Phèdre, Psyché, Pffff

La Phèdre de Lifar a dû, j’imagine, être un choc esthétique à l’époque de sa création. Samedi, il n’en restait qu’un choc visuel. Les costumes ne peuvent qu’être une incitation à exercer sa langue de vipère. Il ne faut pas me donner une telle occasion, il ne faut pas. J’ai passé quarante minutes à imaginer les comparaisons les plus idiotes et colorées possibles. Oenone est aussi Violet que la camarade de Charlie à la chocolaterie et assortie à un Thésée de péplum. Aricie est un petit poney rose. Elle joue avec Hippolyte, un Action Man radioactif (promis, je n’appellerai plus jamais Paquette Pâquerette si cela doit le transformer en géant vert). La mini toge verte des compagnons me fait d’abord penser à des Supermen au rabais avant que les académiques oranges ne me révèlent leur véritable nature : ce sont les bonshommes qu’on lance sur les vitres et qui les dégringolent en culbutant sur leurs mains et pieds gluants. Le seul costume digne de ce nom est celui de Phèdre, le rouge et le noir rehaussés de gris étincelant. C’est aussi celui qu’il faudrait supprimer en priorité : outre que la servante violette ne ferait plus grincer des dents dès qu’elle s’approche de sa maîtresse rouge, l’homogénéité obtenue parviendrait peut-être à faire reverser le kitsch dans le stylisé.

Car la pièce est bien adaptée de Cocteau et l’on retrouve dans la chorégraphie la marque de ses dessins : à grands traits, un effet de façade, pardon, de fronton. J’ai parfois un peu de mal avec cette esthétique de bas-relief antiquisante (on la retrouve chez les nymphes dans le Faune, par exemple) mais force est de reconnaître que la pose est frappante : elle fige le mouvement mais donne aussi un coup à l’imagination. Vaste frise grecques, ce sont les brusques arabesques plongées suivies de déboulés mains en l’air d’Oenone dans une diagonale à la fée Carabosse ; les battements de main qu’Aricie fait de tout cœur en petits sautés sur pointe ; les sauts en double attitude (ça mériterait un petit tour dans le dico de la danse) de Thésée ; les bras angulaires de Phèdre en vestale cambrée.

La prétention de Marie-Agnès Gillot à se considérer comme une grande tragédienne me fait un peu rire : si elle est brillante dans ce rôle, c’est tout simplement qu’elle est sculpturale. Une sculpture en mouvement. Tragédienne, elle n’en serait que l’archétype, à l’opposé d’une Berma au jeu plus marquant parce que moins marqué (une Aurélie Dupont par exemple). De fait, Alice Renavand a davantage de répondant en Oenone, personnage plus marquant que la délicieuse Myriam Ould-Braham qu’on aimerait bien voir distribuée dans des rôles plus consistants, que Karl Paquette à qui sied pourtant le maquillage à la grecque ou même que Nicolas Leriche en guerrier las.

Au final reste une impression de médiocrité d’autant plus décevante que la narration de la pièce est fort bien menée, avec son théâtre dans le théâtre, qui met en scène les passages censés se dérouler en coulissés et que la bienséance exigeait de faire connaître par des discours rapportés. Un film d’archive en noir et blanc m’aurait suffit.

 

Il y a fort à parier que Psyché vieillira aussi mal, si ce n’est plus, que Phèdre. Elle est elle aussi construite sur un entre-deux qui n’est plus celui du stylisé et de la parodie mais de l’humour et du lyrisme. Autant il y a naturellement ambiguité entre trait essentiel et trait forcé, autant le trait d’humour s’émousse au contact de l’émotion poétique du sujet intime. Le lyrisme veut être pris au sérieux et s’il est ainsi une cible rêvée de moquerie, il ne peut coexister de plein-pied avec l’humour. Alors forcément, le spectateur qui sourit aux animaux en académique chair, aux nuées farfelues et fanfreluches, aux vagues froufroutantes, aux femmes-fleurs (plus fort que la clochette, le rhododendron bleu !), aux hommes-insectes et aux deux soeurs de Cendrillon relookées en punkettes ne peut manquer de réprimer un baîllement devant le pas de deux d’Eros et Psyché aux yeux symboliquement bandés (parce qu’il y a des choses qu’il vaut mieux ne pas voir mais on évolue difficilement à l’aveuglette à deux). Inversement, à celui qui se laisse aller au lyrisme de leur danse simple sans la trouver niaise, les touches d’humour paraîtront incongrues. Je suis passée par l’une et l’autre phase ; après avoir souri avec indulgence aux facéties de Ratmansky, j’ai observé la danse charmante, pleine de petits pas et de changements d’épaulements, de Dorothée Gilbert, seul moyen de se sauver de l’ennui. Car il n’y a finalement pas grand chose à se mettre sous la dent et si la pièce remporte les suffrages de la pièce, c’est qu’elle bénéficie du contraste avec Phèdre où l’on danse peu. 

