Rhapsodie pour deux pigeons

Toujours à l’écoute de son public, le Royal Opera House m’a demandé, quelques jours après la représentation, de répondre à une enquête de satisfaction. La chorégraphie, le casting, les décors, les costumes, l’orchestre, le chef, etc., étaient-ils very good, good, fairly good, fairly poor, poor, very poor ? À moins que nous n’en ayons aucune idée – mais ce n’est pas grave, s’empresse-t-on de préciser dans le mail, qui chérie le profane comme l’initié (on nous demande ensuite combien de ballets on a vu et il y avait une case over fifty – spéciale Pink Lady). Je peine à savoir ce qui est le plus incongru : le recours à une étude marketing quantitative pour un art par essence qualitatif ou le simple fait que l’on nous demande notre avis quand, à l’Opéra de Paris, on doit déjà s’estimer heureux d’avoir une place. No armrests, précisait mon billet à l’amphithéâtre, où pour 27 £ / 35 € on a un fauteuil sans accoudoirs, certes, mais surtout sans les genoux des voisins qui vous rentrent dans le dos. Cela m’a rappelé la notion de visibilité réduite du Sadler’s Wells, pour le moins éloignée de celle de l’Opéra de Paris : dans un cas il manque à peine un mètre à partir du haut de la scène ; dans l’autre, il reste péniblement un tiers du côté de la scène. Autant dire que les rois de l’understatement en font des tonnes lorsqu’il s’agit de relation client – et inversement à notre détriment.

Du coup, lorsqu’un champ libre se profile, où exprimer ce qui nous a également incité à venir (en plus de découvrir les ballets ou de retrouver un cast qui vous met des étoiles dans les yeux), je m’exclame qu’un voyage à Londres ne saurait être complet sans un spectacle à Covent Garden et un cream tea chez Richoux. De fait, on peut difficilement faire plus British que ce programme full Ashton, délicieusement kitschouille. Certes, j’aurai probablement oublié Rhapsody d’ici un mois, mais ces danseuses qui courent sur pointes en parallèle, c’est tout de même ravissant, non ? On en occulterait presque les prouesses techniques de Steven McRae, dont un saut où je n’ai pas réussi à comprendre quelle partie du corps faisait quoi à quel moment, bien que l’étoile ait eu l’obligeance de le répéter trois fois d’affilée.

Malgré une partition moins pyrotechnique, sa partenaire, Natalia Osipova, s’en donne à cœur joie, si bien qu’on oublie volontiers qu’elle n’a pas la désinvolture nécessaire pour donner un air champêtre à ce qui, de toute évidence, se veut une garden party sur fond de temple romain – loin de la fort urbaine mythologie balanchinienne à laquelle me fait, je ne sais trop pourquoi, penser ce genre de divertissement brillant et abstrait, sans que je parvienne vraiment à comprendre pourquoi je trouve l’un plaisant et l’autre ennuyeux. Peut-être est-ce à cause de la drôlerie des sissones-girouettes qui ballotent le soliste dans toutes les directions ; ou bien des sauts décalés, presque random (dieu les informations savent comme il est difficile de programmer du hasard), du corps de ballet masculin, où je vois surgir des grenouilles coassant à tour de rôle (on serait dans un dessin animé qu’un petit marteau serait sorti de mon œil pour jouer à les assommer comme des taupes).

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Si Rhapsody ressemble à la marmelade à feuilles d’or créée par Fortnum & Mason pour le dernier Jubilé de la reine, The Two Pigeons, moins tape-à-l’oeil, a la simplicité du scone. Comme le petit gâteau, qu’on a envie de mettre tel quel dans sa bouche mais qui s’ouvre pour être tartiné, le ballet d’Ashton se déguste en deux parties, de part et d’autres d’un second entracte pas franchement utile mais sans doute réglementaire en ces terres de triple bill. Et puis, le tutu de la Jeune Fille est plein de clotted cream : des couches et des couches froufroutantes comme le roucoulement d’une tourterelle ! Lorsque Lauren Cuthbertson bat des ailes, coudes pliés en arrière, mains posées sur le faux cul du tutu, l’imitation est parfaite, et le rire qu’elle suscite n’est pas de moquerie mais de tendresse. Le romantisme qui nimbe le couple principal évite en effet de tomber dans le ballet de boulevard, tandis que le ridicule assumé de la gestuelle aviaire évite en retour l’écueil de la mièvrerie. Mention spéciale pour les a-coups de tête de profil, accueillis par des éclats de rire.

