Revolutionary Road

 

Où l’on tourne en rond, ronde effrénée, jusqu’à prendre la tangente

 

Remarque préliminaire : Melendili a raison, la traduction est pourave (c’est un vrai mot, pourave ? l’ordi ne le souligne pas). A part ça, awesome.

 

 

Le couple de Titanic qui vieillit dans une banlieue américaine des fifties, je trouvais ça louche. Genre un 2 qui ne s’avoue pas comme tel, mais qui aurait un vague goût de sauce rallongée à l’eau. Darlings, il n’en est rien.

D’abord, la déploration couple-rongé-par-le-quotidien est un peu courte – c’est loin d’être aussi caricatural. Frank et April ne s’y sont jamais vraiment installés : il n’y a pas à proprement parler de dégradation effilochement ruine progressive, plutôt une inadaptation chronique qui devient aigüe au fil du temps. D’où l’on ne voit pas l’ « avant » installation, si ce n’est sous la forme d’une brève scène de rencontre, et de la visite avec l’agent immobilier, et encore, cette dernière est insérée en flash-back explicatif.

Inadaptation chronique, donc – à la vie, de façon générale, et l’un à l’autre en particulier.  April doit laisser de côté ses rêves de comédienne, non tant que l’ambiance familiale soit à la femme au foyer (lors de leur projet d’aller vivre à Paris, ce serait lui, l’homme entretenu), mais she’s not up to it. Elle n’en sait pas moins ce que c’est de vivre pour ce qu’on aime, et décide de secouer son mari pour qu’il trouve sa vocation, et à travers lui, sortir leur couple de l’image d’Epinal des perfect Wheelers, foyer en tous points conforme à l’American dream. Tout en apparences, ou plutôt en reflet, comme avec au départ, l’approche de Frank dans le rétroviseur rutilant de sa voiture ou, plus tard, le visage désespéré de la voisine dans la glace. 

 

 

Faire en sorte que ces reflets ne soient pas le seul brillant (dans toute sa dureté) de leur existence terne (malgré le soleil qui fige le tout dans un glaçage de pelouses tendres, de fleurs zet papillons, il fait bon ne pas vivre). Et donc, partir pour Paris, avec les enfants, et peur, mais sans reproche.

Which seemed a good idea. The point is: Frank hasn’t got the guts to do it. Bien sûr, il décide de partir, il l’annonce à tous ses voisins, mais une offre de promotion dans une boîte qu’il déteste vient à point nommer pour attraper une bonne excuse que lui fournit April bien malgré elle, enceinte d’un troisième. Rien ne sert de courir, il ne partira point. Lâcheté ? Yes… but no, would have said my English teacher, as it is his customs. April a le courage de l’optimisme du désespoir – s’accrocher à n’importe quoi pourvu que. Le projet est a bit irrealistic, comme ne cessent de le répéter les voisins, inquiets que l’on puisse avoir la force de partir en les laissant dépérir dans leur vie forcée – et sourire colgate qui ne va plus de soi.  Peut-être, après tout, April ne fait-elle que déplacer le problème : la période du changement euphorique passée, qui dit qu’une nouvelle routine ne s’installera pas ? Quand on lui demande ce qu’il fera de son temps, à Paris, Frank répète qu’il cherchera sa vocation, qu’il se cultivera, qu’il lira ; alors que la maison est pleine de livres jamais ouverts, parfaitement alignés dans la bibliothèque.

