The Assassin

The Assassin ? Mais tu es sûûûûûûûûûûre ? Je veux bien, mais c’est une chinoiserie, c’est contemplatif, ça va être super lent, une feuille qui remue dans le vent, tu vas râler. Deux minutes avant, Palpatine m’apprenait que The Revenant était classé comme western et que ça n’allait du coup probablement pas me plaire. Déçue de ne pas pouvoir apprécier DiCaprio dans le rôle qui lui a valu un Oscar, me voilà de surcroît vexée : je suis la fille qui n’aime rien (que le mainstream), surtout pas la lenteur, et tant pis si j’ai kiffé être initiée au no d’Amagatsu, ça ne compte pas, La Sapienza non plus, que je suis pourtant allée voir seule de mon plein gré, ça ne compte pas ; on ne peut pas changer, hein, on n’aime pas la lenteur, on n’aime pas la lenteur, c’est comme ça. Autant dire que, ne serait-ce que par pur esprit de contradiction, j’étais fermement décidée à kiffer ma race.

Prophétie auto-réalisatrice ou mauvaise foi poussée à son comble, j’ai kiffé… et passé une bonne part du film à m’interroger sur cette idée de lenteur. C’est-à-dire entre deux pensées bizarres, qui, dans une attention flottante, vous tombent dessus comme l’insecte dans la fleur dont on filmait le frémissement au soleil : est-ce que le réalisateur a remarqué ce point noir à l’écran ? Est-ce qu’il s’est est contenté ? Est-ce qu’il a choisi ce plan précisément pour cela ? A-t-il attendu qu’un insecte tombe là ? Et ces biquettes silencieuses, ce n’est pas possible ; les biquettes ne sont jamais silencieuses – sauf à dormir ; il a post-synchronisé les biquettes avec des chants d’oiseaux, non ? Et ces soies bigarrées sont-elles anachronique ou trahissent-elles notre habitude à imaginer le passé en sépia, noir et blanc ? Quand la lenteur devient-elle de l’ennui ? Est-ce que je m’ennuie, d’ailleurs ? Je n’en sais fichtre rien ; c’est plutôt bon signe.

Ce qui est lent est lent soit par contraste, par rapport à un mouvement plus rapide, soit par rapport à notre attente. Mais l’attente, c’est justement le film qui la construit. Bien souvent, ce qui m’exaspère n’est pas la lenteur en elle-même, mais l’absence de réflexion ou de construction narrative dont elle est le vecteur – typiquement, les interminables échanges de regards pseudo-profonds et les bouts de déserts sans virevoltant : le western, mesdames et messieurs (annonce en fanfare auprès d’un saloon clairsemé d’ivrognes endormis). Je ne déteste pas la lenteur ; je hais les longueurs. Je ne déteste pas l’immobilité ; je hais l’errance – le film qui ne sait pas où il va (ou parfois le personnage, quand le film épouse un peu trop bien son point de vue) ou que l’on ne peut pas suivre (les coussins doivent encore se souvenir de ma frustration devant Mulholland Drive – je les ai mordus). En somme : je ne déteste pas l’attente ; je hais la frustration.

Or The Assassin, en nous plaçant d’emblée dans une perspective contemplatrice, ne crée pas de frustration relative à la lenteur. Si frustration il y a – et frustration il y a chez ma voisine qui a regardé sa montre à intervalles de plus en plus rapprochés –, c’est de peiner à suivre l’intrigue. Intrigue qui tient paradoxalement en une ligne : Yinniang, devenue maîtresse dans l’art de tuer mais pas de carapacer son cœur, se voit assigner pour épreuve de tuer son cousin, gouverneur de la province de Weibo. Sauf que… le cousin s’avère être également l’homme auquel Yinniang était promise, par la mère de celui-ci ; mais la mère était en réalité la belle-mère, qui est morte en regrettant d’avoir trahi Yinninang et laissé son beau-fils faire un mariage politique ; et la femme à qui le gouverneur raconte tout ça n’est pas sa femme, comme je l’ai cru pendant toute la scène, mais une concubine qui lui ressemble affreusement une fois toute apprêtée1. Ajoutez à cela des considérations politiques du fait que Weibo est une province autonome sur laquelle lorgne l’Empire, et vous trouverez vous aussi que l’herbe bouge beaucoup trop vite ! Difficile de fixer l’information ; il faut généralement attendre la scène qui suit pour s’assurer qu’on a compris celle qui précède. (J’aurais bien embauché Gondry pour qu’il me dessine des petits schémas sur le côté. Un arbre généalogique et une carte géopolitique, déjà. Ou alors des infobulles sur les personnages, ce serait pas mal, aussi.)

