Je te nous aime

Malmener la syntaxe, parti pris poétique des éditions Cheyne ? Après Je, d’un accident ou d’amour de Loïc Demey, je découvre Je te nous aime, d’Albane Gellé.

…

De la préface, je retiens surtout cette erreur d’impression poétique :

Problème d'impression : sur la partie droite du paragraphe, la presse a pesé et creusé les mots sans déposer d'encre Sur le coin de la page suivante, les mots manquants sont imprimés

…

Ça commence par un revirement narratif :

il
a perdu sa fille, il n’était pas très vieux. Sur la route un accident, il a perdu sa fille parce qu’il est mort.

elle
pour commencer se laisse enfermer par une profonde rancune

Un père qui meurt, sa fille qui se construit sans lui : j’ai sans le savoir emprunté deux livres qui commençaient ainsi en mars.

…

elle
son drame c’est de ne pas être intelligible quand elle se met à parler de trop ce qu’elle comprend.

Parler de trop comme être de trop. Ce qu’elle comprend trop bien. Un adverbe de déplacé et pfiou, c’est la justesse désordonnée.

…

elle
lentement enfonce ses doigts dans le sable de la plage, voudrait se rappeler le goût du sucre roux, sur l’étagère de la cuisine.

(Celui-ci, je voudrais trouver à l’illustrer.)

…

il
son présent est toujours chaud. Parler des choses d’aujourd’hui et pas de celles qu’on ne sait pas, c’est naturel pour lui.

…

il
avec son âge et son accent du sud parlait de Giono en même temps que d’amour sans rien entendre de ses silences à elle.

Cette surdité…

…

il
cherche des fuites, des armures, fait de l’humour, ça le protège et ça l’arrange, il tient les rênes.

Ça m’a rappelé quelqu’un qui n’est pas mon père.

il
pas les bons sentiments qui l’agitent au milieu, parce que la mort : sa préoccupation depuis le début. Un sac de monstres dans la tête, territoire privé, pas la peine d’y planter un arbre. Elle en a planté un.

Un sac de monstres dans la tête : définitivement quelqu’un.

…

elle
part dehors avec un il. Pourquoi les autres la regardent de travers, ne la voient pas. Elle s’inquiète, ça recommence.

Cette page (il y a un seul elle ou il par page) apporte confirmation de ce que je commençais à suspecter : il n’est pas une seule personne. Du père, on a glissé aux hommes.

…

il
c’est l’enfant dans l’homme qui prend toute la place, elle longtemps en pleure.

…

il
plutôt doucement, est arrivé dans sa vie. Elle a sorti des verres, sans savoir auguste quoi faire d’autre, s’est trouvée bancale, dans les mots prononcés. Il a dit on se reverra n’est-ce pas ? Elle n’a pas répondu.

Bancale, c’est exactement ça.…

il
lui écrit en cachette de la grande personne qu’il est devenu.

Tu crois qu’elle nous entend, cette grande personne ?

…

il
s’excuse de fatiguer les autres avec ses enthousiasmes de chaque seconde, pas elle, vraiment.

Là, ça fait sens, puis plus du tout. Je suis en errance syntaxique. Pas elle :  ça ne la fatigue pas elle, contrairement aux autres ? Il s’excuse auprès des autres, mais pas auprès d’elle ? Elle fatigue aussi les autres, mais ne s’excuse pas ? Ou pas vraiment ?

…

elle
en a marre des ils qui ne tiennent pas debout tout seuls.

Meuf, on est avec toi.

…

elle
en se retournant a vu, sans personne autour, des pas dans le sable qui rejoignaient les siens, s’en souviendra toujours.

…

il
avec elle, ne sait plus rien de ce qu’il savait avec les autres elles.

<3

…

elle
sait que leurs enfances se dresseront encore pour leur barrer la route. Elle voudrait bien voir ça.

Bagarre.

…

elle
désormais aime jeter à la poubelle,
est-ce pour avoir moins à porter ?

Elle pourrait m’apprendre.

…

elle,
de la tête vers le cœur, fait le chemin vers son bonheur, laisse en route deux ou trois ils, leurs monstres et leurs reproches.

Juste un pour moi. Sans reproches.

