Sils Maria

Maria, une actrice qui a de la bouteille, se prépare à endosser le rôle de la femme mûre dans une pièce où elle a joué à ses débuts la jeune fille qui la charme, l’embobine et la pousse au suicide. La bande-annonce de Sils Maria est extrêmement bien construite, peut-être encore davantage que le film lui-même, qu’elle ne résume pas mais prépare : quand on voit la jeunesse et la beauté de Valentine, l’assistante de Maria, puis l’aplomb et la moue mi-sarcastique mi-dédaigneuse de Jo-Ann, l’actrice pressentie pour reprendre son rôle, on ne peut s’en empêcher, on s’attend à une mise en abyme pleine de tourments, de séduction et de manipulation.

De fait, tout est prétexte à faire écho à la pièce, jusqu’au film de SF hollywoodien qui a fait de Jo-Ann une star. À chaque répétition, chaque entrevue, on s’attend à ce que quelque chose arrive, certain de l’imminence du drame, si empli de cette certitude qu’on ne le voit pas : il n’arrivera rien. Maria n’intéresse pas la sulfureuse Jo-Ann, qui professe sagement une grande admiration pour l’actrice, à rebours de ses débordements provocateurs coutumiers ; elle n’attire pas davantage Valentine qui, excédée par l’opiniâtreté avec laquelle Maria se complait dans le drame, disparaît purement et simplement, soulignant ainsi la justesse de sa lecture. Car il n’est pas dit dans la pièce qu’Helena, le personnage de Maria, se suicide, et la manière dont Maria liquide la métaphore montre comment elle s’enferme dans une vision unilatéralement négative d’un personnage qu’elle craint d’incarner.

Si la liberté rebelle de Sigrid, sa force manipulatrice, ne sont plus de son âge, il ne lui reste plus que l’assujettissement d’Helena au souvenir d’un semblable tempérament, finalement inscrit dans les conventions. Cette défaite n’existe pourtant que par l’assujettissement de Maria au souvenir de la jeune première qu’elle a été, qui oblitère par son aspect flamboyant tout ce que la maturité confère à une actrice qui a joué et qui a vécu, et dont le talent est unanimement reconnu.

Il ne pouvait rien arriver car tout était déjà là, passé et annoncé, à l’image des nuages de Sils Maria, qui serpentent depuis des siècles à travers la vallée et dont Maria, levée aux aurores pour observer le phénomène météorologique, manque la formation ; le serpent a déjà commencé à onduler lorsqu’elle revient de sa stupeur – la vie a toujours déjà commencé. C’est advenu : la jeune première est devenue une actrice mûre qui comprend qu’Helena et Sigrid sont une seule et même personne, à deux âges de la vie, et que, si l’une doit disparaître, c’est Sigrid, pour que le passé laisse place au présent. Marquant ainsi sa différence par rapport à Helena, qui n’a pas su renoncer à tout ce qu’incarnait Sigrid, Maria peut enfin la jouer, fatiguée mais sereine. La beauté apparaît avec la hauteur : Maria est en cela à l’image de Sils Maria et de ses nuages annonciateurs de mauvais temps qui, filmés d’en haut, sont d’une beauté incroyable. L’ascension aura parfois été un peu laborieuse mais ce n’est pas tous les jours qu’on nous apprend à vieillir – c’est-à-dire à mourir à ce que l’on était, comme le rappelle, en sourdine, le suicide du dramaturge. Si prétention il y a, c’est de prétendre qu’on ne l’appréhende pas.

Voir double voire triple

(Les deux premières phrases sont exemptes de spoiler. Estimez-vous heureux : j’aurais pu commencer directement par la fin, vu que c’est le début. Ou l’inverse. Bref : le spoiler gâche l’effet de surprise mais pas l’effet de sens – relativement insensé, il faut dire. Toujours pas certaine d’avoir compris, je vais pouvoir lire Dostoïevski.)