Le seul point vraiment positif, outre une formidable Amadine Albisson en Vénus furieuse (raccord avec Faust : l’Opéra a eu un rabais sur le tissu doré ou quoi ?), c’est que pour la première fois de ma vie j’ai vraiment apprécié Mathieu Ganio. D’une part, à l’amphi, si sa tête ne me revient pas, c’est seulement parce que je suis trop haut et trop myope pour la voir ; d’autre part, le rôle d’Eros lui va comme un gant, étant trop épris de sa personne  pour risquer de verser dans la parodie par excès d’autodérision et pour ne pas être un brin comique malgré lui tout. Ni Apollon musagète ni Amour de Neumeier (le combishort à une seule bretelle me fait un peu penser à la salopette jaune), il fait preuve d’un humour jamais parodique, parfaitement ironique : on ne sait pas si c’est du lard ou du cochon. Exception faite de cette étoile, l’humour est en danse un registre plus casse-gueule que l’ironie appuée jusqu’à la parodie. La musique de César Frank n’aide en rien, qui n’introduit pas le moindre air de bonhommie là-dedans. Le lyrisme se prend au sérieux, vous disais-je.   

Résultat de la soirée : nul. On ne peut pas franchement dire que « c’était nul » mais il n’empêche : il n’en ressort rien. Sentiment de gâchis et mal au dos. On a beau dire, le prix des places à l’amphi est vraiment bon marché… si on l’imagine inclure une séance de kiné. Business model à développer : des stands de massage aux quatrièmes loges à l’entracte. 

Anna Sinyakina In Paris

Une présence fantomatique en chemise blanche sur la scène noire. C’est lui, murmure-t-on dans le brouhaha de l’attente. C’est lui qu’on croyait attendre mais en fait, c’est Baryshnikov qui nous attend, bras croisés, bras décroisés, pendant qu’on s’installe. Il n’y a pas de rideau pour s’ouvrir sur une vie à venir, seulement un plateau pour constater qu’on en est là, ici, de cette vie d’émigré qui n’est plus à vivre mais à raconter. Il écrit, nous dit-il, sur les deux guerre qu’il a traversées, ancien général de l’Armée blanche. On ne le verra pourtant pas écrire, car Baryshnikov n’écrit qu’avec son corps et c’est ici sa voix qu’il prête à Nikolaï. Il n’écrit pas : il sera donc traversé par les mots qui défilent du bas jusqu’au fond de la scène, éclairé par une hampe, laissé dans l’obscurité entre les lignes. Je déchiffre les lettres informes, je les lis lorsqu’elles sont projetées et, toujours désynchronisée à vouloir absorber le texte anglais, je prends de court ou du retard sur sa traduction parlée. J’ai peur de manquer des mots, escamotés par l’accent russe, et ne commence à comprendre que lorsque je les oublie. Je m’en remets à la voix, une voix qui a de la gueule. Tête d’affiche, Baryshnikov est notre ami : il sera donc notre narrateur.

