La Fiancée vendue rachetée par ses couleurs


Opéra tchèque, couverture de programme colorée… partie en toute ignorance avec un bon a priori pour cet opéra de Smetana, je suis arrivée à une conclusion décevante : le tchèque power n’opéra pas. Ce n’est pas mauvais, loin de là, mais c’est loooooong. Long comme une comédie de Molière jouée au rythme des Feux de l’amour.

L’intrigue n’en est presque plus une tant elle est archétypale : Marenka aime Jenik mais ses parents l’ont promise à un autre, l’un des fils de Micha. Vasek, puisque c’est de lui qu’il s’agit, est un gros benêt qui, avec son ballon vert, m’a fait penser à Alain avec son cerf-volant dans la Fille mal gardée ; Andreas Conrad est particulièrement bon lorsque Vasek se recommande toujours de sa « Ma-ma-ma-man », façon grenouille de Platée. Il suffit de ne pas avoir laissé échapper dans les surtitres, à cause du mal au coup, que Jenik est le fils du premier mariage de Micha (remarié après le décès de la mère de Jenik, et je vous le donne en mille, « si avoir une bonne mère est une bénédiction… avoir une marâtre est une malédiction ») pour savoir d’emblée que le mariage aura lieu entre les jeunes gens qui s’aiment (et nous en rabattent les oreilles) sans que le contrat soit caduque. Toute l’originalité réside dans la ruse de Jenik qui accepte de passer pour un vendu et vend sa bien-aimée pour trois cents ducats sous réserve qu’elle se marie avec « le fils de Micha » – heureusement pour lui que les périphrases existent et que le vieux père veuille bien faire le bonheur de son premier fils pendant que le second s’en va secondé par sa môman.

 


J’adore les scènes de groupe où tout le village, hommes en casquettes noires et femmes en fichus et robes cintrées sous la poitrine, chante et danse devant un ciel jaune très orangé (forcément, j’aime). De véritables danseurs viennent entraîner ce beau monde et c’est bien gai. Plus tard, lorsque la voiture des forains arrive (et nous éblouit de ses phares pendant un bout de temps), la luminosité descend et les lumières de la grande roue s’allument tandis que les teintes du décor virent au violet. Je rends donc grâce aux danseurs et à William Orlandi, responsable des décors et costumes, d’avoir sauvé ma soirée de la fadeur.


La Fiancée vendue rachetée par ses couleurs… vous ne croyiez tout de même pas qu’il s’agissait de la chanteuse, si ? Inva Mula a sûrement la voix du rôle mais pas la tête à l’emploi : alors que Piotr Beczala a simplement l’air d’un « grand garçon » en Jenik avec sa casquette bleue et son blouson jaune moutarde de Playmobil, elle me fait à tout instant penser à ma grand-mère maternelle que je verrais très bien avec la même robe blanche (sans les nœuds dans les cheveux, faut pas pousser mamie dans les orties). Leurs duos me paraissent interminables tant les paroles sont insipides (je sais que les répétitions peuvent être poétiques mais là, ce n’est clairement pas écrit – à ne surtout pas aller voir deux jours après Ariadne auf Naxos de Strauss où le livret de Hugo von Hofmannsthal tient vraiment la route) et je leur préfère des scènes où les personnages sont un peu plus nombreux, notamment celle où Kecal (Jean-Philipe Lafont), agence matrimoniale à lui tout seul, achète leur fille aux parents de Marenka par un bon déjeuner. Le couple de gros paysans fait des mines, le père la bouche arrondie sous les sommes annoncées par la famille du gendre idéal, la mère qui trouve que ça va bien mais écoute quand même, sait-on jamais. Là-dessus, Marenka arrive en léchant son cornet de glace et c’est un vain que Kecal lui passera un autre plat sous le nez, la jeune fille partira en plantant la boule de glace dans l’assiette de son père : y’a comme qui dirait une couille dans le potage. Le tout reste tout de même un peu trop potache à mon goût, même si ce comique à grosses ficelles (manœuvrées au ralenti- y’a pas que Franklein la tortue qui ait deux de tens’) rejoint parfois une représentation joliment naïve.


