La Danse océane, de Claude Pujade-Renaud

Ce roman sur la vie de Doris Humphrey, je l’ai acheté il y quelques années déjà. Je l’avais commencé au stage de Cabourg, je me souviens, après les cours, dehors, sur la pelouse plus très verte mais je devais l’être encore trop, verte, pour l’apprécier vraiment et ma lecture s’est effilochée avant longtemps. Je suis contente aujourd’hui de l’avoir oublié sur l’étagère du bas, ma pile à lire horizontale, puis de m’en être souvenue cet été, avec un peu plus de maturité. Car l’essentiel de ce roman n’est pas la biographie qu’il contient (ou même les biographies puisque l’on croise Ruth Saint Denis, Martha Graham, Charles Weidman et José Limon… tout un pan de la modern dance) mais celle qu’il met en œuvre, à laquelle il redonne son mouvement, si juste pour une danseuse chorégraphe. L’auteur est l’une et l’autre, ce ne pouvait être autrement, il faut être monté sur scène pour faire ainsi corps avec l’écriture. On oublie les mots comme on oublie les pas pour ne lire que la danse. C’est déjà assez rare pour être signalé, ni biographie d’écrivain ni roman de danseur. Mais il y a plus – ou juste assez : les relations entre le trio de créateurs au sein duquel vit Doris Humphrey, et avec sa mère trop longtemps maman ; les échos déformés entre la vie et l’œuvre, les réinterprétations de coïncidences, (psych)analyses a posteriori mais jamais psychologisantes ; les influences d’une école à l’autre, la transmission entre continuité et rupture ; la vie du corps dans la durée et la vieillesse ; le compromis contre le renoncement… la chute et le ressaisissement, qui sont toute la danse d’Humphrey.
Pour toute la finesse de sentiment, il faut le lire ; inutile d’essayer d’en faire un condensé. Il y a néanmoins un aspect qui m’a particulièrement frappée par la franchise qu’il y a à l’aborder et par la justesse avec laquelle il l’est : le rapport entre danse et sexualité. Il me semble qu’on y comprend pourquoi cet art sensuel par essence, souvent vecteur d’érotisme pour le spectateur, n’est pas envisagé par le danseur en regard avec la sexualité, voire en est totalement coupé ; pourquoi, en somme, il y a un corps qui danse et un corps qui désire, distincts même si celui-là gagne à être confronté à celui-ci.

Maîtrise de l’emprise…

« Doris reste souvent choquée par les mœurs faciles de certaines condisciples. Pauline tente de l’assouplir :
Ne te défends pas, Doris, on danse aussi avec ça…
Ça ? Pauline semble déjà connaître. Doris préfère engouffrer l’essentiel de sa sensualité dans la danse. Sur scène, a-t-elle l’impression, rien ne la menace, et surtout pas la possessivité maternelle. Le rideau s’ouvre. Des hommes la regardent, apparemment offerte, mais c’est elle qui va les posséder. Elle sent les regards s’ériger vers elle dans l’ombre de la salle. Elle les tient à distance et défie le public, ce monstre ocellé d’yeux qu’elle aime apprivoiser puis subjuguer. Oui, faire vivre son immobilité compacte, lui imposer sa propre respiration ! Parfois il n’est plus qu’un troupeau de moutons aux têtes dodelinantes. Elle le provoque par un équilibre audacieux, le pénètre d’une enjambée, l’enveloppe de ses tours moelleux, le capture jusqu’à ce qu’il se délivre dans les spasmes des applaudissements. Elle salue et refoule une vague tristesse de n’avoir pu lui communiquer d’autres mouvements que ces frappes bêtement répétitives des mains. » (p. 30 – la pagination renvoie à l’édition poche d’Actes Sud, « Babel »)

«  – Il te faudrait un homme, à présent.
Somnolente, Doris sursaute :
– Un homme ? Pour quoi faire ? Je suis très bien ainsi ?
– Pour danser mieux, ou du moins autrement…
– Quelle idée bizarre ! Si je parviens à m’améliorer, ce sera par un travail acharné.
[…] Elle n’a pas bien compris si son amie a voulu parler d’un partenaire pour la scène ou pour l’amour. Ou pour les deux ? Ça, jamais ! elle se refuse à pareil mélange, ses muscles et ses pensées tressautent de fatigue, elle s’angoisse : Pauline aurait-elle voulu suggérer que Doris atteindrait maintenant un plafond en tant qu’interprète ? » (p. 31)