Il attrape des photos pour donner corps aux petites annonces qu’il comprend trop bien et dont il souligne d’une répétition désabusée les folles attentes (« Russe sensible ») ou l’absence d’espoir (« qualités intellectuelles non requises »). Nikolaï – car c’est ainsi qu’il nous faut désormais l’appeler – est presque un Parisien à ceci près qu’il est émigré, seul et russe. Il ne connaît personne, sauf la solitude qui défile dans le silence et toutes les langues au fond de la scène – profusion de paroles tues. La solitude emplit l’espace mais elle n’a pas de corps ; la femme nue vidéo-projetée de dos sur un carton que tient Nikolaï n’a pas plus de consistance que les photographies précédemment exhibées, pas de peau pour opposer de la résistance à ses caresses et faire exister une main qui disparaît sous l’image rêvée. Pour étoffer son existence, il lui faut revêtir chapeau et manteau, qui lui redonnent de la carrure, quoique militaire en temps de paix. Mais cette armure ne tient pas et accrochée au mur d’un café où il vient d’entrer, tombe dans un tragi-comique de répétition. Le chœur, composé de garçons de café et de serveuses plus enclins à lui parler festin que destin, lui chantent toujours la même chanson, dont il attend d’être accompagné pour aller une fois encore raccrocher ses chaussons son chapeau et son manteau à la patère. Une dernière fois et il tape des pieds flamenco pour que cela cesse ; rien n’est bien fixé sur les souvenirs, il faut laisser les affaires glisser le long de ce mur, photo renversée comme les idoles du passé.

À présent, il est dans un café, seul une fois que le garçon a fini son mime et nettoyé la vitre imaginaire qui sépare la scène de la salle. Et c’est là que j’entre en scène. Vous ne le saviez pas et moi non plus, mais j’ai un petit rôle dans cette pièce, très simple : j’avance en couinant vers Micha-Nikolaï qui chausse ses lunettes en se demandant ce que je fiche ici. Mais voilà que je me fais voler la vedette : Anna Sinyakina plante le décor une table au-dessus de moi, m’attrape par la queue, me montre à ce monsieur et m’envoie valdinguer en cuisine ; je suis verte. N’empêche que grâce à moi, la rencontre peut avoir lieu, inattendue, en lieu et place de l’habituelle juxtaposition entre serveuse et client. Les deux exilés s’apprennent par le menu et la conversation, timide, pleine de potage aux cornichons salés et d’hésitations à retourner en cuisine, tombe dans la soupe au choux. Grâce au micro (qui gêne les puristes mais que j’oublie vite), les voix peuvent chuchoter, douces comme le dessert qui ne vient jamais. Tandis qu’il avale sa soupe et qu’elle se tient à ses côtés, une bulle en carton apparaît, portée par un homme en noir, et on peut y lire tout l’attrait que le vieil homme conçoit pour la jeune femme.

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Elle est belle, belle d’une beauté brisée, diffractée sur tous les débris de sa vie – sa manière à elle d’être rayonnante. Sa voix, cristalline comme une pampille de lustre, éclaire la pièce de sa mélancolie diffuse, servie par le contrepoint du garçon de café. 

De la BD, on tombe dans la peinture cubique lorsque Nikolaï retient la table(eau de Picasso), retenant par la même occasion Olga. Elle ne bouge plus sa main, comme pour préserver l’équilibre rattrapé de la table, mais c’est davantage pour ne pas détruire la proximité qui vient de se créer entre eux deux ; lorsqu’il lâche prise, tout bascule sauf le pichet en papier mâché, qui reste collé à la table tandis qu’elle la prend distraitement sous le bras.

