Coups de soleil et de cymbales

La Barque solaire. Je ne sais pourquoi, ce titre magnifique me faisait penser à Quignard et Bonnefoy. Pourtant, s’il fallait le rapprocher d’un poète, ce serait de Nerval, à cause de son « soleil noir ». Parce que cette composition de Thierry Escaich est plus éclatante que lumineuse. La barque s’est probablement égarée aux abords du lac Averne, et l’église que l’orgue fait surgir à l’esprit dérive rapidement en maison hantée. Barbarie toute musicale pour l’organiste qui fait des pieds et des mains pour que vogue galère : accroché à son banc, il appuie des pieds sur des lattes comme s’il cherchait à garder l’équilibre, tandis que le boys band des contrebasses tangue. Et ça marche : vous êtes embarqué, le quart d’heure est passé.

On débarque sur un concerto de Dvořák. Gautier Capuçon s’avance muni de son violoncelle au très long dard et s’installe, cheveux longs gominés, queue de pie rejetée et jambes écartées. Serait-il vêtu d’un jabot et de poignets en dentelle qu’il serait suffisant dans un salon du XVIIIe. Mais il tient conversation avec son violoncelle, décidément un instrument dont j’aime la belle gravité. En rappel, on nous gratifie d’un ter plus allègre, facétieux même dans sa conclusion : après avoir dûment agacé sa femme-instrument unijambiste, le capucin râpe son violoncelle comme si le morceau était de gruyère.

Pour la symphonie n°3 de Saint-Saëns, le chef d’orchestre, de majordome se fait maître d’hôtel et nous sert un de ces mets où la profusion des ingrédients est si bien tamisée qu’ils ne se laissent pas deviner. On sait juste que c’est raffiné et qu’on s’en régale sur une grande nappe blanche, dans le glissement discret des flûtes et des couteaux à poisson. Voilà comment, en vertu de la loi des contrastes et de l’harmonie universelle, on se retrouve une cuillère à la main pour pigousser dans une assiette « tout chocolat » en compagnie d’un burger savoyard (comprendre le cousin de Palpatine).

Mozart vaut bien une messe

Descendue à pieds de Montparnasse aux Halles, j’en ai profité pour errer un peu dans le marais à la recherche de la boulangerie qui m’avait laissé un souvenir ému avec son sandwich poulet, roquefort, crème de chèvre, noix, raisins secs. J’ai fini par la retrouver, rue Sainte Croix de la Bretonnerie, et dédaignant les Tours Eiffel en chocolat, n’ayant pas encore aperçu les gâteaux aux formes encore plus phalliques, j’ai pris un Poivrier : poulet, salade, petits légumes marinés (sic) et sauce au poivre. Est-il vraiment nécessaire que je vous raconte cela par le menu pour en venir à Mozart ? Henri comprendrait pourtant très bien, Henri, mon nouvel ami en polo turquoise, ancien libraire, actuel flâneur spécialisé en rencontres éphémères, qui s’est mis à me parler (bonne) bouffe en me voyant racler consciencieusement le sachet papier de mon flan au chocolat (nécessaire pour apaiser le palais après le poivre). Et pour que vous sachiez en quelles dispositions je suis entrée dans l’église Saint-Eustache (non, pas avec une moustache de chocolat), vous devez encore savoir que je venais d’essayer une robe de soirée de princesse, violette, moirée, avec un lacet dans le dos, assurance d’être venue accompagnée à la soirée.

Maintenant que tout est en ordre, que j’ai récupéré mon billet avec deux camarades khâgneuses (dont l’une est en stage à Pleyel !), le concert peut commencer. Comme je suis trop loin pour voir des instruments autre chose que la hampe des contrebasses et le pavillon du tuba, pendant le Roméo et Juliette de Tchaïkovski (loi des séries oblige), je regarde là-haut une statue qui fait le paon avec son vitrail, et le collier de perles formé par les plus petits tubes de l’orgue. C’était la première fois que j’assistais à un concert dans une église : l’acoustique y est étrange et, quand le chef d’orchestre ferme le robinet d’un geste sec du poignet, les sons continuent à couler, ascendant, pendant un instant. Le lieu s’accommode mieux du chœur – et d’une messe sacrée. Quoique, comme nous l’ait fait remarquer le présentateur après l’injonction rituelle d’éteindre les portables, les limites soient un peu brouillées entre le profane et le sacré : Roméo et Juliette commence par une invocation de frère Laurent tandis que la messe en ut mineur de Mozart a été composée pour une femme (certes, pour célébrer la guérison de sa femme, Constance – que je ne puis voir autrement que sous les traits d’Elizabeth Berridge). Effectivement, alors que je me pensais, loin des musiciens, loin de toute pensée impie, c’est peut-être là que mon esprit s’est le plus égaré dans des fantasmagories de chair vêtues. Il y a des passages si intenses, de ceux où l’imminence de la perte fait ressentir d’un coup l’affection infinie que l’autre nous inspire, en une espèce de plénitude à peine soutenable, que je ne peux m’empêcher d’imaginer la musique caressante.

