Huysmans à rebrousse-poil

Portrait de Montesquiou, par Boldini

Le musée d’Orsay a choisi la figure de Robert de Montesquiou pour l’affiche de son exposition sur Huysmans et, de suite on est dans l’ambiance : dandy, raffiné et décadent. On a la moustache qui frise de plaisir par anticipation : souvenirs, souvenirs, Melendili et moi avions lu À rebours pour nos TPE en terminale sur l’image de la femme dans l’art au tournant du siècle (on était des caricatures de nous-mêmes et ça nous allait très bien). Làs, le sous-titre aurait dû nous mettre la puce à l’oreille : de Degas à Grünewald (sous le regard d’un artiste contemporain qui s’est fait plaisir, Francesco Vezzoli), promesse d’éclectisme ou d’exhaustivité (des chefs-d’oeuvre pour tous les goûts !) se découvre aveu fourre-tout.

Huysmans sert moins de fil directeur que de prétexte : s’il a écrit sur un tableau, hop, c’est bon, ajouter au panier. L’exposition est franchement brouillonne, sans même parler des cartels police 12 imprimés en blanc sur gris dans une fonte avec des ligatures si fines qu’on soupçonne le commissaire d’exposition d’avoir pris conscience trop tard de son travail enthousiaste mais bâclé, et d’avoir voulu camoufler la chose. Au bout de cinq ou six cartels, on ne se demande plus si le propos est pertinent, mais si on devrait prendre rendez-vous chez l’orthoptiste.

Dommage, parce que les extraits de critique qui y sont reproduits sont croustillants. Rendus lisibles et mieux articulés, ils auraient rendus l’exposition passionnante. Petit extrait relevé par un visiteur plus assidu que je ne l’ai été, à propos de La Naissance de Vénus de Bouguereau :

La Naissance de Vénus, de William Bouguereau

« il a inventé la peinture gazeuse, la pièce soufflée. Ce n’est même plus de la porcelaine, c’est du léché flasque ; c’est je ne sais quoi, quelque chose comme de la chair molle de poulpe » « C’est exécuté comme pour des chromos de boites à dragées. »

La méchanceté est telle qu’elle se laisse lire comme de la mauvaise foi, et m’incite à trouver quelque argument à lui opposer. Alors que je ne me serais pas arrêtée devant La Naissance de Vénus, je me suis mise à voir la ligne de lumière le long de son corps – et je l’ai trouvée belle, un instant. L’instant suivant, évidemment, je me délectais à nouveau des phrases assassines.

Je ne connaissais pas le romancier comme critique d’art, mais il a manifestement fait Des Esseintes, le héros d’À rebours, à son image : ses détestations sont toujours vives et délectables… tandis que ses enthousiasmes, qui ont tôt fait de virer à la fascination monomanique, deviennent rapidement ennuyeux à lire. À ce compte, on serait presque déçu de retrouver, avec le sens de l’histoire, des tableaux qu’on a appris à aimer sans lui : la critique n’aide pas à renouveler notre regard. L’accord consensuel le cède à la complicité de qui a bitché de concert, et je me heurte de nouveau à ce constat : je parviens de moins en moins à voir les œuvres que j’aime. Je les reconnais et n’y co-nais plus : je ne sais plus laisser mon œil se promener à l’intérieur des toiles, parcourir et retrouver une composition, être saisi par une lumière ou une texture… le tableau d’emblée de donne et se retire comme une entité pleine et entière – un Degas, un Redon, l’affaire est classée.

Les Raboteurs de parquet, de Gustave Caillebotte
Même ce tableau n’y échappe pas totalement, alors que s’y superpose le souvenir de l’ancienne maison de mon père, une demeure bourgeoise de banlieue : dans ma chambre, à l’étage, le jour y entrait selon la même inclination, et la cheminée, hors d’usage, était presque située à l’endroit où on la devine dans le tableau, la bouteille posée sur l’avancée. La réminiscence est nouvelle ; je n’y avais jamais songé – indice que ce tableau, je l’ai vu, cette fois-ci aussi.