Après quelques jours et gargouillis de conversation, rendez-vous est pris. Chacun se prépare devant le grand miroir du public qu’il s’imagine témoin de quelques mouvements de boxe ou de poses dramatiques. À la lenteur de Nikolaï se joint l’insolence de Baryshnikov qui ne doute pas, lui, d’être observé. Aux gestes maladroits de son personnage pour se refagoter, il préfère la provocation pudique et laisse tomber son pantalon plutôt que d’y rentrer sa chemise : impossible du coup de croire l’épier. Il s’impose jusqu’à l’agacement, interdit au spectateur de se raser car c’est à lui de le faire, lame à la main, comme s’il avait rendez-vous avec Roland Petit. Olga, cependant, se livre à une séance d’habillage et de déshabillage avec l’inventivité sans entrave de qui joue son répertoire de grimace au miroir de la salle de bain. Le tablier de serveuse devient tour à tour haut de robe, sac à main (les liens en anse) et pochette de soirée tandis que défile en fond de scène la partition chantée a capella par son double, qui serait sa confidente si l’on était dans une tragédie classique. Mais la tragédie n’est que celle d’un pauvre quotidien et les coupes qui survienne dans la Havanaise en soulignent tout le dérisoire : arrivée à « Mais si je t’aime, si je t’aime… », elle enchaîne directement sur le refrain « L’amour est enfant de Bohême, il n’a jamais, jamais connu de loi, si tu ne m’aimes pas, je t’aime » ; comment un être si fragile pourrait-il menacer de quelque façon que ce soit l’homme qu’elle s’apprête à aimer, pour qui les deux choses les plus difficiles à reconnaître sont « un bon melon et une femme de bien » ? Tous deux prennent le pari de s’aimer sans réelle crainte de perdre : que peuvent-ils espérer gagner si ce n’est de partager leur solitude comme on partage un gâteau ? Leur tendresse se nourrit de leurs illusions perdues, qu’ils promènent dans un Paris de carte postale. Une grande carte postale en forme d’auto, où les fenêtres créent un texte à trou : c’est le prix de l’affranchissement. Ce taxi de façade fait un petit tour de manège grâce à la scène mobile et manque d’écraser un chien frétillant comme la peluche à pile qu’il est : le drame de fait divers achève de tourner toute tragédie en dérision lorsque le chien urine sur la roue de son agresseur.

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Au cinéma, les traits du général se confondent avec Chaplin, et la scène de vaudeville, avec celle qui hante les mémoires. Les bouches se déforment sur l’écran comme sur des miroirs déformants et de ces béances grotesques se mettent à hurler les sirènes, celle de l’horreur et de la guerre ; Nikolaï pourfend la toile, son parapluie pour toute épée et repars avec sa dame de cœur pour Montparnasse. Il est encore question de melon et, chez vous ou chez moi ?, aucun ne veut accueillir leur union chez soi, chacun désirant investir la solitude de l’autre, qu’il espère moins déserte que la sienne.

Les années passent en quelques minutes et Olga s’envole comme une Willis, échappe à l’étreinte de Nikolaï qui entame sa dernière danse. D’une phrase, il est mort dans le métro et, Olga, toujours en suspension, qui chante la tête en bas, assiste à son exécution. Baryshnikov brave avec Bizet le spectre de sa virtuosité, et tombe de la hauteur, si imposante, avec laquelle il a mis à mort Basil. Le comédien triomphe. La voix se tait avant que les chœurs n’aient exulté. Et, petite souris incongrue, je viens une dernière fois lui serrer la main, désolée de mettre fin à la rencontre. 

 

Dmitry Krymov, le metteur en scène, tire son argument d’une nouvelle d’Ivan Bunin, dont je n’avais jamais entendu parler mais que je lirais bien. En attendant de faire un tour à la librairie, d’autres lectures sur le net : une « comptine russe suspendue dans le temps » (Danse en seine) ; bittersweet… a whimsical note… conjuring images of bravura ballet (Bella Figura) ; « La mise en scène est pleine de petites trouvailles. Le spectacle est plein d’humour et alterne à merveille gravité et légèreté. » (Danse opéra) ; « L’émotion et la poésie côtoient l’absurde ou le trivial (…) Dans ces bras qui se tendent en vain pour tenter de saisir une silhouette fuyante, il y a toute la solitude du monde. » (Fab’) ; Amélie, plus dubitative. Et aussi The New York Times, Le Monde, surtout pour les anecdote sur la langue.