…

elle,
sait de lui parfois ce que lui-même ignore, où et quand ils se sont rencontrés, il et elle ne font pas toujours un, savent être deux.

Idem ici, mais c’est il qui sait d’elle.

…

il
pour elle n’est plus un il. Il est ce tu auquel elle je m’adresse désormais.

Oui, je vous spoile la quasi fin, mais elle boucle avec le titre, et c’est pour la bonne cause : vous donner envie de lire tout le recueil.

Averno

Peut-être est-ce le titre italianisant.

Averno.
« Ancient name Avernus. A small crater lake, ten miles west of Naples, Italy; regarded by the ancient Romans as th entrance to the underworld. »
Ok, plutôt latinisant, le titre.

Peut-être est-ce le nom de l’auteur.

Louise Glück.
Comme le compositeur.
J’ai une tendresse arbitraire pour Glück depuis que j’ai croisé un perroquet qui chantait Iphigénie en Tauride dans une version d’anglais.
Ce n’était pas un perroquet, d’ailleurs.
Un bullfinch, c’est ça, je crois me souvenir — on parle d’une version traduite au lycée.
Un bouvreuil, me dit Google. Je ne connais pas l’un plus que l’autre, mais je m’en souviens 15 ans plus tard.
Il y en a plein des bestiaux comme ça, dans les poésies de Louise Glück, que je ne connais pas plus sur la page de droite que la page de gauche.
VO, VF, inconnus au bataillon.
La flore, aussi.

Peut-être est-ce le recueil bilingue.

Je ne lis plus beaucoup en anglais, ces temps-ci. De fiction, c’est-à-dire. Je n’ai pas exploré le maigre rayon anglophone de la médiathèque.
Alors que j’aime plutôt bien la poésie en anglais.
C’est plus reposant que la poésie en français.
Quand je lis de la poésie en français, je m’entends lire dans ma tête. Quand je lis n’importe quoi d’autre, dans ma tête, il n’y a aucune voix ; le sens des mots s’infuse directement. Mais la poésie en français, direct ça résonne grandiloquent.
Pas la poésie en anglais. Là aussi, le sens des mots infuse directement — quand ils font partie de mon vocabulaire, du moins.
Bien sûr, je peux avoir envie de relire quelques lignes à voix basse pour sentir les mots dans la bouche, mais il n’y a pas de voix parasite. Pas d’interruption auto-référentielle.
La poésie en anglais ne pose pas.
Faussement simple, mais pas prétentieuse, j’aime bien.

Ce n’est pas la couverture en tous cas.

Je connaissais la collection « Du monde entier » de Gallimard, mais j’ai eu l’impression d’en voir la couverture pour la première fois.
Comme la fois où j’ai mis mon T-shirt violet fané que j’aime beaucoup, avec son décolleté en V et ses manches trois-quart, et que le boyfriend amusé a commenté : très années 90, les inscriptions. Mon T-shirt fétiche a disparu, j’ai vu soudain à la place un T-shirt tout droit sorti des années 90, incongru dans sa survivance.
« Du monde entier », donc.
Le monde : une sphère au spirographe.
Presque. Le logo date de 1961 ; le spirographe de 1965.
L’ère du temps révolu.
(À l’époque où le spirographe ne me paraissait pas daté, le logo me faisait davantage penser à une pelote de laine.)

…

Je ne sais pas trop pourquoi, en somme, mais j’ai lu Averno.

Sans trop y comprendre grand-chose.
J’ai continué, pourtant. Sans trop comprendre pourquoi.
Pour des bribes ?
La première :

This is the moment when you see again
[…] the birds’ night migrations.

It grieves me to think
the dead won’t see them—
these things we depend on,
they disappear.

La première dans le recueil, parce que lors le feuilletage debout devant le rayonnage poésie, c’était peut-être celle-ci, la première, une des premières bribes à retenir mon attention :

I say, as safe as anywhere,
which makes them happy.
What it means is nothing is safe.

Un début de suspens, comme une incursion de roman policier dans la poésie.

…

Dans les bribes, il y a aussi un champ brûlé. Par une jeune fille avant de disparaître. Par magie, par suicide ou par enlèvement, on ne sait pas trop. La police ne l’a pas retrouvée.