Des gens simples, oui, mais qu’ils laissent les jérémiades aux tragiques élégiaques et qu’ils se réjouissent dans des chansons à boire (« la bière est un don du ciel » avec ça on était bien barré, heureusement, l’ivresse arrive avec les danseurs qui se livrent à de réjouissantes acrobaties sur la table du banquet) ou au cirque (que font les danseurs, tout à tour caniches savants, cheveux de manèges et autres bestioles non identifiées). Bref, j’aime le populaire mais dansant.

Bons baisers de Naxos – Zerbinetta

[Ariadne auf Naxos, de Strauss, à Bastille le 17 décembre mit Palpatine]

 

Ariane à Naxos s’annonce comme une mise en abyme ; on pourrait craindre de s’y perdre mais l’intrigue est si facile à suivre que l’œuvre en devient étonnamment complexe et qu’on risque à tout instant de s’y retrouver.

 

Un opéra doit être donné après le souper chez le plus riche homme de Vienne qui, dans la mise en scène de Laurent Pelly habiterait une sorte d’immense loft avec de grandes colonnes carrées qui évoquent les temples grecs avec la lourdeur brute des immeubles du Ring. Dès le lever du rideau, le public qui n’est pas en moon boots mais le regrette peut-être se met à rire : sur scène aussi, il neige. Tout à nos difficultés de circulations, nous avions oublié que la neige peut enchanter une scène ; la voiture qu’on voit apparaître en arrière-scène, elle, n’a pas fait plus d’effort qu’un flocon pour se déposer. Une joyeuse bande en sort, qui n’a pas vraiment l’allure de chanteurs lyriques et pour cause : il s’agit d’une troupe de bouffes qui doit égayer l’opéra d’un épilogue comique. Autant dire que cela ne ravit pas le compositeur, qui voit déjà son œuvre perdre tout sens, ni la prima donna qui, avec sa robe noire, n’est pas du même monde que la miss punky en talons aiguilles, jupe courte et cheveux courts, la Zerbinetta avec ses quatre amants, selon le titre de leur divertissement. L’opposition entre tragique et comique se redéploie en ennuyeux vs insignifiant, noble vs divertissant au point de paraître irréconciliable. Le majordome déclenche donc un branle-bas de combat lorsqu’il annonce que son maître exige que les deux spectacles soient présentés simultanément afin de libérer les convives à temps pour le feu d’artifice. Cela amuse bien les comiques qui ont l’impression de jouer un bon tour à ces personnes sérieuses qui les snobent, et désespère le compositeur (Sophie Koch, dont, malgré la belle voix aiguë, je me suis demandé si c’était un garçon ou non) qui refuse de voir son œuvre torpillée. Mais, comme ce sera le cas pour Ariane par la suite, il faut bien vivre. Secondé par le maître à danser désabusé, le maître de musique empêche le compositeur à se défiler et l’oblige à… composer – avec la situation.

 

L’entrevue avec Zerbinetta (Jane Archibald, formidable), à qui il faut bien raconter l’histoire pour qu’elle puisse y improviser, laisse entrevoir un nouvel horizon. Au fur et à mesure que la jeune fille se révèle n’être pas dupe de la comédie qu’elle joue, apparaissent en toile de fond des îles, comme émergeant du brouillard : elles sont là, ces îles grecques, sans qu’on ait su comment on y était arrivé. Le compositeur se prend à rêver et le spectateur à se demander si Zerbinetta ne serait pas une autre Ariane, surgi de la femme coquette sans qu’on ait plus pris conscience de cette transition-là que des mystérieuses îles. Mais il faudrait voir à ne pas tout confondre : celles-ci disparaissent tandis que celle-là reste une actrice comique. Le compositeur s’enfuit et s’effondre.

