Werk ohne Autor

Attention, des éléments essentiels à l’intrigue figurent dans cette chroniquette de L’œuvre sans auteur – si vous êtes sensible aux spoilers, allez directement voir le film.

Dans une scène qui vaut déjà à elle seule d’aller voir le film, la jeune tante du personnage principal fait une requête aux chauffeurs de bus en arrivant au dépôt, puis se place au milieu des véhicules qui dessinent un demi-cercle autour d’elle : un à un, les chauffeurs se mettent à appuyer sans discontinuer sur le klaxon, chacun se faisant entendre en propre avant de se rajouter aux autres et d’inonder la jeune femme de ces phares sonores, dans une cacophonie-harmonie étourdissante. On la sent dans une ivresse folle. Elle ajoute après à l’attention de son jeune neveu Kurt que peindre un tableau qui fasse cette impression-là serait extraordinaire ; c’est ce que cherchent à faire les peintres abstraits qu’ils sont allés voir dans une exposition consacrée aux peintre dégénérés (la bonne ambiance dès l’ouverture du film).

Je ne sais pas si la peinture peut faire cet effet-là, mais le film de Florian Henckel von Donnersmarck (La Vie des autres), sans aucun doute : il nous prend dans un faisceau d’échos, conséquences et contingence étourdissant, superposant l’histoire individuelle et familiale à l’histoire d’un pays, représentées dans l’histoire de l’art. Il y a des regards de folie : celui d’Elizabeth, la tante de Kurt, internée par un médecin nazi ; celui de son cadavre dans la salle de bain / chambre à gaz ; le regard de Kurt, transporté, lorsqu’il entend à son tour la dépendance des choses et des êtres comme harmonie universelle, dix ans après sa tante émue de la trouver dans une seule note de piano, répétée ostinato ; celui d’Ellie, enfin, qui rappelle à Kurt sa tante, et transporte toute l’harmonie dans cet être qu’il aime désormais, sans savoir que le père de celle-ci est précisément le médecin qui a condamné sa tante. On sent une force de vie incroyable émaner de ces regards qui aimantent les nôtres, confondant la folie telle que stigmatisée par le corps médical (SS) avec une ivresse des sens, une lucidité qui vous livreF le monde par intuition.

Le scénariste-réalisateur se garde bien de transformer les échos en destins héréditaires. Ça, c’est le point de vue du médecin nazi, qui ne veut pas du « patrimoine héréditaire » de Kurt pour sa fille. Florian Henckel von Donnersmarck se fait un plaisir d’en prendre le contrepied : alors que le père de Kurt sombre dans la dépression, réduit qu’il se trouve à nettoyer des escaliers pour son adhésion de convenance au parti nazi (comme les trois-quarts du corps enseignant, souligne-t-il, lui qui voulait avant tout protéger sa famille), le même métier exercé par Kart pour gagner sa vie pendant qu’il se cherche comme artiste (un emploi dégoté par le beau-père, en toute délicatesse) finit en tranche de rigolade avec ses copains artistes, qui dessinent dans la poussière et font du Pollock avec la mousse du savon. De même, si les points communs entre tante et neveu sont nombreux, cultivés par le réalisateur pour souligner leur sensibilité au monde similaire, Kurt n’hérite pas du même déséquilibre mental, et redirige l’ivresse du monde dans la création artistique. Ou du moins, essaye-t-il.

Il faut avoir le cœur bien accroché quand on veut être artiste à cette époque-là en Allemagne : après que l’art moderne a été qualifié de dégénéré par les nazis, les communistes cherchent à le corseter dans la doctrine du réalisme socialiste. Kurt étouffe dans ce formalisme totalitaire et rêve de peindre pour de vrai, à l’Ouest. Mais savoir ce que l’on ne veut pas ne suffit pas à savoir ce que l’on veut, et la liberté tant espérée se confond à l’arrivée avec l’errance : Kurt bloque devant ses toiles vides – blanc sur blanc, ironise le beau-père.