Ça me fait penser à ce roman que je n’ai pas lu,
avec un ange dans le titre,
La Nostalgie de l’ange.
Une histoire narrée depuis le paradis par une petite fille morte,
enlevée, séquestrée et tuée,
mais promis ce n’est pas glauque,
promettait Mum dans son engouement fasciné,
me vendant le livre que je lui avais offert, pour un anniversaire ou une fête des mères, sur son propre souhait.
Le champ, l’enlèvement, from afar. Je m’en souviens mieux que si je l’avais lu. J’en ai lu les premiers chapitres, d’ailleurs, fondus au récit de sa première lectrice.

Ce champ brûlé me fait un peu l’effet de Ruth dans les Planches courbes de Bonnefoy :

Et alors un jour vint
Où j’entendis ce vers extraordinaire de Keats,
L’évocation de Ruth « when, sick for home,
She stood in tears amid the alien corn »
Or, de ces mots je n’avais pas à pénétrer le sens
Car il était en moi depuis l’enfance,
Je n’ai eu qu’à le reconnaître et à l’aimer
Quand il est revenu du fond de ma vie.

Y’a un truc avec l’enfance chez Louise Glück. Pas l’enfance de quand on est tout petit ; celle de quand on est une jeune fille et qu’on cesse de l’être. Perséphone avance en fil rouge dans le recueil, missing child ou victime de viol, le mythe se mélangeant avec le fait divers sordide, mais aussi quelque chose de plus sourd et diffus qui n’a pas vraiment eu lieu, ou qui a eu lieu sans être perpétré.

There are places like this everywhere,
places you enter a young girl,
from which you never return.

Parce qu’on y a perdu la vie ou l’innocence ?

La traduction traduit « la mort » puis la genre au masculin, sans même une note de bas de page pour expliquer que la mort est un homme en anglais. C’est lui, c’est Hadès :

He wants to say I love you, nothing can hurt you

but he thinks
this is a lie, so he says in the end
you’re dead, nothing can hurt you
which seems to him
a more promising beginning, more true.

Je ne suis pas très mythologie, et pourtant ce sont ces poèmes sur Perséphone qui m’ont le plus happée, dans leur collision violente de la psyché intemporelle avec le fait divers encore trop actuel.

…

I want it
to be my fault
she said
so I can fix it—

Consentir à la culpabilité dans l’espoir de conserver une illusion de contrôle…

…

He remembers the day the field burned,
not, he thinks, by accident.
Something deep within him said: I can live with this,
I can fight it after awhile.

The terrible moment was the spring after his work was erased,
when he understood that the earth
didn’t know how to mourn, that it would change instead.
And then go on existing without him.

…

Averno : le monde y est hostile, le monde y est beau, on ne tranche pas.

(« Prism » 3.)

As one takes in
an enemy, through these windows
one takes in
the world:

here is the kitchen, here the darkened study.

Meaning: I am master here.

…

D’autres bribes, encore, comme on ramasse plus de marrons qu’on n’a de place dans ses poches, sans savoir ce qu’on en fera de retour à la maison.

(« Prism » 4.)

How privileged you are, to be still passionately
clinging to what you love;
the forfeit of hope has not destroyed you.

This is the light of autumn; it has turned on us.
Surely it is a privilege to approach the end
still believing in something.

…

(« Prism » 19.)

The room was quiet.
That is, the room was quiet, but the lovers were breathing.

In the same way, the night was dark.
It was dark, but the stars shone.

The man in bed was one of the several men
to whom I gave my heart. The gift of the self,
this is without limit.
Without limi, though it recurs.

The room was quiet. It was an absolute,
like the black night.

Très efficace, comme inscription d’un besoin d’absolu dans notre contingence limitée. Bien résumé bien dilaté.

…

(Extrait de « Telescope »)

You’ve stopped being in the world.
You’re in a different place,
a place where human life has no meaning.

You’re not a creature in a body.
You exist as the stars exist,
participating in their stillness, their immensity.

…

In our silence, we were asking
those questions friends who trust each other
ask out of great fatigue,
each one hoping the other knows more

and when this isn’t so, hoping
their shared impressions will amount to insight.

