À la source

[photos non-inédites à venir]

Avoir un Pass pour La Source s’est révélé une véritable aventure. Première tentative : chou blanc. Deuxième tentative : brownie et chou blanc. Jamais deux sans trois : flan coco et chou blanc. La quatrième sera la bonne : un seul Pass, je suis la première – assez jouissif quand il y a eu neuf Pass la fois précédente et que j’étais dixième. Je manque de renverser au passage B#4 qui, soit dit en passant, plane beaucoup moins en société depuis qu’elle prend des leçons de pilotage. C’est donc toute guillerette que je vais rejoindre ma place 42, fort appréciée par Palpatine en sa qualité de geek.

 

Contre toute attente – ou grâce à l’attente précisément (Dan Ariely vous expliquerait mieux que moi la tendance qu’on a naturellement à surévaluer ce dans quoi on a investit, ne serait-ce que de l’espoir) – j’ai vraiment apprécié. Bart ne révolutionnera pas l’histoire de la chorégraphie mais il produit une belle pièce de ballet classique, cohérente dans son propos et, ce qui est bienvenue après le début de saison que l’on sait, de bon goût. Tout le mérite n’en revient pas exclusivement à Lacroix, aussi bien pensés ses costumes soient-ils : les voiles des odalisques tombent lourdement sur les hanches qu’on n’a pas l’habitude de voir ainsi étoffées mais qui dégagent ainsi une sensualité racée (Noureev lui-même avait fait alourdir les tutus aux hanches), et la robe de Nouredda, avec ses arabesques argentées à la Gamzatti, suggère immédiatement un certain rôle social, tandis que le petit voile de la nymphe, accroché au niveau de l’omoplate, rappelle discrètement la sylphide. Toutes ces références au répertoire, visibles dans les costumes aussi bien que dans la chorégraphie, n’écrasent pas pour autant le ballet. Il ne s’agit pas d’un mix savamment orchestré par Bart mais d’un ballet de la tradition classique, qu’on dirait du répertoire s’il n’était pas quelque peu étrange de ranger dans l’héritage une création qui n’est pas encore passée à l’épreuve du temps – car il ne faut pas s’y tromper : si l’argument n’est pas neuf, la chorégraphie, elle, l’est indéniablement (tout comme la paternité de La Fille du pharaon revient à Pierre Lacotte). Pas de citation, donc, mais un univers commun peuplé d’êtres surnaturels (un peu de ballet blanc), de nations exotiques et barbares (quart d’heure oriental et folklorique), de princes ou assimilés, régi par des règles immuables (les amours y sont toujours contrariées – pas de trois), tout juste aménagées (tiens, tiens, un petit groupe et trois petits tours pour que mademoiselle se détende les jambes après l’adage ou que monsieur reprenne son souffle avant la coda).

 

Costumes et création, voilà pour ce qui a rendu l’obtention de place de dernière minute si difficile. Venons-en à l’histoire ou plus exactement à l’histoire que je me suis faite car, pour la première fois depuis Giselle (mon premier ballet, ça remonte), je suis allée voir un ballet sans filet, c’est-à-dire sans en connaître, même vaguement, le livret. La principale difficulté ne consiste pas à suivre l’action mais à savoir de qui l’on parle à l’entracte ; je peux donc l’affirmer : avec un peu d’imagination, il est possible de comprendre une histoire dansée. L’intrigue mérite à nouveau son nom et je me surprends à prendre des paris sur les issues possibles (i.e. à composer et recomposer des paires de danseurs mais, rien à faire, ils sont en nombre impair et, à moins d’intégrer une fille dans le couple à géométrie variable qu’est le harem, il y en a une qui va rester sur le carreau).

 

Le premier acte fonctionne comme une grande exposition. Des stalactites de cordes (je croyais que ça portait la poisse au théâtre ?) plantent le décor et font métaphoriquement jaillir la source. Laquelle source a un esprit, Naïla, qui trouve un très beau corps en la personne de Myriam Ould-Braham. Ses nymphes sont charmantes et ses flots facétieux, bondissants.

