sur des critères très éloignés des qualités requises par la profession à laquelle ils aspirent. Le hangar avec des tables à perte de vue m’a rappelé le concours de l’ENS l’année où j’ai khûbé ; quand on arrive là-dedans, il faut jouer pour soi une partie de Qui est-ce ? et abattre mentalement des rangées entières de candidats si on ne veut pas se laisser démonter par le nombre. Les frères de l’un des protagonistes sont d’ailleurs normaliens, et nous avons le droit à une discussion sur la reproduction des élites dans la cour aux Ernest de la rue d’Ulm (qui constitue peut-être mon plus grand regret de ne pas avoir intégré ; lors des oraux, je me voyais très bien déambuler tout une année dans ce charmant patio)  :
– Pourquoi tu crois que tu réussis ?
– Parce que je ne suis pas trop con ?
– Non, parce que tu as les codes. Le concours est fait par des gens comme nous, pour sélectionner des gens comme nous.

Ce que la bande-annonce n’annonçait pas, en revanche, c’est que le film de Thomas Lilti est une très belle histoire d’amitié – une de ces solidarités mystérieuses qui n’est généralement développée que dans les histoires d’amour. Rien de niais, pas d’effusion ; tout est rentré. Le rythme du film est celui d’une comédie, très enlevé, et le réalisateur dit même avoir pris exemple sur les films de sport, de boxe précisément, dans lesquels on voit la tension s’accumuler au fil de l’entraînement pour culminer dans le combat (le concours) vers lequel file l’intrigue. Les seules accalmie dans les folles révisions des deux étudiants sont justement les instants où leur relation se modifie ; ce sont des regards, beaucoup, des mouvements de lèvres, des silences. C’est se rapprocher, s’entraider, suspecter l’autre de vous utiliser, le voir au bord du burn-out, puis de l’autre bord, se fermer à lui et revenir sur sa capitulation, le reprendre comme binôme de révision… Ces moments sont muets mais, d’être les seules décélérations du film, se chargent d’une force qu’on ne leur soupçonnait pas. Du coup, en plus d’être très drôle, Première année est aussi un beau film, plus sensible que ce que le traitement comique commandait (belle évocation aussi de la relation d’un des deux étudiants à son père chirurgien, jamais satisfait de son fils – contrepoint bien trouvé à l’avantage donné par son milieu social).

Et le duo d’acteurs de Vincent Lacoste et William Lebghil est juste parfait.

Les deux étudiants à leur bureau, l'air complètement ahuri-déprimé.
En voyant toutes les fiches de révision, affichées jusque sur la paroi de la cabine de douche, je me suis dit que je ne pourrais plus, bachoter, comme ça, avaler des dates ; je n’en aurais plus ni la capacité ni la docilité. Je me serais bien vu rédiger toutes ces fiches pour le décor du tournage, en revanche. ^^