Le culte du chef (d’entreprise) et les box de travail de The Double font immédiatement penser à 1984. Mais Papadopoulos, le big boss en costume blanc, n’est pas Big brother et la société qu’il dirige est moins totalitaire que kafkaïenne et moins kafkaïenne que triste à pleurer. Dans cette ville où il fait toujours nuit et où la brigade des suicides peine à couvrir le quartier, Hannah, la fille que Simon observe à la dérobée derrière sa longue-vue et qu’il monte voir au moindre prétexte à l’usine, est la seule à apporter un peu de couleurs et de lumière à sa sombre vie. Jusqu’au jour où débarque James, le portrait craché de Simon, à ceci près que James a autant d’aplomb que Simon a peu confiance en lui : ce qui commence comme un bon tour tel qu’on en prête aux jumeaux vire à l’usurpation d’identité, James séduisant et le boss et l’amie de Simon.

Le suicide final de Simon, qui agite la main en direction de James avant de sauter, renvoie à la scène du début du film, où Simon voit un inconnu lui faire ce même geste avant de se jeter de l’immeuble. Comme si Simon était le James d’un autre lui-même et que les doubles s’étaient succédés les uns aux autres. Mais la boucle ne se boucle pas – du moins, pas logiquement car si l’inconnu connaissait Simon, Simon ne le connaissait pas. Symboliquement, c’est autre chose : l’empathie de Simon pour l’inconnu1 se transforme malgré lui en imitation et il devient aux yeux d’Hannah aussi indésirable que le voisin inconnu qui l’observait et la suivait. Mais surtout : sautant quelques mètres plus loin que l’inconnu, là où les inspecteurs avaient noté la présence d’un filet de sécurité, Simon réchappe de son suicide. Penchés au-dessus de lui dans l’ambulance, Hannah et Papadopoulos suggèrent par leur présence que celui que Simon a tué dans l’affaire est son moi emprunté, timide et maladroit. En se suicidant, il a tué James, il a fusionné avec James, cet autre lui-même qui sait pouvoir être aimé et admiré. Et James, arrivé peu après le suicide de l’inconnu, c’était peut-être lui, l’inconnu, cette part de soi qu’il fallait assumer pour la supprimer.

2 x 1, hein.

1 Cela vaut un dialogue délirant avec les inspecteurs, qui demandent à Simon si lui envisage le suicide : No, répond-t-il, décontenancé. L’inspecteur à son assistant qui prend des notes : Put it down as a « Maybe ».

 

Vivre pour survivre

Les Combattants, c’est l’histoire d’une fille qui part en stage à l’armée pour apprendre à survivre et qui va y apprendre à vivre. Persuadée que la fin est proche, Madeleine a abandonnée ses études de macro-économie1 et s’entraîne pour intégrer l’armée, où elle espère acquérir les meilleures techniques de survie : elle nage dans la piscine familiale avec des briques sur le dos, avale du poisson passé tout entier au mixeur et s’inscrit aux sessions de lutte organisées par l’armée de passage sur la plage locale. Une fille bizarre pour Arnaud, qui l’a affrontée sur la plage et l’observe alors qu’il construit une cabane de jardin chez ses parents ; une fille complétement barrée pour le frère d’Arnaud, qui reprend avec lui l’entreprise familiale de menuiserie suite au décès de leur père. Le genre de fille qui vous offre des poussins morts congelés pour le furet que vous avez recueilli et qui, en boîte de nuit, préfère apprendre à décapsuler une bouteille avec les dents plutôt que danser. Le genre de fille qui n’existe qu’en un exemplaire et qui fascine assez Arnaud pour qu’il décide de lui aussi s’inscrire au stage de l’armée.

