Oust ! Du ballet !

 

 

 

Le bas de l’affiche

 

Le gros plan sur les jambes des flocons de Casse-noisette, qui constitue l’affiche d’un nouveau documentaire au titre ô combien original de La Danse, n’était pas pour me rassurer sur le potentiel niaiseux du film. Ajoutez à cela une police peu sage– mais qui tire plus sur l’art déco que sur l’anglaise kitsch de la collection de DVD de danse, qui sort en kiosque (après, quand il s’agit d’avoir les Joyaux dans une distribution de rêve pour 12€, on passe rapidement sur le mauvais goût du maquettiste)- j’avais quelques craintes.

Peut-être aurais-je dû être davantage sensible à la composition, les tutus devenant graphiques en créant une zone blanche symétrique à celle où figure le titre. Peut-être cette affiche est-elle plus simplement destinée à faire venir les fétichistes des tutus-diadèmes-pointes, sans pour autant perdre le balletomane pur et dur qui viendra quand même, quelle que soit l’affiche, l’occasion étant trop rare pour être snobée. Mais…, bredouillez-vous, cela signifierait-il que l’amateur de tutus-diadèmes-pointes ne serait pas venu autrement ? J’en ai bien peur. Pour tous ceux qui n’appartiennent pas à cette catégorie, réjouissez-vous : ne vous fiez pas à l’affiche, c’est un attrape-nunuche.

 

Un anti-âge heureux

 

Dès les premières images, le ton est donné : passé un plan général du palais Garnier (on y échappe difficilement), on nous plonge dans les caves du lieu, avec ses couloirs gris et glauques, pleins de tuyaux et de repères tracés à coup de fin de pots de peinture, puis au niveau des machineries (ou de stockage de bobines et autres lourds accessoires non identifiés). Pas d’envolées lyriques sur les toits de l’opéra : tout au plus nous montrera-t-on, avec des images type documentaire animalier sur Arte, la récolte du miel qui y est cultivé. Pas le temps d’entrer dans les alvéoles, la ruche bourdonne en tous sens, de la musique sort de tous les studios, et celle qui s’attarde pour répéter quelques enchaînements de Médée se retrouve enveloppée de bribes de Casse-noisette.

Pourtant, la caméra ne croise personne dans les couloirs, glisse sur les escaliers ne grouillant pas d’élèves comme avant un défilé, et s’attarde sur les bancs vides qui meublaient les vestiaires des petits rats de l’Age heureux.

Les habitués de documentaire de danse souriront peut-être également devant la séquence un peu longue sur la cantine de l’opéra : il y a certes du brocolis, mais avec de la semoule et de la sauce, et sans pomme. Pas de fixette sur le menu diététique pour le rester (menue).

Vous l’aurez compris, le documentaire prend le contrepied de l’imaginaire de la ballerine, et c’est se montrer à la pointe que de repartir du bon pied. Pas d’overdose de pointes, pendant qu’il en est question : hormis Casse-noisette et Paquita, qui sont surtout là pour nous donner à voir le travail du corps de ballet, on fait dans le contemporain, en mettant l’accent sur l’élaboration de l’interprétation qu’il requiert pour les solistes.

 

 

L’anti-glamour est poussé jusque dans le classique pur : la sueur n’y est pas luisante. Le traditionnel travelling qui remonte en gros plan des pointes au plateau du tutu prend un tout autre sens lorsqu’il suit les jambes de Pujol (je ne suis plus bien sûre) en répétition : pointes destroy, collants blanc au-dessus de la cheville, sudette qui coupe le mollet et, cherry on top, le short-culotte rose sous le tutu blanc de répétition. C’est ce qui s’appelle en tenir une couche.

 

[Bon, on n’échappe pas au quart de seconde David Hamilton…]

 

 

La voie du sans voix

 

On peut trouver que le documentaire met du temps à démarrer, mais force est de capituler : on attendra en vain une voix off. La caméra filme comme un œil omniscient derrière lequel s’efface le caméraman muet (au contraire de Nils Tavernier qui posait des questions tous azimuts) et que l’on oublierait presque si le montage ne rappelait pas la subjectivité d’une présence. Pas d’enième compte du nombre de danseurs dans la maison, du parcours du quadrille jusqu’à l’étoile, des plaintes sur la fatigue physique compensées par des yeux brillants ouvrant sur des soupirs d’enthousiasme. Mais pas d’indication non plus : on ne sait pas qui danse, ni quoi, qui fait répéter, quel nom porte ce chorégraphe…

Les seules « explications » que l’on obtienne, c’est par le truchement de Brigitte Lefèvre. Mais là encore, il faut souligner qu’elle apparaît d’abord au téléphone et qu’elle ne s’adresse pas plus à la caméra par la suite. Elle est prise dans son rôle de directrice de la danse, qui se doit de recevoir les partenaires (l’organisation de la réception des mécènes américains lors de la venue du NYCB vaut son pesant de cacahuètes – « et que peut-on prévoir plus particulièrement pour les « bienfaiteurs » ? Ce sont les plus de 25 000 dollars. »), les chorégraphes (je ne sais pas qui c’était, mais il ne comprenait visiblement pas la différence de statut entre les étoiles et le corps de ballet) et les danseurs (crise de fou rire devant la piquante danseuse –who ?- qui vient refuser le pas de tr
ois de Paquita, parce qu’elle est déjà bien trop distribuée et que bon, elle n’a plus vingt-cinq ans).

Frederick Wiseman ne prend pas la parole, mais il ne la donne pas non plus : on évite les approximations de danseurs qui ne sont pas rompus à la parole et on les laisse s’exprimer de la manière qui leur convient le mieux : par le geste (dansant ou pas, selon qu’il s’inscrit dans la chorégraphie ou dans l’attitude lors d’une répétition). Alors que souvent dans les documentaires la caméra glisse d’une salle à l’autre et prend la fuite sitôt la variation finie, Frederick Wiseman prend le temps (et en 2h40, vous avez le temps d’avoir mal aux fesses – à ce propos, Palpatine, ton titre était déjà pris : « C’est long mais c’est beau. Rien n’est aussi délicat à filmer que la danse, et Wiseman le fait somptueusement. » Anne Bavelier, au Figaroscope) de filmer les tâtonnements et même l’épuisement (Marie-Agnès Gillot allongée/terrassée après un long duo).