«  Les eaux mêlées de la danse et de la musique les unissent d’une coulée tellement plus intime que toute caresse. » (p. 43)

« […] elle savoure le plaisir du mouvement avec ce partenaire attentif. Leurs corps, lui semble-t-il parfois, se pénètrent à distance grâce à la sensualité partagée des rythmes et des respirations. Ils se rapprochent, basculent l’un vers l’autre, se nouent et se détachent avec délicatesse, se cherchent et s’accordent à nouveau dans une pulsation unique. Doris perçoit dans son dos, sans que Charles l’effleure, la caresse du tour qu’il achève et à la fin duquel elle s’appuiera sur lui, confiante, pour aspirer son énergie et rebondir. Charles pressent et soutient chez Doris la montée de l’excitation qui va l’amener au sommet d’un saut. Il l’aide à en amortir la retombée et ils repartent ensemble, étirant les mêmes lignes, déroulant la spirale qui les aspire l’un en l’autre. Soudain ils se séparent, parcourent l’espace, comme perdus, à longues enjambées, et se retrouvent face à face, éperdus, dans la proximité charnelle des souffles.
Doris se doute qu’elle ne peut se permettre avec lui cet érotisme sur la scène inépuisable de la danse que parce que l’espace étroit d’un lit leur est interdit. » (p. 53-54)

« […] Julia est sensible à leurs minceurs vibrantes, si bien accordées. Trop bien ? Saisie d’un doute, elle essaie de sonder Pauline avec une maladresse qui se prétend discrète dans l’insistance. La verdeur de la réponse scandalise Julia sans la rassurer :
Vous savez, ils font peut-être davantage l’amour en dansant que s’ils le faisaient pour de bon… »
« Doris éclate de rire : elle a tellement bien établi un clivage entre une sensualité inséparable pour elle de la danse et une sexualité repoussée à l’arrière-plan qu’elle ne peut imaginer que l’on subodore une liaison entre elle et son partenaire. » (p. 63)

La danse, parfois : « une fougue ou un moelleux dans le mouvement qui ne doivent rien à l’affectivité humaine, cette mélasse indigeste » (p. 71)

« Elle s’efforce de ne plus penser à une scène récente. Une plage isolée, la tiédeur du sable, la tiédeur plus douce encore de la peau de Wesley, les odeurs denses d’une végétation gorgée de sensualité. Doris s’était sentie sur le point de s’abandonner au rythme imposé par un autre corps. Pourtant, derrière le visage tendu de Wesley, elle contemplait la dérive dansante des nuages ? Au-delà de ce souffle masculin, trop haletant,, elle écoutait la rumeur souple et maternelle des vagues. Elle aurait souhaité les rejoindre. Elle pressentait trop bien la précision répétitive des gestes à venir alors qu’elle aurait voulu se fondre dans cette houle proche. Si l’amour avait pu devenir cette danse marine, celle que la musique ou l’océan déroulent dans une respiration inépuisable… Doris s’était dérobée. » (p. 73)

Comment un corps maîtrisé peut-il s’abandonner ?

« Lors d’une visite au temple de Konarak, elle est bouleversée par la crudité des sculptures érotiques. Émerveillée et révulsée en même temps, elle découvre que rien n’empêche l’alliance de l’art, du sacré et de cette danse de la sexualité qui anime ces pierres depuis des siècles : sexes dressés, mains fouineuses, bouches avides. Non, rien ne l’interdit, sauf elle-même en son for intérieur, sauf sa peur. Mais quel rapport entre les attouchements grotesques du Tchèque tripoteur de Chicago et ces hauts reliefs à la fois cosmiques et impudiques ? Les mêmes gestes, pourtant. Les mêmes, également, ceux tentés par Wesley. Aurait-il su l’entraîner dans une bacchanale similaire ? Qu’a-t-elle fui, manqué ? » (p. 78-79)