Tout juste se fait-on la remarque, avec Melendili, que les tableaux sont souvent plus vastes que leurs reproductions tronquées nous ont habitués à les visualiser : se souvenait-on qu’un journal traine sur une table à l’avant-plan de l’Absinthe de Degas, nous mettant à distance de ses protagonistes ?

Heureusement, quelques découvertes sont là pour raviver la curiosité et le sens esthétique. J’en retiendrai deux en particulier :

Dans un café, de Gustave Caillebotte

Ce Caillebotte, que je n’avais jamais croisé, a une présence singulière – la veste presque violette qui cependant ne jure pas avec les banquettes en velours – coloris apaisés par le cadre du miroir, aux dorures sans clinquant.

Galatée, de Gustave Moreau

L’autre, c’est non pas la Salomé de Moreau, comme je n’y attendais, mais sa Galatée. Impossible de trouver une reproduction qui rende le luisant sombre du décor, comme une laque noire où aurait poussé enchevêtrés et en relief un tas d’organismes vivants – si fantastique que j’ai mis un certain temps à remarquer la figure en arrière-plan.

Bref, il y a à boire et à manger dans cette exposition : on dirait un grand buffet ravitaillé dans le désordre ; pour goûter à tous ces mets raffinés, il faut accepter de déguster le salé au milieu du sucré, et des entrées à intervalles réguliers. Évidemment, les convives ont le palais un peu bousillé, mais ils n’osent protester, car au milieu de la table trône un plat auquel personne ne touchera mais que tout le monde attendait, cerise sur le gâteau : tortue et sa carapace incrustée de joyaux, sur coulis de velours. Francesco Vezzoli nous livre là une version littérale du délire de Des Esseintes (le héros du roman À rebours) qui décide de faire dorer et incruster de pierres précieuses la carapace d’une tortue vivante afin qu’en se déplaçant, elle moire ses tapis de reflets changeants. La pauvre ne survit pas longtemps, mais devient célèbre : comme chacune des lubies de Des Esseintes, celle-ci occupe bien un ou deux chapitres à elle toute seule. C’est ainsi un plaisir de nerd littérairs de la trouver matérialisée devant nous (un peu chiche en pierres vue sa taille imposante – c’est plus un format Galápagos que Caroline), même si, avec Melendili, on aurait bien donné dans la surenchère en la faisant se balader dans la salle…

Des courtisanes

Splendeurs et misères : légende dorée et légende noire, mais toujours légende. Il est difficile d’à la fois montrer des représentations et de les mettre à distance pour dégager la plus ou moins grande part de fantasme qui y est attachée. L’exposition que le musée d’Orsay consacre aux images de la prostitution, n’échappe pas à cette difficulté : fascination esthétique et curiosité historique s’éclipsent alternativement et le spectateur, constamment renvoyé de l’une à l’autre, a du mal à ajuster sa vision, comme passant de la pénombre à la plus vive clarté et inversement. Le contraste n’est pas seulement celui, social, qu’il peut exister entre le « bouge à matelots » et la demi-mondaine qui dicte les tendances mode sur les marches de l’Opéra ; c’est aussi et surtout celui qui se dessine entre le contrôle policier exercé sur les prostituées au prétexte de l’hygiène publique et les représentations d’artistes tous masculins qui les fétichisent, que cela soit sur le mode laudatif (on idolâtre la demi-mondaine, quitte à avoir une danseuse si on n’a pas les moyens d’entretenir une courtisane en vue) ou péjoratif (on est la victime innocente de ces femmes prédatrices – au teint régulièrement verdâtre : absinthe que les « verseuses » peuvent vous servir ou couleur du poison qu’on vous administre sous la forme d’une maladie vénérienne)1.