Il faut du courage pour changer de vie, mais il en faut également pour continuer vaille que vaille (quelque chose qui ne vaut pas grand-chose mais coûte beaucoup). Si April paraît d’abord beaucoup plus vigoureuse que son mari, son mari la rattrape ensuite peu à peu jusqu’à une égalité nulle. Il la trompe le premier, so does she. Elle a le courage d’essayer, de partir, lui de continuer, de rester. Il n’a pas celui de partir, elle n’a pas celui d’envisager une possible défaite, que the European dream soit aussi nightmarish que chez eux, simple renversement du point de vue car de l’autre côté de l’Atlantique. Rien à faire, il y a entre les deux quelque chose de brisé, un navire titanesque qui a sombré dans une vie antérieure – et la main du voisin sur la vitre quand ils font l’amour, la voiture garée au bord de l’eau (je me suis bâillonnée avec mon écharpe pour ne pas exploser de rire dans une salle alors silencieuse devant cet appel de phare à la légèreté de clin d’œil de garçon de café). La lâcheté de Frank, ce n’est peut-être que de ne pas prendre le risque de constater un nouvel échec, de préférer les regrets aux remords – il reste toujours le conditionnel, après tout, l’Europe ne s’envolera pas.

Frank se constitue prisonnier (magnifiques ombres des barreaux de la fenêtre ou des rideaux) et préfère vivre dans le mensonge, même lucidelet’s be spinozistes, nous ne sommes pas libres du seul fait que nous soyons consc
ients de nos actes. Je crois que c’est ce qui évite au film de tomber dans le cliché. La frontière entre courage, lâcheté, force et résignation s’en trouve brouillée. Cela me fait mieux comprendre rétrospectivement cette tension qu’il y avait dans le Parc de Duras (I know, j’ai les rapprochements élastiques). Je n’aurais jamais pensé qu’il puisse y avoir une forme de force à persévérer dans ce qui ne nous plaît pas, dans la reconnaissance que nous ne sommes pas géniaux, pas différents des autres, pas faits pour la vocation dont on rêvait. Et qu’au final, le rôle le plus difficile, ce n’est pas celui de la scène auquel April renonce, c’est celui qu’elle endosse après une dispute terrible (filmée caméra au poing, genre thriller April-Frank-cible-du-destin-dans- le viseur-d’un-fusil-muni-d’un-silencieux), celui d’épouse qui s’intéresse aux ordinateurs pour la vente desquels son mari est promu (pas encore totalement dans on rôle : la ménagère parfaite aurait hurlé en le voyant dessiner au bic sur une serviette en tissu, tu te crois au restaurant, peut-être ?). Le jeu de papa-maman-dans-une-belle-maison contre lequel s’insurge le fils fou des voisins, qui à la première visite dérange les parents mais comprend la tentative de révolte du couple (mise en place de sa crédibilité) et à la deuxième balance leur échec à la tête en gros plan d’April (tentative pour refouler tout ça, qu’il retourne dans son asile). Le philosophe (mathématicien, ça fait mieux de nos jours) est toujours pris un fou quand il dit la vérité – simple renversement de la caverne -des intestins humains- et du soleil -éternel du bonheur factice-. 

 

 

 

Il faut du talent pour éviter l’écueil de la médiocrité à la dénoncer (regardez la géniale maîtrise de Pérec dans les Choses – incomparable, mais le rapprochement s’opère de lui-même dans mon petit crâne de piaf vacancier). D’où je suis ressortie étrangement de bonne humeur de ce film que l’on n’a pas spécialement intérêt à voir si l’on se sent déprimé. Combien de personnes dans la salle repartent chez elles en se disant qu’elles ont vu un bon film, avec de bons acteurs, bien mis en scène, pour ne surtout pas y penser ? et étouffer les mêmes problèmes à coup de télé ? (impossible de situer un tel film à notre époque, la télévision offrant des possibilités de plans visuels beaucoup plus restreints que les cigarettes et l’alcool qui coule à flot). Comme l’impression que disséquer annoter commenter désosser désarticuler remonter reconstruite fragmenter analyser et paraphraser sont les seuls moyen d’éviter cela, quand bien même cela virerait à la maniaquerie.

p.s. Mes excuses pour l’abus d’italique – ne nuit cependant pas à la santé

p.p.s. L’affiche française est aussi peu représentative du film que le titre. Je préfère largement l’affiche que j’ai trouvé sur le net et qui suggère déjà l’incompatibilité entre deux tentatives différentes pour sauver la vie en train de se noyer dans le quotidien et sentir, vivre intensément. J’arrête l’interprétation délirante.