Toute sa génération d’artiste est plus ou moins comme lui et ne sait pas quoi faire – pour faire nouveau ou attirer l’attention : la visite de l’école d’art où il souhaite s’inscrire est croquignolesque. Il faut du temps et de l’instinct pour distinguer ce qui relève de l’escroquerie et de la démarche authentique. Parfois, ce n’est pas même visible dans l’œuvre elle-même, seulement dans son histoire (le film nous en fait la démonstration avec le professeur), qu’il faudra apprendre à distinguer de la justification fumeuse a posteriori (là encore, une réjouissante démonstration avec l’étudiant mystifiant son papier peint). Lorsque Kurt finit enfin par trouver sa voie, « l’idée » après laquelle son pote d’atelier le faisait courir s’efface derrière le style. Il n’y a pas de truc, seulement la répétition d’une manière de faire, à travers laquelle Kurt rend le monde tel qu’il en est traversé. L’œuvre sans auteur, c’est probablement celle-ci, bien davantage encore que les fresques socialistes où le collectif devait l’emporter sur l’individu, et faire taire les « ich, ich, ich » qui irritaient tant le professeur.

L’œuvre sans auteur, ce sont les photographies en noir et blanc que Kurt peint en niveau de gris, avant de les filer-flouter avec un pinceau sec, reproduisant la vision qu’il adoptait enfant pour continuer à regarder ce qui était insoutenable, et honorer l’injonction de sa tante à ne pas détourner le regard, ni de l’horreur ni de la nudité : regarde, regarde, tout ce qui est vrai est beau.

L’œuvre sans auteur, c’est aussi la vie de Kurt et de ceux qui l’entourent, des vies négociées dans un contexte historique donné, où le libre-arbitre se retrouve avec un jeu d’action limité – assez pour tordre le cou au déterminisme, trop peu pour ne pas être rattrapé par le sens du destin. Dans les expérimentations de Kurt, le visage de son beau-père se retrouve mêlé sur la toile au sourire de celle qu’il a tuée et de sa fille, pêle-mêle qui sonne le principal incriminé ; il bafouille et titube sous les coups de klaxons qu’il est seul cette fois-ci à entendre, l’harmonie émanant du tableau ne résonnant comme signal d’alarme que pour lui seul.

L’œuvre sans auteur, enfin, de manière anecdotique ou essentielle, c’est celle de Gerhard Richter, grand absent des noms de peintre au générique. Les photos peintes par Kurt sont pourtant ses tableaux, peints après être passé à l’Ouest à la même période. Sans doute a-t-il réussi là un joli tour de disparition qui le fait transparaître, comme transparaît quelque chose (intensité, humanité, sensibilité, individualité ?) dans les images reproduites pour elles-mêmes et non pour leur contenu, n’a-t-il de cesse de rappeler, mais pas choisies au hasard non plus… Des choses qui vous touchent sans que vous sachiez nécessairement pourquoi – et voilà l’instinct du peintre éclairé par le génie du scénario, toute les histoires, individuelles, sociales et artistiques, ramassées, tenues par la nécessité. Pas de doute, c’est une œuvre, et elle a un auteur : Florian Henckel von Donnersmarck.

Avengers 3 (plus ou moins)

Après Avengers et Avengers 2: Age of Ultron de Joss Whedon, jamais deux sans trois, j’accompagne Palpatine voir Avengers: the Endgame. J’ai loupé le précédent volet, mais c’est un détail : Palpatine propose de me briefer. Une fois calés dans nos fauteuils, je me concentre par-dessus mon cookie pour intégrer le résumé du premier épisode. Et pourtant, c’est un cookie-brownie : c’est dire si je suis pleine de bonne volonté, et concentrée genre je vais débarquer en pleine trilogie wagnérienne.

Un super-méchant a volé des pierres, grâce auxquelles il a acquis un pouvoir qui lui a permis d’éradiquer la moitié de l’humanité.

J’acquiesce la bouche pleine : jusque-là, je suis. Ok, et ?
Et rien, c’est le résumé complet.

Ouais.

