Ô corps, suspends ton vol

Le « point de suspension », pour un jongleur, c’est ce moment furtif qui voit un objet lancé dans l’air atteindre son apogée, juste avant sa chute. Avec Minuit, Yoann Bourgeois, entouré de complices, des artistes indisciplinés, et d’une harpiste, porte à la scène sa passion et sa quête de cette suspension, de cet instant de tous les possibles.

Grâce à Andrea, j’ai pu découvrir Yoann Bourgeois, dont j’entendais parler depuis un certain temps déjà, sans jamais me réveiller assez tôt pour obtenir des places. C’est chose faite, et expérience à renouveler. Yoann Bourgeois est un James Thierrée arty, qui tire sa poésie des lois de la physique plutôt que de la bidouille. Les négociations avec la gravité s’enchaînent sans autre fil conducteur que l’expérimentation, mais chaque moment est suffisamment captivant en soi pour qu’on s’en formalise. Un spectacle en il y a

  • une harpiste qui se fait femme-orchestre en jouant sur les mesures qu’elle vient d’enregistrer en live ;
  • des clowneries éparses qui le cèdent à l’humour lors du récit d’un périple improbable (j’ai ri  à retardement à la « traversée du désert à la nage ») ;
  • une danseuse en talons suspendue dans les airs au bout d’un pilier-tape-cul bien ancré dans le sol : en mouvement, son ombre démultipliée fait voler Wendy sur les colonnes de la salle ; au repos, oubliée là pendant un temps infini, elle coule comme une montre de Dali ;
  • une autre danseuse, enceinte, qui déboule, déboule, déboule en cercle comme un derviche tourneur, un mini-manège qui ne s’arrête plus, dans lequel on s’étourdit à sa place, tandis que la voix pure et chaleureuse de Yael Naim l’accompagne – intime et universel comme un feu de camp ;
  • une plateforme qui tourne et transforme Yoann Bourgeois et une autre danseuse encore en patineurs immobiles – corps penchés en avant dans la vitesse, têtes retournées vers ce qui vient ;
  • un trampoline invisible qui transforme Yoann Bourgeois en cosmonaute, comme libéré de la gravité au moment où il se repose tout entier sur elle, grimpant à n’en plus finir un escalier d’où il se laisse tomber, chutes hypnotiques d’ un rêveur suicidaire qui n’en finit pas de ressusciter, film rembobiné au ralenti qu’on pourrait regarder longtemps encore sans se lasser ;
  • une danseuse-culbuto qui, à la sortie, dans le hall de la cité de la musique, n’en finit pas de rouler-fasciner.

Une flûte plus enchantée qu’enchantante

Ma saison culturelle s’improvise au fil des reventes et des invitations. Je n’avais même pas noté la venue du Béjart Ballet Lausanne lorsqu’une des élèves du cours de danse a proposé à la ronde des places que son CE n’avait pas réussi à vendre. Ni une ni deux, ou plutôt une et deux, nous voilà JoPrincesse et moi installées au Palais des Congrès pour La Flûte enchantée, bien placées, l’estomac confortablement calé par un Mont-Blanc praliné partagé juste avant. C’est dire si nous étions dans de bonnes dispositions. Las, le spectacle s’est révélé un peu moins bon que la soirée.

Béjart a sur ce coup la chorégraphie illustrative. Tamino chante : Tamino danse ; Sarastro chante : Sarastro danse ; Papageno chante : Papageno danse. On peut voir ça comme une adaptation fidèle… ou une transcription littérale parfois laborieuse. Et là, on colle quoi comme pas ? Les dialogues tantôt donnent lieu à de belles variations, tantôt voient les pauses oiseuses se succéder — la danse se suspend alors dans des développés devant et des attitudes pliées à n’en plus finir ; la team Sarastro devient aussi géométriquement précise et ennuyeuse que Cunnigham (alors que l’interprète de Sarastro a de l’allure — du dos…). Quand on annonce à Tamino qu’il lui reste deux épreuves dans son parcours initiatique, c’est nous qui endurons.

Tamino et Pamina en attitude derrière sur jambe pliée, tenant tous deux un bout de la flûte. Derrière, un cartouche d'inspiration égyptienne avec un scarabée.
Tamino, petit scarabé, Pamina, la flûte enchantée, tout y est.