 

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Un instant, je suis tirée de mes rêveries par les néons qu’on allume dans les cieux, alors que les vitraux se sont peu à peu éteints. J’en profite pour revenir aux petites têtes qui, dans leur ferveur, vacillent comme les bougies serrées sur leur présentoir que l’on trouve habituellement dans les églises. J’ai une amie parmi elles, que je vois comme sur une photo de classe, troisième en partant de la gauche. Je ne peux pas l’entendre alors j’écoute la musique, par-delà les messes basses que font mes voisins. Parfois aussi, j’oublie, j’ai l’attention qui vagabonde ; la musique qui s’enroulait en spirales autour des colonnes façon lierre supersonique, rebondissait sur les voûtes et se laissait ensuite glisser le long des colonnes opposées, d’un coup a quitté les lieux. J’en fais autant.

Aimer sans être fan

 

Duruflé. Je ne connaissais ni son nom ni mon tort, ses Trois danses pour orchestre se sont chargées de m’apprendre l’un et l’autre. Le Divertissement, d’abord : je décide que j’aime. À la Danse lente, c’est effectif. Il y a une danseuse, dans le lointain, dans ma tête, pointes, pieds cassés, genoux pliés. Elle est en académique, se meut lentement pour passer d’une pose incisive à une autre et doit tenir dans sa main quelque petit miroir, car ça brille de temps à autres, éclats cuivrés et éclaboussements de bassin. Cette idole pivote peu à peu et les reflets prennent différemment sur son corps comme une carafe qu’on tournerait entre ses mains à la lumière du soleil. Danse orientale sans exotisme, qui scintille… je suis éblouie. Puis le Tambour(in) éclate comme un feu d’artifice miniature et l’apprenti sorcier qui chorégraphie dans ma tête jette les pointes, ce sera pieds nus et les doigts écartés que le rythme nous prendra au ventre pour projeter en avant les bustes, sacre du riant.

Après cela, Johannes peut Brahm(s)er autant qu’il veut, ce n’est plus pour les mêmes raisons que je ne tiens plus en place. J’étire mes doigts, les replie en crochets, les déplie, tous ensemble, puis en cascade, de droite à gauche, de gauche à droite (déjà, Lars Vogt désapprouve de ses sourcils d’aigle), je tartine la musique du poignet, dans l’air, sur l’accoudoir ou sur ma cuisse, fais rebondir mon doigt sur les boutons de manche de Palpatine, change de carre mes pieds sur talons hauts, en dedans pour relâcher le coup de pied, droit pour reprendre un peu d’aplomb, loin pour étirer les jambes, près pour soulager à nouveau le coup de pied, me redresse pour regagner un peu d’attention en même temps que quelques centimètres puis décide finalement de me laisser couler de mon siège et de céder à la somnolence avant de finir par déranger mes voisins. Parce que, voyez vous, il n’y a rien que de très juste lorsque le programme indique que le pianiste fait une entrée « étonnamment délicate » ; mais une fois passé l’étonnement… c’est beau… de loin… et je donne un coup de coude à Palpatine pour prouver que, non, ce n’est pas moi qui m’endors, c’est lui (à vrai dire, on a seulement inversé les rôles par rapport à la première pièce – mais aussi, je trouve ça beaucoup moins pardonnable de ronfler sur Duruflé – affaire de (peu) de goût).