En habituant les danseurs à sa présence discrète (Frederick Wiseman a tourné pendant douze semaines), et en ne les délogeant pas de leur mode d’expression qui leur est propre, la caméra évite la pose. Grâce à ce témoin peu indiscret, on a le droit à de savoureux dialogues. Le premier à avoir fait rire la salle est le désaccord sur la descente par la demi-pointe entre Ghislaine Thesmar et Lacotte (les noms grâce à Amélie).

Mais j’ai de loin préféré les commentaires lors de la répétition sur scène de Paquita. La caméra ne quitte pas la scène, mais, exactement comme si l’on était installé dans l’obscurité de la salle, on entend deux voix (dont une doit appartenir à Laurent Hilaire) qui commentent tout. Et c’est croustillant. On sent le maître de ballet généreux et énergique, mais dont l’enthousiasme, sous l’effet de la fatigue, commence à dégénérer en un état second joyeusement hystérique. Tout haut : « non, les garçons, non, les deux lignes, écartez-vous, vous voyez bien qu’il n’a pas la place de passer ! non, mais…. Pff. On recommence… (un temps)… il va bien falloir que ça la fasse, de toute façon. ». Un temps. Tout bas, dans un soupir : « putain… ». Puis viennent les commentaires réjouis sur Mathilde Froustey : « -Mais c’est quoi ce short rose ? – Elle est arrivée en retard. –Oh… » ; sur un garçon : « facile pour lui, c’est presque indécent » ; et deux filles : « Ah ! Celles-ci, c’est formidable, elles l’ont fait tellement de fois, qu’on les branche ensemble, et hop, ça marche ».

 

Variations pour un balletomaniaque

 

En l’absence d’indications, ce documentaire est un terrain de jeu rêvé pour le balletomane qui, interloqué un quart de seconde d’entendre « Ton pied, Létice ! », s’écrit aussitôt en son fort intérieur : « Laetitia Pujol ! » ; le degré de balletomaniaquerie étant inversement proportionnel au grade du corps de ballet. Aux nombreux points d’interrogation qui me restent, j’en déduis que je suis bien loin de la névrose. Après la devinette de l’identité grâce à la façon de danser, au visage et éventuellement au prénom prononcé par le répétiteur ou le chorégraphe, les tics de ces derniers constituent une nouvelle source d’amusement. La plupart du temps en anglais (avec ou non accent russe ou autre), les indications sont doublées de broderies musicales très variées « ta da dam, di da dam, pa da dam, ta da daaaaam » (les voyelles ainsi étirées signifient « bordel, sur le temps, l’accent ! en mesure les filles ! »), « la la na na na la laaaa na la na naaa » « bim bim bim didididim » et plus contemporain « chtiiiiiii yaak, chti papapapapam, chti chtouu dou chti tchi tchiii ya ».

Les choix des solistes filmés seront toujours discutés. Pour ma part, ça donnerait quelque chose comme ça : Marie-Agnès Gillot crève l’écran, thanks a lot ; clairement pas assez de Leriche et Dupont, c’est une honte ; plus de Pech, de Romoli et de Dorothée Gilbert n’aurait pas nuit ; trop de Cozette, et légèrement trop de Pujol (pas intrinsèquement, plutôt par rapport à ceux qu’il n’y a pas) ; j’aurais bien aimé voir Myriam Ould-Braham en répétition ; où sont donc passés Karl Paquette, Delphine Moussin et Eleonora Abbagnatto ?

 

 

Côté chorégraphes, il va falloir que je découvre Sasha Waltz (si c’est bien sa version de Roméo et Juliette que danse Dupont sur la scène inclinée), et les extraits de Genus (si ce sont bien les justaucorps bleus avec des espèces de colonnes vertébrales blanches dessus) m’ont donné une furieuse envie d’aller voir du Wayne McGregor (au programme cette année).

 

 

 

Hors des coulisses, le travail

 

Le frisson du hors-scène n’est pas le seul ni même le principal ressort de ce documentaire : les coulisses sont bien moins le champ d’investigation de Frederick Wiseman que le studio, et si l’on y parle beaucoup, ce film demeure étrangement muet. Quoique… muet comme une danse, parlant à sa manière, par ses angles de plan, son montage, son mutisme même. Il parvient à renverser la tendance du spectateur à envisager le « hors-scène » d’après le spectacle auquel il assiste, vers la perspective du danseur dont le quotidien culmine dans la représentation (sommet, mais finalement assez ponctuel dans le cheminement journalier). Il montre que le travail de la danse n’est pas seulement un résultat (au sens où un élève rendrait ses travaux pour que son professeur les corrige), mais d’abord un entraînement de longue haleine (on dit bien que le bois d’une charpente travaille) et aussi un emploi (Garnier pour bureau).

 

Frederick Wiseman : « Tous les gestes des danseurs sont du travail, de l’entraînement dès l’âge de 6 ou 7 ans, pour manipuler le corps et arriver à ces choses si belles. Et puis, lorsqu’ils sont plus âgés, ils ont souvent des maladies très liées à leur carrière. Dans un certain sens, c’est une lutte contre la mort, parce que c’est quelque chose de très artificiel. Et on sait que ça ne dure pas, parce que le spectacle est transitoire, mais également le corps. Et c’est un privilège de regarder les gens qui se sont consacrés à cette vie, et ne peuvent pas gagner cette bataille contre l’usure et la mort, ou alors pour très peu de temps. Cela m’intéresse beaucoup : la danse est si évanescente… »

 

Le travail comme emploi

Les séquences sur les petites mains qui brodent les costumes, la directrice de la danse qui gère l’administratif en relation avec les danseurs, ou encore les hommes de ménage qui passent dans les loges avec un aspirateur sur le dos ne sont donc pas inutiles en ce qu’elle
s permettent de replacer les danseurs dans un contexte qui n’est pas seulement artistique. Il ne s’agit pas de démystifier quoi que ce soit, mais de réinscrire les danseurs dans « la grande maison » (au sens très littéral : on voit des ouvriers replâtrer les fissures ou passer un coup de peinture sur les murs) et, plus largement encore, dans la société actuelle : ils sont salariés, et la question des retraites se posent pour aux aussi –d’autant plus qu’ils partent à 43 ans- ; j’ai été bêtement surprise lorsque Angelin Perljocaj explique que la main de Médée, qui passe sur le cou du Jason est à mi-chemin entre la caresse et la coupure, « vous savez, comme ces personnages dans Matrix qui ont des trucs au bout des mains… ils voudraient aimer mais ne peuvent pas ». Et Romoli de renchérir « Edward aux mains d’argent, quoi. » Ils continuent d’exister hors scène et hors opéra, mais rien à faire, le hors-contexte fait toujours un drôle d’effet.

