Le Greco au Grand Palais

Couleurs pleines, yeux de manga implorant et… petites lunettes devant lesquelles Palpatine s’est projeté en cardinal (inutile de nier).

Avant le XIXe siècle, un peintre a peu de chances de me plaire. S’il peint des sujets religieux, il a même toutes les chances de me déplaire. Moi et les vieilleries, ça fait deux. J’ai été biberonnée à l’impressionnisme et à l’Art Nouveau (avec un soupçon de Magritte)… et force est de constater que je n’ai pas beaucoup évolué par moi-même sur le plan pictural : j’ai pu ponctuellement avancer dans le temps (passion pour Hopper, fascination pour Richter) mais j’ai rarement voyagé en arrière, sauf peut-être pour certaines lumières (Vermeer) et clairs-obscurs (La Tour).

Sur le papier, Le Greco a donc tout pour me déplaire. Sur la toile, pourtant, c’est autre chose. La première fois que j’en ai vu une en reproduction, j’ai été saisie par son ciel orageux ; quand j’en ai détaché le regard pour chercher la légende, persuadée d’avoir à faire à quelque fauve inconnu, j’ai eu la surprise du siècle : on peut donc trouver des toiles du XVIe qui ne soient pas des vieilleries ? Intéressant, intéressant… J’ai égaré ça dans un coin de mon esprit.

J’y ai repensé en croisant l’affiche de l’expo du Grand Palais, avec sa police de luminaires de loge, que j’avais crue choisie spécialement pour l’exposition Hopper, et qui s’est tapé l’incruste depuis. Le tableau choisi est quand même un brin trop religieux pour que je songe à y aller de moi-même. Mais en me laissant porter par l’enthousiasme de Palpatine, pourquoi pas, oui ! (Heureusement que je n’ai pas soupçonné, à la taille limitée de la file d’attente, qu’il me faudrait sautiller sur place pendant une heure complète dans le froid…)

À l’intérieur, si je balaye une salle du regard, je n’y trouve pas spontanément sujet à réjouissance : des saints, des annonciations, des Christ ; ça pullule de rappels de mon manque de culture religieuse. Si je m’attarde, en revanche, si je me laisse aller à l’intérieur d’un tableau, m’y perds et parcours à n’en plus finir les mêmes méandres d’étoffe, de ciel et de chair, le sujet se dissout, simple prétexte : il n’y a plus sujet, il y a matière à réjouissance. Des traits brossés, des corps vibrants sous la caresse rude d’un regard sans cesse répété, des étoffes pures couleurs et mouvements… le saint cesse d’être Saint Truc ou Saint Machin, c’est un foyer lumineux et vibrant, un homme aux yeux agrandis pour y glisser le reflet de la larme qui ne coule pas. Le rayon lumineux qu’il peut recevoir comme signe divin n’est plus un signe mais une manifestation : la lumière, brouillonne, vive, est diffractée sur la toile comme sur un verre de caméra éblouie. Le sang du Christ n’est pas peint : ce sont des gouttes qu’on a laissé dégouliner. Et ainsi de suite.

À baigner au sein des toiles, on laisse infuser une familiarité avec les œuvres, les modèles, repris d’une toile à l’autre – une œuvre qui finit par être autoréférentielle, nous informe un cartel. Ce n’est pas seulement que Le Greco reprend les mêmes sujets voire les mêmes compositions. Ce sont les mêmes visages ou presque ; son fils, beaucoup de saints… beaucoup de visages étroits, de nez aquilins. Ils deviennent familiers, créent un univers dans lequel leurs personnages ne nous tiennent plus à distance, magnifiés-oblitérés par la lumière et la couleur (plus besoin d’utiliser le pluriel pour les pigments, couleur et lumière, c’est tout un).

J’aime beaucoup l’usage que Le Greco fait du blanc, qui avive la couleur en peignant la lumière qui la masque. Plus le blanc est opaque, plus le peintre suggère la lumière, la transparence – jusqu’à esquisser des silhouettes fantomatiques dans ses ricordi (qui en comportent tant qu’on s’amuserait presque autant que devant un tableau de Bosch). Je ne connaissais pas le principe de ces reproductions réduites réalisées par le peintre pour se souvenir de ses œuvres ou faire un geste envers un mécène (mieux que la carte postale signée par l’artiste) ; je les ai préférées aux œuvres originales en grand format : un concentré de l’esquisse comme trait nécessaire et suffisant.

A chaque fois qu’on voit « Collection particulière » sur un cartel, on se répète avec Palpatine, incrédules : quelqu’un a ça dans son salon. C’est trop gros. Ou trop fort. Je n’en voudrais pas dans le mien, même sous forme de reproduction, mais ne peux m’empêcher d’être happée par ce trait bougé, brouillon, ce sens de l’esquisse qui ne vient pas avant l’œuvre (l’esquisse préparatoire, le tableau inachevé) mais après, pour ainsi dire par-dessus le bien peint trop-bien-peint ; c’est le flou qui fait surgir l’impression nette, le pinceau qui dérape dans un excès de vie et la fait irradier du trait, du tableau.