Je ne vous cache pas que j’aurais pu faire bon usage d’un trombinoscope à la fin, lorsque des super-héros inconnus au bataillon déboulent de tous les coins de l’univers, et j’ai été frustrée d’une blague, mais sinon, j’ai suivi sans problème et même kiffé. Évidemment, il y a les blagues pourries et le cookie-brownie, ça aide. Mais même les motivations du méchant sont assez cool : en éradiquant la moitié de la population, il soulageait un peu la planète Terre. L’épuration pifomètrique manquait sans doute de discernement, mais pas plus qu’une épidémie de peste… On a les moyens de régulation de la surpopulation qu’on peut, hein.

Puis les superhéros veulent ressusciter la moitié de l’humanité en retournant dans le passé, et il n’y a rien de tel qu’un petit paradoxe temporel. Même si le nouveau paradoxe, c’est qu’il n’y en a plus : on ne modifie pas le futur, on en créé un nouveau ; car le détour par le passé devient le futur du présent. Le pouvoir des pierres doit permettre de réunifier les branches temporelles afin que le cours parallèle des choses devienne le seul, et qu’aucune réalité alternative ne revienne foutre le bordel un jour ou l’autre. Je ne suis pas certaine d’avoir bien suivi ce passage, mais je fais confiance aux plombiers spacio-temporels pour éviter toute fuite fâcheuse.

<spoiler alert> Pour que la ressuscitation de la moitié de l’humanité ne paraisse pas trop gros (ce Jésus, quel petit joueur), on exige un sacrifice, tout de même. La Veuve noire et Œil de Faucon rivalisent de force et de noblesse d’âme pour se sacrifier et sauver l’autre (et l’humanité). Quand on retrouve Scarlett Johansson dans une mare de sang, on se dit que c’est un peu misogyne couillon d’avoir zigouillé la seule super-héroïne de l’équipe – mais la voir épargnée comme une princesse en détresse aurait été tout aussi rageant. Moralité : pour éviter tout problème de représentativité, il faut plus qu’une seule femme – l’unicité a trop vite fait d’en faire un symbole univoque. Et à ce niveau, il semblerait qu’il y ait davantage à explorer du côté des teams d’autres univers – ce qui tombe à pic, le récit de cette team-ci se trouvant garroté.


La Lutte des classes

La bande-annonce et le titre de La Lutte des classes laissaient imaginer un traitement assez dual du sujet, et je craignais autant que les relents de racisme ou de xénophobie (sous couvert d’humour) que le bon sentiment qui enfonce les portes ouvertes (les riches vs les pauvres ; les cathos coinços vs les athées délurés…). Ni l’un ni l’autre : le terrain casse-gueule de la mixité sociale, sur lequel la bande-annonce s’avance à juste titre avec précaution, devient un terrain de jeu pour Michel Leclerc, qui signe là une comédie très réussie avec Leïla Bekhti et Édouard Baer.

Le film ne tait rien et tout y passe : la cruauté des gamins reflétant celles des adultes dans la cour de récré ; la gêne de se trouver en minorité ethnique à la sortie de l’école* ; les profs pris en étau entre la réalité du terrain et le politiquement correct de l’Éducation nationale (« rangez vos outils scripteurs, les enfants ») ; la discrimination positive qui se vit encore comme discrimination au boulot ; ou encore l’absurdité de certains préceptes religieux. Pas de jaloux, il y en a pour tout le monde : pour le voisin juif qui refuse de déplacer sa voiture qui bloque le portail parce que Shabbat a commencé depuis cinq minutes ; le gamin musulman qui fait peur à son camarade athée en lui assurant qu’incroyant, il ira en enfer ; et ledit gamin qui plonge dans un aquarium géant pour s’auto-baptiser chrétien. Aucun prosélytisme athée pour autant : les croyances laïques des bobos ne sont pas épargnées, leurs beaux idéaux républicains soumis à la question. La bien-pensance n’ajouterait-elle pas de l’huile sur le feu, en s’interdisant de nommer toute différence ?