 

 

Après l’entracte commence… le premier acte, qui est unique puisqu’il s’agit de l’opéra hybridé de comédie, que les chanteurs ont du se résoudre à donner. Ariane s’éveille dans un décor déconstruit, c’est apparemment une marque de fabrique de Laurent Pelly. Mais là où le décor était joyeusement disloqué jusqu’à devenir une épave dans Platée où l’action partait à vau-l’au, il a ici un goût d’inachevé. La maison en construction avec escalier en ciment qui ne mène nulle part, structures métalliques qui sortent des colonnes où le béton n’a pas fini d’être coulée, cordon de sécurité à moitié dénoué, et brouette qui traîne n’est déjà pas très esthétique en soi, mais lorsqu’en plus un chœur de femmes vient nous parler d’oiseaux et de feuilles qui frémissent sur un air de toute beauté qui vous rend vous-même frémissant, c’est carrément pas terrible, même si on pourra toujours arguer qu’entre construction (de la maison) et déconstruction (du loft du prologue, dont on retrouve les colonnes), le décor est, comme Ariane abandonnée de Thésée, planté (là).

Ariane (Ricarda Merbeth) est perchée sur son étage-mezzanine comme une folle au grenier, en quête d’élévation. Mais lorsqu’elle s’éveille et que le monde la met bas, elle descend les degrés de l’escalier et s’enfonce dans l’espoir de la mort, ce monde où tout reste pur. Effectivement, l’absolu n’existe pas dans cette vie qui demeure inséparable de la corruption ; celle dernière ne cesse qu’avec la mort, immobilité parfaite et fin de toute chose. Pour qui ne veut pas changer, c’est le seul espoir qu’il lui reste et c’est logiquement celui d’Ariane qui refuse d’oublier Thésée et se complait dans la douleur. Elle ne peut donc rien entendre à ce que lui raconte Zerbinette et s’applique à faire la sourde oreille.

 

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Pour toute auréole, Ariane n’a que cette bâche blanche souillée, bien loin de l’enveloppe dorée du Baiser de Klimt choisi comme couverture au programme.

 

Débarquée sur l’île en minibus avec ses quatre acolytes en chemise à fleurs, Zerbinetta est une vacancière qui profite du soleil en maillot de bain : inutile de lui promettre la lune ; de toutes façons les quatre zigotos ne la regardent pas, la lune, ils se sont arrêtés au doigt de Zerbinetta et lui obéissent à l’œil comme de petits chiens serviles (la déploiement des kékés en chaise pliante était très bon). Lorsque, allongée sur sa serviette de bain, elle a éparpillé ses archives de correspondance amoureuse, ses vocalises vont du rire à l’orgasme. Elle profite sans pour autant être insouciante, comme le montre le soin qu’elle met à parler à Ariane. Le divertissement que la troupe lui offre n’est pas que pure bouffonnerie puisqu’il s’agit bien de la divertir du chagrin où elle s’obstine. Seule avec elle, Zerbinetta redouble d’efforts sous un mode moins bouffon mais c’est d’elle qu’Ariane se détourne et nullement de son chagrin. Le front contre la colonne en béton, on dirait qu’elle boude et l’espèce d’un instant les rôles sont inversées, l’une est comique de tout prendre au tragique tandis que l’autre fait preuve d’un recul qui l’éloigne de la surface.

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Le comique n’a pas dégradé l’œuvre tragique ou seulement au sens où il l’a extirpé de l’absolu, et les interventions de Zerbinetta vont bien au-delà du contrepoint comique que fournissent ses quatre compagnons. Tragédie et comédie ne se sont pas fondues en une grotesque farce parodique , non plus qu’elles alternent sans se heurter ; en ce monde où rien ne reste pur, leur juxtaposition nous fait comprendre qu’elles sont les deux faces de la même pièce et peuvent s’inverser sans transition, avec une rapidité vertigineuse. Le comique n’emporte pas le sens, il le provoque, et ce serait l’éloigner que de n’y lire qu’une farce grotesque (si l’œuvre est bien toujours plus intelligente que son créateur, on pourrait citer le compositeur : « Le mystère de la vie s’approche d’eux, les saisit par la main et ils commandent une farce grotesque, pour emporter loin de leur crâne indiciblement superficiel le sentiment d’éternité qui pouvait y rester ! »).