La team obscurantiste est plus débridée, mais je ne suis pas certaine que l’on gagne au change… Les dames d’honneur de la reine sont trois greluches de cabaret, à la danse pas beaucoup plus inventive et raffinée que ce que l’on pouvait imaginer avec mes copines de conservatoire ; et la Reine de la nuit, coiffée d’un turban exubérant, ressemble à une grande folle 1. Ce sont les seules danseuses sur pointes (les pointes, la tradition, tout ça, tout ça), et l’outil enfonce un certain malaise dans le traitement des personnages féminins. Ce ne sont pas les fausses gamines à couette du corps de ballet, sous-utilisé, qui viendront atténuer cette impression. Seule Pamina s’en sort, dans toute la pureté d’un académique blanc.
Le personnage qui tire le mieux son épingle du jeu est celui qui s’extrait du propos philosophique pour lui donner un contrepoint comique plus humain, quoique oiseau, j’ai nommé Papageno. Sa partition chorégraphique, pleine de drôleries, fleure bon la joie. Wictor Hugo Pedroso2 surtout est formidable d’énergie et de bouderie, supra choupi avec ses plumes dans les cheveux. N’était le costume passablement affreux de sa comparse, je me serais proposée comme Papagena.

Les longueurs sont réelles, d’où une impression globale mitigée, mais c’est parfois diablement bon dans les détails, entre deux symboles à gros sabots. Mention spéciale pour les flic-flacs frappés et sautés sur pointes, par lesquels la reine de la nuit vocalise son tempérament capricieux. Bien aimé aussi l’usage poétique d’un cadre vide pour convoquer le portrait de Pamina. Au-delà de ces trouvailles de petit Poucet, ce que j’ai admiré, ce sont les sissonnes récurrentes : bondissantes et pleines d’entrain chez Papageno ; chez Tamino si pures et élancées qu’elles finissent par prendre des allures métaphysiques — une manière de s’élancer, s’élever et s’efforcer dans la vie. (Cela n’est pas si abstrait qu’il y paraît : Wictor Hugo Pedroso-Papageno nous fait oublier ses pieds plats dans des sauts en hauteur ; Jiayong Sun-Tamino projette coup de pied et pantalon rouge et fluide dans les airs, en avant.) Bref, j’ai redécouvert la sissonne.

Au final, les danseurs servent moins la chorégraphie de Béjart qu’ils ne la sauvent. Artistes, tous, ils investissent les pas de manière à en faire ressortir la signification et la joie, quand elle sont là. Je les retrouverai avec plaisir une autre fois.


Play

À l’entracte, alors que les dernières boules de Play sont poussées dans la fosse, Mum montre un enthousiasme similaire à celui que j’ai pu éprouver devant le Don Quichotte de Vassiliev et Ossipova ou encore devant One flat thing, reproduced de Forsythe : une décharge de joie pure. J’ai davantage apprécié la première partie comme un buffet, en picorant de-ci de-là mes passages préférés :

    • les fnerfs, danseuses-cerfs en casque à cornes et sous-vêtements chair, qui défilent sur pointes, démarche chaloupée, tête baissée et regard relevé juste ce qu’il faut pour convoquer dans un même élan réfréné la silhouette butée des mannequins haute couture et l’animal à bois.

  • le numéro de claquettes-pointes de Marion Barbeau, sonorisé en live par Simon Le Borgne, qui abat un micro sur le gros cube blanc à chaque pas de la danseuse – le contraste avec la tentative habituelle inverse d’en masquer le bruit m’a fait sourire, et surtout : Marion Barbeau transpire tellement la joie qu’on ne peut qu’en être éclaboussé.
  • la pluie des balles vertes, qui tombent du ciel et rebondissent sur presque deux mètres, au niveau du parapluie de Caroline Osmont, imperturbable, qui en vérifiait la ponctualité quelques secondes auparavant, attendant l’averse comme le bus. Ce qui tombe en masse des cintres me fait toujours de l’effet : les fleurs de Wuthering Heights, la première fois, les débris neigeux du Casse-Noisette tricéphale de l’an dernier, le drapé de Kaguyahime, la neige de La Passion de la petite fille aux allumettes, les paillettes lors des adieux… J’aime ces cadeaux qui tombent du ciel.