La Danse océane, de Claude Pujade-Renaud

Ce roman sur la vie de Doris Humphrey, je l’ai acheté il y quelques années déjà. Je l’avais commencé au stage de Cabourg, je me souviens, après les cours, dehors, sur la pelouse plus très verte mais je devais l’être encore trop, verte, pour l’apprécier vraiment et ma lecture s’est effilochée avant longtemps. Je suis contente aujourd’hui de l’avoir oublié sur l’étagère du bas, ma pile à lire horizontale, puis de m’en être souvenue cet été, avec un peu plus de maturité. Car l’essentiel de ce roman n’est pas la biographie qu’il contient (ou même les biographies puisque l’on croise Ruth Saint Denis, Martha Graham, Charles Weidman et José Limon… tout un pan de la modern dance) mais celle qu’il met en œuvre, à laquelle il redonne son mouvement, si juste pour une danseuse chorégraphe. L’auteur est l’une et l’autre, ce ne pouvait être autrement, il faut être monté sur scène pour faire ainsi corps avec l’écriture. On oublie les mots comme on oublie les pas pour ne lire que la danse. C’est déjà assez rare pour être signalé, ni biographie d’écrivain ni roman de danseur. Mais il y a plus – ou juste assez : les relations entre le trio de créateurs au sein duquel vit Doris Humphrey, et avec sa mère trop longtemps maman ; les échos déformés entre la vie et l’œuvre, les réinterprétations de coïncidences, (psych)analyses a posteriori mais jamais psychologisantes ; les influences d’une école à l’autre, la transmission entre continuité et rupture ; la vie du corps dans la durée et la vieillesse ; le compromis contre le renoncement… la chute et le ressaisissement, qui sont toute la danse d’Humphrey.
Pour toute la finesse de sentiment, il faut le lire ; inutile d’essayer d’en faire un condensé. Il y a néanmoins un aspect qui m’a particulièrement frappée par la franchise qu’il y a à l’aborder et par la justesse avec laquelle il l’est : le rapport entre danse et sexualité. Il me semble qu’on y comprend pourquoi cet art sensuel par essence, souvent vecteur d’érotisme pour le spectateur, n’est pas envisagé par le danseur en regard avec la sexualité, voire en est totalement coupé ; pourquoi, en somme, il y a un corps qui danse et un corps qui désire, distincts même si celui-là gagne à être confronté à celui-ci.

Maîtrise de l’emprise…

« Doris reste souvent choquée par les mœurs faciles de certaines condisciples. Pauline tente de l’assouplir :
Ne te défends pas, Doris, on danse aussi avec ça…
Ça ? Pauline semble déjà connaître. Doris préfère engouffrer l’essentiel de sa sensualité dans la danse. Sur scène, a-t-elle l’impression, rien ne la menace, et surtout pas la possessivité maternelle. Le rideau s’ouvre. Des hommes la regardent, apparemment offerte, mais c’est elle qui va les posséder. Elle sent les regards s’ériger vers elle dans l’ombre de la salle. Elle les tient à distance et défie le public, ce monstre ocellé d’yeux qu’elle aime apprivoiser puis subjuguer. Oui, faire vivre son immobilité compacte, lui imposer sa propre respiration ! Parfois il n’est plus qu’un troupeau de moutons aux têtes dodelinantes. Elle le provoque par un équilibre audacieux, le pénètre d’une enjambée, l’enveloppe de ses tours moelleux, le capture jusqu’à ce qu’il se délivre dans les spasmes des applaudissements. Elle salue et refoule une vague tristesse de n’avoir pu lui communiquer d’autres mouvements que ces frappes bêtement répétitives des mains. » (p. 30 – la pagination renvoie à l’édition poche d’Actes Sud, « Babel »)

«  – Il te faudrait un homme, à présent.
Somnolente, Doris sursaute :
– Un homme ? Pour quoi faire ? Je suis très bien ainsi ?
– Pour danser mieux, ou du moins autrement…
– Quelle idée bizarre ! Si je parviens à m’améliorer, ce sera par un travail acharné.
[…] Elle n’a pas bien compris si son amie a voulu parler d’un partenaire pour la scène ou pour l’amour. Ou pour les deux ? Ça, jamais ! elle se refuse à pareil mélange, ses muscles et ses pensées tressautent de fatigue, elle s’angoisse : Pauline aurait-elle voulu suggérer que Doris atteindrait maintenant un plafond en tant qu’interprète ? » (p. 31)

«  Les eaux mêlées de la danse et de la musique les unissent d’une coulée tellement plus intime que toute caresse. » (p. 43)