De leur côté, les mortels, paysans et guerriers, se rassemblent autour de Neroudda (je n’ai pas reconnu Muriel Zusperreguy, plus froide que d’habitude dans ce rôle, il est vrai pour elle inhabituel, de princesse), choisie par le chef des guerriers pour devenir la nouvelle favorite du sultan ou assimilé (je n’ai même pas pu récupérer la programmation – le Khan, d’après la distribution affichée sur le site). C’est entre autres l’occasion pour les soldats de montrer leur bravoure (ouaaaaais, des mecs qui sautent et tapent du pied, virils même en manteau-jupette et en toque-moumoute) et pour moi de découvrir Christophe Duquenne fort… hum, fort ? en chef des guerriers.

Vient l’élément perturbateur. Un arbre aux fruits d’or (ok, d’argent) apparaît, Nerudda y goûterait bien : on s’empresse de grimper à la corde pour satisfaire son désir (dès fois qu’il soit défendu, la belle affaire) mais tout le monde échoue. Tout le monde sauf Djemil, un jeune chasseur en guenilles classes (Lacroix peut faire des guenilles classes – c’est le prince type Aladdin), interprété par un non moins classe Josua Hoffalt. Il danse grand, il a de la prestance – encore un peu, quelques rôles de cette envergure, pour qu’il s’étoffe, et on n’hésitera plus à dire qu’il a de la présence. Toujours est-il que son éclat n’est pas du goût de Mozdock (le chef des guerriers), qui le dégage manu militari et l’abandonne dans un sale état. Heureusement, Naïla (l’esprit de la source, vous suivez ?) le recueille et le requinque ; malheureusement, elle en tombe amoureuse. Le premier triangle amoureux est en place : Naïla aime Djemil qui aime Nerudda qui n’aime personne.

 

Le second acte est plus complexe, bien qu’il commence simplement par des danses de divertissement. Les odalisques ondulent presque davantage que les ondines au premier acte et le rôle convient si bien à Mathilde Froustey que l’on s’étonne presque que Charline Giezendanner soit la favorite. Favorite qu’il vaut mieux appeler par son nom, Dadje, car elle est bientôt supplantée par Neroudda, fraîchement débarquée de son carrosse de soie. Deuxième triangle amoureux. Dadje se renfrogne à mesure que Neroudda s’épanouit : Muriel Zusperreguy, à présent reconnaissable, se fait à chaque instant plus séduisante, plus lumineuse. Elle n’est pas née princesse, elle le devient. Nul doute que le Khan préfère cette femme qui s’ignore à celle qui fait l’enfant.

Mais le deuxième triangle devient quadrilatère quand Naïla débarque (Djemil va là où se trouve Neroudda et Naïla va là où se trouve Djemil, donc Naïla débarque) et que le Khan revoie ses préférences. Neroudda un peu paumée cherche refuge auprès de Mozdock et là, j’imagine un troisième triangle qui n’a peut-être aucune réalité. Qu’importe, je décide que Mozdock ne laisse Neroudda au Khan que parce qu’il en est un fidèle serviteur et que, ma foi, si celui-ci lui préfère une nymphe… C’est probablement n’importe quoi, je sais ; il y a tellement de triangles qu’on se croirait dans une symphonie d’Hans Rott (private joke). Mon troisième triangle en entraîne un quatrième car Djemil est bien décidé à gagner les faveurs de Neroudda, disponible puisque congédiée par le Khan (sur le mode reprends tes affaires et casse-toi, c’est à peu près aussi romantique qu’un coup d’un soir qu’on vire de son lit au réveil, une fois dessaoulé).