Le réalisateur n’adopte durablement aucun point de vue, duquel il tournerait en dérision un point de vue adverse. Le gamin exclu par le groupe de petits gars auquel il pensait appartenir se met lui-même à exclure les filles qui voudraient se joindre à eux lorsqu’il est réintégré. La femme voilée que la famille athée pense aliénée leur renvoie leur idéal de libération par le travail comme un cache-sexe occidental, et mène son mari à la baguette pendant toute la conversation. Même la mère du protagoniste, qui symbolise un juste milieu de part ses origines et sa situation sociale (elle connait toutes les femmes musulmanes du quartier, où elle a grandi, et s’en distingue en étant devenue avocate et athée), finit par perdre les pédales et gifler un môme qui s’en prend à son fils (élevé avec un bourgeois punk comme père). Ce dernier est le sosie râleur** de Palpatine : autant vous dire que j’ai partagé à fond et les moues exaspérées du personnage de Leïla Bekhti et les pulsions bécot pour cet hurluberlu qui ne croit en rien, n’aime rien, et se montre souvent désobligeant – au point qu’on en oublie parfois qu’il n’aime rien, mais pas personne.

Pas de langue de bois donc, mais pas non plus de langue de pute : l’opinion se moquant d’une autre est elle-même moquée, dans un retournement incessant qui donne à la comédie son rythme effréné et son ton, étonnamment respectueux dans l’impertinence. Lorsque le mépris pointe le bout du nez (aviné), il est explicitement condamné, et la dignité des personnes visées est promptement restaurée. Rien n’étant plus tabou, tout s’ouvre à la contradiction. Énoncer le problème amorce son dénouement : le vivre-ensemble n’est pas un nom mais un verbe, il faut vivre, ensemble. Et nommer la différence pour l’accepter, plutôt que d’essayer de la gommer en la passant sous silence. En résumé : La Lutte des classes est une marrade d’utilité publique.


*Les premières fois où je suis allée en cours à Villetaneuse, cela m’a fait bizarre de me retrouver parmi les rares Blancs de la navette pour la fac. C’était un peu un monde parallèle, avec Gazelle placé devant Elle au Relay de la gare, et les sandwichs du Crous à la dinde (j’avais trouvé ça follement original par rapport au jambon, avant de me frapper le crâne et de faire le lien avec l’interdiction de manger du porc). Au bout de quelques semaines, c’est le retour à Paris intra-muros qui s’est mis à faire bizarre : soudain, il n’y avait plus que des Blancs, et c’était le manque de mélange que je me mettais à percevoir comme malsain.

** « Quand les personnages sont aussi revendicatifs que [celui d’Édouard Baer] », explique le réalisateur dans une interview pour Illimité, « il peut y avoir un risque d’antipathie auprès du public, il faut donc s’assurer que l’acteur qui le joue ait une très forte cote de sympathie auprès du public ».

Une dernière citation de la même interview pour la route : « Peu m’importe la sensibilité politique de mes personnages tant qu’ils y croient et que c’est important pour eux. Je tiens à ne pas être manichéen, vraiment. Le gros problème dans la militance politique, c’est le désir de neutraliser l’adversaire. »

Casser des théières

Je voulais voir Les Éternels pour la scène où l’héroïne casse une théière sur le crâne d’un homme irrespectueux, dans le calme le plus complet – à quoi tient le choix d’une séance ciné…

Il faut attendre la fin du film pour retrouver la scène de la bande-annonce, et le côté badass n’est plus si jouissif qu’on aurait cru, alors même que la force de caractère de l’héroïne n’est plus à démontrer. Elle n’est simplement pas celle que l’on croyait. Badass, mais dans le genre brisée puis recollée à la force du poignet. Une self-remade woman.