 

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Zerbinetta finit par abandonner sa tentative en observant qu’Ariane feint de ne pas parler le même langage. Elle ne peut pas ne pas développer une certaine forme de surdité si elle veut demeurer la femme d’un seul homme alors que c’est à elle-même que Zerbinetta l’enjoint à demeurer fidèle. Le compositeur nous a prévenu : « Parmi des millions de femmes, Ariane est l’unique : celle qui n’oublie pas. » Pourtant, si elles ne parlent pas la même langue, elles parlent bien le même langage et, justement parce qu’elle y résiste et ne s’y rend pas immédiatement (il faut en parcourir, du chemin, pour se rendre à l’évidence, se diriger vers elle, contre elle, pour finalement capituler), Ariane finira par remotiver ce qui, dans la bouche de Zerbinetta, arrive comme un cliché.

Pour Zerbinetta,

« Chacun est arrivé comme un Dieu
Et son pas m’a aussitôt rendue muette, il m’a embrassé le front et la joue, et je suis devenue la prisonnière du dieu et j’ai été transformée du tout au tout!
Chacun est arrivé comme un Dieu
Et m’a complètement transformée
Il m’a embrassé la bouche et la joue
et je me suis abandonnée sans un mot!
Lorsqu’un nouveau dieu est arrivé, je me suis abandonnée sans un mot! »

Ce qui arrive à Ariane est similaire, à ceci près que son nouveau dieu appartient à la mythologie, qu’il s’agit de Bacchus et qu’il a débarqué à Naxos après avoir échappé à Circé. Et si Zerbinetta s’abandonne sans façons à de divins plaisirs, Ariane a du résister contre son désir de mort, de fidélité à un fantôme (celui de Thésée qui la hante comme le sien propre, elle qui n’est plus que l’ombre d’elle-même tandis qu’elle se mortifie) pour s’abandonner, elle et son passé, elle comme son passé l’a modelée, pour n’être plus Ariane qui n’existe que dans l’attente de Thésée.

« Qu’est-ce qui tombe de moi dans tes bras?
Oh, qu’est-ce donc de moi que j’abandonne, en as-tu imaginé le secret avec le souffle de ta bouche? »

Ce qu’il y a de terrible à être abandonnée, c’est finalement de devoir renoncer à soi telle qu’on était devenue au contact de l’homme aimé, à voir tout un pan de son existence partir dans l’oubli sans qu’il puisse jamais être animé et entretenu (la voilà, la flamme de l’amour, loin des métaphores pétrarquisantes). Tant qu’elle vit dans le souvenir, l’abandonnée ne s’abandonne pas, elle refuse de se dépasser, si bien que c’est dans le moment où elle chute aux pieds d’un nouveau dieu qu’elle s’élève à la grandeur tragique. La voilà qui cesse de vouloir vivre éternellement en rêvant à une mort pure et accepte de mourir pour renaître et vivre enfin, en dépit du rôle dans lequel elle s’est confinée et qu’elle a jusque là toujours repris à l’identique. Son nom ne résume plus à lui seul un destin, il n’est que l’étiquette qui permet de ne pas perdre le fil lorsque la personne se métamorphose d’une personnalité à l’autre. Il était temps de sortir d’elle-même et de transmuer son aspect de femme qui s’est laissée aller (cheveux un peu hirsutes, certaine lourdeur du corps, une sorte de ménade amorphe) en bacchante qui sait lâcher prise pour célébrer les mystères de son dieu (les chanteurs étaient bien assortis puisque Bacchus était campé par un chanteur dont l’ampleur n’était pas que figurée). Il n’y a qu’ainsi, dans cette perspective d’avoir laissé une partie de soi mourir pour continuer à vivre pleinement, que je puis comprendre la chute finale d’Ariane alors que Bacchus sort de scène à reculons et que tous les résumés de la pièce concluent par les fiançailles des deux personnages. Pour elle, le repos, enfin ; après avoir été abandonnée, elle abandonne sa mue.