Le Khan-Naïla, Djemil-Neroudda, la favorite sans favoritisme : tout en trouvant vaguement bizarre que l’être féérique par excellence (Naïla) se retrouve avec l’être social votre excellence (le Khan), je commençais à entrevoir un dénouement quand le geste de Naïla a trouvé son explication. Si elle s’est jetée dans les bras du Khan, c’est pour que Djemil puisse se jeter à la poursuite de Neroudda. Pas rancunière pour un sou, Naïla est l’exact opposé de Dadje (qui ne fait pas qu’ajouter un rôle de soliste dans un ensemble bien chargé, mais prend sens dans l’économie du ballet). Évidemment, elle a quand même quelques regrets et ne peut s’empêcher de suivre celui qu’elle aime – retour au triangle initial.

Le drame sied décidément à Myriam Ould-Braham qui est absolument fantastique dans cette partie finale. Son arabesque appuyée sur Djemil qui lui tourne le dos, façon sylphide ou willis, suggère déjà qu’ils ne sont pas du même monde et qu’elle l’a perdu, ; l’appui glisse dans l’oubli lorsqu’elle abandonne son bras sur son torse et que l’arabesque se déséquilibre vers l’arrière. Djemil essaye à présent de se défaire de cet esprit et la ramène vers le corps endormi (blessé, selon Joël qui a tout de même vu le ballet quatre fois) de Neroudda. Naïla tient encore la fleur que Djemil avait laissé derrière lui à leur première rencontre ; il ne la lui arrache pas – ce serait trop cruel –, il la guide et la force à offrir la fleur à Neroudda ainsi réveillée (ou guérie, tout dépend). Naïla s’efface jusqu’à se replier sur elle-même comme le cygne mourant. Ayant préféré le sacrifice à la jalousie parce qu’elle aime davantage Djemil que l’amour qu’elle éprouve pour lui, elle se trouve ainsi à la source de son idylle avec Neroudda.

Phèdre, Psyché, Pffff

La Phèdre de Lifar a dû, j’imagine, être un choc esthétique à l’époque de sa création. Samedi, il n’en restait qu’un choc visuel. Les costumes ne peuvent qu’être une incitation à exercer sa langue de vipère. Il ne faut pas me donner une telle occasion, il ne faut pas. J’ai passé quarante minutes à imaginer les comparaisons les plus idiotes et colorées possibles. Oenone est aussi Violet que la camarade de Charlie à la chocolaterie et assortie à un Thésée de péplum. Aricie est un petit poney rose. Elle joue avec Hippolyte, un Action Man radioactif (promis, je n’appellerai plus jamais Paquette Pâquerette si cela doit le transformer en géant vert). La mini toge verte des compagnons me fait d’abord penser à des Supermen au rabais avant que les académiques oranges ne me révèlent leur véritable nature : ce sont les bonshommes qu’on lance sur les vitres et qui les dégringolent en culbutant sur leurs mains et pieds gluants. Le seul costume digne de ce nom est celui de Phèdre, le rouge et le noir rehaussés de gris étincelant. C’est aussi celui qu’il faudrait supprimer en priorité : outre que la servante violette ne ferait plus grincer des dents dès qu’elle s’approche de sa maîtresse rouge, l’homogénéité obtenue parviendrait peut-être à faire reverser le kitsch dans le stylisé.

Car la pièce est bien adaptée de Cocteau et l’on retrouve dans la chorégraphie la marque de ses dessins : à grands traits, un effet de façade, pardon, de fronton. J’ai parfois un peu de mal avec cette esthétique de bas-relief antiquisante (on la retrouve chez les nymphes dans le Faune, par exemple) mais force est de reconnaître que la pose est frappante : elle fige le mouvement mais donne aussi un coup à l’imagination. Vaste frise grecques, ce sont les brusques arabesques plongées suivies de déboulés mains en l’air d’Oenone dans une diagonale à la fée Carabosse ; les battements de main qu’Aricie fait de tout cœur en petits sautés sur pointe ; les sauts en double attitude (ça mériterait un petit tour dans le dico de la danse) de Thésée ; les bras angulaires de Phèdre en vestale cambrée.