« Elle est maintenant la femme d’un homme, un bouleversement d’une lumineuse évidence. Son corps es
t fait pour l’amour et non plus seulement pour la scène. Un corps qui trouve à présent son ancrage dans les pulsations du sexe et parvient à éprouver au rythme d’un autre le même éclatement dissolu que dans le mouvement. Ce qu’elle avait voulu maintenir séparé s’est enfin relié. De la révélation de cet accord Doris ne dit rien à Pauline, pas plus qu’elle ne lui parlait autrefois de ses réticences secrètes. » (p. 186)

Un corps d’autant plus maîtrisé qu’il sait se ressaisir dans l’abandon…

Solo Deux Thèmes extatiques : « Avec son corps de danse, si bien maîtrisé, elle met en scène ce corps de chair qui lui échappe pour l’essentiel : l’instant dionysiaque où le danger de destruction rejoint la plénitude de la fête. » (p. 192)

… la maîtrise et l’abandon, miroir de la chute et du ressaisissement. Et l’on peut continuer à aimer et à danser, encore, en corps.

J’espère n’avoir pas rendu mon choix réducteur (chacun ses thématiques obsessionnelles) et que les longs extraits ont laissé apercevoir toute la finesse de Claude Pujade-Renaud.

Gallimard, vous lirez (de) loin

L’exposition Gallimard de la BnF porte bien son titre, moins son sous-titre. « Un siècle d’édition », c’est beaucoup dire lorsqu’on oublie l’entreprise pour se concentrer sur la saga familiale. On fait comme si, en un siècle, rien n’avait changé que le prénom : Gaston, Claude, Antoine, tous des Gallimard. Mais entre « l’homme de lettres qui n’écrit pas », ainsi qu’est désigné Gaston par l’un de ses auteurs, et le PDG actuel, il y a un monde que n’explore pas franchement l’exposition. Celle-ci joue à fond la carte des archives célèbres et espère transformer le visiteur en détective-justicier qui, fort de sa culture littéraire, bouhouhisera le lecteur du comité passé à côté d’une œuvre que l’histoire a sacralisée. Je trouve au contraire fort rafraîchissants ces avis tranchés, aujourd’hui inavouables sans une avalanche de concessives. Et un roman « profondément ennuyeux, inutile et parfaitement respectable » expédié ! Les livres de compte et les contrats sont moins amusants et si, plus souvent dactylographiés, il sont souvent plus lisibles, on les lit encore moins que les lettres et dédicaces semble-t-il adressées à des archéo-grapho-logues – vive le Times New Roman. Aux lettres pleines d’amitiés et de sincères formules, on préfère vite une enveloppe décorée de Cocteau, les dessins humoristiques de Pennac (moi aussi, j’en ai un en dédicace, nananananèreuh) ou une affiche publicitaire pour la sortie de Sade en Pléiade (« L’enfer sur papier bible »). Je grappille selon mes affinités avec tel ou tel auteur et laisse souvent de côté ceux que je n’ai jamais lu. Le souci de « trouver un très bon traducteur » pour Hannah Arendt me ramène à la khâgne et je ne résiste pas à l’envie d’entendre Milan Kundera dans une de ces vidéos à la demande (j’ai bien été punie mais je me suis rattrapée avec une joyeuse table ronde autour de Daniel Pennac). De vieilles maquette font retrouver un sens au copier-coller ; on s’amuse de l’existence d’originaux pour les dessins du Petit Prince ou les couvertures d’Harry Potter ; et on découvre que c’est à une suggestion de Queneau que l’on doit les couvertures métallisées de SF.

En somme, cette entreprise d’autopromotion vaut surtout pour ses notes de bas de pages : à défaut d’une véritable visite de la maison, on s’amuse d’anecdotes croustillantes retrouvées au grenier. L’exposition n’est donc pas bien grande mais on en a vite assez de déchiffrer et on préférait retourner lire tous ces auteurs que la première salle exhibait en photos comme des trophées. Belle mise en page scène à voir plus qu’à lire.  