Tout à été question de métamorphose puisque, contrairement à Bacchus sur qui les sortilèges de Circé n’ont pas fait effet, Ariane n’est pas une divinité immuable. Encore que le dieu puisse être mu de quelque façon, ému de sorte que « Désormais je suis autre que je n’étais ». Tandis que Zerbinetta, « prisonnière » de ses dieux successifs, en était transformée du tout au tout, le rapport d’influence s’est inversé avec Ariane, qui, elle, n’est sous l’emprise de personne. Elle ne s’en remet pas à quelque homme mis sur un piédestal à qui elle s’abandonnerait mais abandonne de son propre mouvement une partie d’elle-même, même si c’est au contact du dieu qu’elle est ébranlée. Chacun a besoin de l’autre pour se connaître et c’est grâce à sa méprise (elle prend Bacchus pour le messager de la mort avant de croire reconnaître Thésée, découvrant ainsi qu’elle a fait un dieu d’un homme inconstant et que son obstination à l’attendre la maintient dans une mort artificielle, « belle et orgueilleuse et immobile, comme […] une statue sur [son] propre tombeau ») qu’Ariane peut reconnaître Bacchus, c’est-à-dire, en remontant les préfixes, naître avec lui une nouvelle fois, renaître à ses côtés. Et qu’importe si l’on entend l’écho tristement comique des amants de Zerbinetta lorsque le dieu promet à Ariane :

« Et les étoiles éternelles mourront avant
que tu ne meures entre mes bras! »

la mort d’Ariane a été empêchée.

 

J’ai passé proportionnellement un très long moment sur la fin de l’opéra, mais c’est là que tout se noue (grande intelligence que de nouer plutôt que de dénouer, la simplicité apparente nous entraîne jusqu’à la complexité la plus riche), que les contradictions font sens et que l’hybride devient pur chef-d’œuvre. C’est ce qu’il me fallait comprendre, prendre ensemble Zerbinetta et Ariane, pour que tout se tienne. Voilà un opéra où il ne faut pas trop prendre à la légère la légèreté et où tout est là sans être appuyé (pas comme dans cette tentative d’analyse à l’intelligence besogneuse, ça se saurait si j’étais un génie).

 

Si je ne vous ai pas achevés, allez donc lire ce qu’Ariana dit d’Ariane, c’est son post qui m’a débloquée et permis les articulations en mettant le doigt sur l’oubli. Et puis, concernant la métamorphose et la place du comique dans cet opéra, je vous recommande vivement l’article de Jean-Luc Nancy trouvé par hasard, un peu tard, après avoir rédigé ce compte-rendu – qu’il soit inclus dans le « dossier pédagogique » (p. 16) d’une autre mise en scène n’enlève rien à sa pertinence. Je n’y ai pas trouvé les citations que je cherchais mais tout ce que j’ai pu relire du livret de Hugo von Hofmannsthal est une relance. J’irais volontiers revoir cet opéra – quand cela aura eu le temps de décanter, pas dans quelques jours.

L’opéra de renarde

Entre Kundera qui, à plusieurs reprises, a parlé de Janacek, et Palpatine, de la Petite Renarde rusée, forcément, j’avais envie d’accompagner ce dernier à l’opéra. Enthousiaste, j’étais allée me faire refaire un henné pour l’occasion, histoire d’être assortie à la chemise et aux lacets oranges de Palpatine – certes pas exactement la même nuance, mais les lacets étaient tellement pumpkin power… La Pythie n’a pas pensé au dress code, ni à lire l’argument sur le site de l’opéra, ce qui me rappelle que moi non plus. Ce n’est pas très grave, pour une fois, ce n’est pas difficile à suivre ; d’autant moins difficile que le premier rang de premier balcon (oh yeah… le parterre était à moitié vide) permet de lire les surtitres (le Tchèque est une langue vraiment très étrangère) sans rien perdre de la scène ni risquer de torticoli.