La prétention de Marie-Agnès Gillot à se considérer comme une grande tragédienne me fait un peu rire : si elle est brillante dans ce rôle, c’est tout simplement qu’elle est sculpturale. Une sculpture en mouvement. Tragédienne, elle n’en serait que l’archétype, à l’opposé d’une Berma au jeu plus marquant parce que moins marqué (une Aurélie Dupont par exemple). De fait, Alice Renavand a davantage de répondant en Oenone, personnage plus marquant que la délicieuse Myriam Ould-Braham qu’on aimerait bien voir distribuée dans des rôles plus consistants, que Karl Paquette à qui sied pourtant le maquillage à la grecque ou même que Nicolas Leriche en guerrier las.

Au final reste une impression de médiocrité d’autant plus décevante que la narration de la pièce est fort bien menée, avec son théâtre dans le théâtre, qui met en scène les passages censés se dérouler en coulissés et que la bienséance exigeait de faire connaître par des discours rapportés. Un film d’archive en noir et blanc m’aurait suffit.

 

Il y a fort à parier que Psyché vieillira aussi mal, si ce n’est plus, que Phèdre. Elle est elle aussi construite sur un entre-deux qui n’est plus celui du stylisé et de la parodie mais de l’humour et du lyrisme. Autant il y a naturellement ambiguité entre trait essentiel et trait forcé, autant le trait d’humour s’émousse au contact de l’émotion poétique du sujet intime. Le lyrisme veut être pris au sérieux et s’il est ainsi une cible rêvée de moquerie, il ne peut coexister de plein-pied avec l’humour. Alors forcément, le spectateur qui sourit aux animaux en académique chair, aux nuées farfelues et fanfreluches, aux vagues froufroutantes, aux femmes-fleurs (plus fort que la clochette, le rhododendron bleu !), aux hommes-insectes et aux deux soeurs de Cendrillon relookées en punkettes ne peut manquer de réprimer un baîllement devant le pas de deux d’Eros et Psyché aux yeux symboliquement bandés (parce qu’il y a des choses qu’il vaut mieux ne pas voir mais on évolue difficilement à l’aveuglette à deux). Inversement, à celui qui se laisse aller au lyrisme de leur danse simple sans la trouver niaise, les touches d’humour paraîtront incongrues. Je suis passée par l’une et l’autre phase ; après avoir souri avec indulgence aux facéties de Ratmansky, j’ai observé la danse charmante, pleine de petits pas et de changements d’épaulements, de Dorothée Gilbert, seul moyen de se sauver de l’ennui. Car il n’y a finalement pas grand chose à se mettre sous la dent et si la pièce remporte les suffrages de la pièce, c’est qu’elle bénéficie du contraste avec Phèdre où l’on danse peu. 

Le seul point vraiment positif, outre une formidable Amadine Albisson en Vénus furieuse (raccord avec Faust : l’Opéra a eu un rabais sur le tissu doré ou quoi ?), c’est que pour la première fois de ma vie j’ai vraiment apprécié Mathieu Ganio. D’une part, à l’amphi, si sa tête ne me revient pas, c’est seulement parce que je suis trop haut et trop myope pour la voir ; d’autre part, le rôle d’Eros lui va comme un gant, étant trop épris de sa personne  pour risquer de verser dans la parodie par excès d’autodérision et pour ne pas être un brin comique malgré lui tout. Ni Apollon musagète ni Amour de Neumeier (le combishort à une seule bretelle me fait un peu penser à la salopette jaune), il fait preuve d’un humour jamais parodique, parfaitement ironique : on ne sait pas si c’est du lard ou du cochon. Exception faite de cette étoile, l’humour est en danse un registre plus casse-gueule que l’ironie appuée jusqu’à la parodie. La musique de César Frank n’aide en rien, qui n’introduit pas le moindre air de bonhommie là-dedans. Le lyrisme se prend au sérieux, vous disais-je.   