Le film montre la danse comme un emploi, l’Opéra comme une administration. Dès lors, que les prises extérieures de Garnier et Bastille ne soient pas esthétisées, mais pleines de bruit, de pluie et de circulation, les intègre d’autant plus au parti pris du documentaire qui ne trace qu’une ligne des feux de la rampe à ceux de la circulation. Ne circulez pas, y’a à voir !

 

Le travail comme modelage du matériau qu’est le corps

Une respiration essoufflée vaut mieux qu’un long discours, et le temps de filmer une répétition, celui de faire parler les intéressés. C’est la première fois qu’un documentaire me donne à sentir ce que pouvait entendre Aurélie Dupont lorsqu’elle disait qu’une étoile était très seule. Ce qu’on voit habituellement des répétitions (temps d’une variation, ou répétition plus longue, mais parmi les dernières, c’est-à-dire quand les étoiles sont réunies avec le corps de ballet) ne laissait pas imaginer le triangle maître de ballet-étoile-miroir, avec le premier qui finit par laisser le silence se refermer sur le face-à-face des deux derniers. La danseuse se retrouve happée par son image, ainsi que le suggère le plan sur la jonction de deux miroirs où le corps tronqué du danseur vient à disparaître après s’être abi/ymé. La personnalité des maîtres de ballet prend d’autant plus d’importance ; autant Clotilde Vayer semble de glace, autant Laurent Hilaire paraît à même de fendiller cette espèce de solitude.

A ce niveau, mis à part quelques corrections techniques, les indications ne sont plus que des conseils et, une fois, dispensés à l’étoile, celle-ci est seule en scène. C’est d’ailleurs là qu’on a confirmation de ce qu’Emilie Cozette est plus une bonne élève qu’une brillante étoile : il faut que Laurent Hilaire lui décrypte chaque geste de la chorégraphie de Médée, qu’elle peine visiblement à s’approprier…

Sur fonds de cette solitude, la fatigue des corps couverts de pelures diverses et avariées ressort bien plus que par un plan ciblant une douleur particulière. Le grand classique du pied plein d’ampoules fait grimacer, mais n’a rien de commun avec la fatigue générale d’un corps fourbu d’être tant sollicité.

 

 

Le travail comme résultat

Chronologie, même lâche, oblige, on va plus ou moins de la répétition au spectacle abouti, sur scène. Mais le documentaire est tel que plutôt que de garder en mémoire le travail qu’il y a « derrière », on continue à voir dans la représentation le travail toujours inachevé du corps qui cherche continuellement le mouvement. Wiseman a compris que le spectacle ne se laisse pas filmer comme tel, qu’il y a besoin de tourner autour et de zoomer tout comme l’œil suit tel ou tel détail au gré de ses caprices (condition sine qua non pour ne pas mourir d’ennui au bout de cinq minutes – même si l’on a parfois le désagrément de constater que l’on n’a pas du tout la sensibilité du cinéaste, et que l’on aimerait toujours que la caméra soit dans le champ de ce qu’elle exclut), d’où que ses échappées hors scène vers les tringles en pleine chorégraphie ne sont pas du tout gênantes. Il en résulte que le mouvement est pleinement rendu. Et l’on se dit qu’au final, un titre banal mais dépouillé n’est pas si mal choisi pour ce film brut – ce n’est pas une pépite, pas d’ « étoile » dans le titre- qui se place continuellement en retrait pour aller au fonds des choses. Apre ou pudique, presque rien.

 

(500) jours ensemble

[Spoilers]

Les parenthèses du titre sont curieuses, comme si le nombre de jours était incertain ou insignifiant par rapport au fait d’être ensemble. Il s’avère pourtant n’être pas à débattre ; on comprend vite que les parenthèses transforment les trois chiffres en compteur à avancer ou remonter le temps, et ainsi naviguer dans ce film qui parle d’amour sans pour autant être une histoire d’amour, ainsi que nous avertit l’affiche. Ecrit en blanc sur jaune, ce pourrait bien n’être pas sérieux : toutes les bonnes comédies romantiques fonctionnent comme anti-conte de fées. Méfiance, donc. Ou plutôt, toute confiance, en très bon public de ce genre, j’emmène ma grand-mère voir « une comédie romantique » américaine.

Et pourtant, le film tient ses promesses : loin d’écarter les passages obligés (fascination pour les yeux, maladresse du garçon, intérêt de la fille contre toute attente, jeux complices idiots, balade chez le disquaire etc.), il les intègre, non tant pour les renverser, que pour les inscrire dans un cadre plus large qui en interroge la portée. Ce qu’il s’emploie à déconstruire, c’est l’idée de destin, le fameux « parce que c’était lui, parce que c’était moi », auto-justification spécieuse du coup de foudre.

Le personnage de Summer (Zooey Deschanel) est un premier élément, dans la mesure où cette fille, contrairement à Tom (Joseph Gordon-Levitt) qui va en tomber amoureux, ne croit pas au grand Amour (elle grimacerait de la voir écrit avec une majuscule, pour vous donner le ton), à la possibilité de trouver l’homme de sa vie et autres grands chevaux sur lesquels grimper pour que tourne manège. La comédie romantique de base vous la ferait changer d’avis pour les beaux yeux du gars, hop là, c’est encore plus beau quand on a cru que ça ne marcherait pas ; c’est là que le film aurait « failli ».