Adèle Haenel, que l’on avait quittée en prostituée alanguie dans L’Apollonide, remise sans problème ce corps de femme sensuelle pour reprendre celui de la gamine2 athlétique qu’elle incarnait déjà dans La Naissance des pieuvres, épatante aux côtés de Kévin Azaïs. Il faut dire aussi que Thomas Cailley filme admirablement la force et la maladresse les corps : la gaucherie d’Arnaud, mal dégrossi, et la brusquerie de Madeleine, brute de décoffrage, mais aussi les silences qui les mettent en présence – des silences qui ne sont ni passés sous ellipses ni gonflés d’éloquence, simple extinction de la voix pour laisser place aux corps, respirant, reniflant, palpitant. Les face-à-face d’Arnaud et Madeleine sont ainsi très naturellement source de comique mais aussi de beauté. Le rapprochement des corps et des êtres gagne en intensité de se faire sans aucun des gestes de tendresse que l’on a l’habitude de voir. Il faut une séance de maquillage-camouflage pour que Madeleine se laisse toucher par la gentillesse tenace d’Arnaud, qui va lui faire comprendre que vivre pour survivre ne sert à rien. Une fois que l’on survit, il faut vivre : celui qui a fabriqué de ses mains un cercueil pour son père le sait bien, même s’il l’exprime maladroitement, reprochant à Madeleine, accoudée en jeans et polo au bar de la boîte, de ne pas faire d’effort. Il devient clair qu’il s’agissait moins de faire l’effort de bien s’habiller que de s’efforcer de donner le change quand, plus tard, il lui assène : « T’aimes rien, dans la vie. Quand tu fais du sport, on dirait que tu veux mourir. » Quand on n’est pas en train de survivre, que l’on vit enfin, il faut être capable de faire presque rien pour ne pas devenir fou, observe-t-il en enfonçant méthodiquement des épines de pin sèches dans le sable. Faire presque rien, faire l’amour, faire rire… Les Combattants font plutôt ça bien.

 

1 « – T’es super musclée, tu fais quoi dans la vie ?
– De la macro-économie. »
2 Rares sont les actrices qui changent d’âge comme de personnage. Adèle Haenel sera notre Ellen Page française.

Maestro, entre Rohmer et blockbuster

Henri, acteur en galère qui rêve de jouer dans des blockbusters, se fait pistonner par sa meilleure pote Pauline pour tourner avec Cédric Rovère – transposition d’Eric Rohmer aussi limpide et artificielle que l’adaptation de L’Astrée dudit réalisateur, où bergers et bergères en toge y récitent des dialogues riches en diérèses. Henri pénètre cet univers de fous (selon les mots de son coloc’, venu faire de la figuration) avec pour principale motivation Gloria, parfaite intellectuelle qui adooooore Cédric Rovere et sur laquelle Pauline a également des vues.

Toute la réussite de Maestro consiste à nous faire suivre la découverte de cet univers par Henri en adoptant le ton… de Pauline. A mi-chemin entre Henri et Gloria, plus cultivée que le premier et moins coincée que la seconde, Pauline incarne la juste distance face au maître : avec Gloria, héroïne rohmérienne, le film aurait été un pastiche ; avec Henri, qui n’y entend goutte, une parodie. Grâce à Pauline, personnage secondaire et néanmoins central, le comique de répétition qui naît si spontanément de l’expression ahurie et des bredouillements d’Henri ne vire jamais à la farce. On rit de l’impertinence respectueuse de Léa Fazer, qui éloigne la moquerie facile comme l’hommage révérencieux, et on sourit de voir éclore une sensibilité à la beauté, difficile d’accès mais émouvante, d’un monde de mots et de délicatesse.

Mit Palpatine

À la recherche de Vivian Maier

À la recherche de Vivian Maier, c’est une histoire de cartons : des cartons d’affaires, des cartons de journaux et surtout des cartons de pellicules, trimballés de maison en maison par une étrange gouvernante, puis acquis à une vente aux enchères par un certain John Maloof, fils de brocanteur, qui espérait y trouver de quoi illustrer le livre d’histoire qu’il avait entrepris. Déception… et surprise : les photos sont de bonne facture. Après tirage de quelques-unes, il s’avère même qu’elles n’ont rien à envier aux plus grands photographes : les parallèles avec Willy Ronis, Lisette Model, Diane Arbus ou Robert Franck, frappants de similitude, témoignent de la même acuité du regard.