L’étoffe d’une artiste

Élisabeth Louise Vigée Le Brun, dans son autoportrait, brille d’une beauté que seule une vive intelligence peut donner. Coincés derrière un groupe dès l’entrée (où il a été accroché), Palpatine et moi recommençons à poireauter. Nous apprenons en vrac que l’artiste est autodidacte (avec un père pastelliste, tout de même), que c’est une reine du marketing (la silhouette que le personnage de son autoportrait est en train de peindre se charge de rappeler qu’elle compte Marie-Antoinette parmi ses modèles), qu’elle est une des première à montrer les dents et que cela est pour beaucoup dans l’impression de naturel que dégagent ses portraits (avec le maquillage réduit), que les portraits coûtent plus chers s’ils figurent un bras, plus chers encore s’ils figurent les deux bras et que ceux en pied en coûtent un (de bras), ou encore que la transparence du turban est obtenue en appliquant plus ou moins de vernis noir sur un fond blanc (cela me donne envie d’essayer la turban comme coiffure). Mais les commentaires importent finalement moins que le temps qu’ils ménagent devant l’œuvre, permettant au tableau de se lever devant nous. Il cesse d’être un objet accroché dans un cadre, que l’on regarde par-dessus des épaules, comme si l’on n’avait pas l’âge d’aller au musée ; il se lève et vient à notre rencontre, nous invitant dans son univers, fascinant comme celui des miroirs, parce qu’autre – et identique à la fois.

Pendant deux heures, dans le moment même où l’on joue des coudes dans la mêlée, on se prélasse dans la douceur des étoffes, gagné par la sensualité qui s’en dégage. Parfois, les tissus sont plus éclatants que le modèle, qu’on imagine alors d’une personnalité assez terne ; mais parfois aussi, tout n’est plus que teint de pêche velouté, lèvres soyeuses, cheveux duveteux, yeux satinés et l’on est irrésistiblement intrigué, attiré par ces portraits lumineux, incroyablement vivants. Ils me laissent apaisée, délassée. Le XVIIIe siècle n’est pas ma période de prédilection en peinture, mais comment ne pas soupirer d’aise lorsque les pinceaux nous caressent dans le sens du poil ?

(On passera sur les cartels, toujours écrits en police 12, qui vantent l’œuvre plutôt que d’en donner des clés, et les commentaires pédants de certains visiteurs – dont un qui ne m’a plus fait voir que les coussins, parce qu’effectivement, la peintre fait souvent poser ses modèles le coude sur un coussin et je commençais à avoir mal au dos.)

 

JPG, la mode haute résolution

Marinières, corsets, seins coniques… on n’est pas dépaysé dans l’exposition Jean-Paul Gaultier présentée au Grand Palais, mais on s’y amuse bien. Cela tient essentiellement à la vision fort ludique qu’a le créateur de la mode, avec le défilé comme acmé : il faut que cela bouge, il faut que cela vive, il faut du spectacle ! Cela se sent dans la scénographie de l’exposition : dès la deuxième salle, une lumière bleutée nous plonge dans un univers peuplé de marins et de sirènes et, oh mon dieu, j’ai failli faire une crise cardiaque, la sirène a ouvert les yeux ! Un vidéoprojecteur fait bouger les traits de chaque mannequins façon GIF animé en 3D : l’effet est saisissant. Un peu freaky aussi, il faut bien le dire – surtout la poupée de Jean-Paul Gaultier, autour de laquelle le public s’agglutine pour l’écouter répéter son petit discours d’accueil. Et involontairement drôle lorsque la lampe du vidéoprojecteur commence à donner des signes de faiblesses et fait sauter un visage sous LSD. On croyait visiter un exposition de mode et voilà qu’on se retrouve au musée Grévin : la scénographie éclipserait presque les vêtements. Ce serait dommage pourtant, parce que la marinière décolleté sur les épaules et dont les rauyres sont rassemblées en bas du dos en une longue traîne est tout simplement magnifique.

Parmi les autres trouvailles de mises en scène, il y a les cercles percés dans une cloison pour observer à la dérobée des tenues d’inspiration SM, ainsi que la reconstitution d’un défilé, plus classique mais toujours efficace. On s’amuse à repérer les étiquettes des invitées sur les chaises (on trouve parfois rien qu’à la coiffure – je ne m’étais pas rendue compte à quel point une coiffure peut marquer la silhouette) puis, profitant d’une éclaircie autour du podium, on se plante devant en attendant que les robes défilent devant nous comme les bagages à l’aéroport. J’aurais bien prétendu que les numéros 2 et 9 étaient à mon nom : @melendili avait déjà repéré la première pour moi (une faussement simple robe grise retroussée sur la cuisse pour découvrir une jarretelle rouge) et j’ai flashé sur une robe-manteau au dos et aux poignets exquis (si le diable se cache dans les détails, les grands couturiers sont sans doute possible diaboliques).