Déconstruire l’idée de destin n’est pas facile, s’il est vrai que ce que l’on fait pour s’en détourner est précisément le moyen qu’a choisi le destin pour nous y faire tomber (cf. Œdipe). C’est pour cela que la comédie romantique, qui s’ingénie à s’écarter du couple toujours déjà défini du prince et de la princesse, parce qu’il fait s’embrasser les contraires et qu’ils finissent fatalement heureux (mariés et envahis d’enfants ou non, seule concession à la modernité), n’est qu’un conte de fées, quand bien même elle proclame le contraire. Le tonnerre des débuts orageux est justifié par le coup de foudre final – c’est vrai, quoi, le tonnerre précède toujours l’éclair.

Comment le film s’y prend-t-il alors pour renverser les codes d’un genre qui fonctionne sur le renversement ? Comme toujours, tout est question de forme, bien plus que de contenu (les conceptions de Summer sur l’amour auraient très bien pu être renversées par le coup de foudre). La meilleure trouvaille de ce film, d’ailleurs mise en avant dès le titre avec les parenthèses, c’est bien la non linéarité chronologique. Loin de brouiller les repères, les va-et-vient dans le temps de cette relation en donnent l’ossature et empêchent qu’elle ne soit qualifiées d’histoire d’amour. Très rapidement, on apprend que Summer et Tom n’étaient pas a priori faits pour s’entendre, qu’une histoire a pourtant démarré et qu’elle est au point mort. Le suspens n’est pas placé dans la question de savoir s’il va la récupérer (on comprend vite que non – puis cela ne ferait que redoubler la comédie romantique, déjà présente avec la situation initiale), mais dans l’enquête qui devrait nous apprendre ce qui clochait. Là finit la comédie romantique et commence le « film qui parle d’amour ».

La répétition, en ôtant à la linéarité chronologique tout sens prédéfini, est un procédé très efficace : un moment vécu fournit un indice pouvant se transformer en « preuve » une fois intégré à une hypothèse d’interprétation. Par exemple, le motif de la balade chez le disquaire : donné seul, il est l’occasion d’un désaccord mineur (goût musicaux différents) par rapport à la sortie à deux qui en permet l’expression ; répété, il devient un motif de l’obsession de Tom pour Summer ; enfin, sur recommandation d’une gamine qui se pose comme expérimentée et dont on ne sait pas d’où elle sort, réintégré dans un contexte plus large, (Summer traîne des pieds, et décide ensuite de rentrer chez elle pour cause de fatigue – elle ne prétexte pas la migraine, mais c’est tout juste), il est révélateur du comportement de Summer à l’égard de leur histoire. Dès lors, force est de reconnaître que le non-respect de la chronologie ne conduit pas au désordre, mais a sa propre cohérence ; la linéarité, parce qu’il y en a bien une, est celle de la compréhension progressive de sa situation par Tom. On pourrait parler de désillusion, mais il faudrait alors prendre garde de préciser que c’est à propos de lui-même, et non de Summer, qu’il devient lucide.

Tom a beau avoir très clairement senti les points que Summer a mis sur les « i », il ne se raconte pas moins des histoires. Une fois que la répétition de certaines scènes en a élargi le champ, on comprend que l’histoire des premiers jours (enfin premiers temps, laissons-le rêver un peu, tout de même) est le film que s’est fait Tom, qui a réalisé son propre montage à partir d’une sélection de phrases et d’épisodes qui réunit ensemble devenaient significatifs et encourageaient à penser que leur relation pouvait devenir une histoire. Qu’il se soit « fait des films » est rendu évident à deux reprises : lorsque, invité chez Summer après leur séparation, l’écran est divisé entre « les attentes » et « la réalité », avec à gauche le scénario comédie romantique (regards, discussion, baisers de préliminaires) et à droite ce qui le contrarie (attention portée aux autres, silence, solitude dans la foule de la fête) ; puis lorsqu’il va cacher ses pleurs dans une salle obscure et que s’étant endormi, il se retrouve le héro malmené de vieux films noirs et blancs. Dans ces deux cas, il est explicite qu’il s’agit d’une construction personnelle, et il n’est pas anodin que cette évidence n’apparaisse qu’après l’histoire d’amour. Cette dernière n’en était en effet qu’une forme implicite.

 

 

 

[A ce titre, l’affiche est assez réussie : l’espèce de bulle de photos de Summer qui semble reliée à un Tom pourvu d’un cahier semble suggérer qu’il écrit son journal. La déséquilibre entre une seule grande photo de Tom, et Summer fragmentée en de multiples vignettes n’est pas seulement là pour donner à chaque acteur une place d’égale importance. La cohérence du film qui donne pourtant une image kaléidoscopique de Summer, est à trouver du côté de Tom : c’est lui qui écrit son histoire, dont Summer est un personnage avant d’en être la co-auteur.

A cela s’ajoute les couleurs : des couleurs primaires, c’est le rouge (le magenta, si vous voulez chipoter) et sa symbolique en gros sabots qui est exclue. Comme dans l’affiche des Chansons d’amour, vous noterez. Visiblement, je ne suis pas la seule à l’avoir remarqué. ]

 

 

 

En somme, il n’y aurait pas eu d’histoire d’amour parce que Tom s’est raconté des histoires. N’allons pas trop vite en besogne (je sais, je suis gonflée de dire ça au milieu de ma deuxième page Word, mais vous commencez à être habitués –sinon vous ne lisez pas même cela). Toutes les histoires ne sont pas bonnes à jeter ; certaines, au contraire, qui relèvent du jeu, créent une véritable complicité entre les deux énergumènes : le petit délire de jouer à avoir un « chez soi » commun chez Ikéa est de cet ordre. Mais cette historiette est partagée, ce que n’est pas l’histoire d’amour, construite par Tom seul.

Cette autopsie d’une histoire d’amour ratée ne débouche pas sur histoire romantique depuis le coup de foudre jusqu’à l’indéfini du « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants » (ça me semble contradictoire dans les termes, mais passons) versus lucidité cynique « on ne se raconte jamais que des histoires : l’histoire d’amour n’existe pas », mais donne l’ossature d’une relation amoureuse, montre que ce qui importe en premier lieu dans une histoire d’amour, c’est qu’elle soit une histoire, et une histoire écrite à quatre mains. Pas de bricolage avec une réalité dont on délaisserait les aspects déplaisants, mais construction volontaire d’un sens. Une illusion constitutive, dont il ne s’agit pas de se débarrasser, mais de prendre conscience. Après, paresse aidant, on donne moins au sens celui d’une signification que celui d’une linéarité… – fate is back !