 

Une histoire de la nature, la description de Palpatine faisait dans la concision. Tout une troupe de bestioles surgit d’entre les tournesols, et vient tourner autour du garde-chasse endormie : escargot qui suit conscieusiesement le rail qui traverse la scène, grenouille qui saute de traverse en traverse, hérisson, sorte de cloporte marron dont on devine qu’il s’agit d’une chenille au cerf-volant qu’elle trimballe, mouches, libellule et autres trucs ailés, de piquants moustiques, notamment, qui emplissent des bouteilles de laitier avec une énorme seringue. Et bien sûr la petite renarde rusée qui n’en loupe pas une et finit par se faire capturer par le garde-chasse. On la retrouve alors, au bout des rails, devant la maison de celui-ci ; elle nous gartifie d’une conversation surréaliste avec le chien, sème la zizanie dans un poulailler bientôt ravagé, et tombe au passage amoureuse, avant de prendre la poudre d’escampette. De nouveau en nature, elle déloge un vieux blaireau, batifolle, se marie, met bas, n’en loupe pas une, et finit par se faire abattre par le chasseur Harasta.

Cela pourrait être mignon tout plein, et très vite lassant, voire tourner au spectacle scolaire déguisé, les bestioles étant pour la plupart des enfants. Sauf que. La petite renarde ne déloge pas le blaireau, elle l’expropie, et colonise le repère avec tous ses camarades. Lorsqu’elle attrape les poules, c’est en faisant semblant de se pendre après une harangue communiste (vous ne servez qu’à la lubricité du coq, il vous exploite, rebellez-vous !) qui ne fait pas beaucoup jacqueter la voletaille, pardon, le « prolétariat » – alors, afin de ne pas passer pour « une poule mouillé », le coq, aux attributs tout pendouillants, va constater le décès et défaire la corde autour de son cou, qui la rattachait à la niche. Je ris bien, aussi, lorsque Pelage d’or reprend en écho et en aparté (parenthèses aux surtitres) les qualités énoncées par la renarde : Emancipée ! Propriétaire !… « la femme idéale ! », conclut-il. Palpatine s’amuse bien. Il me fait signe lorsque le lapin vient sur le tapis, enfin, sur la nappe – ça, c’est de la private joke.

Ces quelques clins d’oeil ne font pas pour autant un opéra engagé (il serait par exemple difficile de concilier le banquet qui suit l’expropriation du blaireau avec le massacre des poules), et si à l’entracte Plapatine s’extasie sur la multitude des différents niveaux d’interprétation, tout en étant spontanément d’accord, je n’arrive pas encore à les identifier. Il râle contre les parents qui y traînent leur progéniture, « ce n’est pas pour les enfants ; c’est comme de donner la Fontaine à lire à un môme, il n’y comprend rien ». Les questions de la gamine de derrière ne sont pas pour lui donner tort ; oui, c’est pour de faux, oui, la renarde fait semblant, non, elle n’est morte pour de vrai, etc. Cependant, si la parallèle avec la fable est tentant, il faut bien voir qu’il n’y a aucune « morale » dans l’opéra, les poules ne sont pas des corbeaux. Il ne s’agit pas non plus de satire, le ton est trop bienveillant pour cela. Une fantaisie, peut-être, qui ne se dépare jamais d’une lucidité bonhomme.

Comme je n’arrive toujours pas à formuler ce qui justifie le peu explicite « c’est génial » de Palpatine, je feuillette les essais de Kundera, j’arpente un peu la toile, et finit par découvrir ce que je cherchais sans en avoir la moindre idée, en trouvant des analyses qui donnent sens à des remarques isolées que j’avais pu me faire.

 