Qiao est la compagne de Bin, figure respectée de la pègre locale. Tellement locale que Qiao rejette le mot lorsque Bin lui confie un revolver récupéré un peu par hasard, et lui dit qu’ainsi elle en est. Des années plus tard, elle en sera plus que jamais, plus que Bin, qui s’est moins efforcé de se racheter une conduite qu’il n’a renié son passé. Entre les deux, Qiao a fait de la prison – pas à la place de Bin, mais pour lui. Pour lui sauver la vie. Elle a sorti l’arme et a mis en joue les hommes qui lynchaient Bin en pleine rue. Cinq ans de prison pour elle ; une seule pour lui. Ce goujat n’est même pas là à sa sortie de prison ; il n’a ni la décence de la remercier, ni le courage de lui dire qu’il a refait sa vie. Ghostage level infini. Les Éternels est une fresque en trois parties de cette goujaterie.

  • Année 0 au tout début des années 2000, qui ressemblent en Chine à nos années 1990 à nous : Qiao porte des hauts en nylon transparent et Bin magouille dans une atmosphère de discothèque de pacotille. Ils sont ensemble.
  • Bagarre et peine de prison nous propulsent 5 ans plus tard, en 2006. Qiao tente de retrouver la trace de Bin qui s’est débiné, et traverse les Trois Gorges, sur le point d’être englouties par les eaux du barrage en construction.
  • Ellipse d’une décennie : 2017, Bin en piteuse forme se fait recueillir par Qiao qui n’a pas bougé de sa baraque-boutique miteuse malgré les nouveaux lotissements construits pas bien loin, et tient seule la maison de la pègre. Le retour de l’enfant prodigieusement goujat est doux comme un homme qui se rend à l’évidence d’un amour perdu, amer comme un schéma misogyne : à la femme bafouée revient le rôle de l’infirmière, qui serait le beau rôle s’il n’était si épuisant, si l’amour qui s’y manifeste par-delà toute romance n’était accueilli d’ingratitude. Car Bin, qui a fait appel à Qiao en sachant qu’elle serait la seule à ne pas se moquer de lui, n’a même pas le courage de sa dépendance. Sa lâcheté, s’entachant d’une bien tardive noblesse, va jusqu’à ne pas assumer d’être un fardeau : partant enfin, il la quitte à nouveau.

L’arrière-plan des transformations de la Chine n’a pas uniquement valeur de document ; le passage des années, ainsi scandé dans son élan vers la modernisation, souligne par contraste l’enlisement des protagonistes dans leur relation. Contrairement à la Chine en plein essor, rien ne change entre Bin, l’éternel goujat, et Qiao, l’éternelle compagne. Mais quand rien ne change, en vingt ans, tout est changé : le lien en entrave ; l’amour en dépendance ; et la vie, que Qiao a endurée sans jamais la refaire, en destin. Prise dans cette ambiguïté devenue constitutive, Qiao est vouée à rester une femme forte – de son amour, de sa persévérance, de l’endurance qu’elle a développée à surmonter, plus qu’une faiblesse, ce constant affaiblissement de demeurer une épouse jamais épousée.

C’est beau, comme toute vie transformée en destin, et c’est commode, le destin, pour sublimer esthétiquement un gâchis existentiel, mais ça donne envie de casser des théières.

Exaspération amoureuse

La vie de Casanova, Stacy Martin en corset… en allant voir Dernier amour, de Benoît Jacquot, je m’attendais confusément à une joute amoureuse à la Mademoiselle de Joncquières. Je n’y étais pas du tout. Pas le ton.

C’est à peine si on est dans un film en costume : les corps se laissent à peine dicter leur posture par leur mise ; ils n’ont pas, pour les rôles principaux du moins, l’air costumés. Les gestes sont empreints de modernité – ou peut-être sont-ils seulement débarrassés de la poussière que la modernité y met d’ordinaire : Stacy Martin peut être affalée dans son corset, à l’intérieur du carcan qu’elle ne comble pas ; Vincent Lindon retient avec ses doigts les fanfreluches de ses poignets pour passer le bras dans la seconde manche de la veste que lui tient son valet. Sa perruque, qui fait grise mine, ne cesse d’être ôtée ; on ne sait si cela lui donne un air débraillé ou usé.