 

Mes amis me connaissent tellement bien…

 

La scénographie est hélas loin d’être un sans faute : la lecture des cartels fait partager le calvaire de couturières brodant noir sur noir. Police 8 et grande affluence vous dissuadent de chercher le nom du mannequin qui pose sur cette photo-ci ou le tissu de cette robe-là. Certains visiteurs en viennent à palper les étoffes, sans même déclencher l’ire de gardiens de toute manière débordés. C’est d’autant plus dommage qu’on loupe sûrement des pépites, à en juger par la robe de « sainte-nitouche » exposée dans la première salle, tête chastement couverte et… seins offerts.

Seins nus également sous un haut-chapeau qui entoure le buste comme le coquillage de la Vénus de Botticelli. Dans les tenues de Jean-Paul Gaultier, les poitrines ne sont jamais dévoilées : elles rayonnent et s’affirment avec une force semblable aux nus d’Helmut Newton. Une citation de Madonna je crois explique que les corsets du créateur, portés sur et non sous les vêtements, donnent une sensation de puissance, loin de corseter celles qui le portent dans un corps de femme idéalisé. Venez comme vous êtes a chez Jean-Paul Gaultier une tout autre résonance que chez McDo : les cartels, causant punks, orientation sexuelle, féminisme, fétichisme et droit à la différence, sans être faux, sont encore loin de sonner juste, mettant des mots-étiquettes sur ce que le créateur met en scène dans un joyeux bazar – incluant une James Bong girl avec maillot de bain à capuche et palmes-stilettos.

La scène : voilà l’univers naturel de Jean-Paul Gaultier, qui a créé des tenues pour des chanteuses (Mylène Farmer, Madonna, Kylie Minogue…), pour le cinéma (la tenue de Lilou Dallas multipass, c’est lui ; le tigre de La piel que habito aussi !) et même pour la danse (Maurice Béjart ou Angelin Preljocaj). L’exposition réserve ainsi quelques frissons aux balletomaniaques : une paire de pointes accrochées à un perfecto en cuir (de vieilles Capezio, je suis allée regarder), un extrait vidéo de la Blanche-Neige de Preljocaj, ainsi qu’un bustier entièrement fait de rubans de satin (plus jamais, après ça, vous ne vous plaindrez de coudre les rubans de vos pointes).

Vallotton

Des scènes intimes qu’aurait pu choisir Degas, des scènes de théâtre à la Hopper, des chignons façon Toulouse-Lautrec, un portrait d’Émile Zola à la Mucha, des ombres et des nuages comme des boyaux de Dali, un tableau de Verdun futuriste… on a du mal à croire que tout cela a été peint par le même homme. Félix Vallotton, tout à la fois romancier, dramaturge, graveur et peintre, est passé d’un sujet à l’autre sans se soucier de continuité stylistique – ni même de rupture : je n’ai pas fait assez attention aux dates pour en être certaine mais il ne semble pas y avoir de périodes distinctes dans sa peinture, que le commissaire a donc choisi d’exposer par thématiques transversales. À chaque salle, c’est un peu la surprise – quand ce n’est pas d’un tableau à l’autre.

 

Valse

Valse
Quand le pointillisme se fait paillettes… Juste wow !

 

Je ne m’étonne plus de ne pas connaître le peintre : pour se faire (re)connaître du grand public, mieux vaut avoir un style identifiable. Or celui de Vallotton est particulièrement difficile à cerner. On ne peut même pas dire, comme pour Gerard Richter, artiste contemporain qui passe sans transition de la peinture hyper-réaliste d’après photographie à des séries abstraites qui n’ont encore rien à voir les une avec les autres, que son style se définit par une absence de style, visant l’objectivité. Il y a au contraire chez Félix Vallotton une multiplicité de styles, qui ne sont pas pour autant des explorations techniques comme c’est le cas chez Signac, par exemple, qui cherche ce qui, du point, du trait ou de la ligne, restituera le mieux la couleur et la vibration de la vision. On dirait que Félix Vallotton ne cherche rien, ne se dirige nulle part, essayant seulement à se débarrasser de ses tracasseries. Apparemment, il n’a pas eu un rapport aux femmes aisé et cela s’en ressent dans ses tableaux de couples, où la femme n’a pas le beau rôle, et dans certains de ses nus féminins, où la chair a quelque chose de massif, comme lourde de menaces. (En même temps, si je puis me permettre, à en croire ses autoportraits, ce n’est pas le charisme qui l’étouffe.)