Même si j’ai aimé découvrir ou apprécier IRL certains tableaux (Rolla de Gervex, notamment), l’aspect de contrôle social est celui qui m’a semblé de loin le plus intéressant : l’ouverture des maisons de tolérance, sous couvert de contrôle hygiénique, était finalement une tentative de se prémunir de toute mixité sociale, de lever l’ambiguïté qui régnait de jour dans l’espace publique (thème des premières salles de l’exposition), où l’on ne pouvait pas distinguer d’une manière absolument certaine la prostituée de la femme respectable – sans compter les femmes exerçant des métiers peu rémunérateurs qui cherchaient là de quoi arrondir leurs fins de mois. Les filles des maisons closes (partie centrale de l’exposition), encartées, sont appelées les « soumises » : quand on sait les dettes qui les liaient à la tenancière des lieux, que l’on voit une photo de leur dortoir2 et les examens réguliers auxquels elles étaient pliées (non, je ne veux pas savoir ce que recouvre exactement le terme de « douche périnéale »), on se dit que soumises est bien le terme. On aurait presque envie d’employer celui d’emprisonnées s’il n’était déjà pris par leurs collègues « insoumises » raflées par la police et menées à Saint-Lazare, qui faisait office à la fois de prison et d’hôpital pour les maladies vénériennes. Tout ce beau monde figure dans les dossiers magnifiquement calligraphiés de la police, aux côtés des « pédérastes » dont les liaisons sexuelles sont minutieusement consignées (Melendili me raconte à la sortie qu’on a retrouvé le nom de Proust dans un de ces fichiers). Pour approfondir tout cela, il faudrait se résoudre à affronter l’écriture pleine de circonvolutions d’Alain Corbin et lire Les Filles de noces

Même si cela n’excuse pas le sort réservé aux femmes, seules tenues pour coupables, on comprend mieux cette frénésie de contrôle quand on voit les photos cauchemardesques de patients atteints de syphilis – autrement plus traumatisantes que les clichés pornographiques disposés dans deux salles interdites aux moins de 18 ans. On pénètre dans ces cabinets de curiosité en écartant les pans d’un rideau rouge : une manière, sûrement, de redonner un caractère sulfureux à des images qui paraissent aujourd’hui relativement soft (même si on met parfois un certain temps à déterminer quelle partie du corps appartient à qui3, surtout quand un pénis sort d’un tas de jupon – « homme en bas et jupons », confirme la légende). Les pratiques photographiées, nous dit-on dans la première salle, n’ont rien à voir avec ce qui se passait au bordel : il s’agit d’images créées en studio et destinées à être consommées indépendamment de la chair qui y est représentée. Même s’il n’y a guère que les prostituées qui acceptent de poser pour ces photos, elles relèvent finalement moins de l’histoire de la prostitution que de la pornographie (dont on oublie de rappeler qu’elle est étymologiquement écriture sur la prostituée, et que c’est à ce titre de représentation qu’elle a sa place dans l’exposition). Pour la photo-souvenir, ancêtre de la sextape, il faudra attendre la seconde salle et les progrès de la chimie pour qu’un non-professionnel puisse prendre des photos (moins acrobatiques, du coup).

Ces photos, qu’on sait pourtant mises en scène, brouillent la frontière entre réalité historique et fantasme collectif plus encore que les tableaux des artistes peints avec leur subjectivité d’homme – à un détail près : celui des corps. On voit la réalité des corps ; leurs formes plus opulentes que celles aujourd’hui représentées, déformées par des années de corset, permettent de faire la part entre le canon d’une époque et les déformations de l’artiste hanté par sa créature, parfois représentée à la limite de la difformité.