C’est comme les intrigues d’opéra baroque, résume Palpatine à la sortie : il ne se passe rien, mais on a du mal à suivre. Mais comme à l’opéra, on s’en fout un peu, en fait. Prima la musica, sur ce coup-là. Certes, on a besoin de comprendre la parole, au moins dans les grandes lignes, mais ce qui fait qu’on est là et qu’on y prend plaisir, c’est l’air. La brume qui glisse sur le lac au crépuscule. La bouche close de Yinniang. Le bonhomme de papier vaudou qui se replie dans l’eau. La nonchalance avec laquelle Yinniang arrête le sabre lancé dans son dos par l’homme qu’elle vient d’épargner, attendrie par l’enfant qu’il tient dans ses bras.

On glisse sur les visages : il faut une blessure physique pour que Yinniang, dans la douleur de devoir tuer l’homme qu’elle aime, s’autorise une légère crispation faciale, et ses uniques pleurs sont pudiquement cachés derrière un pan de tissus (mais le soupir de ses sanglots, ah !). Inutile d’espérer voir étalées les motivations psychologiques des uns et des autres : on ne pénètre pas la psyché. La seule profondeur qui s’offre à nous, dans ces conditions, est la profondeur de champ. Alors que dans les films occidentaux, les intérieurs sont souvent des décors, que l’on voit à peine et dont, au mieux, on se sert inconsciemment comme béquille pour caractériser le personnage, ce sont ici des espaces dans lequel l’œil est invité à pénétrer, à s’attarder – des espaces que l’on se retrouve nous aussi à habiter. Les intérieurs sont traités comme les paysages, et les paysages ne sont pas des panoramas : ils le sont peut-être au premier abord, lorsque la beauté de l’image vous fait immédiatement ajouter la Chine à votre wish-list touristique, mais ne le restent pas longtemps ; la caméra s’attarde le temps qu’il faut pour que le paysage de carte postale s’anime, pour que l’air, les silhouettes, les insectes et l’œil y circulent, et qu’à s’y promener, on se sente habiter cet espace. Extérieur comme intérieur. L’opposition s’efface, faisant affleurer la continuité entre intérieur et intériorité.

La profondeur de champ mène et se confond à la profondeur des sentiments, justement parce qu’il n’y a rien à approfondir, qu’il faut, qu’il suffit de glisser d’un visage à un autre (et le premier est alors tenu en hors-champ), d’une scène à une autre, d’un instant à un autre, avec toute la grâce (aisance et pudeur) que l’on peut. On glisse ainsi le long du fil noué de l’intrigue, on suit ses intrications, par-dessus, par-dessous, dans quelle boucle il passe, on suit son cheminement sans chercher à le dénouer, seulement pour savoir si déjà on le peut. Après avoir déroulé le nœud en pensée, Yinniang prend la décision de ne pas le trancher – et de laisser ainsi, inextricablement emmêlées, les considérations du cœur et de la cité, de sorte que l’on n’est plus sûr que l’ordre désobéi n’ait pas été une épreuve de vie mûrement réfléchie. Je décide moi aussi de ne pas trancher et de me laisser hanter par la beauté de Shu Qi – Yinniang, ses lèvres, ses yeux, ses cheveux libres comme ceux des hommes, des guerriers, quand ceux des femmes sont relevés dans des coiffures extrêmement raffinées, et sa manière pudique de se battre au poignard pour signaler sa présence ou révéler son identité. C’est dingue l’attrait que peut exercer la force qui émane de la beauté2… (Je peux maintenant vous l’avouer : j’avais surtout envie de voir The Assassin à cause d’elle, de l’affiche.)