Le Dérèglement joyeux de la métrique amoureuse

Le dérèglement joyeux de la métrique amoureuse, de Mathias Malzieu et Daria Nelson

C’est pas mal, la poésie qui jure ; ça m’inspire plus confiance que la poésie qui gémit. Surtout quand y’a des images, et que j’y reconnais des trucs, malgré-grâce à leur trivialyrisme joué sur les mots.

Quelques extraits de ce recueil de Mathias Malzieu et Daria Nelson lu l’an dernier, fraîchement illustrés.

…

En moins d’une minute,
j’eus l’impression de te connaître
depuis longtemps avant ma naissance.

En moins d’une heure,
la pâtisserie fine de tes baisers
désintégrait définitivement le concept de temps.

[…]

Un jour d’amour avec toi compte
comme dix avec qui que ce soit.

Dessin d'une pâte en forme de pain d'épices se fait aplatir par un rouleau pâtissier avec des motifs traces de baisers

…

Le fantôme de Gainsbourg est venu la visiter

Je laisse encore un peu trop traîner les fantômes de mes ex. Je fais la vaisselle et la poésie, mais j’ai du mal à remballer dans les cartons celles qui ont fait partie de ma vie.

…

The storm and you

Le vent fait le con dans la rue,
saccage le silence de la nuit.

Les fantômes s’empalent dans les antennes
de télévision, les arbres lampadaires s’étirent
comme s’ils s’apprêtaient à courir un cent mètres
et toi tu dors comme une enfant.

[…]

 

Dessin d'un fantôme qui fait face à une page de journal empalée sur une antenne au-dessus des toits, tandis que d'autres pages sont emportées par le vent

 

…

Confiné avec une fée
(et les fantômes de mes ex)

Les fantômes de mes ex sont de sortie.
Pourtant, je les avais confinés dans de jolis petits cercueils en carton. J’avais fait quelques trous au cas où ils voudraient respirer. J’avais tapissé leurs murs de Polaroïds et autres souvenirs de souvenirs. […]

Dessin d'un Polaroïd montrant un mur de Polaroïds

Le Cœur synthétique et l’épousite aiguë

Interviewée pour la newsletter Les Glorieuses, Eva Illouz mentionnait Le Cœur synthétique, de Chloé Delaume. Mon cerveau s’apprêtait à classer l’affaire quand, cherchant un roman de Capucine Delattre à la médiathèque, je suis tombée dessus. Et comme je suis faible des coïncidences…

La déesse de l’amour ne l’a jamais lâchée, Adélaïde est sûre sur très bientôt quelqu’un va venir à sa rencontre. Adélaïde a tort.

Répéter le sujet dans son entièreté sans le reprendre par un pronom est un des prérequis pour rédiger un texte simplifié, accessible à des personnes ayant des difficultés cognitives (paradoxalement, cela rend le texte plus laborieux à lire pour les autres). Je trouve amusant que Chloé Delaume en fasse ici une marque stylistique. Jamais elle, mais : Adélaïde.

Après l’avoir moi-même écrit un certain nombre de fois dans cet article, je me demande si l’autrice a tapé le tréma à chaque fois ou si elle a écrit Adélaide partout et fait un gigantesque Ctrl F pour tout remplacer.

Adélaïde n’en a que faire : samedi, c’est évident, elle embrassera un homme, et cet homme si ça se trouve fera un parfait mari. Les filles sont affligées, Adélaïde devrait avec le temps comprendre que l’épousite aiguë relève de la névrose, qu’à se projeter immédiatement dans un schéma sécurisant, elle s’interdit de vivre normalement le début de ses histoire d’amour.

L’épousite, c’est génial comme trouvaille linguistique, non ? Et c’est le sujet du roman : peu importe qu’Adélaïde rencontre quelqu’un ou kiffe sa vie en célibataire, l’important est de guérir de l’épousite.

À trop penser à lui, à tant l’imaginer, il n’a pas le même visage. Adélaïde pourrait, à cet instant précis, se dire : Ce n’est pas un homme que je vois, c’est une fonction. Ce qui aurait pour conséquent de lui faire prendre conscience que remplir le vide n’est pas de l’amour. Mais le cœur d’Adélaïde, épuisé de solitude, réclame l’abandon de toute raison.

Câlins.