Two lovers, un film à géométrie variable

 

 

Jamais deux sans trois. Encore faudrait-il savoir qui sont les deux. Comme on ne sait pas, on commence à trois. Mais l’affiche n’est pas juste*, il n’y a pas de triangle : Leonard n’hésite pas entre deux femmes, il est amoureux de Michelle et aimé de Sandra. C’est justement le fait qu’il ait à choisir alors qu’il a déjà fait son choix qui fait toute l’épaisseur du film. Ce n’est pas vraiment une comédie romantique. Leonard fait sourire lorsque sur le quai de la gare il s’absorbe dans la contemplation pour feindre la surprise d’être abordé par Michelle, lorsqu’il se rajuste pour faire impression, lorsqu’il se met à danser comme un malade toujours pour la même cause, mais il agace tout autant, par son corps maladroit, par son chewing-gum qu’il mâchouille comme si cela devait lui donner un style de beau gosse, par son soin à ménager ses parents ou une sortie de secours à ses amours, on ne sait pas vraiment. Il fixe rendez-vous à Sandra tout en guettant Michelle à la fenêtre : son crush irrationnel pour celle-ci ne suffit pas à faire oublier qu’il n’est pas vraiment réglo avec celle-là – sans pour autant être salaud. Il a du respect pour cette femme qui l’aime et qui ne peut pas ne pas apprécier. Ils sont du même monde, et pas seulement parce que Sandra est passée par ses parents pour approcher Leonard ou que ceux de ce dernier font tout pour les pousser dans les bras l’un de l’autre. Sandra est d’emblée à sa place dans l’appartement de Léonard, dans sa chambre aussi qu’elle visite comme une adolescente entre le plat et le dessert (c’est pour elle aussi que Leonard fait disparaître le portrait de son ex-fiancée), tandis que Michelle y passe une seule fois et fait le tour du propriétaire comme pour un état des lieux, s’étonne d’objets qui pourraient caractériser Leonard –étonnement poli et relativement indifférent. La plupart du temps, elle évolue dans un autre espace (un autre monde), dans son appartement de l’autre côté de la cour. On la voit toujours à sa fenêtre comme dans un tableau et au fonds elle n’est pas autre chose que cela, le tableau d’elle-même peint (ou plutôt photographié) par Leonard. Michelle n’est réelle qu’un instant, lorsqu’on l’aperçoit dans un autre triangle qu’elle forme avec Leonard et son amant qui ne quitte pas sa femme pour elle ; on aperçoit alors sa vie, indépendamment de Leonard. Il n’y a donc pas un triangle, mais plusieurs, et encore, ils ne sont pas équilatéraux.

 

2+1, toujours :

Leonard et Michelle + Sandra, toujours poussée sur le devant de la scène par les parents.

Leonard et Michelle + l’amant de Michelle, qui la soustrait à Leonard = l’amant et Michelle + Leonard, visiblement pas à sa place dans le restaurant où il est invité à dîner avec le couple au titre de bon ami devant évaluer les chances (ou plutôt les risques pour lui) que l’amant quitte finalement sa femme. [Two lovers qui aiment également en vain]

Leonard et Sandra + l’obsession puis le souvenir de Michelle c’est un film à géométrie variable. [Two lovers qui aiment de façon différente, Leonard dans l’absolu de l’instant, Sandra dans la tendresse de la durée des macarons !]

 