Il est finalement beaucoup plus instructif qu’il ne se passe « rien ». Non que rien ne se passe, mais que la chose attendue ne survienne pas. Vous me direz peut-être que c’est parce que je suis en train de découvrir Rohmer, mais ce qui aurait pu avoir lieu mais ne s’est pas produit est formidable, à condition bien sûr que la potentialité ait été effectivement possible (le premier qui me renvoie à l’argument du Dominateur ou à l’être en puissance d’Aristote, je l’explose) : c’est la sensualité de la main de Vermeer qui ne caresse pas celle de la jeune fille à la perle ; c’est l’exposition en vitrine de la collectionneuse ; c’est la nuit chez Maud, où l’on ne peut pas dire qu’ « il ne s’est rien passé » sans pour autant qu’il se soit passé quelque chose ; c’est la fin incertaine de Square de Duras… (500) jours ensemble déjoue lui aussi les attentes du spectateur, ce destin ex machina.

 

Si c’est lorsqu’il ne prend pas que l’on voit comment fonctionne le destin, son échec ponctuel ne signifie pas la démonstration de son inexistence. Il est déplacé, voilà tout. Et puis, il faut que la déception (des attentes) ne soit pas trop amère : alors on laisse à un bel inconnu le soin de passer la bague au doigt de Summer (qui se met à croire au destin, tout simplement parce qu’elle a construit une histoire cohérente qui vient justifier ses choix et à laquelle elle a donné ce nom), et comme après la pluie vient le beau temps, après Summer, on propose Autumn à Tom. Comme quoi les beaux jours ne sont pas question de météo. Du coup, exit le destin, qui laisse la place au hasard. *Kundera power !* C’est formidable le hasard : c’est exactement la trame des coïncidences que l’on choisit de transformer en destin ou non. Cet emploi est si tentant que l’on ne parle guère du hasard que pour désigner la forme originelle du destin. Aristote vous le confirmerait, lui qui définit (avec la simplicité retorse qui est la sienne) le hasard comme « cause par accident concernant celles parmi les choses en vue de quelque chose qui relèvent du choix réfléchi ». Bref, on ne pourrait parler de hasard que lorsque la chose aurait pu se produire suite à une décision. Il n’y a guère que Kundera pour penser la hasard jusque dans son insignifiance : il parle alors de « coïncidence muette » (il y a un mémoire là-dessus à la bibliothèque de P3, il faut que j’aille le lire !).

A une autre échelle, le déplacement du destin serait celui du film tout entier, comme quelque chose réalisé à partir d’un matériau de récupération, ainsi qu’en témoigne le générique et sa délicate dédicace à l’ex du réalisateur qu’il qualifie de « connasse ». Cette dédicace, tout en prenant le contre-pied de ce que toute ressemblance avec des personnes réelles est le fruit du hasard (encore lui), indique que le film est ce qui vient donner un sens à un échec. Le sens à trouver logerait donc bien moins dans un quelconque destin que dans la création (du film pour le réalisateur, des plans d’architecture pour Tom).

 

 

Voir tout se ramifier, ça m’excite terriblement le neurone. Je dérive sacrément, avec ça. Contrairement à mes élucubrations, le film est drôle. Le film par son montage, non par ses dialogues, ce qui est plus fin (maintenant, si c’est Hugh Grant et sa tête de boulet craquant, même une réplique comme « This one is plastic » lancée à la véritable catastrophe de fille qui vient pour arroser ses plantes dans le Come back peut me faire marrer – je suis très bon public, ne l’oublions pas). Les juxtapositions offrent des contrastes qui font sourires : par exemple lorsque Tom compare sa vie sentimentale avec ses amis qui n’ont rien à lui apprendre puisque l’un est avec sa copine depuis la 5ème et que l’autre n’a pas vu une fille de près depuis environ la même époque. Et puis, il y a des fous rires désamorcés en sourire, comme lorsque la voix off annonce qu’il y a deux catégories de personne dans la vie ; on attend un truc puissant un peu concept et là, on retombe dans l’évidence même : les hommes et les femmes, Tom appartenant à la première catégorie, Summer, à la seconde. S’ils finissent (commencent, plutôt) par sortir ensemble, c’est simplement parce que les schémas de séduction sont déjà en place. Et la fiche descrip
tive de Summer par un arrêt sur image le confirme avec humour : taille, moyenne ; poids, moyen ; pointure, légèrement au-dessus de la moyenne.

 

En somme, une comédie qui n’est pas romantique mais qui parle d’amour sans faire d’histoire. Ce blogueur a raison de parler de « grand petit film », parce qu’il est très bon, l’air de ne pas y toucher…

 

Harry Potter and the Half-blood Prince

Daniel Radcliff, toujours la même tête de gamin

Hier matin, cour Saint-Emilion, 9h45 (la gueule un peu enfarinée pour cause d’opéra la veille – billet à venir, je fais tout dans le désordre, as usual), parmi la foule de gens munis d’invitations, on dégaine les billets dégotés par Palpatine pour une avant-première de l’avant-dernier film de la série. J’aime toujours autant l’univers de J.K. Rowling, même si je ne sombrerai jamais dans la pottermaniaquerie, comme certains spectateurs, véritables équivalents des supporters pour les matchs de foot, habillés de pied en cape aux couleurs de Gryffindor et Slytherin – on notera d’ailleurs que Ravenclaw et Hufflepuff peuvent aller se brosser ; rien à faire, la manichéisme a de solides racines.

Les plus gartinés des supporters de Griffindor sont-ils les personnages (Luna et sa tête de lion) ou les spectateurs ?

 

 

L’adaptation m’a semblé très réussie, même si je n’avais plus exactement le livre en tête (ou peut-être est-ce bien plutôt grâce à cela). Au-delà du quatrième tome, j’ai un souvenir linéaire de l’intrigue et du mal à savoir dans quel tome se situe chaque péripétie. En même temps, c’est assez logique, puisque cela correspond au moment où j’ai arrêté de les relire.