 

 

Portraits

Les cinq peintres

Les Cinq Peintres (Vallotton se trouve debout, à gauche)
J’ai un peu l’impression qu’ils jouent à qui a la plus grosse (barbe).

 

Félix Jasinski tenant son chapeau

Félix Jasinski tenant son chapeau
(Cet homme me fait penser à un camarade de lycée de manière assez frappante…)
J’aime beaucoup la signature de Vallotton, en haut à droite, dans une police qui évoque la gravure, avec juste la hampe du F et du V qui partent en arabesque.

  

Portrait de Zola

Portrait de Zola
Ne trouvez-vous pas que les contours marqués donnent un côté Mucha au portrait ?

 

Nus

La femme au perroquet

La Femme au perroquet
Olympiaa, Olympiiiiiia, Maaaanet, Maneeeet, Olympiaaa… J’ai ri devant ce perroquet qui radote sûrement moins que les spectateurs devant ces hoquets de l’histoire de l’art.

La Blanche et la Noire

La Blanche et la Noire

Le Sommeil

Le Sommeil
Les hanches font un drôle d’angle (et la couette a la même forme curieuse que l’épaule d’un autre nu féminin).

 

L'Automne

L’Automne
(Pas certaine d’avoir envie que toutes les feuilles tombent.)

Le Bain turc

Le Bain turc façon American college

Le Bain au soir d’été
Entre nous, je trouve ce tableau assez affreux mais il paraît qu’on a beaucoup de chance de le voir (certains ont dû être touchés par les rayons de la grâce divine, en haut du tableau). 

 

Étude de fesses

Étude de fesses
Autant dire que, placé à côté d’une nature morte de jambon, cela fait rire tout le monde.

 

Scènes de la vie théâtrale et intime

La loge de théâtre

La Loge de théâtre
Hopper style

Le provincial

Le Provincial
Il faut au moins la plume de cette élégante et le rideau de droite pour mettre en scène en scène cet homme plutôt banal.

 

Le Dîner

Le Dîner
Vallotton, de dos, face à sa belle-fille. Ambiance.

 

Femme fouillant dans un placard

Femme fouillant dans un placard
Fouillant, pas rangeant.

 

Misia à sa coiffeuse

Misia à sa coiffeuse
Le seul tableau que je connaissais déjà (sûrement vu au musée d’Orsay).

 

Le Mensonge

Le Mensonge
On détourne les yeux de tout ce rouge et l’on voit… ce titre rabat-joie. De belle illusion, l’amour est devenu un mensonge, qui emprisonne entre deux pans de papier peint. Je t’aime ne se dit pas.

 

Intérieur avec couple

Intérieur avec couple et paravent
À la dissimulation du paravent, je préfère la tendresse des mains dans le dos.

Xylographies

Ses xylographies (il est fun, ce mot !) accentuent ce qui est peut-être la seule caractéristique commune de ses peintures : la prégnance du trait et des aplats de couleur pour ce que le panneau de la première salle définit comme une « peinture du contour ». Les vignettes produites sont à mi-chemin entre Tintin, Persepolis et les illustrations des pièces d’Oscar Wilde ! Parce qu’elles semblent préfigurer la bande dessinée et sont présentées dans la dernière salle du rez-de-chaussée (comment ça, y’a encore un étage ?), on a l’impression que ces gravures constituent l’aboutissement de son travail alors qu’elles sont en réalité antérieures à la plupart des peintures.

Xylographie La paresse

La Paresse
Je n’aurais pas été surprise de trouver cette gravure illustrant une anthologie d’Oscar Wilde.

 

Xylographie Le feu d'artifice

Le Feu d’artifice
Toutes ces petites têtes avec chapeaux et fichus ne vous rappellent-elles pas celles de Persepolis ?

 

Xyographie Le trottoir roulant

Le Trottoir roulant
L’enfer de la modernité

 

Xylographie Le grand moyen

Le Grand Moyen

 

Xylographie Cinq heures

Cinq heures
Chez Vallotton, on fait toujours l’amour à cinq heures.

 

Xylographie Félix Vallotton

FV ou le cheveu Van Gogh

 

Xylograpgie E. A. Poe

Portrait d’Edgar A. Poe

Xylographie La mer

La Mer et le noir soleil de la mélancolie

 

Et puis aussi, en vrac…

Lavendières à Étretat

Lavandières à Étretat

 

Le Ballon

Le Ballon
À Édimbourg, je suis passée sur un pont surplombant un immense jardin où un père et son enfant jouaient au ballon. L’ombre des arbres, la lumière… c’était exactement ça.

 

Verdun

Verdun futuriste

À lire