Résultat de la soirée : nul. On ne peut pas franchement dire que « c’était nul » mais il n’empêche : il n’en ressort rien. Sentiment de gâchis et mal au dos. On a beau dire, le prix des places à l’amphi est vraiment bon marché… si on l’imagine inclure une séance de kiné. Business model à développer : des stands de massage aux quatrièmes loges à l’entracte. 

On ira tous au paradis

Le paradis n’est autre, dans la version héritée des mystères moyenâgeux, que le poulailler ou « amphithéâtre », comme il était indiqué sur mon billet. On y voit l’ensemble de la scène sans se contorsionner, m’enfin de loin et de haut. Heureusement, j’ai mon pourvoyeur de pass personnel et je remercie le mécène de l’ENB qui m’a permis d’obtenir un deuxième rang de deuxièmes loges de face (soit dit en passant, c’est une honte d’en faire une première catégorie : au même niveau que les gens devant vous, soit vous décalez votre siège au milieu si votre voisine est une Japonaise trop bien élevée, soit vous remerciez le grand monsieur qui s’adosse au muret de la loge plutôt qu’à son dossier – et après cette délicate attention, vous ne pouvez décemment pas lui reprocher de se gratter la tête). Bien que n’en partageant pas le lieu d’origine, il est plus facile de s’identifier aux Enfants du paradis depuis cette distance. 

 

José Martinez avait déjà chorégraphié pour les petits rats mais cette fois-ci c’est de grands enfants qu’il s’agit, assez grands pour tremper dans des histoires – de cœur ou autres – plus ou moins louches. Si, comme moi, vous n’avez pas vu le film de Marcel Carné, il n’est pas inutile de lire un petit synopsis, même si José Martinez se tire étonnamment bien de ce ballet narratif. On suit le butinage de Garance entre le mime Baptiste, bientôt amoureux, qui la sauve d’une accusation non fondée, le troubadour avec lequel elle folâtre au grand dam de son ami voleur et le comte influent qu’elle épouse pour échapper à la justice (premier acte) – avant de s’enfuir avec le mime qu’elle se résout finalement à quitter pour ne pas en démembrer la famille, et de se retrouver Gros Jean comme devant (second acte). Ça aide bien d’avoir un brun (Bruno Bouché en mime), un blond (mon Paquette préféré est Lemaître – que voulez-vous, je suis un peu pâquerette bleue) et un chauve (Aurélien Houette en comte).

Le seul moment que je n’ai pas trop compris, c’est le fail Garance-Baptiste alors qu’ils sont déjà seuls dans une chambre. Mais une fois lu le livret du DVD prêté par Palpatine (en plus de mon pourvoyeur de place, j’ai aussi une DVDthèque personnelle avec conseils sur-mesure), il semblerait que ce soit pour les problèmes de Garance avec la justice, ce qui aurait le mérite de donner tout son sens à son costume : tutu blanc d’où dégoulinent des rubans rouges, comme autant de rigoles de sang entre les plis du tissu. D’une manière générale, les costumes d’Agnès Letestu sont une réussite (sans surprise, j’ai toujours envie de lui piquer ses robes lorsque je la croise à Pleyel). Mention spéciale aux tutus-pellicules qui, lors des pirouettes, donnent envie de s’écrier « Ça tourne ! ». Il y en a profusion. Trop, peut-être. Ce qui est sûr, en tous cas, c’est qu’il y a trop de décors : outre que cela a dû coûter une fortune, les perpétuels changements de cadre du premier acte ne sont pas toujours justifiés et donnent le sentiment d’une dramaturgie brouillonne. L’économie du second acte est bien meilleure, plus resserrée autour de l’intrigue. Les personnages y passent davantage au travers des murs mais l’approche symbolique est tout aussi efficace que la mimétique, et plus reposante.
 