Le dosage entre décor du monde de Hogwarts, portrait des personnages et action est excellent, fournissant ce qu’il faut de contrepoints comiques avec les débuts sentimentaux du trio infernal : la nunucherie de Lavender est impayable, la salle était morte de rire devant la niaiserie de Ron sous le coup du philtre d’amour (surtout que Rupert Grint fait plus vieux que les deux autres, pour le coup), et Hermione qui, pour éloigner son cavalier, se jette sur les petits-fours quand elle apprend qu’ils font une haleine de chacal – « oh, on second thought ! ».

 

 

Pourtant, malgré ce caractère assez composite, l’ensemble n’a pas l’allure d’un patchwork ; certains motifs visuels créent une véritable cohérence. Ainsi, par exemple, les déplacements des Death Eaters dans les airs trouvent un écho dans le générique final (même s’il me fait également penser à celui de Il était une fois, aussi étrange que cela puisse paraître) et dans les volutes des souvenirs qui se diluent dans la pensine – bon moyen en outre de leur conférer un caractère menaçant.

Ok, la caractère menaçant n’apparaît pas du tout sur cette photo aux couleurs chaudes

 

D’une manière générale, l’ambiance est plus « noire » que dans les films précédents, sans en rajouter des tonnes – sauf au début, où j’ai eu un peu peur de la gratuité de l’usage intensif des effets spéciaux : la plongée dans Londres vous donnait l’impression d’être dans une attraction du Futuroscope et nécessitait d’avoir bien petit-déjeuné, tandis que la destruction du pont sur fonds de ciel pré-débarquement de forces obscures dégageait des relents de War of the Worlds… Très vite, le côté film d’action est bien tempéré par celui de polar (les contrepoints comiques appartiennent de droit au film d’action – c’est vrai, même et surtout quand il est à deux doigts d’y passer, le scénario prévoit toujours une petite pique pour Bruce Willis) : silhouette très réussie de Malfoy et excellent choix que l’acteur de Tom Riddle jeune.


 

Tom Riddle

 

Avouez que la veste lui donne un peu de carrure


A la sortie, un gamin devant disait avoir préféré le troisième opus. S’il est l’un des films qui m’a le plus plu dans la série, celui-ci l’est tout autant (contrairement au dernier qui ne m’a pas laissé un souvenir impérissable : j’ai mis du temps à me rappeler si j’avais ou non vu les jérémiades du début de l’ordre du Phénix). Quoique de manière différente, dans des ambiances qui n’ont rien à voir, l’un et l’autre parviennent à en faire un monde cohérent proche du notre ; seulement, là où ce rapprochement se faisait à coup de fringues actuelles (plus de gilet à capuche rose pour Hermione, quoique encore vêtue de rose pale, mais plus discret. En revanche, pendant qu’on parle chiffon et couleur rose, il faut signaler la robe de Luna – un grand moment), il se fait à travers les codes du polar.

En bref, c’était une chouette adaptation, dont le seul bémol pourrait être d’avoir un peu trop appuyé les indices contenant en germe la résolution de l’intrigue (loooon plan sur Snape : trahison ou fidelité au-delà du supportable ? // la magie laisse des traces sur les Hoxcruses – oh tiens, mais la cicatrice en éclair ? etc.). A moins que ce ne soit tout simplement du à ce que l’on va voir le sixième film en ayant lu le septième livre et que ce qui n’était qu’indice devient alors une évidence qui saute aux yeux. Non, vraiment, le seul véritable défaut de cette séance ciné ne tenait pas au film mais au son de l’UGC : j’ai bien cru que j’allais devenir totalement sourde, même en me bouchant les oreilles aux moments violemment sonores (c’est-à-dire globalement dès qu’il y a de la musique et de l’action, c’est-à-dire en fait la moitié du film) – le volume des dialogues était supportable, quand bien même on entendait encore très bien les mains sur les oreilles. Mais, bon, ce n’est pas cela qui allait me faire bouder mon plaisir…

 

 

 

Tokyo Sonata

 

 

 

Attirée par l’affiche et le titre, je suis allée seule hier au cinéma – salle peuplée de dames en phase d’être grand-mères. Je n’arrive pas bien à comprendre pourquoi l’on fait preuve d’un tel engouement pour ces personnages ballotés par un hasard destructeur.

On est pris dans le tourbillon (mais vitesse feuille morte qui tombe) d’une descente aux enfers inversement proportionnelle à la montée du père à l’ANPE (immense file d’attente en colimaçon, genre parc d’attraction est beaucoup moins fun). Il s’est fait mettre à la porte de son entreprise – extrême rapidité, déjà la scène du renvoi est filmée depuis l’embrasure- et refuse d’avouer à sa famille qu’il est au chômage. Le costume de businessman prend alors un tout autre sens, celui qu’on enfile pour jouer un rôle pas ludique du tout. Un ami embarqué dans la même pièce, qui a programmé son portable pour qu’il sonne cinq fois par heure, se fait si bien schizophrène qu’il finit par se suicider. Il faudra parallèlement un suicide du côté de la mère (celui du cambrioleur qui l’a prise en otage – oui, oui, cette partie de pétage de câble est assez délire) pour que la famille revienne s’abriter sous le toit commun, port après la tempête.

Et la sonate dans tout cela ? C’est le jeu –musical cette fois-ci- du fils cadet, l’aîné ayant débarrassé le plancher en s’engageant dans l’armée américaine. Celui-là prend des cours de piano en cachette de ses parents, et sa partition est bien silencieuse : on ne l’entend jamais jouer, les scènes de cours de piano commencent à l’instant où il referme le clavier, et il répète chez lui sur un synthé cassé trouvé dans les encombrants. En un mois, il est promu au rang de petit génie, et c’est bien commode pour finir le film. Car on a l’impression que l’individu n’est rien tant qu’il n’a pas un talent particulier, ainsi qu’on réclame au père à chaque entretien d’embauche : le hasard que l’on autorise à porter chance n’est pas l’enveloppe de billets trouvés en faisant le ménage dans un centre commercial (nouveau job du père), mais bien la passion assortie de talent que s’est découverte le cadet pour le piano.