La première tasse de chlore et autres menus déplaisirs

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Le Goût du chlore est à la BD ce que Les Triplettes de Belleville sont au dessin animé : le muet rendu éloquent. Au bout de quelques planches grâce auxquelles Bastien Vivès nous épargne la question de savoir si les personnages sont privés de l’usage de la parole, on plonge dans le grand bleu vert – piscine oblige – pour ne plus ressortir de cette ambiance de chewing-gum à la chlorophylle (à mastiquer lentement, donc). Malgré le peu de paroles, cet album ne se lit pas particulièrement vite : il faut laisser à chaque case le temps de résonner du vacarme inarticulé des piscines, ou du silence bruissant de l’apnée, silence des amants avant qu’ils ne se touchent, silence dans lequel la galipette d’une nageuse confirmée redevient fœtus ; voir dans la page entière de vignettes de verrière la monotonie du dos crawlé, et la solitude du nageur, bras gauche dans une case, bras droit dans la suivante. L’auteur a du passer autant de temps avec des lunettes de plongée sur le nez qu’un crayon à la main pour que se retrouvent les lignes d’eau – troubles pour les parties du corps immergées, effilées et précises pour les adeptes de la natation, pataudes pour le barboteur qui éclabousse tout le monde, sveltes et musclées pour celle qui (avec le même maillot Arena que j’avais autrefois) fascine le personnage principal de la BD, condamné à la piscine par son kiné.

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Il faudrait être aveugle pour ne pas tomber amoureux, ne pas suivre les mouvements du corps devenus danse – car, bonnet banc et blanc bonnet de bain, c’est encore de danse qu’il s’agit (encore ou déjà, si l’on prend la perspective de l’auteur plutôt que de ce blog). Il n’y a de longueurs que si l’on ne prête pas attention à cette caresse répétée de case en case, ce corps réfracté sous toutes ses facettes. Il n’y a pas d’histoire, s’est plaint celle à qui je l’ai empruntée. Ce n’est pas exact : il n’y a pas l’histoire à laquelle on s’attendait. J’aime ce genre de déception, où l’on est finalement moins déçu que contré. Comme dans Joueuse, où j’avais été reconnaissante à Caroline Bottaro de ne pas faire tomber Sandrine Bonnaire dans les bras du joueur qui l’avait initiée aux échecs ; leur unique scène d’amour est passée sous ellipse, concession discrète à la dynamique narrative qui impose un dénouement à la relation intense et intime qui s’est nouée tout au long du film. Le spectateur/lecteur peut être comblé sans que le personnage le soit – c’est aimer le désir.

Les intermittences de la mort

[Comme d’habitude, il se peut que je tue le suspens]

Lu par intermittence également. Mais cela n’est nullement dérangeant, puisqu’il n’y a pas à proprement parler d’histoire – plutôt une hypothèse : que se passerait-il si l’on cessait de mourir ? Toute l’intelligence de José Saramago consiste à ne pas partir dans une utopie métaphysique mais à inscrire cette hypothèse farfelue dans le monde qui est le nôtre et continue de fonctionner normalement. La suspension de la mort est circonscrite à un seul pays et les élus à la vie éternelle n’en continuent pas moins de vieillir, si bien que pour éviter l’entassement des maisons de retraite et pour ne pas s’occuper ad vitam eternam d’estropiés qui auraient été assassinés en d’autres temps, les familles commencent à faire passer clandestinement leurs morts encore vivants de l’autre côté de la frontière, la mafia ayant tôt fait de s’emparer de ce nouveau marché noir.

L’hypothèse de la suspension de la mort apparaît de moins en moins farfelue à mesure qu’elle permet d’analyser tous les rouages de la société : les pompes funèbres font faillite avant d’exiger que l’enterrement des animaux de compagnie devienne obligatoire ; les assurances-vie se reconvertissent en épargne pour la retraire ; le gouvernement, dépassé par la gestion de ce qui tourne rapidement à la crise, tente néanmoins de faire de la vie éternelle un élément de propagande ; quant à l’ Église, elle doit revoir son eschatologie qui ne lui donne plus aucune prise sur la société… On ne sait jamais très bien à l’initiative de qui, mais tout s’enclenche ; le style de Saramago est particulièrement efficace à faire paraître le « on » de la société, qui fait naître et grossir les rumeurs : peu de points pour de longues phrases dans lesquelles s’insèrent les dialogues et leurs répliques à la file, enchaînées par les virgules, le changement de locuteur étant marqué par une majuscule. On a l’impression d’y perdre en lisibilité au début, mais une fois acceptée l’idée de distinguer des interlocuteurs plus que des personnages, on se fait vite au rythme de ce style où le discours indirect libre est partout mais visible nulle part, comme la mort.