 

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(à cliquer, Blogspirit ne me permet plus de régler la taille des images)

Les points forts de la chorégraphie entretiennent ce déséquilibre : autant les scènes de groupes, majoritaires dans le premier acte, ne sont pas le truc de Martinez (ça bouge tellement dans tous les sens – parfois dans l’ombre! – sur une musique assez indifférente, qu’on ne peut même pas regarder ces tableaux d’époque comme des Brueghel fourmillant de scènes distinctes – exception faite pour Yann Chailloux qui, tourneur naturel, pirouette ici jusqu’à plus soif grâce à un morceau de bois calé sous son pied), autant les pas de deux sont magnifiques. Et c’est une souris que les pas de deux endorment habituellement qui vous le dit. Ève Grinsztajn n’y est peut-être pas étrangère. Je suis même à peu près certaine du contraire. Ce doit être la première fois que je la vois dans un rôle principal mais c’est assez pour apprendre à orthographier correctement son nom. Il a suffit qu’elle écarte d’elle ses bras, paumes ouvertes, comme les rubans de son costume, ancrée dans un simple équilibre en cinquième et voilà : j’adore sa danse pleine et entière. Elle est toujours à l’aise avec ses multiples partenaires qui, tous, ont une allure folle : Bruno Bouché est un mime sensible mais pas pathétique (Ganio doit être parfait dans le rôle mais il m’aurait parfaitement agacée), Karl Paquette est choupi en gros ours, puissant en élégant et donc bon (en) comédien tandis qu’Aurélien Houette donne toute sa prestance à son personnage de comte sans qu’il paraisse jamais froid. Ajoutez à cela une dose tout à fait modérée de portés abandonnés, à peu près aucune attitude-tourniquet et quelques aspi-ballerines et vous obtenez sans en avoir l’air des pas de deux épatants.

 

Ingénieuses également, les mises en abyme qui reproduisent ou anticipent sur l’histoire (par exemple, Baptiste-Pierrot se fait piquer Garance-bergère par Lemaître-Arlequin) et virent à la métalepse lors de l’entracte. À la fin du premier acte, une pluie de tracts sur le parterre annonce un divertissement dans le grand escalier où Nolwenn Daniel est étalée, comme une mare sanglante sur le marbre (très propre à en juger par des pieds qui ont du traumatiser Palpatine encore davantage que les miens). Avec notre Karl Paquette qu’on ne laisse pas beaucoup se reposer, elle nous offre un pas de deux où les rambardes deviennent une rampe où se laissait glisser, les marches, autant d’occasions de rebondir et les piliers, un piédestal duquel se jeter dans les bras de son partenaire. Ils évoluent à quelques mètres de nous, dans l’espace des spectateurs, mais cette désaffectation de l’artifice me paraît surnaturelle. Dans les couloirs, on croise également des danseurs masqués et même Lacenaire, le voleur génialement interprété par Stéphane Phavorin. Il est affreusement tentant de jouer à l’arroseur arrosé et de faire semblant de lui piquer un petit quelque chose mais je me retiens de dansoter autour de lui.

De retour dans la salle, le rideau est déjà levé et un V de danseuses s’agite en tutu de répétition, Lucie Clément en pointe (si je ne me trompe pas – j’affectionne particulièrement cette grande asperge depuis que je l’ai vue danser au stage de Biarritz alors qu’elle était en première division). Les lumières sont allumées et les spectateur qui, à l’entracte, sont restés tristement fidèles à leur coupe de champagne continuent à discuter alors que c’est un délice de regarder à l’arrière-scène les garçons sauter dans le désordre d’une compétition organisée entre camarades sous couvert d’échauffement. Les danseuses en tutu de répétition laissent peu à peu la place à une formation identique mais costumée. Amusant que de placer le traditionnel divertissement en marge plutôt que dans le ballet. Quoique, à y bien regarder, il y a un petit groupe de danseurs-spectateurs côté cour, juste de quoi se glisser chez le comte par un emboîtement narratif qui, tels certains rêves, ne se découvre comme tel qu’a posteriori. La fin porte la confusion spatiale à son comble (normal pour les enfants du paradis) : Garance est ensevelie dans la fosse et s’échappe du navire par la petite porte du chef d’orchestre, juste à temps pour ressusciter sous les applaudissements.
 