1
Ce n’est pas un problème d’Occidentale mal accoutumée aux traits asiatiques ; j’ai un problème récurrent de reconnaissance des personnages : il a fallu que barbe blanche n° 1 meure dans le Seigneur des anneaux pour que je capte qu’il y avait deux personnages à longue barbe blanche – tu m’étonnes que je ne comprenais rien. C’est peut-être pour cette même raison que je ne suis pas spécialement fan des films policiers : trop fatigants à suivre ; il me faut une concentration et un temps fou pour comprendre qui magouille quoi avec qui.
2 Lecture du moment : The Art of Grace ; et lecture du jour : « Une femme qui attaque à mains nues : jouissif ? »

 

Deuil lumineux

Ce sentiment de l’été n’aurait probablement aucun intérêt si la jeune femme que l’on suit depuis son réveil ne s’effondrait pas, cinq minutes plus tard, en pleine après-midi, en plein milieu d’un parc, morte. Accident vasculaire, accident cérébral, on n’en sait rien, le chagrin s’en fout. C’est fini, c’est tout. Et le film commence, à suivre Zoé, la sœur de Sasha, et Lawrence, le jeune homme qu’elle a laissé dans son lit, un beau matin d’été.

Je me dis, c’est mal parti. Sasha avait un certaine grâce, je regrette que ce soit elle que l’on ait fait mourir plutôt que sa sœur, aux traits et à l’être pointus. Lawrence ne m’inspire pas davantage. Leur premier dialogue (peut-être les premières paroles du film) sonne faux. C’est maladroit comme un Rohmer qui ne s’assumerait pas.

L’accent de Lawrence1 gomme un peu cette maladresse, qui bientôt devient touchante. Peut-être même indispensable : il faut que ça sonne faux pour que ça sonne, que ça résonne, qu’on entende le vide que laisse la mort et l’absence de cris et de pleurs mélodramatiques.
Lawrence dira plus tard, à Zoé, à Paris, qu’il croyait avant d’y venir que tous les Français parlaient comme dans les films d’auteurs – douce ironie, de nuit, sur le toit d’un hôtel à Nation.

Sasha s’effondre sur la pelouse d’un parc, en plein soleil. C’est incongru, une mort en plein soleil. Je me souviens que Malraux employait ce contraste dans L’Espoir, les fusillades sur une place ensoleillée, avec ses pigeons. Là, ce sont des gens en vacances, qui mettent plusieurs secondes, de longues secondes, sereines, avant de s’apercevoir que, pour quelques-uns, l’univers vient de s’effondrer.

Le film ne se départit pas de cette lumière estivale, mois après mois après années, à Berlin, où vivait le couple, à Paris, où vit Zoé, à New York, où retourne Lawrence ; les ellipses reprennent toujours au solstice. Je n’avais jamais imaginé que la golden hour pouvait être aussi chargée de mélancolie que le soleil d’hiver, si bas si bref qu’il éclaire déjà le regret de sa disparition, trimballant avec lui la nostalgie des printemps passés et l’attente incrédule, lointaine, de son retour.

Il y a toute cette lumière et il y les sourires asymétriques de Lawrence et Zoé. C’est la même chose, en fait. La lumière émane des sourires ; les sourires la réverbèrent, brèches légères dans le deuil pudique des deux protagonistes. Ils font leur deuil, comme ils peuvent, mais surtout le deuil les fait : fragiles, forts, vivants. En alternance, en décalé, Lawrence hébété alors que la famille de Sasha et Zoé règlent tout avec zèle, Zoé paumée2 dans sa vie qui suit son cours et sort de son lit alors que Lawrence y invite une beauté brute et blonde, dorée comme la lumière qui décline le long des immeubles. C’est la fin de cet été, devenu indien au fil des années. Sasha est paisiblement oubliée en pleine lumière, à l’orée d’une obscurité où, le chagrin moins éclatant, se devine la promesse d’une nouvelle intimité.