« […] elle savoure le plaisir du mouvement avec ce partenaire attentif. Leurs corps, lui semble-t-il parfois, se pénètrent à distance grâce à la sensualité partagée des rythmes et des respirations. Ils se rapprochent, basculent l’un vers l’autre, se nouent et se détachent avec délicatesse, se cherchent et s’accordent à nouveau dans une pulsation unique. Doris perçoit dans son dos, sans que Charles l’effleure, la caresse du tour qu’il achève et à la fin duquel elle s’appuiera sur lui, confiante, pour aspirer son énergie et rebondir. Charles pressent et soutient chez Doris la montée de l’excitation qui va l’amener au sommet d’un saut. Il l’aide à en amortir la retombée et ils repartent ensemble, étirant les mêmes lignes, déroulant la spirale qui les aspire l’un en l’autre. Soudain ils se séparent, parcourent l’espace, comme perdus, à longues enjambées, et se retrouvent face à face, éperdus, dans la proximité charnelle des souffles.
Doris se doute qu’elle ne peut se permettre avec lui cet érotisme sur la scène inépuisable de la danse que parce que l’espace étroit d’un lit leur est interdit. » (p. 53-54)

« […] Julia est sensible à leurs minceurs vibrantes, si bien accordées. Trop bien ? Saisie d’un doute, elle essaie de sonder Pauline avec une maladresse qui se prétend discrète dans l’insistance. La verdeur de la réponse scandalise Julia sans la rassurer :
Vous savez, ils font peut-être davantage l’amour en dansant que s’ils le faisaient pour de bon… »
« Doris éclate de rire : elle a tellement bien établi un clivage entre une sensualité inséparable pour elle de la danse et une sexualité repoussée à l’arrière-plan qu’elle ne peut imaginer que l’on subodore une liaison entre elle et son partenaire. » (p. 63)

La danse, parfois : « une fougue ou un moelleux dans le mouvement qui ne doivent rien à l’affectivité humaine, cette mélasse indigeste » (p. 71)

« Elle s’efforce de ne plus penser à une scène récente. Une plage isolée, la tiédeur du sable, la tiédeur plus douce encore de la peau de Wesley, les odeurs denses d’une végétation gorgée de sensualité. Doris s’était sentie sur le point de s’abandonner au rythme imposé par un autre corps. Pourtant, derrière le visage tendu de Wesley, elle contemplait la dérive dansante des nuages ? Au-delà de ce souffle masculin, trop haletant,, elle écoutait la rumeur souple et maternelle des vagues. Elle aurait souhaité les rejoindre. Elle pressentait trop bien la précision répétitive des gestes à venir alors qu’elle aurait voulu se fondre dans cette houle proche. Si l’amour avait pu devenir cette danse marine, celle que la musique ou l’océan déroulent dans une respiration inépuisable… Doris s’était dérobée. » (p. 73)

Comment un corps maîtrisé peut-il s’abandonner ?

« Lors d’une visite au temple de Konarak, elle est bouleversée par la crudité des sculptures érotiques. Émerveillée et révulsée en même temps, elle découvre que rien n’empêche l’alliance de l’art, du sacré et de cette danse de la sexualité qui anime ces pierres depuis des siècles : sexes dressés, mains fouineuses, bouches avides. Non, rien ne l’interdit, sauf elle-même en son for intérieur, sauf sa peur. Mais quel rapport entre les attouchements grotesques du Tchèque tripoteur de Chicago et ces hauts reliefs à la fois cosmiques et impudiques ? Les mêmes gestes, pourtant. Les mêmes, également, ceux tentés par Wesley. Aurait-il su l’entraîner dans une bacchanale similaire ? Qu’a-t-elle fui, manqué ? » (p. 78-79)

« Elle est maintenant la femme d’un homme, un bouleversement d’une lumineuse évidence. Son corps es
t fait pour l’amour et non plus seulement pour la scène. Un corps qui trouve à présent son ancrage dans les pulsations du sexe et parvient à éprouver au rythme d’un autre le même éclatement dissolu que dans le mouvement. Ce qu’elle avait voulu maintenir séparé s’est enfin relié. De la révélation de cet accord Doris ne dit rien à Pauline, pas plus qu’elle ne lui parlait autrefois de ses réticences secrètes. » (p. 186)

Un corps d’autant plus maîtrisé qu’il sait se ressaisir dans l’abandon…

Solo Deux Thèmes extatiques : « Avec son corps de danse, si bien maîtrisé, elle met en scène ce corps de chair qui lui échappe pour l’essentiel : l’instant dionysiaque où le danger de destruction rejoint la plénitude de la fête. » (p. 192)

… la maîtrise et l’abandon, miroir de la chute et du ressaisissement. Et l’on peut continuer à aimer et à danser, encore, en corps.