Lorsque cette dernière reprend du service, c’est presque un soulagement et c’est alors que le roman bascule dans sa seconde partie et délaisse la société pour un individu isolé, un violoncelliste qui a échappé à la législation de la mort et que cette dernière se doit de faire rentrer dans le rang. Une histoire se noue alors avec ou entre la mort et l’artiste, dont elle finit par devenir intime, jusqu’à ce que la phrase qui avait ouvert le roman vienne le clore : « Le lendemain personne ne mourut. » Autrement dit, toute rationnelle qu’elle soit dans la régulation de la société, la mort n’en demeure pas moins inacceptable pour une personne particulière, avec sa vie, son talent et ses manières humaines, qui nous font l’aimer et rêver pour elle à une exception de la mort, quand bien même la réalisation de ces rêves accumulés tournerait au cauchemar.

Pris au milieu de ces contradictions, l’homme ne peut que rire ou pleurer et le lecteur ne rira peut-être jamais autant, n’éprouvera peut-être jamais autant le besoin de rire qu’à ce récit de l’imperfection suprême de l’homme : sa finitude. Quelques extraits exhumées pour lesquelles on peut être mort de rire :

« […] L’église, monsieur le premier ministre, a tellement pris l’habitude des réponses éternelles que je ne puis l’imaginer en train d’en donner d’autres, Même si la réalité les contredit, Depuis le début, nous n’avons fait que contredire la réalité et nous existons toujours […] », p. 24

« Il était trois heures du matin lorsqu’il fallut emmener de toute urgence le cardinal à l’hôpital à cause d’une crise d’appendicite aiguë qui nécessita une intervention chirurgicale immédiate. Avant d’être aspiré par le tunnel de l’anesthésie, dans cet instant très bref qui précède la perte totale de la conscience, il pensa ce que tant d’autres ont pensé, qu’il pourrait mourir pendant l’opération, puis il se souvint que ce n’était plus possible et enfin, dans un dernier éclair de lucidité, son esprit fut encore traversé par l’idée que si malgré tout il mourait, cela signifierait que, paradoxalement, il aurait vaincu la mort. Emporté par une irrésistible soif de sacrifice, il allait implorer dieu de le tuer, mais il n’eut plus le temps d’ordonner les mots comme il convenait. L’anesthésie lui épargna le sacrilège suprême de vouloir transférer les pouvoirs de la mort à un dieu plus généralement connu comme donneur de vie. », p. 25.

Merci Bambou.

Le corps photographié

L’histoire n’a jamais été ma tasse de thé. L’histoire politique, plus précisément, celle qu’on nous fait apprendre par cœur et par dates. Je trouve en revanche fascinante l’histoire des mentalités, pour peu qu’elle ne se transforme pas en statistiques, parce que bon, le nombre de catholiques qui vont à la messe tous les dimanche versus ceux qui pratiquent seulement lors des grandes fêtes, cela me fait autant d’effet que le pourcentage des foyers électrifiés à la campagne en 1910 ; j’ai appris ces chiffres pour le concours, ils étaient oubliés le lendemain.

Le jour où j’ai eu l’intuition que l’histoire pouvait être fun (pour l’intérêt, c’est lorsque j’ai enfin compris que la dissert d’histoire fonctionnait sur le même principe que celle de philo), c’est lorsque Mimi nous a parlé de l’existence du Miasme et de la jonquille, une étude de Corbin à partir des odeurs du quotidien, ce qui m’a immédiatement fait penser au Parfum de Süskind ( l’ intuition et non la certitude parce que je n’ai pas lu ledit bouquin, il ne faut pas pousser, j’ai déjà L’Avènement des loisirs qui attend d’être rouvert pour être définitivement refermé). On peut donc faire de l’histoire avec n’importe quoi, sous les angles de vue les plus improbables. J’aurais pourtant du m’en douter, s’il est vrai que l’histoire de la danse n’avait jamais suscité en moi le rejet de sa collègue politique.