 

Le véritable enfant du paradis, au final, c’est José Martinez dont le ballet rend en quelque sorte hommage à l’Opéra de Paris – au palais Garnier dont il investit toutes les parties accessibles au public, comme aux spectacles qui y ont été programmés. Les scènes de rue ont quelque chose de La Petite Danseuse de Degas (de Bart), avec cette même technique de l’arrêt sur image, lors duquel le voleur nous offre une danse toute en manières et préciosités incisives, tournant autour de sa victime comme monsieur de Charlus autour de Morel dans Proust ou les intermittences du cœur. Le divertissement placé en marge de l’histoire, y’a pas photo, fait penser aux formations balanchiniennes tandis que les tutus-pellicules me font penser à la transposition de Cendrillon par Noureev. Enfin, le bal chez le comte mélange des souvenirs de la Sylvia de Neumeier avec des effluves certains de camélias (le comte pare d’un collier imposant une Garance déjà vêtue d’une robe semblable à celle de Marguerite. Cf. photo ci-dessus). Comme tous les gâteaux faits maison, ce ballet n’est pas parfait mais ses quelques défauts apparents (morceaux qui se détachent, un peu trop cuit à un ou deux endroits) ne doivent pas vous empêcher d’y goûter et il a le mérite de bien caler. 

Des mikados et des billes

Les mikados, ce sont les longs scotch de toutes les couleurs jetés en travers de la scène pour Rain. La chorégraphie de Keersmeaker n’en joue pas particulièrement, mais c’est une parfaite métaphore pour ce que l’on en voit de loin : des danseurs-bâtonnets qui n’en finissent pas de rebondir. Battements et bras tendus devant, équilibre en quatrième, battement seconde pied flex, grand plié première grenouille… ça grouille dans tous les sens sans pour autant créer un pullulement à la Genus. Autant vous dire que ça m’émeut à peu près autant que les académiques de Cunningham, c’est-à-dire pas du tout. Je voudrais sentir des corps et je ne vois que des bâtonnets rose-gris-vert d’eau – très esthétique, je ne dis pas, tout comme la mise en scène, avec ses éclairages roses du tonnerre et de grands fils blanc comme les franges d’une lampe en demi-cercle tout autour de la scène, qui finissent par danser lorsque la dernière danseuse quitte le plateau en les égrainant. Peut-être est-ce un ballet qui s’apprécie de près : lorsqu’aux jumelles j’isole une danseuse, au hasard une Muriel-berlingot qui donne de l’épaule à un camarade, en enjambe un autre et s’amuse visiblement ou la petite blonde du Sacre qui décolle à plat ventre sur l’arabesque d’un partenaire éphémère, je loupe la moitié du spectacle, mais j’en apprécie au moins une partie. Je me rend compte donnant ces rares exemples que ce qui me manque le plus, ce sont les interactions : il y a des regards et des mouvements d’ensemble, mais les danseurs s’y trouvent plus juxtaposés que véritablement liés et les portés sont le plus souvent une manière de passer outre la rencontre en reposant loin de soi la danseuse. Mon plus grand souci, pendant l’heure passée à endurer des accords répétitifs au xylophone (pourtant, je peux réussir à trouver très entraînant des bruits de machine à écrire), a été de comprendre pourquoi les grands jetés avaient une curieuse allure : j’émets l’hypothèse qu’ils sont pris par battement tendu et non développé, mais je repère toujours les filles en l’air, jamais l’appel – ou alors, c’est ça, elles sautent sans élan. Alors que les danseurs luisants, à force de faire du footing entre deux sauts, sont pris d’une fatigue si belle, le mouvement perpétuel de la chorégraphie me lasse. Je ne crois pas que j’aime. Plic ploc flop.