La première partie s’énumère : free play du corps de ballet comme un groupe d’enfants sur la plage ; woman (et quelle femme) on cube ; boy and girl play ; François Alu et Adrien Couvez en buddies qui me rappellent un numéro de Samuel Murez et Takeru Coste, grimés en mime ; les danseuses becoming something else, something fnerf  et la pluie de balls. Et qui échappent à la taxinomie de ces tableaux : Aurélien Houette dans une large robe, qui flotte encore plus que le cosmonaute (transfuge de La Bohême mise en scène par Claus Guth à Bastille ?) surgi d’une des innombrables portes alignées en fond de scène comme des cabines de plages — tous deux dessinent les trajectoires d’un jeu dont on a perdu les règles et dont on ne comprend plus l’enjeu. Ce flottement, dans lequel s’engouffre la poésie, laisse aussi des blancs, la trace d’un léger malaise, qui s’énonce pourtant clairement d’entrée de jeu, vidéoprojeté au fond de la scène : we are trying to play / on essaye de jouer. On essaye. Ce n’est pas commode. On ne sait pas comment lâcher prise tout en en conservant une sur le monde. On essaye, sans toujours retrouver la nécessité, le sérieux d’un enfant qui joue. Pas facile de jouer à jouer. Ni de regarder sans participer, même si la joie d’Allister Madin faisant valser les boules vertes avant de s’y laisser tomber est contagieuse. Nous aussi, on aimerait plonger dans cette piscine à boules, l’aire de jeux McDonalds importée en plein cœur de Garnier. La frustration fait partie du jeu, tout comme le flottement, dont je puis comprendre qu’il insupporte certains (ça sonne creux).

À l’entracte, donc, je suis contente d’être là, sans pour autant ressentir la même bouffée de joie que Mum, surexcitée. J’ai cinq ans, pourtant, devant l’immense sapin du foyer — en me demandant s’il y aurait quelqu’un au sapin (à la grosse dame bleue à Bastille, au sapin à Garnier), je me suis rendue compte qu’il y aurait au moins ledit sapin, qu’on était à cette période de l’année-là.

La tendance s’inverse en seconde partie : l’excitation de Mum se calme, et je plonge dans la fascination. Pas tout de suite, mais lorsque le jeu, a priori disparu d’un univers gris et productif, revient en contrebande, méconnaissable : ce n’est plus un jeu identifiable auquel on joue, mais le détachement ludique avec lequel on se met à envisager toute activité humaine, surtout les plus absurdes. Le mystère brumeux des fumeurs qui s’asphyxient dans leur enclos ; la chaîne de diffusion des boules, prélevées via la trappe d’un gros cube pour être jetées dans la fosse — remplir la mer à la petite cuillère. Ce n’est pas forcément drôle ; c’est même souvent triste. Le jeu, c’est aussi celui des contraintes, les blocs de temps que l’on déplace, les interstices que l’on essaye de se ménager, par lesquels s’engouffre la poésie qu’on veut bien y voir — par lesquels son absence se fait sentir aussi. La voix off qui s’écrit le long de la fosse me parle : les années d’apprentissage, de formation, de jeu et de perfectionnement… pour quoi ? pour déboucher sur rien, la répétition des jours et des vies, les étapes que l’on coche en se demandant si c’est bien ça, réussir sa vie, si la réussir n’empêche pas de la vivre. Ce ne sont pas ces termes, mais c’est exactement ça   l’élan soudain suspendu, l’eschatologie perdue dans un temps qui s’accélère, linéaire. J’ai dû me redresser. J’écoute, j’attends. Plus qu’attentive, je suis avide de cette parole, de ce qu’elle va dire. Évidemment, elle se tait.  Évidemment, danser. Quoi d’autre ? Jouer à savoir, jouer l’adulte, jouer à l’enfant, quand on croirait qu’on saurait un jour. Créer, ne jamais cesser de créer — le mode mineur du jeu, ou majeur, quand le bac n’est plus rempli de sable ou de boules, mais de lauréats et de moins chanceux.

<Et la seule danseuse classique du plateau, en tutu noir sur un gros cube blanc, répète le même mouvement, soutenue par son partenaire : une arabesque qui se développe en quatrième très bas, et repart. Ce qui, dans son surgissement, ressemble à un geste de renoncement (pas de grand développé, le pas de deux est avorté) dégage dans la répétition une beauté bien à lui, qui, je ne sais pourquoi, me mettrait presque les larmes aux yeux.

(La musique aussi, sans doute. Décousue dans la première partie, elle fait dans la seconde corps avec la danse. )

Je me suis demandée s’il n’aurait pas fallu finir par la première partie. J’ai attendu le retour de ses créatures, dont j’ai cru qu’elles se mêleraient, qu’elles co-existeraient avec le reste, le gris, comme des Willis de nos jeux enfantins, des présences-souvenirs, qui feraient coexister le jeu ludique et le jeu contraint. Mais non, rien, pas de revenantes. Les fnerfs et les autres sont mises sous clé, enfermées dans le paradis perdu de l’enfance — qui n’a jamais vraiment existé en tant que tel, mais que l’on continuera à convoquer, peut-être.