 

Dans Le Corps photographié, John Pultz et Anne de Mondenard croisent histoire de la photographie (corps moins figé à mesure que le temps de pose diminue ; possibilité de suivre les mouvements avec des appareils de plus en plus légers…), histoire des mentalités (du puritanisme qui filtre la sensualité jusqu’à la libération sexuelle) et histoire politique (la photo témoignage à la libération des camps ; développement du photoreportage avec les conflits de la guerre froide). On voit évidemment défiler noms et dates, mais toujours avec intelligence, s’il est vrai que le découpage en période recouvre des thématiques précises. La période récente, avec ses photos de guerre, de propagande, de publicité ou de mode, m’a moins surprise que l’émergence de la photographie au XIXème siècle, avec ses problématiques et ses potentialités.

 

Je n’aurais par exemple pas d’abord songé au recours de la photo par l’ethnologue pour assouvir et donner un caractère plus « scientifique » à son hystérie classificatrice, ni par les médecins pour tâcher de trouver des similitudes physiques entre les malades mentaux, technique bientôt récupérée par la police pour établir des portraits robots et tâcher de définir une physionomie du criminel (en superposant des clichés de coupables et en effaçant les particularités personnelles jusqu’à trouver des caractéristiques communes – tout à leurs théories fumeuses, ils n’ont pas pensé qu’ils obtiendraient un portrait similaire en procédant à la même manipulation avec des photos de victime, par exemple).

 

 

 

La photographie est bien d’abord une technique. Il est à ce titre assez fascinant d’observer ses interactions avec la peinture. Dans un premier temps, les photos permettent de réduire considérablement le temps de pose du modèle, elles sont un outil de travail. Ou un prétexte pour les amateurs du corps féminin, qui récupèrent ces photos -des nus, évidemment-, jusqu’à ce que se développe en parallèle une production pornographique qui circule sous le manteau. A quelques exceptions près, le corps masculin met alors du temps à devenir un sujet photographique… (et ne permet pas encore de se rincer l’oeil comme elles le voudraient pour certaines ; les dieux du stade n’étant pas mon idéal, je serais assez d’accord avec elle ^^)

La photographie va certes permettre à la peinture de se libérer de son obsession mimétique en vertu de sa qualité d’enregistrement du réel, mais c’est précisément cette qualité qui retarde la constitution de la photographie en tant qu’art, tournant opéré dans la première moitié du XXème siècle, en particulier avec les avant-gardes. Le corps est pris par le photographe sous les angles les plus improbables pour des formes toujours nouvelles, en plongée, contre-plongée, cadrage fragmentaire, « n’hésitant pas à déformer, déstructurer les corps qui devenaient ainsi volumes, matières, objets au même titre qu’une hélice d’avion ou une proue de bateau ». Il y avait notamment une photo de Moholy-Nagy, que je ne retrouve pas, mais qui prenait en contre-plongée un corps qui montait à l’échelle en corde d’un bateau, dont on ne voyait plus que les jambes, désarticulées, graphiques. « Moholy-Nagy ne cherche pas à donner une représentation cohérente du corps. Il choisit un point de vue inédit à partir duquel il construit une image dynamique. » On aurait dit une ébauche de Kandinsky géométrique ; la photographie artistique ne s’est peut-être finalement pas abstraite de la peinture… son champ propre serait alors bel et bien le reportage, le témoignage (Barthes n’est jamais loin).

 

D’autres analyses m’ont évidemment frappée dans ce livre, mais elles sont plus ponctuelles, parfois presque anecdotiques, si bien que j’y reviendrai peut-être lorsqu’un jour, oubliées, une situation les fera ressurgir, et alors, connectées les unes aux autres, elles feront véritablement sens. En attendant, je garde mes notes informes pour moi ^^