J’espère n’avoir pas rendu mon choix réducteur (chacun ses thématiques obsessionnelles) et que les longs extraits ont laissé apercevoir toute la finesse de Claude Pujade-Renaud.

La saison en un sissonne

[Le sissonne, c’est comme les cernes : masculin et traumatisant.]

D’un saut, remontons la saison pour voir ce qui nous a fait bondir…
 

L’année de la Russie en France a beau être passée, mes coups de cœur sont russes et pas seulement parce que je suis tombée amoureuse d’Ivan Vassiliev et du couple qu’il forme avec Natalia Osipova (oui, on peut tomber amoureuse d’un couple). LA soirée de l’année, c’est sans hésitation Anna Karénine de Boris Eifman, soirée graalesque s’il en fût. Inutile de distribuer des prix, il n’y a qu’un Graal et il n’est pas pour Parzival. Sans compter qu’après avoir raflé le prix de la révélation de l’année, le prix du spectacle injustement peu médiatisé, le prix de la chorégraphie, le prix de la mise en scène, le prix de la meilleure fin, le prix des costumes, le prix de l’interprétation féminine et le prix du public fossilisé d’admiration dans son fauteuil (entre autres), il n’en resterait plus beaucoup pour les autres. Mon (petit) dada (bossu) aura donc été russe.

 

Autre registre et autre découverte flabbergasting : Akram Khan avec Vertical Road. Il faut d’ailleurs remercier le théâtre de la Ville pour l’éclectisme et les audaces de sa programmation, qui m’a laissée perplexe, certes, mais aussi des images fascinantes avec Tyler Tyler (à moins que ce ne soit l’effet du fond d’écran). Elles ont parfois trouvé écho dans Eonnagata que j’ai laissé m’étonner sans le chroniquer.

 

À côté des découvertes, des confirmations : Cunningham, ce n’est pas pour moi, aussi intéressante intellectuellement que soit sa démarche. Et Karen Kain avait raison, Roland Petit est un fabuleux magicien mais pas toujours un parfait chorégraphe – une fois n’est pas coutume, Émilie Cozette n’est pas le bouc émissaire, il y a un Loup. Pina Bausch, elle, est à consommer avec fascination et modération. Quant à Forsythe, je l’aime abstrait, à la pointe du classique. Il y a également eu des ballets que je n’ai pas pu ou su voir et qui sont comme autant de question en suspend.

 

Je suis aussi tombée amoureuse plusieurs fois. Dans l’ordre d’apparition : Ivan Vassiliev, Andrei Merkuriev et Friedemann Vogel et Ivan Vassiliev et Friedemann Vogel. Cela ne me conduit nullement à renier mes amours parisiennes, Nicolas Leriche en tête (entêtée) ou, comme Amélie avec son Bélingard, Audric Bezard, ni mes amours féminines : j’ai craqué pour Evgenia Obraztsova et retrouvé avec un plaisir immense Eleonora Abbagnato et Myriam Ould-Braham – je veux qu’on les nomme étoiles ! D’une part parce que la Sicilienne n’a le droit de n’être l’Arlésienne que de Roland Petit ; d’autre part, parce que Juliette (chroniquette jamais achevée) est l’anatomie faite sensation. Enfin, une découverte avec Ève Grinzstajn que j’espère revoir la saison prochaine.   

Roméos et Juliettes

Voilà un bout de temps que je n’avais plus rien vu de Thierry Malandain et, bien que les Invalides soient plus éloignées de chez moi que le théâtre de l’Onde, c’est dans la cour d’honneur que je lui ai à nouveau rendu visite pour le second Roméo et Juliette de la saison.
 