Il faut que la chanteuse revienne sur scène après le noir pour ressusciter à grand-peine l’élan premier, et faire jouer le public ; tout ce qui a été filmé et diffusé sur les réseaux sociaux comme si c’était l’essentiel du spectacle : Garnier discothèque, les ballons géants (j’ai pu participer à la relance une fois, du bout de doigts), les boules (jaunes, cette fois-ci) lancées dans le public, au parterre principalement, et un peu vers les loges immédiatement de côté, propulsées par des raquettes de badminton. Cela devait être un peu frustrant vu des loges, forcément. De près, j’ai retrouvé le lien qu’avait réussi à instaurer Boris Charmatz dans les espaces publics de Garnier : le lancer de balles, ce sont des eye contacts pour locker la cible et s’assurer des conditions optimales pour que la balle soit rattrapée, là ? toi ? vous ?… et un oups très chou d’une danseuse qui a visé de travers et transformé la passe en lancer de chamboule-tout. La famille à côté de nous a fait une belle cueillette ; elle est repartie avec un sac comblé de boules jaunes. Moi, avec des images, et le souvenir d’une débauche-ludique nostalgique dès sa fabrication.

Maintenant, sachant qu’il y a eu une captation, j’attends le re-Play avec impatience. Parce que cette pièce d’Alexander Ekman s’annonce comme le plus grand réservoir à .gif balletomane qui soit. Caroline Osmont qui fait claquer le sac poubelle pour ramasser un océan de boules à la petite cuillère sera le new Someone is wrong on the Internet et François Alu jouant avec une plume reliée à un ventilateur deviendra à n’en pas douter le lolcat adoré des zinternets balletomanes. Je n’ose imaginer le fou rire si Cloud and Victory s’en emparait. Hâte.


Toutes les photos (et les réminiscences des défilés d’Alexander McQueen) sont d’Ann Ray. La manière dont elle a fait du plateau de Garnier son terrain de jeu a achevé de me convaincre alors que les avis tranchés me faisaient hésiter.

PS à la mer : si quelqu’un peut me retrouver le texte de la seconde partie, je suis preneuse.

L’infante mal gardée

Les personnes qui vous entourent peuvent parfois substantiellement modifier la perception d'une soirée. D'entendre Alena et sa fille rire à mes côtés me rend plus légère la pantomime de Don Quichotte ; je ris moi aussi de bon cœur à certains gestes impayables. Et, peut-être aussi parce que je m'y attends, le tempo ralenti de l'orchestre me pèse moins. La compagnie, le fauteuil, le ballet… je suis bien, décidément, et m'enfonce tranquillement dans la quiétude de cette soirée moelleuse.

Je retrouve avec plaisir Mathias Heymann qui, représentations ou changement de partenaire aidant, semble encore plus confortablement installé dans le personnage. Basilio et Kitri ne sont plus le couple déjà mûr qu'il formait avec Ludmilla Pagliero ; Mathias Heymann et Myriam Ould-Braham sont deux enfants qui ont grandi ensemble et sont entrés ensemble dans la séduction, elle encore un peu plus timide que lui. Myriam Ould-Braham n'a pas vraiment le tempérament du rôle, mais le contre-emploi ne dérange pas plus que cela : c'est une autre histoire qu'on nous raconte, celle d'une infante mal gardée, qui tantôt séduit et s'affirme en désobéissant, tantôt boude et s'amuse. La jupe qu'elle balance révèle moins ses cuisses que sa bonne éducation, mais ce fonds bon enfant fait paradoxalement ressortir la charge sensuelle d'un cambré ou d'un roulement d'épaule, qui soudain surprennent — et na. Bref, Kitri point en Lise, et c'est charmant.