Cela donne lieu à une belle scène finale – celle de l’affiche- où le fils passe son audition dans une atmosphère apaisée. Le vent qui soulève lentement le rideau au fonds de la salle ensoleillée contraste avec la scène initiale de la maison ouverte à tous vents et qui prend l’eau. Il faut dire aussi que les personnages n’ont cessé d’écoper pendant tout le film.

 

Mais l’on a du mal à voir comment le naufrage est évité, comment ils parviennent à composer la famille sur laquelle tout le monde se retourne à la fin de l’audition –miroir du spectateur qui s’interroge ?- alors qu’ils ne faisaient que cohabiter jusque là. Chacun a sa ligne mélodique*, et cela semble pur hasard si de leur juxtaposition finit par naître une harmonie – mon oreille non-musicale enregistre plutôt les dissonances initiales et finit par les percevoir comme des discordances.

Des portées, il en reste surtout les lignes. A l’instant où j’ai vu la maison lacérée de fils électriques, m’est revenu en mémoire cette formule lue sur un blog (qu’il faut aller voir), comme quoi c’est un « film de lignes ». Je n’ai pu que souscrire à cette remarque, et m’amuser de voir le dîner d’abord filmé derrière la rambarde de l’escalier (zébrure en diagonale qui est reprise par le salut militaire que l’aîné en partance dédie à sa mère – et à nouveau, la diagonale est au premier-plan, ligne floue qui déchire la mère – comme une photo) puis, à la fin du film, filmé sous l’angle opposée, la famille étant réunie sous les étagères de vaisselles bien rangée.

 

 

Mais au final, j’ai du mal à trouver une ligne directrice, et plutôt l’impression de m’être fait balader. Certes, le grand air fait du bien – salle climatisée, veste en polaire utilisée comme couverture et foulard passé du cou à la tête, comme une petite tata (qui a dit que le cinéma était glamour ?) – mais. J’ai l’impression de rester en plan, et d’avoir suivi une famille qui disparaît, hors esprit, comme hors champ dans la dernière scène. Restée sur ma faim (d’accord, c’était l’heure du goûter) en étant pourtant vaguement gavée. Quelques rires, quelques visions bien trouvées, mais quelque chose m’échappe. Certains diront peut-être la critique ou du moins la peinture sociale. Mais le père n’agit pas pour donner le change à la société (il se retrouve à la soupe populaire avec d’autres imposteurs comme lui en costard-cravate), mais pour garder son autorité dans une famille qui n’existe plus (impossible d’être crédible en reprochant à son fils d’avoir menti pour le piano quand lui-même déguise son refus d’échec). Question d’apparence peut-être, apparence de courage à feindre de travailler, de professionnalisme (même pour le technicien du surface, comme on fit) à utiliser des produits spécifiques quand un seul pourrait faire l’affaire et de dignité à nier l’échec – et quelque chose qui, contrairement à son ami suicidé, transparaît en-dessous et va permettre au père de garder la tête hors de l’eau, alors même qu’il voudrait se noyer dans le flot – hésitation sur la rive avant de prendre son souffle et de plonger dans le cortège humain en direction du train (quotidien).

Métaphore de la musique et du naufrage : les sirènes tirent la sonnette d’alarme mais silence de l’amer repos. Conclusion sceptique. Hum.

 

* Cela est sensible dans cette critique, par exemple, qui prend les personnages les uns après les autres (mais qui parvient ainsi à une plus grande cohérence de vision que moi – quoiqu’en l’occurrence, ce ne soit pas très dur).

 

Amadeus, Salieri, Wolfgang et Mozart

(L’intrus n’est pas forcément celui auquel vous pensez.)

 

Vous croyiez peut-être que n’ayant pas le temps de retourner tout de suite au cinéma et la programmation de la télévision étant fort pauvre, vous n’auriez plus à subir mes comptes-rendus de film avant un petit moment. Mais c’est sans compter sur le divin Gibert et ses occasions – un bon film à 6€ ne se refuse pas. Je me permets de vous saouler allégrement, puisque rien ne dit que vous lisiez, rien ne vous y contraint, et qui sait si vous n’avez pas déjà donné un coup de molette pour vérifier que je ne causerai pas trop longtemps ?


L’homme, la musique, la folie, le meurtre… voilà qu’on nous offre beaucoup de choses, et beaucoup de point de supsension… Heureusement qu’Amadeus est là pour nous permettre d’embrasser Mozart.

 

Salieri

L’originalité du film de Forman et Shaffer est d’adopter le point de vue d’un autre compositeur, Salieri, qui pour avoir du talent n’en est pas pour autant un génie. La vie de Mozart prend ainsi la forme d’une confession qui se refuse comme telle, non pas aveu mais éructation de haine et de ressentiment du compositeur de la cour à l’égard d’un petit surdoué grossier et arrogant. L’introduction est décentrée, et, lors d’une réception où Salieri doit pour la première fois rencontrer Mozart, nous suivons celui-là, qui se demande derrière laquelle de ces perruques se cache le jeune prodige. Ce point de vue permet de prendre une certaine distance et des pincettes pour saisir un mythe. Le film ne peut bien sûr qu’être une réitération du mythe de Mozart, d’où la mise en scène de l’écriture du Requiem non seulement comme ce qui préfigure, mais comme ce qui cause sa mort ; mais de part son point de vue biaisé est affichée d’entrée de jeu la dimension du mythe, la nécessité de faire prendre à la vie du compositeur le visage du destin, puisque c’est bien par la fin –par des musiques et un nom tels qu’ils sont aujourd’hui perçus- que tout commence. On peut dès lors se permettre de passer sur l’enfance de singe savant, et la rappeler en quelques bribes, suffisantes à faire signe au spectateur.

Salieri, d’où part l’histoire

C’est au contraire celle de Salieri que l’on nous montre : un enfant promettant à Dieu sa chasteté, son travail et son humilité en échange de pouvoir Le chanter par sa musique qui deviendrait éternelle et d’être ainsi aimé des hommes. Mais avant d’être aimé des hommes, il faudrait déjà être aimé de Dieu, et pour cela, mieux vaut s’appeler Amadeus. D’avoir la vocation sans le talent qui soit à la mesure, le ressentiment de Salieri envers Dieu va se cristalliser en haine contre Mozart – créature qui semble avoir été expressément choisie par Dieu pour narguer Salieri : pourquoi fait-Il entendre sa voix à travers un gamin vulgaire et suffisant ?