Hermeline n’aime pas trop Martin, meêm si elle ne l’a vu qu’un quart d’heure. Martin se revendique féministe, mais dit : Ma petite Adélaïde. Martin est un paternaliste, il est bien trop hétérodoxies-beauf, Adélaïde ne tiendra pas. Judith et Hermine font silence de leurs craintes. Au téléphone elles disent seulement : Tu le connais peu. Vas-y doucement. Clotide, elle, pousse Adélaïde à passer le plus de jours possible avec Martin hors de Paris, à organiser des week-ends. Son objectif secret étant de garder le chat.

La punchline m’a fait glousser (et je trouve qu’on sent bien le rythme de l’écriture dans cet extrait).

Adélaïde prend mentalement des murs de Martin les mesures. […] Elle sait que dans sa tête ça va beaucoup trop vite, mais son cœur a toujours connu l’aménagement comme un stade naturel.

Un pigeon et des nuits bleues

Grille de 12 éléments dont 4 remplies de couvertures de livres suggérés

12 mois pour lire 12 livres conseillés par 12 amis. J’ai voulu jouer au challenge, en demandant à 12 twittos / mastodontes des titres, avec comme contrainte qu’il s’agisse de lectures courtes (vu que j’ai déjà des lectures imposées à la fac), disponibles à la médiathèque de Roubaix. Si vous avez des suggestion pour la seconde moitié de l’année, n’hésitez pas à les laisser en commentaire (la poésie est bienvenue aussi).

…

Les Nuits bleues, d’Anne-Fleur Multon

Go ?

Go ! émoji pouce émoji sourire timide
Tu vas voir c’est un film étréng
étrange*

non mais je te fais confiance

Le relâchement langagier perceptible dès les premières pages m’a fait craindre la facilité : l’autrice aurait-elle mal négocié le virage de la littérature jeunesse, dont elle vient, à la littérature adulte ? Mais non, mais non, il faut se faire à son écriture, voilà tout, laisser filer pour commencer à entendre sa voix, entre les lignes, entre les courts chapitres, pour que la poésie surgisse comme des fleurs séchées entre les pages.

C’est une non-histoire d’amour, parce qu’une histoire d’amour, ça a un début et une fin qui finit mal, avec entretemps mille adjuvants et contretemps. Là, c’est une histoire de désir, de non-événements qui opèrent des transformations silencieuses, qu’on perçoit par palier, comme ça, paf, d’un chapitre à l’autre : on a perçu un certain regard, on s’est dit certaine chose pour la première fois, on est un couple secret, social, confiné, proclamé. Et ça raconte Sara, encore, mais sans h cette fois. Ah oui, c’est une histoire d’amour entre lesbiennes, j’allais oublier de préciser. Avec quelques crudités, c’est bon pour la santé.

Merci à @annechardo pour la découverte

et les trois petits points qui dansent la valse, qui disparaissent, qui reviennent, qui hésitent c’est une valse à trois temps avec le cœur qui bat dans la chatte BAM BAM BAM c’est ce genre de valse-là et puis

On a des journées longues d’allusions de moins en moins subtiles et pourtant personne n’ose vraiment

(elle écrit encore sexe, pas chatte — ça viendra)

elles ne s’étaient pas draguées
elles étaient aussi
très en couple

En entrant dans ton appartement j’avais dit bonjour aux chats voix étranglée tu avais répondu Tiens d’habitude ils ne sont pas gentils comme ça et le silence entre les phrases courtes et qui ne disaient rien n’était pas vraiment
gênant
et je sentais au creux de mon œsophage grésiller l’électricité de l’attente

il n’y a jamais assez de peau qui touche l’autre

[…]

l’on pourrait croire qu’il y aurait peut-être entre nous ces hésitations et ces heurts qui rendent les premières fois
timides
maladroites
attachantes aussi,
on l’a cru d’ailleurs
on l’a craint
on l’a attendu
on aurait pensé que
mais ce n’est pas la première fois qu’on fait l’amour, on le comprend vraiment quand nos corps s’imbriquent quand les bassins, les épaules et les dos se trouvent sans secousses, sans frictions, quand on s’embrasse exactement comme il faut
quand on mord dans les chairs
quand on crie
quand on gémit
qu’on s’excite exactement comme il faut
Parfois un éclair de lucidité entre nous on sait que c’est rare, qu’on s’est trouvées
que ce n’est pas comme ça
avec tout le monde.