Casanova n’a rien du séducteur, qu’on imagine… séduisant. Jeune, beau parleur à tout le moins. Campé par Vincent Lindon, il a l’air usé, et par la vie davantage que les débauches. La caricature a été rejetée sur un personnage secondaire, un vieil acolyte qui ne supporte pas de coucher deux fois avec la même femme, et s’horrifie de ce que Casanova ait pu avoir des passion de quoi, trois, quatre, cinq mois. Du coup, c’est autre chose qu’un jeu de pouvoir érotique qui se met en place entre Casanova et la Charpillon. Elle lui résiste, dira-t-on pour expédier l’affaire. Elle ne lui résiste pas. Pas pour faire augmenter les enchères, faire naître l’amour dans la confusion du désir qu’on stimule d’interdit, et gagner une place que d’autres n’ont su garder. Elle se résiste peut-être elle-même, ou bien résiste-t-elle aux lois du genre : de la séduction et de la femme, proie, trophée, vieille chaussette de l’homme. À la loi de la nature, par qui tout existe, s’use jusqu’à sortir de l’existence.

Au début, on croit au jeu. Elle l’aguiche, se refuse : avec la réputation qu’il se traîne et le précède, c’est de bonne guerre. Il est vite ferré, c’est prévisible ; le jeu traîne, vire au sadisme. Quand on comprend qu’elle n’est pas femme à se flatter d’être plus que les autres, et qu’elle n’attend rien de tout cela, on se demande à quoi elle joue, pourquoi elle joue. Et cette interrogation en retour invite à reconsidérer une vie dite de conquêtes. Pour en arriver là, il faut inverser la perspective (morale, justicière) et percevoir la cruauté de la supposée proie, se demander ce que veut cette garce, à la fin. Les agaceries amoureuses cessent d’être ce qu’on attend d’elles pour ne révéler qu’un fond, immense, d’exaspération. Ils s’exaspèrent l’un et l’autre, l’un l’autre – de ce qu’ils sont, de ce qu’ils se voudraient autres, peut-être.

Casanova n’a-t-il pas été l’homme qui a offert de l’espoir à une enfant, un homme inconnu à cette enfant, avant qu’il ne devienne pour elle aussi, devenue femme, Casanova ? L’anecdote de cette rencontre passée surgit au bout d’un certain temps. Elle ne change rien, change tout : il y a reconnaissance, dégagée de toute gratitude – évincée par l’intérêt sexuel. On ne peut que s’en vouloir : la Charpillon n’en attend rien, évidemment (de Casanova), mais elle attendait mieux (de cet inconnu qui ne l’est plus). Il y a là homme et femme, et fille et père, sans que ce ne soit plus une question d’âge – seulement d’espoir incestueux.

Je ne m’étonne plus, rétrospectivement, d’avoir trouvé Stacy Martin bien moins séduisante en corset qu’en T-shirt rayé dans Amanda : il ne fallait pas que ce soit là (toute) la question – déjà trop évidente, trop centrale.

Parallèlement, on rit d’autre chose que d’un trait d’humour, je crois, lorsque Casanova, au début du film, confie à son acolyte qu’il envie peut-être un homme capable d’aimer une seule et même femme toute sa vie, pour aussitôt se rétracter : de cela même, il n’est pas sûr. Le rythme de la scène fait croire à un trait d’esprit ; celui du film le défait. Et c’est Casanova qui finit par l’être, défait : non pas par une femme qui lui aurait résisté, mais par ce qui, de l’extérieur, acquiert par la répétition le statut de farce, et qu’il vit à l’intérieur comme un drame, comme la première fois – qui ne l’est pas, et l’use un peu plus à chaque fois. Il faut bien, alors, se rattraper à quelque chose : la parapet d’un pont pour en finir, ou les bras d’une courtisane qui ne suscitera aucune passion, aucune obsession de s’en sortir. De soi et de la vie qui nous mène (bien plus que nous la menons), où l’on sait. On n’est jamais que qui l’on est, fut-on Casanova.

Vincent Lindon en Casanova abattu

A lemon juice, please.