 

 

Wolfgang

On aborde donc Mozart à rebrousse-poil : sa réputation de génie ne colle pas avec son incarnation, et il semble qu’il n’ait du génie que malgré sa personne. Il ne s’agit pas d’un panégyrique de Mozart, qui nous « chierait du marbre », comme le personnage se plaît à le dire des compositeurs italiens dans le film ; est-ce pour autant à dire que l’on abandonne Mozart pour celui que sa femme appelle Wolfie ?

 

L’image de monument en prend en effet un coup : impoli et effronté sans panache, malicieux sans finesse, en perruque mais échevelé et en mode « punk »… la vulgarité du personnage, qui aime la farce, les blagues scatologiques et les fêtes populaires, est tout entier reprise dans le rire (insupportable) qu’on lui octroie, signe distinctif –et musical- de Mozart, ou plutôt de Wolfgang, de cet être qui loin de paraître assez raffiné pour avoir du talent, semblerait plutôt un benêt à qui l’entend hennir mal à propos.


 

Nouvel avatar démystifiant du compositeur ? Rien n’est moins sûr. L’indice en est que Salieri, s’il déteste Wolfgang, adore Mozart. Il jour de son influence pour abréger les représentations de Don Giovanni mais se rend à chacune d’elles en secret ; il veut la mort de Wolfgang, mais écrit sous sa dictée le Requiem de Mozart.

Murray Abraham, dans le rôle de Salieri – écoute ravie de Mozart et observation haineuse de Wolfgang

 

Amadeus

Comment Wolfgang, le corps, peut-il ne faire qu’un avec Mozart, l’âme ? Cette question est celle du titre : pourquoi en effet avoir choisi ce prénom, et non le patronyme, si ce n’est pour tâcher d’imaginer ce qu’a pu être Mozart avant d’être Mozart, com
ment Wolfgang a pu devenir Mozart, ou pour le dire autrement, comment nous voyons Mozart à travers sa musique.


Cette affiche, moins spectaculaire que l’américaine me paraît néanmoins plus intelligente en ce qu’elle fait apparaître l’image de Mozart derrière la clavier du piano – seul angle du vue possible


Cette question est finalement celle de toutes les biopics. Mais se tourner vers le personnage indépendamment de son œuvre, c’est ne pas vouloir l’entendre et s’exposer à redoubler le mythe sous couvert de le déboulonner. Le film fonctionne lorsqu’il créé un personnage d’auteur (ou de compositeur, etc.), qu’il ne va pas chercher dans la vie du personnage l’explication de son œuvre, mais qu’il recréé sa vie à partir de son œuvre (j’ai d’ailleurs bien envie de vous assommer avec Molière, un de ces quatre). La différence peut être ténue, et la seconde option ne peut pas entièrement se départir de la première : ainsi dans Amadeus, lorsque les reproches de sa belle-mère se transforment en vocalises de la Reine de la Nuit. Amadeus n’est pas un bon film malgré les libertés prises par rapport à l’Histoire avec sa grande hache qui coupe tout sans grand souci de cohérence, mais grâce à ces libertés. Et au final, on se fiche pas mal de savoir si Mozart est mort d’une pneumonie ou s’il a été empoisonné par Salieri (le film a l’intelligence de jouer sur les deux tableaux), ou encore que le commanditaire du Requiem (et du crime dans la première hypothèse) ait été son rival plutôt que le Comte von Walsegg-Stuppach dont je me fiche éperdument.

Amadeus se propose comme le trait d’union – et dans le même mouvement comme le trait de désunion- entre Wolfgang et Mozart – recréation qui, ayant élaboré un personnage à travers ses œuvres, se sert de celui-ci pour nous mener à celles-là. Amadeus nous fait passer du gamin surdoué au compositeur de génie (déroulement de sa vie) et du personnage au mythe (jeu sur le point de vue de Salieri), ce prénom envisageant d’emblée Mozart comme un phénomène divin.

 

Mozart

Le point de vue de Salieri permet de s’attarder sur l’aspect trop humain du personnage, mais ce qui se présente ostensiblement comme une garantie de retrait vis-à-vis du mythe (reconnaître à l’homme du talent malgré la haine qu’il inspire, c’est capituler devant l’évidence de son génie) est précisément le point d’où s’opère son redoublement. Car un tel génie dans une telle enveloppe ne peut être que la voix de Dieu : l’obsession de Salieri pour Dieu qui l’a trahi, et la haine qu’il voue à celui qu’Il a choisi pour être sa voix conduisent à assimiler Dieu à son instrument, et à diviniser Mozart. Et voilà que ressurgit l’inspiration, les partitions écrites sans brouillon, sans piano, sur un billard et l’enthousiasme dionysiaque à grand renfort de vin – tout ce qui fait son mythe.

Trois scènes d’écriture pour un même mythe


Paradoxalement, diviniser Mozart, c’est le priver de tout génie qui soit proprement sien, scribe qui écrit sous la dictée de Dieu, comme Salieri écrit sous la dictée de Mozart. Mais c’est qu’en le divinisant, on fait de Mozart un Dieu qui n’est plus seulement Son instrument mais devient Son incarnation. Par glissement, Dieu et Mozart se confondent – sous le regard -et l’oreille- abattu du prêtre venu pour confesser Salieri. Le blasphème est parfait lorsque, emmené en fauteuil roulant à travers l’hospice dans lequel il est interné, Salieri hennit du rire mozartien : Salieri a voulu se rire de Dieu en détruisant Wolfgang, Dieu se rit de lui à travers Mozart.
La boucle est bouclée : mort, Wolfgang devient Mozart, et l’on reconnaît la divinité de celui-ci à ce que l’on ne parvient pas à le saisir en celui-là. Le génie du compositeur est dans sa vie comme Dieu dans sa création, présent partout et visible nulle part. Son incompréhensibilité en est la marque même – et qu’importe, pourvu qu’elle ne soit pas synonyme d’inintelligibilité.