À l’entracte je sillonne tout Pleyel : mon radar à chapeau est défectueux, mais cela a le mérite de me donner un coup de frais. J’aurais du m’en douter : c’est si inhabituel pour moi de ne pas être comblée par un concerto, qu’il fallait bien une symphonie étonnamment courte et inversement proportionnellement enthousiasmante (une demi-heure, c’est le bon format) pour rétablir l’harmonie universelle de la soirée. Pour Sibelius « ce sont des professions de foi des différentes époques de [sa[ vie. Voilà pourquoi [ses] symphonies sont toutes si différentes. » Voilà pourquoi je ne les apprécierai pas toutes également. Toutes… façon de parler évidemment. Seulement, la deuxième et le poème symphonique Tapiola m’ont fait douter si je retrouverais jamais le compositeur de Kullervo. Mais grâce à la cinquième, je peux dire que j’aime Sibelius, un Sibelius à moi, qui n’a pas un goût de bonbon la Vosgienne, au concentré de pin finlandais. Pas de vent dans les branches, juste des feuilles mortes frissonnantes sur lesquelles vient souffler le basson (je soupçonne Pradoc d’avoir introduit cette image dans mon esprit avec son extrait de Bausch et son souffleur – Pina, pins…). La musique m’emporte, ou peut-être est-ce moi avec l’alpiniste. J’avais déjà un contrebassiste (le poète de Spitzweg) et un violoncelliste (le hérisson), mon tour des pupitres continue, j’ai désormais un violoniste. L’alpiniste, ce sont des yeux de husky, bleus glacier, qui transpercent la partition comme un pic à glace et vous font fondre quand ils se rident pour accueillir un sourire de moelleux au chocolat.

Délicieuse façon de finir une soirée qui avait si bien commencé – par une rencontre. C’est au do-ré-mi que j’ai fait mes gammes avec A. Elle ressemble bien plus que moi à une souris, qui ai fait le lapin en finissant la salade de son croque-monsieur gratiné de gruyère. Discrète. Je connaissais l’œil, j’ai pu le voir en personne. Et la voix aussi : maintenant, j’entendrai un ton en la lisant.

 

Musique vivhante

 

Prokofiev, dansant ; Stravinsky, percutant ; Haydn, réjouissant ; Chostakovitch, poignant (pas émouvant, poignant : comme dans poignard) : voilà tout ce que j’aime dans la musique1.

Dès les premières mesures de la Symphonie n°1 de Prokofiev, j’ai eu la surprise de me retrouver sur scène, avec le tout premier morceau sur lequel nous avons dansé : à quelques pas près, je ne me souviens plus de la chorégraphie, mais la musique s’est inscrite dans mon corps et celle qui jaillit de l’orchestre vient derechef combler cette empreinte. Il en est pour moi de la musique comme des gens : plus je les connais, plus je les aime. On n’est jamais sûr de les reconnaître – et de replacer le premier mouvement dans la totalité de la symphonie.

Surprise encore plus grande que d’être familière aussi avec le deuxième morceau, Capriccio pour piano et orchestre de Stravinski. Alors que le nom que j’y associais spontanément était celui de Gershwin, ce sont des extraits d’un ballet avec Claude Bessy (début d’un vieux documentaire sur l’école de danse de l’opéra) qui me viennent à l’esprit. Allez savoir pourquoi, quand j’aurais du compléter la réminiscence balanchinienne de Palpatine rubis sur l’ongle : Joyaux ! Et pourtant, ce n’est pas faute de l’avoir vu trois (quatre ?) fois… Mais les voies des associations d’idées sont impénétrables et ce beau caprice musical prend bientôt l’allure d’un cartoon, avec le chef et ses mains en bec de canard dans le rôle de Donald Duck, et l’embonpoint débonnaire du pianiste dans celui du mignon cochon bégayeur (a-t-il un nom ?).

Tout cela est évidemment à prendre avec une pincée de sel, qu’Emmanuel Ax saupoudre au-dessus de son clavier dans le Concerto pour piano en majeur de Haydn. Il se frotte les doigts et nous, les babines : c’est un régal. J’imagine d’abord une fête rutilante puis, au milieu, une rencontre assourdissante qui met les festivités bruyantes à distance (la caméra tourne au ralenti, bande-son coupée ou remplacée par des froissements d’étoffe et des échos de stéthoscope), pour mieux les rejoindre ensuite, après quelques feintes espiègles dont on ne fera pas une histoire (seulement quelques plans souriants – lendemain de fête, des pieds qui courent sur le carrelage à damier bordeaux et crème, une porte à petits carreaux, des adieux sans rupture).