Parfois, j’ai l’impression que le but ultime de l’art est de nous faire accepter notre condition d’être mortel – pas seulement en prendre conscience, pas seulement s’y résigner : l’accepter, et même, l’embrasser, vouloir les sourires qui sans cela n’aurait pas le même poids, celui de nous ancrer dans l’être, qui d’un instant à l’autre n’est plus, effondré, envolé, léger, léger. Avec ces instants qui, sans l’événement inaugural, originel, seraient anodins, Mikhaël Hers réussirait presque à nous faire avaler la pilule, dorée comme les peaux, les immeubles, la lumière que l’on devra un jour quitter mais que l’on peut encore, et pour cela même, savourer.


1
Je le pensais allemand : le personnage est américain et l’acteur, Anders Danielsen Lie, est norvégien…
2 Lawrence qui aime à nouveau, c’est Sasha que l’on enterre une seconde fois – larmes de Zoé de chagrin pour Sasha et de joie pour Lawrence.

 

Sœurs de larmes

Les histoires de couvent me font fantasmer – un fantasme de sens, d’absolu, comme d’autres ont des fantasmes sexuels. La religieuse comme une Antigone de Dieu, son renoncement plus beau que notre résignation séculière. Fantasme de savoir où l’on va. Fantasme.

Vingt-quatre heures de doute et une minute d’espoir, confesse l’une d’elle dans Les Innocentes. Vingt-quatre heures et une minute. Vingt-quatre heures dont une minute, d’espoir dans le doute. Vingt-quatre heures de la vie d’une femme retirée du monde et que le monde n’a pas épargné.

Si on m’avait dit qu’un jour j’accoucherais des bonnes sœurs polonaises engrossées par des trouffions russes, s’exclame le médecin français en plein travail. La grossièreté met quelques instants le drame à distance. Des religieuses violées par des soldats russes. Des jeunes et des moins jeunes. Des vierges et des qui ont connu un homme dans leur ancienne vie. Toutes violées dans leur corps et leur vœu de chasteté. À trois reprises. On a du mal à imaginer. Trop aimable, le film nous sert une nouvelle tentative de viol bien fraîche, dans la neige.

Aucune n’a perdu la foi ? s’étonne la jeune médecin athée. C’est là qu’intervient : vingt-quatre heures de doute et une minute d’espoir. L’accent polonais de la sœur fait trembler sa voix en français : au début, c’est comme si on vous tenait le main ; mais un jour, toujours, le père vous lâche la main et vous devez continuer à avancer, seule, dans le noir. Dans le monde. Hors du monde.

Vivre au couvent : s’efforcer de vivre. Éplucher les pommes de terre, soigner leurs consoeurs, chanter tous les jours, chanter, invoquer la beauté et le courage de continuer à l’invoquer. Chanter encore et ne rien faire. Vivre en attendant de mourir. Survivre. Survivre à leur grossesse non désirée mais voulue, peut-être, de Dieu, aux voies plus impénétrables que la chaire de ses épouses divines, lâchement violées. Survivre à cette grossesse, à l’accouchement, à la syphilis. Survivre à cette grossesse et au reste.

(Sœurs et mères : la confusion des rangs a quelque chose d’incestueux. Le scandale vient aussi de là.)

Les Innocentes. Il ne s’agit pas d’un antonyme – les coupables. Le titre du film est un euphémisme laïque – les martyres.

Je veux vivre, s’exclame l’une des religieuses, qui a rendu l’habit en même temps que les eaux, et exhale une bouffée de sa première cigarette depuis longtemps. Mon fantasme est tenace ; il ressurgit : même une religieuse qui cesse de l’être sait comment vivre, a l’énergie de vivre plus résolument que les autres. C’est un fantasme tenace comme l’espoir, vers lequel ne peut s’empêcher de s’acheminer le film, vers le printemps qui succède à l’hiver, vers les enfants qui succèdent aux nouveaux-nés ensanglantés. C’est un fantasme sain, peut-être, qui contrebalance la sainteté du martyre, de la souffrance et de la beauté qu’on y attache involontairement.