Après l’amour tu as dormi contre moi petite fille
Et moi je suis restée là à te regarder si fragile dans ton sommeil froncé
C’était foutu
J’étais déjà
Folle amoureuse.

Que lentement tu t’ouvres

Tu bois quoi le matin ?
Du beurre sur ta tartine ?
[…] Ça te dit on regarde Top Chef ce soir ?
Un whisky ?
Ou un Miyazakki ?
etc.

Entre les lavettes en microfibre et descendre les poubelles
J’ai vu dans tes yeux
Ce que j’attendais.
La gorge brouillée j’ai dit
On se ferait pas un restau ce soir ?

au lieu d’autre chose

On jubilait, l’air de rien, on aurait voulu qu’il y ait au moins des témoins — ça se regarde l’amour qui s’est dit.
Heureusement il y a les copains
pendant qu’on baise et qu’on s’aime
eux ils s’emmerdent ils font du pain

Ça m’a fait bizarre de retrouver le confinement dans un livre. C’est assez lointain pour que ce soit possible, l’écriture et la publication ; mais trop proche pour que ça ne soit pas étrange, cette expérience qu’on a vécue et déjà un peu oubliée.

…

Le Pigeon, de Patrick Süskind

Il m’attendait à la médiathèque sans que je le sache, posé à l’horizontale à côté du serre-livre, un vieux livre jauni et cartonné d’un an mon aîné.

Un jour, Jonathan Noël croise un pigeon dans le couloir en sortant de chez lui et là, c’est le drame. Jonathan Noël est un sorte de Bartelby franco-allemand, qui n’est donc pas anglais, donc pas Bartelby du tout, il would prefer très fort ne jamais avoir croisé ce maudit pigeon, horresco referens, mais c’est le même genre d’existence bien rangée jusqu’à ce que tout parte en vrille, sans qu’on comprenne très bien comment ni pourquoi, et de manière semble-t-il irrémédiable. Tout cela est absurde et en même temps trépidant d’une manière qui contredit la veine héroï-comique. On referme le court livre en se demandant ce qu’il nous est arrivé.

Un détail amusant : je me suis aperçue qu’imaginant la chambre de bonne de ce cher Jonathan Noël, je reprenais le même immeuble imaginaire que pour La Vie, mode d’emploi de Pérec — un mélange de l’ancien appartement de mon amie A. à Paris et de celui de ma psy. Vous aussi, vous avez des appartements témoins pour vos lectures ?

Merci à  pour la recommandation

Non mais cet incipit…

Lorsque lui arriva cette histoire de pigeon qui, du jour au lendemain, bouleversa son existence, Jonathan Noël avait déjà passé la cinquantaine, il avait derrière lui une période d’une bonne vingtaine d’années qui n’avait pas été marquée par le moindre événement, et jamais il n’aurait escompté que pût encore lui arriver rien de notable, sauf de mourir un jour. Et cela lui convenait tout à fait.

Il était posé devant sa porte, à moins de vingt centimètres du seuil, dans la lumière blafarde du petit matin qui filtrait par la fenêtre. Il avait ses pattes rouges et crochues plantées sur le carrelage sang de boeuf du couloir, et son plumage lisse était d’un gris de plomb : le pigeon.

Une sorte de sphinx, voila comment Jonathan — qui, en effet, avait lu un jour quelque chose sur les sphinx dans l’un de ses livres — voyait le vigile : une sorte de sphinx. Son efficacité ne tenait pas à quelque action, mais à sa simple présence physique.

Il est des questions qui impliquent une réponse négative, du simple fait qu’on les pose. Et il est des demandes dont la parfaite inutilité éclate au grand jour, lorsqu’on les formule en regardant quelqu’un d’autre dans les yeux.

Il n’était pas homme à cela […] non parce qu’un tel crime lui aurait paru moralement répréhensible, mais tout simplement parce qu’il était absolument incapable, que ce fût par les actes ou par les mots, de s’exprimer. Il n’était pas fait pour agir, mais pour subir.

Toute espèce de perception , la vue, l’ouïe, le sens de l’équilibre, tout ce qui aurait pu lui dire où il était et ce qu’il était lui-même, tout cela sombrait dans le vide total de l’obscurité et du silence.