On retrouve ensuite Chostakovitch, dont la musique est beaucoup moins désolée quand il s’efforce de l’être (face aux chiens de garde du réalisme socialisme – les génies ont trop souvent à s’excuser de leur talent ; le compositeur russe n’a-t-il pas assez expié qu’on doive encore parler de ses rapports à l’URSS dans chacun des programmes ?). Il y a du joyeux foutage de gueule et des apothéoses qui n’en sont pas dans la Symphonie n° 5 : le remue-ménage de la grosse caisse éléphant voudrait bien provoquer l’implosion de l’orchestre qu’il écrase de tout sa bruyante puissance, mais l’orchestre toujours reprend comme si de rien n’était, un peu plus légèrement encore qu’on aurait pu imaginer ; les crescendos n’explosent ni ne retombent comme des soufflés, ils sont obstinément défaits, par un decrescendo patient ou d’un rapide pas de côté.

Je commence à être un peu fatiguée mais je ne veux pas le savoir et fixe mon attention sur le chef : presque comme si c’était de la danse, je vois la musique, le chef y est corps (et âme, j’imagine). Sa pantomime m’absorbe, même si elle n’est pas à strictement parler lisible pour moi qui sais tout juste lire la clé de sol. Son crâne rasé et sa baguette avaient fait surgir devant moi Voldemort au début du concert ; aussi, il y a bien quelque chose du mage dans ses gestes : il convoque les violons (leur tire un son, les force à être bien là, tout de suite), appelle les altos comme des esprits, lance un sort aux percussions, congédie les violons pour mieux envoûter les vents. Lorsque la fanfare fracassante déferle, on dirait un instant qu’il est possédé – buste en arrière, bouche grande ouverte sur un cri si déchirant qu’il reste muet– puis son regard tombe sur sa baguette et il semble se souvenir qu’il dirige. Autant dire que mes paumes de main n’ont été épargnées que par le spectre d’un RER citrouille.

1 Sans oublier Arvo Pärt, fascinant, ni Fauré, lancinant.

Questions de goût

Jeudi matin, je lisais cela : « Le goût n’est autre chose que l’avantage de découvrir avec finesse et avec promptitude la nature des plaisirs que chaque chose doit donner aux hommes », Montesquieu, cité par Philippe Sollers. Jeudi soir, j’écoutais la symphonie n°88 de Haydn, à propos duquel il écrit : « On le touche à peine, il répond, il tourbillonne en cascade – saut, arrêt, saut, intermittence–, il s’éclipse, glisse, roule, troue, repart. » Ce bon goût est extrêmement reposant : on ne cherche à nous amener nulle part, voilà, nous y sommes : prenez votre plaisir. On pourrait dire que c’est charmant, si l’écho d’une voix chevrotante de grand-mère n’empêchait pas d’entendre tout ce qu’il y a de princier en même temps – une sorte de noblesse qui aurait oublié d’être empesée et s’est empressée vers la liberté.

Puis le concerto pour piano n°4 de Beethoven a été entamé par Rafal Blechacz, étonnamment jeune, qui pourrait être fort croustillant s’il n’avait un casque de cheveux estampillé années 1970. Faute de goût capillaire, on le trouvera sous ses doigts. Le piano s’est entouré d’un peu plus d’instrument que pour la symphonie de Haydn et a étendu le cercle des musiciens, si bien que je n’ai plus devant moi le bout de scène vide sur lequel projeter mes rêveries. Je remarque un peu plus les gesticulations de Lamirusse, à qui Palpatine1 a revendu sa place2 : depuis le début, il dirige le concert. Ça le rend un peu moins sibérien.

À l’entracte, alors que les estrades de la scène montent et descendent comme des chevaux de bois pour que les contrebasses déménagent de notre côté, il m’explique que si la disposition de l’orchestre dépend de l’effet que veut produire le chef, celui-ci doit également compter avec… le syndicat. Et de me raconter qu’à l’orchestre national, lorsque le dernier chef arrivé a voulu remettre les violoncelles devant, les altos ont vigoureusement protesté à l’idée de rentrer dans le rang. De la musique avant toute chose… vous parlez d’un impair !

To be Franck, j’aurais du mal à rendre à César ce qui lui appartient. Palpatine n’a su dire si sa musique était susceptible de me plaire et, après avoir entendu la symphonie en mineur, je comprends mieux, parce que je ne sais pas moi-même si cela m’a effectivement plu ou non. Il y a des moments, notamment lorsqu’un instrument à vent se dégage de l’épais tissu des archets, qui sont magnifiques, et d’autres que je n’entends pas vraiment.

 

1Tu n’as rien loupé : Lola n’était pas là.
2
Pas de dépit, Ariana, aucun souci, je te laisse ton russe, l’ami de Lamirusse l’était encore davantage.