Elles sont belles, pour certaines, très même. Davantage que la belle petite Française, séduisante avec ses lèvres pulpeuses et ses cernes de baroudeuse. Je commence à saturer de ces belles actrices qui finissent par nous empêcher de voir la beauté sous d’autres formes que des traits lisses, doux, réguliers, blancs comme une page vierge (même si son personnage, c’est rafraîchissant, la voit chez son collègue, plus forte que belle gueule). Comme si la beauté ne pouvait que se préserver – et donc se détériorer – une fois donnée, et non se déposer, se sédimenter au fil du temps, apparaître peu à peu à mesure que le temps de vie disparaît. La sœur qui se fait traductrice a cette beauté. Beauté du regret, triste et lumineuse. Beauté slave, aussi, peut-être. (Comme Ida.) Beauté-bonté qui contrebalance la beauté immaculée de la belle âme franco-universelle-droit-de-l’hommiste, toujours dans son bon droit même lorsqu’elle resquille, pardon, lorsqu’elle résiste. J’aime comment, in extremis, les médecins positivistes français se voient rappeler par les sœurs polonaises chrétiennes que l’aide dont on a besoin n’est pas uniquement médicale. Le progrès ne dispense pas d’humanité. Ni les soins de sourires comme soutien.

(Cependant le mystère reste entier : que foutaient là des médecins français – venus récupérer quels blessés ? – et comment diable se fait-il que certaines de ces religieuses polonaises parlaient français ?)

Professional asshole

Steve Wozniak, rapporte Vikram Chandra, aurait qualifié Steve Jobs de rugged bastard. Dans le film de Danny Boyle, c’est asshole. Et, ma foi, l’un comme l’autre sont un assez bon résumé du personnage fort déplaisant qui nous est montré. Asshole envers Lisa qu’il refuse de reconnaître comme sa fille, asshole envers la mère de celle-ci, à qui il se contente d’écrire des chèques, asshole envers ses collaborateurs et notamment l’équipe de l’Apple, dont il refuse de saluer le travail, et asshole envers l’autre Steve, donc, qui a tout de même fait tout le boulot technique – tout le boulot tout court ? C’est quand même là le mystère à l’origine de la fascination pour cet asshole : il ne fait rien, et pourtant, sans lui, il n’y a rien. Que fait-il au juste ? lui demande Steve Wozniak dans la fosse d’orchestre du War Memorial Opera House, quelques minutes avant la présentation sur scène d’un nouveau produit. I play the orchestra. Réponse géniale. Comme le chef d’orchestre, on ne sait pas s’il sert toujours à quelque chose, mais sa place est là, inamovible. Son rôle est d’incarner Apple. Ou NeXT, l’ordinateur sans OS qu’il présente après s’être fait virer de sa propre boîte. Car Steve Jobs y croit. En lui, en ses produits, en ses coups de bluff. C’est en cela qu’il a su se rendre indispensable : il est là pour y croire, y croire tellement fort que l’on ne peut pas, à son tour, s’empêcher d’y croire – il est toujours plus facile d’être convaincu par quelqu’un qui est lui-même convaincu. Steve Jobs est une illusion, qui persiste alors même que l’on sait que c’est une illusion. Son assistante flippe lorsqu’elle comprend qu’il bluffe, que c’est un produit imaginaire qu’ils vont présenter, dans l’unique but de se faire racheter et de réintégrer Apple ; elle flippe, mais elle veut y croire, et reste – alors même que, de son propre aveu, elle pourrait se faire embaucher n’importe où sur l’instant. D’une manière générale, les gens qu’il a envoyé bouler ne cessent de revenir à l’attaque,  d’essayer de le faire revenir à la raison, de lui trouver des excuses. Le film insiste particulièrement sur le sentiment de rejet qui lui viendrait d’avoir été adopté. Mais comprendre n’est pas excuser, et le film a beau finir – l’espoir est humain – sur une inflexion de son comportement, il n’en demeure pas moins, tel que représenté, un asshole. Un brillant asshole certes, mais un asshole. It’s not binary, lui lance Steve Wosniak, you can be decent AND gifted at the same time. AND confondu avec XOR : on renverra Steve Jobs réviser ses tables de vérité. 