Un film à géométrie variable : des triangles à foisons et peut-être même un quadrilatère – comment faire autrement quand on a two lovers et qu’ils ne le sont ni l’un de l’autre ni de deux personnes différentes ? La dissymétrie équilibre le film à merveille. C’est également ce qui fait que si l’on n’a pas une comédie romantique, on n’a pas pour autant une tragédie. Le tragique est refusé dès le début : on ne mettra pas de mot sur la tentative de suicide qui débute le film, Leonard lui-même refait surface. Pas de tragédie à la fin non plus. Michelle, comme on pouvait s’y attendre, repart avec son amant, qui a (on ne l’aurait peut-être pas espéré) quitté sa femme, tandis que Leonard passe la bague au doigt de Sandra. Pas de joyeuses équations de comédie romantiques où les compagnons délaissés par la formation d’un nouveau couple en forment un à leur tour, certes, mais la tragédie est laissée hors-champ (les prétendants éplorés de Sandra et la famille de l’amant de Michelle, qui restent à l’état de mot). Ou simplement évitée. La fin est bien définitive, et pourtant, elle ouvre sur un autre avenir (peut-être pas radieux, il est vrai). Pas de héros tragique abandonné, il y a toujours quelqu’un pour vous tendre la main, serait-ce sous la forme d’un gant échoué sur la plage. Un gant que Sandra a offert (enfin la paire, hein) à Leonard et qui tombe de sa poche alors qu’il balance la bague qu’il avait achetée pour Michelle vers la mer (on notera au passage que la plage est une approche plus pacifiée que le ponton d’où Leonard tente de se noyer au début). Un souvenir du geste de Sandra qui est autre chose qu’une roue de secours. La bague destinée à Michelle et passée au doigt de Sandra a un petit goût amer, mais Leonard a vraiment de la tendresse pour elle. Ils parviendraient presque à faire mentir Balavoine et son « aimer est plus fort que d’être aimé ». Si Leonard revient vers Sandra, c’est aussi parce qu’il ne peut s’empêcher d’être attiré par celle qu’il obsède. Son crush pour Leonard est peut-être tout aussi irrationnel que celui de ce dernier pour Michelle, mais Sandra saisit Leonard dans son individualité – elle fait véritablement attention à lui. (Comme si l’intérêt pour l’autre ne naissait que d’une certaine focalisation/fixation : après tout, cela expliquerait pourquoi dans les films les deux personnages qui se détestent et se retrouvent coincés en famille/ dans un ascenseur/ dans un magasin de jouet le jour de Noël etc. finissent toujours par tomber dans les bras l’un de l’autre).

Au final (désolée, ce n’est pas la fin mais « su
ite et fin »), je ne sais pas si j’ai aimé. Vous me direz peut-être, comme nos profs, que ce n’est pas le propos, à moins de chercher à partir de là pourquoi on a ou non apprécié. Bah, j’ai fait l’inverse, d’abord cherché à comprendre pourquoi une impression bizarre, incomplète, qui m’empêchait d’être véritablement enthousiaste, mais aussi de ne pas aimer. A présent, je crois pouvoir dire que j’aime ce film – à défaut de l’avoir aimé. Je ne me suis pas ennuyée une seule seconde ; on a beau savoir ce qui va se passer (ou alors c’est parce que j’ai lu avant la note très juste de Melendili), il y a une certaine densité qui soutient l’attention. Le film a simplement le défaut de sa qualité : la dissymétrie qui fait sa richesse est aussi ce qui laisse une impression bancale. Ni comédie, ni tragédie ; une sorte de drame, qui fascine par son épaisseur psychologique, mais qui comme tout drame tombe dans l’entre-deux. Un absolu qui n’est pas idéal (Leonard a bien été un bref moment avec Michelle) mais qui n’est plus possible (et en devient presque impossible) ; une vie qu’il faut continuer par un effort incessant.

 

(deux astérisques, mais en fait, c’est la même)

* l’affiche n’est pas juste aussi avec Leonard en costard alors que, balourd, il se trimballe dans un anorak et n’a rien du séducteur ; avec Sandra, qui ne fait pas du tout vamp’ séductrice.

* cette photo (ci-dessous, comme on dit dans les légendes de magazines) que l’on retrouve souvent non plus. Il n’y a guère que l’escapade sur les toits (*résister à la tentation de faire une synthèse des lieux et une nième ou plutôt septième interprétation avec celui-ci*) qui ait un petit côté The Eternal Sunshine of the Spotless Mind. Contente d’ailleurs de voir que je ne suis pas la seule à qui cette analogie est venue à l’esprit – autre note très juste, ce me semble, qui vaut le détour – rien que le nom de ce blog est miamesque.