L’exposition perd un peu en cohérence sur les dernières salles, vaguement plus fourre-tout. « Prostitution et imagination » rassemble les délires qu’inspire la femme à la fin du XIXe siècle (je découvre une belle estampe de femme-squelette et voit IRL ce tableau complètement barré d’une domina qui balade ses cochons, découvert au collège en TPE autour du roman non moins barré de Huysmans), tandis que « Prostitution et modernité » colle tout ce qui aurait juré dans les salles précédentes par des formes ou des couleurs un peu trop vives. Le contraste, il est vrai, est frappant avec les tableaux pour lesquels les maîtresses des uns et des autres ont posé. On retrouve en filigrane cette question que je trouve assez fascinante : à quel moment un nu n’est-il plus assez mythologique ou biblique au point qu’on le décrète choquant ? Et rétrospectivement : dans quelle mesure Marie-Madeleine et consorts sont-elle un prétexte à se rincer l’oeil dans l’amour du prochain ? La limite est extrêmement ténue4 : il suffit de quelques poils sous les bras pour que la nymphe redevienne courtisane ou d’un regard en coin pour que Vénus devienne une Marie couche-toi là…

Je suis restée un peu frustrée, je crois, que les approches historiques et artistiques s’entrechoquent plus qu’elles ne se complètent. C’est inhabituel pour moi, mais quitte à choisir, j’aurais aimé que la composante historique l’emporte : autant l’imaginaire artistique de la prostitution, a l’a tous plus ou moins intégré, autant la source et la déconstruction de cet imaginaire… Il m’a semblé que les gens se pressaient autant sinon plus autour de cartes de visites et jetons de bordel exposés dans les vitrines (autour d’un canapé certes très désirable dans cette exposition surpeuplée) que devant les images interdites aux moins de 18 ans. « C’est un porno », dit d’une voix déçue celui qui croise un camarade coudoyant en sens inverse. Les cartes de visites et les jetons laissent paradoxalement d’autant plus de place à l’imagination qu’ils sont des vestiges tangibles du passé – on fantasme moins qu’on n’essaye de se projeter et de comprendre, s’amusant des variantes dans le vocabulaire constant de l’amour marchant, et reliant les « massages suédois » d’hier aux massages thaï d’aujourd’hui… Un désir de comprendre, en somme, ce que la prostitution d’hier peut nous apprendre de l’homme d’aujourd’hui.

Bonus balletomane
Relation abonné-danseuse oblige, l’expo comporte :

  • une statue de Cléo de Mérode,

  • des tableaux représentant le carnaval à l’Opéra (je mets un certain temps à me rappeler que Garnier n’existait pas encore à l’époque de certains tableaux et que c’est donc l’opéra rue Peletier qui est représenté),

  • une mosaïque taille carte de visite des gambettes de l’Opéra – en réalité des mollets. C’est néanmoins suffisant pour constater que la chair avait le droit de cité.

  • L’Étoile, de Degas. Je n’avais jamais remarqué l’abonné avec son haut de forme en coulisses, mais quand on y prête attention, il entre étrangement en résonance avec la seule autre touche vraiment noire du tableau, le ruban de velours que l’étoile porte au cou – comme une corde ?

 


1
Toulouse-Lautrec est l’un des seuls à « calmer le jeu », celui qui résiste le mieux peut-être à la légende noire comme à la légende dorée : ses dessins montrent des femmes avant de montrer des prostituées.
2 Les mineures avaient des chambres à part. Curieux traitement de faveur : quelle innocence ou quelle respectabilité peut-on vouloir encore préserver chez une jeune fille que l’on prostitue ?
3 Dans le même ordre d’idée, je cherche toujours dans quels sens devaient s’agencer les corps sur la « chaise de volupté » de je ne sais plus quel homme important, dont la corpulence tout aussi importante l’a conduit à aménager ses plans à trois. Pourtant, il y a des étriers (comme chez la gynéco) et des cale-pieds dorés (starting block pour course de fond, à n’en pas douter).
4 En lisant Strapless, j’ai découvert avec stupeur que Madame X de Sargent avait fait scandale à cause de la bretelle tombée sur l’épaule de la modèle… Mieux valait tout voir bibliquement que de suggérer la moindre audace.