Ce qui est un peu dommage, c'est d'avoir distribué l'étoile deux soirs de suite (alors que d'autres auraient pu assurer le remplacement). Au troisième acte, à la voir prolonger les saluts à la fin de la variation, on la devine épuisée ; elle rassemble manifestement ses forces pour la coda, et s'évente pour de bon, lentement. Puis cela reprend et viennent les fouettés : un petit accro au démarrage vite réparé, et ça tourne, ça tourne, on applaudit, puis les applaudissements se tarissent, c'est le moment de concentration, petit frisson, ça tourne, ça tourne, elle se décale, dans l'espace d'abord, puis sur son axe et alors qu'elle a tenu bon et que notre regard commence à dériver vers son partenaire, qui se prépare pour ses tours, on la retrouve par terre. À peine a-t-on le temps de s'effrayer qu'elle s'est redressée sur ses deux genoux, à terre, et ponctue d'un même mouvement sa chute et sa série, les deux bras en l'air, entre tadaaaam d'autodérision et show must go on — un geste sacrément gracieux par lequel elle endosse la gêne qu'aurait pu éprouver le public. Comme c'est souvent le cas dans ce genre de situation, quand une faiblesse nous attache soudain une personne qu'on se contentait jusque là d'admirer, les applaudissements redoublent ; on intensifie la couverture sonore en espérant qu'elle se transforme en câlins de réconfort. Parce que, non, une chute de dernière minute ne saurait annuler trois actes dansés.

Pour clore cette bien belle soirée, il me faudra aussi me rappeler du binôme de Charline Giezendanner et Séverine Westerman, qui roule (comme deux bonnes copines de toute éternité), ainsi que d'un port de bras-frein à main qui, en ramenant d'une manière assez sèche les mains à la taille, coupe l'élan du cambré et le rend, ma foi, presque émoustillant. Le mouvement néanmoins s'est désolidarisé de la danseuse dans ma mémoire : était-ce Peggy Dursort en reine des gitans ? Hannah O'Neill en danseuse de rue ? … ou bien *espoir de révélation* Valentine Colasante en première demoiselle d'honneur ?

(Merci Alena !)

Don Quichotte de la Francia

Soirée du 14 décembre à l’Opéra Bastille

Les éléments de décor d’inspiration mauresques sont magnifiques, le corps de ballet est en forme, les épaulements sont bien là, et pourtant ce Don Quichotte ne prend pas : le tempo est trop lent. Vraiment trop lent. Tout le monde a le temps de bien fermer ses cinquièmes (et les danseuses de rue emperruquées, de tenir salon), mais si je puis me permettre : on s’en cogne si cela se fait au détriment de la fougue et de l’énergie qui font tout le sel de ce ballet.

Mathias Heymann réussit à jouer de ce tempo pour nous offrir un Basilio délicieux. Le mouvement est toujours retenu, la fin retardée et l’autre, faim, s’en trouve avivée. Regardes-moi cette jambe, là, et cette cinquième, tu croyais que je ne l’aurais pas, n’est-ce pas ? L’excellence technique se transforme en roublardise.

Sa partenaire, Ludmilla Pagliero, a un niveau de maîtrise similaire, mais pas la même qualité de mouvement. Du coup, bien qu’elle veille au côté joueur de son personnage, tout est très chic, très élégant, très… français. Celle dont tout le monde invoque les origines latines comme garantie d’adéquation au rôle brille par un excès de modération. Ne pas forcer le trait du pittoresque hispanique et des œillades associées est un parti-pris fort louable. Il n’empêche : je préfère mes Kitri plus sanguines — bourrines, même. Ciselée comme de la dentelle mauresque, la danse de Ludmilla Pagliero est admirable (le maniement naturel de l’éventail pendant les fouettés, ah !), mais pas franchement excitante (je veux avoir envie de crier Olé ! à la fin de la diagonale de tours suivis, que diable !). Quand on a le souvenir de Mathilde Froustey et de Natalia Osipova, cela ne pardonne pas.

De manière inattendue, mais assez logique si l’on considère l’aspect très français de l’interprétation globale, le songe du deuxième acte, d’ordinaire intermède un peu longuet, se déguste comme un rien : le rythme est alors parfait, et les alignements, non moins parfaits, ont leur raison d’être. Cerise sur le gâteau, Dorothée Gilbert danse son Cupidon avec juste ce qu’il faut de malice pour en faire un putti facétieux — une touche de second degré qui éloigne la mièvrerie sans tomber dans la parodie. Je n’avais jamais vu ce rôle comme cela ; j’ai adoré. Il ne me sera pas en revanche possible d’en dire autant concernant la Reine des Dryades d’Amandine Albisson. On croirait l’étoile contrariée par un songe ayant viré au cauchemar, balancée sur le plateau en tutu alors qu’elle répétait du Balanchine en coulisses.

Au final, cette soirée aura surtout été un bon moment grâce au corps de ballet et à la charmante personne en compagnie de qui je l’ai passée.