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[Mouvement récurrent : arrondi de Roméo, transpercé par le bras passionné de Juliette]

Le prologue, un peu semblable en cela à l’Antigone d’Anouilh, commence par la fin : l’histoire est achevée avant d’avoir débuté et chaque personnage nous est présenté avec son destin. « Et maintenant que vous les connaissez tous, ils vont pouvoir vous jouer leur histoire. » La jouer, c’est-à-dire la rejouer : la représentation part d’un coup de canon, les Roméo et les Juliette démultipliés se redressent puis s’affalent à nouveau par vagues successives. Les boîtes-tombes sur lesquelles ils reposent deviennent ensuite des piédestaux où chacun reprend sa stature, puis sont ré-agencées en rempart pour que s’affrontent, une fois de plus, les Capulet et les Montaigu. L’histoire est en marche et surtout en danse puisque le chorégraphe abandonne le trop bien connu au profit du trop peu compris.
 


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Il importe peu que les évènements soient à peine racontés, tout juste évoqués : des robes sorties des boîtes-malles convoquent le bal et l’opposition des familles est présente sans qu’il soit besoin de diviser la troupe. Mieux vaut qu’elle vienne en renfort des deux amants qui rejouent ainsi le corps à corps de la cité. La scène d’amour est en effet bien charnelle. Le jardin des Capulet est hanté par de belles plantes qui apparaissent, cuisses et poitrines rondes, dans des bustiers-corsets et des shorty blancs (vous imaginez l’émotion de Palpatine). Trois ou quatre couples sont Roméo et Juliette qui sont à leur tour un jeune homme et une jeune femme qui se désirent autant qu’ils s’aiment. La répétition, d’abord identique puis avec variation, les sort de leur idéalité et leur donne corps ; ils sont plus uniques encore d’être doublés. Il y a les corps cambrés sur les caisses, les écarts portés au ralenti, les portés renversés où Roméo se retrouve nez à pied avec Juliette et caresse son mollet de la joue ou encore, allongés, les genoux pliés de Juliette qu’il ouvre et referme, une main sur chaque pied, avant de rabattre la jambe sur sa tête comme un bras autour du cou. Juliette, brune piquante comme un fard, est magnifique et les Juliette sont belles et sensuelles.
 

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[De magnifiques photos ici et .]

On est brusquement tiré du jardin et ramené à l’histoire par le duel de Mercutio et Tybalt, vivement chorégraphié, alors que j’avais pratiquement oublié, le temps d’aimer, qu’il s’agissait de danse. Provocation, esquives ou peut-être l’un des danseurs : on dirait une scène de West Side Story dont je me rappelle subitement qu’elle est une adaptation moderne du même couple mythique (cf. aussi la scène de bal rock’n’roll un peu plus haut). 

  

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[La p’tite bête qui monte, qui monte, qui monte…] 

Une fois l’épisode dûment enterré, on revient aux amants et leur union par frère Laurent se confond avec leur perte. La scène est peuplée de fantômes de Juliette sur leur caisse, dont elles ont chacune exhumé leur robe de mariée. Je suis happée dans cet oubli dansé comme c’est parfois le cas dans les ballets blancs – ce n’est sûrement pas par hasard si ces Juliette ressemblent à des Willis (Lorsque Le Sang des étoiles a coagulé en de grandes ourses polaires, cela avait déjà donné un mémorable pastiche de la descente des ombres). L’ingestion du poison par le geste forcé d’une main-bec qui nourrirait son oisillon me rappellent le faune du chorégraphe (qui finissait par tomber dans la fente d’une boîte de mouchoirs – encore une boîte) mais les spasmes qui suivent ne sont pas de plaisir. La tragédie reflue du fond des temps et de la scène : fatalité du mimétisme, la dernière Juliette boit le poison. Les Roméo reviennent en noir et en désespoir. Dernier accès de danse athlétique avant que frère Laurent enterre le couple et la hache de guerre. Puis dans le silence tremblant du loquet de la caisse, il réveille les morts pour qu’ils abandonnent leurs passions et ressuscitent l’harmonie de la cité.

 

Tous les effets ne s’imposent pas avec la même intensité et le début mériterait peut-être davantage de relief mais ce Roméo et Juliette a l’intelligence de sa simplicité. Tout au plus pourrait-on regretter que l’ingéniosité de la mise en scène le dispute parfois à la danse proprement dite, cette danse un brin athlétique qui trouve pourtant de nouveaux appuis dans ces caisses (de résonance ?). Et voilà le mythe en mouvement.