Reste que Steve Jobs réussit un tour de force similaire à celui de son personnage éponyme. Une fois les one man shows retranchés (filmés, ils ne permettent pas à la fiction de s’y immiscer et d’instaurer une distance nécessaire à la construction d’un portrait), il n’y a pour ainsi dire rien à montrer. Et pourtant, le scénariste réussit à instaurer une tension dramatique à partir d’une matière assez peu cinégénique, en concentrant le film en trois scènes, sur les instants précédents les présentations de lancement du Mac, du NeXt et de l’iMac. À chaque fois, retour des mêmes personnages, des mêmes schémas et des mêmes tensions exacerbées par la fébrilité des préparatifs ; à chaque fois, on creuse davantage, on s’interroge, on constate : Kate Winslet est parfaite en assistante qui n’en dit pas trop mais n’en pense pas moins, aux côtés de Michael Fassbender qui, comme toujours méconnaissable, incarne l’énigme d’un asshole devenu une icône pour des millions de fidèles consommateurs. 

La vieille dame qui murmurait à l’oreille des haricots

Peu à peu, je deviens réceptive à la sensibilité japonaise. Déjà, la lenteur a disparu dans un frémissement de l’être. C’est quelque chose que je trouve très beau, cette attention portée à toute chose de manière égale, également délicate : au frémissement des feuilles, des haricots rouges, aussi bien que de l’âme humaine. Ce continuum replace l’homme dans son environnement et ouvre la possibilité d’un rapport apaisé au monde. Il faut simplement prendre le temps, nous dit la vieille dame qui encourage ses haricots rouges sur la longue route qui les attend avant d’être dégustés confis, au cœur d’un dorayaki ; accepter que tout prend du temps, c’est-à-dire que nous sommes mortels et que, peut-être, ce n’est pas si grave : même si nous ne réussissons pas notre vie, nous dit-elle, nous pouvons lui donner un sens, en tant qu’observateurs du monde, qui faisons exister la beauté qui s’y trouve en la contemplant.

Attentifs aux belles choses, nous devenons attentifs aux autres, et c’est une belle relation que celle de cette vieille dame aux mains tordues et du gérant d’une échoppe de dorayakis à qui elle est venue réclamer un job malgré ses 76 ans – elle a toujours rêvé de travailler dans un endroit comme cela, dit-elle, rapportant se délicieuse pâte de haricots confits pour persuader le « patron » de l’embaucher. C’est rare, au cinéma, de voir de belles histoires, intenses, qui ne soient pas des histoires d’amour (ni d’amitié, ni de famille) – entre des personnages de générations différentes, qui plus est. À ces deux générations se joint d’ailleurs une troisième en la personne d’une jeune cliente qui irait bien au lycée, mais dont la mère préfère qu’elle ramène de quoi manger – les dorayakis ratés du patron, en l’occurrence (elle est encore collégienne).

Le passé des personnages, leur futur très incertain, ou trop certain, tout est évoqué par touches, et c’est à peine si l’on quitte l’échoppe de dorayakis, un instant, pour raccompagner chacun chez soi dans la nuit noire, voir la lune, observer le frémissement des feuilles, le soleil qui filtre à travers, et les fleurs des cerisiers qui marquent à elles seules le passage des saisons. C’est très beau sans être jamais esthétisant – et plein d’humour ! Car la vieille dame est un sacré personnage, qui n’hésite pas à houspiller celui qu’elle appelle révérencieusement « patron »… Il faut l’entendre pousser un soupir d’aise à la première bouchée de dorayakis, puis un uuuh d’incrédulité (j’adore cette langue pleine d’onomatopées !) en apprenant que, jusque là, le patron n’avait jamais réussi à en finir un seul : « Malgré vos compliments, vous me décevez. » Les Délices de Tokyo, eux, m’ont enchantée.

 

Forcément, le film ouvre l’appétit : je ne vous raconte pas le bonheur ensuite de croquer dans un tempura crevette chaud et croustillant – avec un bol de soupe, exactement comme dans le film. Même envie pour moi et Paplatine – qui a eu le culot de me tapoter sur la cuisse d’un air entendu lorsque la vieille dame a objecté au patron que cela ne la dérangeait pas, que c’est vivant, les jeunes filles saoulantes. Outrée, j’étais ; je l’ai mimé haut et fort, bouche bée puis de Donald Duck courroucé. Non mais, je t’en foutrais de la jeune fille saoulante… je suis un délice de souris. Au moins.