La métaphore filée, qui avait de quoi faire craindre le pire, relève juste comme il faut une histoire autrement abracadabrantesquement plate : le Jeune Homme, lassé des bouderies-minauderies de la Jeune Fille qu’il essaye de peindre, la laisse en plan pour suivre une gitane affriolante, qui elle-même le laissera tomber comme une vieille chaussette une fois qu’elle aura rendu jaloux le chef du clan, laissant le Jeune Homme retourner, penaud, auprès de sa Jeune Fille-oisillon blessé. Là où c’est chorégraphiquement intéressant, c’est qu’Ashton reprend le geste froufroutant de la Jeune Fille qui bat des ailes pour l’adapter à la gitane : ses épaules se secouent d’une manière approchante, mais cette fois, bras en avant, pour faire valoir un décolleté… pigeonnant (même si, vu le physique de la par ailleurs magnifique Fumi Kaneko, le geste fonctionne surtout comme signe). La battle à laquelle les demoiselles se livrent n’est en que plus savoureuse ; dans la reprise saccadée des mouvements de la gitane par la Jeune Fille, on entend clairement « Qu’est-ce qu’elle a de plus que moi, cette dinde ? » Le Jeune Homme et le chef tzigane se chargent, à l’acte suivant, d’une compétition plus musclée, avec roulades-bras-de-fer-si-tu-perds-tu-vas-en-enfer.

Le détour par le camp tzigane, en même temps que de fournir un prétexte à des danses de groupe vaguement plus exotiques, dans la plus pure tradition du divertissement, permet un changement de ton au retour du fiancé prodigue : plus éloigné qu’au premier acte de la volaille de La Fille mal gardée, plus proche d’un cygne mourant. Heureusement, all is well that ends well : on se charge de requinquer notre pigeonne à coup de repentir amoureux pour que la catachrèse soit remotivée et que nos deux jeunes gens puissent à nouveau roucouler comme des tourtereaux, rejoints sur scène par des pigeons en chair et en plume (Palpatine soupçonne qu’il y ait plus de deux oiseaux sur le plateau, un par déplacement à effectuer). Un jour, quand même, il faudra qu’on se fasse une histoire toute volatile du ballet.

 

Giselle au rOH !

 

Alina Cojocaru joue, les autres dansent. Ce qui m’a d’abord supris chez elle, c’est son ballon, cette manière de bondir qui donne ce qu’il faut d’insouciante allégresse au personnage sans la faire passer pour une niaise. J’avais du mal à l’imaginer à la lecture de l’autobiographie de Karen Kain qui mettait à profit semblable qualité pour le rôle, mais cette interprétation fait affleurer une compréhension en profondeur du rôle. De fait, ce ballet qui est pourtant l’un de ceux que je connais le plus, pour l’avoir dansé et revu, a été une réelle surprise. Les passages attendus sont presque décevants tant ils ne surgissent pas sous la forme qu’on avait espéré1 – mais c’est une déception comme la narrateur proustien devant la Berma, une déception qui est en réalité la surprise du talent.

L’accent est toujours déplacé, sur un entre-pas très marqué, qui saute et fait sauter avec lui la platitude d’une arabesque d’ordinaire seulement obligatoire. La variation du premier acte peut ainsi sembler défigurée mais c’est ce qui donne son vrai visage à Giselle, ballet d’un personnage et non pas de séquences dansées autonomes. Tout est relié et Alina Cojocaru, avec son front qui se plisse tour à tour d’étonnement et d’inquiétude, joue avec le sérieux d’une enfant. Comédienne très expressive, elle joue son rôle et dans le rôle, et tout en se jouant des difficultés, joue avec la musique.

Comme Karen Kain l’explique dans son livre, être musical ne consiste pas à tomber pile poil sur la pulsation mais à produire des effets de sens par de légers décalages. Je retrouve les conseils de mon professeur de danse qui nous recommande, d’être encore plus lentes que la musique dans les adages pour gagner en étirement, quitte à être légèrement en retard, et à l’inverse d’attaquer la musique un quart de seconde plus tôt pour précipiter l’impression de rapidité. C’est si accentué chez Alina Cojocaru que c’en est parfois limite gênant, notamment dans sa variation du premier acte, où dans son enthousiasme à danser pour la cour et son prince, elle va plus vite que la musique. Mais on ne peut lui en vouloir quand un pas précipité trouve son aboutissement dans un grand équilibre en petite arabesque, avec la main qui rabat la jupe sur le devant tandis que la jambe, derrière, retarde sa descente – effet d’accélération sur fond de ralenti.