 

Les billes, elles, se trouvent au fond au fond de mon thé glacé au fruit de la passion, comme si les graines noires du fruit avaient gonflé. J’oublie ma déception des mikados et je sirote cette boisson très amusante avec une grosse paille calibrée exactement pour que de temps à autre on aspire une petite boule noire, un peu gélatineuse, à mi-chemin entre le bonbon Haribo noir et la graine d’un fruit. Cette sarbacane à l’envers m’amuse follement. Et les boules m’intriguent. Je finis par demander au serveur ce dont il s’agit : du tapioca. Ni une ni deux, Palpatine dégaine son téléphone hochet et en un saut sur wikipédia, on apprend tout sur cette ludique bizarrerie. Vous aussi, allez vous esbaudir de ce qu’on ait écrit un article sur le thé aux perles. Si vous voulez goûter cette chose étrange venue d’ailleurs (Taïwan), avec une originale panna cotta au litchi et à la framboise (je n’ai pas osé le cheesecake au thé vert), c’est derrière la rue Sainte-Anne, 13 rue Chabanais. On peut aussi dîner mais sachez que les petites billes noires lestent l’estomac de manière inattendue, si bien qu’après on se sent un peu comme un gros pouf rempli de billes de polystyrène.

Kátia Kabanová, de Janáček

Janáček a le génie si discret que j’ai failli oublier de vous en toucher un mot. Après avoir découvert La Petite Renarde rusée l’année dernière, je ne pouvais pas manquer Kátia Kabanová. Si cet opéra, adapté de la pièce d’Ostrovski, L’Orage, n’a plus le caractère idyllique de l’autre ou seulement sa nostalgie, sa musique a toujours ceci de particulier qu’elle est insoumise aux voix qui la traversent. Les paroles peuvent être simples, à la limite de la banalité, mais toujours la musique les détournera du lyrisme et de la mièvrerie qui le guette. Kátia Kabanová ne rêve pas d’un ailleurs, mais d’ici, vivre là. D’Emma Bovary, elle n’a que le mari, et encore est-ce beaucoup dire puisqu’il est davantage le fils de sa mère1 que le mari de sa femme. Ariana me faisait remarquer qu’il n’y avait pas d’homme dans cet opéra ; des chanteurs, oui, mais pas d’homme. Effectivement, pas plus que la mari l’amant n’est capable de soutenir la force de vie que lui propose/oppose Kátia, et tous ces garçons peuvent bien la désirer comme femme, ils l’égalisent comme fille. Tout autour, la nature, celle de Varvara (sa belle-sœur) comme celle de la Volga, est là pour lui rappeler cette diminution – grelots de joie tristement risible, toujours hors de portée (merci pour l’affreux tableau de rennes dans la chambre à coucher, qui m’a fait entendre le traîneau du père Noël). Comme la peinture de l’immeuble qui la contient, Kátia Kabanová se décolle du monde et finit par se jeter dans la Volga, elle aussi appauvrie en canalisations d’égout (dans un tel décor, on ne peut que la comprendre). Auparavant, elle a avoué son aventure à son mari, qui a eu besoin de toute la voix de sa mère pour ne plus entendre l’évidence de sa propre faiblesse. Car désolée, Kátia Kabanová l’a vraiment été : isolée, dévastée, vidée de tout son désir. On le sent vaciller toute la soirée, sous la voix fragile et fervente d’Angela Denoke. Tant et si bien que même l’orage qui éclate et précipite la fin de l’opéra comme de l’héroïne n’entame pas la sérénité de cette musique. Je suis peut-être bien bouleversée mais étrangement calme. Apaisée.

 

 

1 Je comprends mieux maintenant, ou autrement, pourquoi les personnages de mère sont toujours écrasants chez Kundera : elle est « Maman », jusqu’au sein du nouveau couple.