Le ballet de l’Opéra de Lyon a concocté pour sa tournée parisienne une soirée de danse masculine propre à séduire les spectateurs – a fortiori les spectatrices. La soirée est construite comme un podium vu de derrière, plus que comme un crescendo : le bronze d’abord, l’or au milieu et l’argent pour finir.
Le bronze revient à la pièce de Benjamin Millepied. Quand on oublie qu’on l’oubliera sitôt achevée, Sarabande s’apprécie. Même si les danseurs sont contraints à des simulacres de courses par une scène manifestement trop petite (et les spectateurs gênés par le spot central bien trop bas, qui éblouit de manière fort désagréable, surtout quand on porte des lunettes), c’est l’occasion d’admirer la gestuelle élastique de Sam Colbey et d’apprécier les jeux de regard entre les danseurs sur le qui vive – prêt ? Tu ne m’attraperas pas ; à trois ? On y va. Je repère ainsi Albert Nikoll qui, s’il n’a pas la qualité de mouvement de son collègue sus-mentionné, a une présence particulière, une énergie incisive, adoucie par un sourire moelleux… et des cheekbones qui me rendent faibles. But more on bébé-Baryschnikov later. Il faut garder le meilleur pour la fin – au milieu, si vous avez suivi le coup du podium.
Pour l’argent, nous sautons donc directement à Steptext, la pièce de William Forsythe, qui fait danser Julia Weiss, la seule danseuse de la soirée – en pointes et académique rouge, incisive comme une lame de rasoir. Bizarrement, ce sont les brefs moments de suspens qui m’émeuvent, lorsque la danseuse se maintient un court instant entre deux énergiques prouesses : son visage, sculpté par les ombres, se voile d’une magnifique nuance d’abandon, bouche entrouverte, assortie à l’académique, probablement en quête d’un second souffle, mais que les paupières closes ou presque nous offrent d’ignorer une seconde – une prouesse en soi au milieu d’une chorégraphie si exigeante. Le plaisir de la danse sur scène, c’est aussi d’observer les corps comme à la dérobée. Cela ne se fait pas le reste du temps ; on ne voudrait pas être surpris à dévisager, même si c’est l’inverse que ce regard opère, qui cherche à composer le visage d’une personne à partir des angles morts du corps, des gestes insus qui sont si beaux, parfois.
Ces gestes-là, Critical Mass ne manque pas de les faire surgir, bruts, furtifs, dans l’épuisement des corps et de leur poids, qui ne cessent de se transvaser, de se faire contre, tout contre, contre-poids. Quand j’ai entendu les premières mesures, quand j’ai vu les deux danseurs au centre de la scène placés comme ils étaient, l’un lever le bras derrière lui et l’autre le rabattre devant, l’excitation est montée instantanément : c’est ce duo de Russell Maliphant, c’est celui-là. Celui qui m’a fait découvrir le chorégraphe, et l’aimer, alors dansé à Pantin par le ballet de l’Opéra de Lyon, déjà. Et déjà, par un danseur au flegme tout ce qu’il y a de plus croustillant. Il était tellement à son goût que Mum avait déclaré qu’elle en ferait volontiers son goûter : le danseur pain au chocolat était né. Une décennie plus tard, la relève est là : Albert Nikolli, un nouveau danseur pain au chocolat, qui n’a rien à envier à l’ancien. Clairement le mien, cette fois-ci : il semblerait qu’il ait un petit air de Palpatine. Je ne le remarque pas sur le moment, ni après, en fait, parce que la chorégraphie est trop excitante pour ça, un duo-duel où les danseurs se défient de s’épauler et se poussent à bout, au bout d’eux-mêmes. C’est tout ce que j’aime dans la danse, c’est ça : ce qui se passe là, qu’il faut être là pour voir. Lorsque les deux danseurs reprennent place au centre, comme au début, je suis à bout de nerf : je sais que ce sont les dernières phrases chorégraphiques, que le duo va bientôt prendre fin par la reprise de l’ouverture ; je veux que ça arrive et que ça n’arrive pas, que ça continue, je veux en profiter encore, alors que la fatigue relâche les gestes, plus amples encore, que les danseurs à tour de rôle pèsent et donnent tout leur poids sur leur partenaire, se fauchent et se soutiennent. Le bras s’abat sans façon, le corps attend avec une nonchalance non feinte, vitale même, de n’être plus de réserve mais de récupération – il y a une beauté propre à la fatigue, quand la sueur dépouille de tout vernis ; de toute mesure aussi, la puissance brute, épuisée au fond de l’être, qui jaillit encore, peut-être même enfin.
Toutes mes excuses au danseur pain au chocolat ; mais comment voulez-vous que toute cette excitation ne rejaillisse pas sur qui l’a fait monter ?
Les boulangeries étaient fermées, mais je suis allée manger un chocolat liégeois pour fêter ça, l’euphorie de cette bromance chorégraphique. Vive la bro dance.