Et c’est là la deuxième de ses principales qualités (deuxième peut-être parce qu’avec ce à quoi nous a habitués Aurélie Dupont, ce n’est pas ce qui frappe en premier lieu, même si c’est tout aussi remarquable) : des équilibres solidement ancrés dans le sol – et non pas flottant au-dessus par l’opération du saint-esprit ; non pas des équilibres statiques mais des équilibres moins trouvés que cherchés, à tout instant rééquilibrés par le mouvement qui se poursuit et, par cet étirement indéfini, donne l’impression d’une suspension infinie.

Je vous laisse dès lors imaginer le deuxième acte, où hormis une apparition fracassante à tourner sur elle-même comme une essoreuse à salade, tout se passe comme dans un rêve fantastique. Seule, à ses côtés, Hikaru Kobayashi fait pâle figure avec sa Myrtha par trop fantomatique. Les Willis, elles, trouvent un bon compromis entre leur reine effacée et la nouvelle recrue aux sentiments pas tout à fait désincarnés, même si leurs chaussons sont plutôt bruyants (pas que dans la traversée- kangourou en arabesque sautées ; à se demander si elles n’utilisent pas des Grishko). Le voile qu’un fil invisible ôte à leurs sœurs parisiennes peu après leur entrée en scène, mais qu’elles gardent sur la tête jusqu’à la première sortie en coulisses, ajoute à leur immatérialité. La blancheur ainsi éclairée dans une atmosphère sombre brouille plus sûrement le regard que l’ombre et, par ses reflets verdâtres qu’on dirait phosphorescents, indique une présence spectrale.

Cette petite différence n’est pas la seule variation par rapport à la version parisienne dont elle reste néanmoins très proche, à l’exception notable, dans le premier acte, du pas de deux des paysans remplacé par un pas de six (donc deux danseurs de plus, on ne perd pas au change). C’est à l’occasion de ce changement, en remarquant que les paysans esquissaient en sautillant le changement d’épaulement qui dirige les premières arabesques de Myrtha (bras qui passe couronne et accompagne le changement de jambe avant de poursuivre dans la même direction), que j’ai découvert que ce mouvement formait un réseau dans tout le ballet, de la joyeuseté de girouette chez les paysans au commandement implacable de Myrtha qui, lorsqu’on lui demande de les reconsidérer (tête et buste inclinés vers l’arrière) revient toujours à -et jamais sur- ses décisions.

Autre réseau significatif qui devient évident de part l’interprétation d’Alina Cojocaru, celui des mouvements qui, soit esquissés, soit inachevés, peinent à devenir des gestes. Ils préfigurent ou rappellent la pudeur de la jeune fille face à son amant (gestes qu’elle n’ose conduire, avortés par sa retenue), l’incrédulité de sa découverte sur l’identité d’Albrecht2 (esquisse de compréhension, agitée de mouvements contradictoires qui l’entravent) , le souvenir hagard des premiers pas de cette amourette dans la scène de la folie (bribes d’enchaînements défaits), jusqu’à l’épuisement d’Albrecht que Giselle veut protéger du sort d’Hilarion (effort insuffisant, mouvements inachevés).

Rien que ça. C’était énorme. Sans qu’il y paraisse, en plus, le royal ballet poussant le bon goût de l’absence de virtuosité tape à l’œil jusqu’à préférer les arabesques longues aux arabesques hautes lorsqu’elles n’ont pas de sens (mais alors quel effet lorsque les Willis les balancent, ballotant Giselle et Albrecht dans leur emportement furieux !)3. Les costumes du premier acte, par leur élégant camaïeu couleur feuilles mortes, font également ressentir le besoin de revoir notre habitude de considérer le mauvais goût comme une spécialité anglaise (ce qui, en danse, serait davantage celle des Russes) – quand bien même l’ajout d’ « english » à « strawberry » nous a rendues quelque peu méfiantes, Pink Lady et moi, le lendemain, devant les parfums de glace…

 

1La première fois que cela me l’a fait, de manière consciente, en tous cas, c’était avec Denis Podalydès dans le Matamore de l’Illusion comique. C’était tellement rythmé qu’en en oubliait que le texte était rimé.

2Johan Kobborg, que sa femme (toujours avoir une Pink Lady à portée d’oreille, ici plus encore qu’un Palpatine sous la main) me ferait oublier mais qui est justement un très bon partenaire, même si je ne suis pas loin de lui préférer son rival Hilarion en la personne de José Martin (se concentrer pour ne pas dire José Martinez, bien que sans ressemblance).

3Alina Cojocaru est une fois encore à part, puisque Roumaine. Sa biographie indique également qu’elle est venue à la danse par le biais de la gymnastique… comme Sylvie Guillem. Peut-être celles qui ont commencées par là sont moins tentées de se diriger vers l’acrobatie, dont elles se sont volontairement écartées, n’en gardant que la souplesse.