Parle toujours…

« Cela ne chante pas beaucoup », a observé la Pythie, perplexe. Palpatine l’était plus encore, sceptique qu’on puisse dire cela d’un opéra. Il me semblait pourtant comprendre ce qu’elle entendait par là. J’ai cru sur le moment qu’il s’agissait de la répartition entre chanteurs et orchestre, celui-ci jouant parfois sans ceux-là, notamment à chaque changement de décor ; à quoi s’ajoutait le fait que les voix, surtout enfantines, passaient parfois difficilement par-dessus la fosse. Mais on ne perçoit pas un opéra sous forme de statistiques, le déséquilibre était trop léger pour qu’il n’y ait pas autre chose, de plus fondamental. D’essentiel, à la vérité : l’opéra de Janacek est de l’ordre de la parole. Je ne veux pas dire par là que le rap serait redevable au compositeur ni même, plus sérieusement, qu’on aurait, comme dans Wozzeck (je pioche dans ce que j’ai vu, ce n’est peut-être pas immédiat, mais on fait avec ce qu’on a) que les voix se désolidarisent de l’orchestration et constituent à elles seules une nouvelle une nouvelle ligne mélodique. La musique de Janacek rend le phrasé de la parole. Il a en effet, comme l’explique Kundera dans les Testaments trahis, étudié le langage parlé, mis « la parole vivante en notation musicales », afin de dégager l’influence qu’a sur une intonation parlée l’état psychologique momentané de celui qui parle » et ainsi comprendre la « sémantique des mélodies ». En s’étant demandé comment une phrase est prononcée dans une situation réelle, il peut en tirer la « vérité mélodique », qui peut être éloignée de l’image (acoustique) que l’on en a, s’il est vrai qu’ « un événement, tel qu’on l’imagine, n’a pas grand-chose à voir avec ce même événement tel qu’il est quand il se passe. »

Kundera se penche surtout sur Jenufa, mais ce blogueur1 le transcrit très bien pour la Petite renarde rusée : (à propos de la rencontre entre les deux renards) « On imagine bien, dans l’opéra traditionnel, à quel traitement musical une telle scène aurait donné lieu. Air de bravoure pour le ténor dans le rôle du renard, air brillant pour la soprano-renarde et pour finir un duo émouvant célébrant l’amour entre les deux êtres avec accompagnement obligé de timbales et cuivres pour souligner la force de l’amour triomphant. Rien de cela chez Janáček. Toute la scène est traitée musicalement sur le ton d’une conversation orale avec ses étonnements, ses refus, ses appels, ses affirmations, ses réserves, ses espoirs dans une variété d’accents assez étendue. Quel sujet d’étonnement de constater une distribution des voix identique entre le soupirant et sa future conquête. Les deux rôles sont confiés à deux sopranos ! A l’écoute d’un enregistrement discographique, il y a de quoi être perturbé, à plus forte raison quand on ne comprend p
as la langue tchèque ! Mais sur une scène d’opéra, les caractères étant bien marqués, rien ne vient rompre le déroulement de cette conquête amoureuse. Et l’on ne s’étonne plus de l’absence de différence des voix. Qui renforce certainement cette fusion de deux êtres qui s’aiment. Et qui marque peut-être aussi la part féminine qui existe chez tout individu de sexe masculin.
» Pour ce qui est des caractères bien marqué, tout dépend de la distribution ; avec ses cheveux mi-longs, j’ai du vérifier aux jumelles qu’il s’agissait bien d’un homme…

Un homme… un chanteur, oui, mais un homme ou un renard ? L’opéra joue constamment sur le double registre humain/animal, sans jamais que l’anthropomorphisme n’aboutisse à la suppression des êtres humains, qui continuent à évoluer avec les animaux. C’est aussi pour cela qu’on ne bascule jamais vraiment dans le satire ; les poules prolétaires restent toujours en même temps la basse-cour du garde-chasse, et un temps figure allégorique, la renarde redevient animal l’instant d’après. Cette dernière participe activement au brouillage de la frontière, de part la relation privilégiée qui se noue entre elle et le garde-chasse. Avec sa queue de cheval plutôt que de renard, la renarde pourrait très bien devenir une belle tzigane à la chevelure rousse bien fournie. Elle serait en quelque sorte une Arlésienne morave, la femme absente dont parlent tous les personnages masculins (humains), Terynka pour le maître d’école et le chasseur qui la convoitent. Sa démarche séductrice la soustrait à tout ridicule, même à quatre pattes.

Scènes animales et humaines alternent et se font écho. Au résumé schématique de mon deuxième paragraphe, il faudrait ajouter la discussion à l’auberge du curé, du maître d’école et du garde-chasse, leur retour chez eux, puis la rencontre du garde-chasse et du chasseur qu’il soupçonne de braconner, et l’échange de nouvelles (le mariage de Terynka avec le chasseur, la renarde tuée…) quelques temps plus tard.