Commence alors la double quête de John Maloof : chercher à connaître la photographe et à faire reconnaître son travail. Pour ce qui est de la seconde partie, c’est vite vu : la publication des photos sur internet au fur et à mesure de leur numérisation, puis l’exposition que John Maloof organise et le livre qu’il publie rencontrent un franc succès (bingo), mais un succès populaire qui ne lui ouvre pas la porte des musées (dead end). Le documentaire fait rapidement la mise au point là-dessus. Là, on ça se révèle plus complexe, c’est lorsqu’il s’agit de tirer au clair l’identité de la photographe : c’est cette quête-ci principalement que relate le documentaire.

Parvenu à ce point, l’ex-khâgneux aura un petit accès de Contre Sainte-Beuve : quoi, l’œuvre découverte, évacuée une fois sa valeur démontrée, n’aura été qu’un prétexte pour se pencher sur la vie de son auteur ? L’ex-khâgneux se renfonce dans son siège, frissonnant d’un plaisir coupable dont il ne pourra cependant pas être accusé : comment aurait-il pu se douter que, sous son titre proustien1, À la recherche de Vivian Maier donnerait dans l’Enquête spéciale pour esthète ? Dédouané par la référence littéraire, l’ex-khâgneux plonge avec délice dans le roman-photo et s’aperçoit peu à peu que, si la vie de l’artiste ne saurait expliquer ses clichés, c’est encore et toujours de l’humain dont il s’agit, dans les portraits volés de l’artiste comme dans les revirements de son étrange psyché.

Les témoignages contradictoires des familles où Vivian Maier a été employée esquissent le portrait d’une femme un peu barrée, qui trimballait sa vie avec elle dans des monceaux de cartons mais redéfinissait son identité à chaque changement de foyer : il ne fallait l’appeler que Vivian ; elle se fâchait si on l’appelait Vivan : c’était Mrs Maier ; non, Mayer. Les anecdotes se succèdent et la parfaite nanny est soupçonnée de maltraitance, sans que l’on puisse déterminer quelle est la part de névrose et d’imagination enfantine. Ce n’est bientôt plus la vérité, schizophrénique, qui importe mais l’acte même de témoigner : le mystère qui entoure Vivian Maier fait surgir tout une galerie de personnages, qui poursuivent l’œuvre même de la photographe de rue. Aux passants, pris à leur insu, qui regardent la photographe de travers, succèdent les parents et les anciens enfants, dont les petites idiosyncrasies sont filmées de manière tendre et crue tout à la fois. L’œil du réalisateur rejoint alors celui de son sujet – le summum du cocasse est atteint dans l’alternance de deux témoignages qui soutiennent mordicus des positions opposées sur l’authenticité de l’accent français de la nanny, thèse de linguistique à l’appui (qu’on ne vous sortira pas, parce que, croyez-moi, vous ne voulez pas).

C’est finalement en France, où Vivian Maier a bel et bien vécu, que John Maloof trouve, à défaut de la vérité, l’apaisement : rencontrer l’homme auquel la photographe a confié quelques-uns de ses tirages éloigne l’angoisse d’une malédiction à la Toutânkhamon, après que les anciens employeurs de Vivian ont martelé que jamais cette femme, qui enfermait ses affaires à double-tour, n’aurait montré ses photos et que cette exposition médiatique ne lui aurait pas du tout plu. L’exigence de l’artiste concernant le développement de ses photographies (et le coût d’une telle exigence) soulage le pilleur de sarcophage : alors qu’il craignait, l’ayant dévoilée, d’avoir profané une œuvre tenue secrète du vivant de son auteur, voilà qu’il n’aurait fait que prolonger ses intentions !

Tout est bien qui finit bien : John Maloof a trouvé la légitimité qui lui faisait défaut et le spectateur, une nouvelle œuvre à explorer. Concluant sur le mystère qu’est et demeurera certainement Vivian Maier, le documentaire nous renvoie en effet aux seules traces tangibles qu’elle a laissées : ses photographies. Un point pour Sainte-Beuve.

Mit Palpatine

 

1 Je ne sais pas qui a traduit The Nanny’s Secret par À la recherche de Vivan Maier mais il a bien réussi son coup, parce que la référence proustienne est aussi efficace pour les Français que Mary Poppins pour les anglophones.