 

Un opéra-idylle

Lorsque Palpatine nous a fait la bande-annonce avant le spectacle, nous disant qu’il s’agissait d’une renarde et d’un chasseur, la Pythie et moi en avons rapidement conclu qu’elle finirait par se faire tuer. « Ce n’est pas ça », a infirmé Palpatine, il faut voir. Pourtant, la renarde meurt bel et bien. Mais effectivement, ce n’est pas ça. Mon voisin de gauche, qui depuis l’entracte dirige l’orchestre, a beau avoir secoué les mains avec force trémolos avant le coup de fusil, l’opéra ne se conclut pas là-dessus, et la scène, de tragique, en devient seulement triste. La suite, c’est l’entrevue entre le maître d’école et le garde-chasse, et le sommeil de celui-ci jusqu’au renouveau du printemps, lorsqu’à son réveil, il retrouve la même clique de bestioles qu’au début, à ceci près qu’il s’agit de leurs petits, voire petits-enfants pour la grenouille.

« Terminer avec la grenouille, c’est impossible, proteste Brod dans une lettre, et il propose comme dernière phrase de l’opéra une proclamation solennelle que devrait chanter le forestier : sur le renouvellement de la nature, sur la force éternelle de la jeunesse. Encore une apothéose. / Mais cette fois-ci, Janacek n’obéit pas. Reconnu en dehors de son pays, il n’est plus faible », comme c’était le cas à l’époque de Jenufa. L’apothéose ruinerait non seulement la dernière scène, qui ne serait plus perçue comme une consolation, mais atténuerait également la tension qui traverse la pièce entre les mondes humain et animal. Dans la mise en scène d’André Engel, elle la traverse très concrètement par la voie de chemin de fer. Aucun train n’y passe jamais, mais son immuabilité n’en suggère pas moins l’implacable linéarité du temps. Pour l’homme, du moins, dont c’est la seule manifestation manufacturée, au milieu du champ de tournesol. L’évolution de la nature, elle, est cyclique, comme le confirme à la fin l’apparition d’une nouvelle petite renarde, portrait craché de sa mère qui n’est ainsi pas entièrement morte. Pourtant, c’est bien le même homme, vieilli, lui, qu’entoure la bande des jeunes animaux, un homme qui peut tout au plus envisager son existence en analogie avec la nature, essayer de trouver quelque apaisement dans l’harmonie de sa répétition. Si l’anthropomorphisation de la renarde avait été complète, l’opéra se serait achevé sur sa mort, pour faire de sa vie un destin – puisque c’est toujours sous cette forme l’homme très individualisée que l’homme a tendance à penser son existence (les Stoïciens forment une exception, mais il suffit de voir la prolixité d’Epictète pour se douter de l’entraînement et de la force de volonté requise pour adopter une telle vision).

Dans une lettre à Max Brod du 20 mars 1923, Janacek écrit : « Sur le chemin de Brno, j’ai eu l’idée du titre qui conviendrait sans doute le mieux :
Les Aventures de la petite Renarde rusée, opéra-idylle.
» C’est en lisant cela que j’ai compris d’où venait la beauté de la fin. C’est la même qu’à la dernière partie de l’Insoutenable légèreté de l’être lorsque Tereza et Tomas se retirent à la campagne et se rapprochent, par la douce monotonie de leur rythme quotidien, de la perception du temps de leur chien Karénine (contrairement à l’héroïne du roman éponyme comme au garde-chasse de notre opéra, il n’est associé à aucun chemin de fer) : l’horaire disparaît dans la durée ; l’éphémère de l’instant, dans l’éternité de la répétition qui emporte avec elle la crainte de la disparition. Ne reste alors que la tendresse, propre du vieil homme et non de l’enfant (lui n’a pas encore fait l’expérience de la disparition. Il est encore assez jeune pour craindre le ridicule d’un déguisement devenu pure poésie pour le compositeur âgé ou le spectateur souriant).

Le début et la fin de l’opéra forment une boucle, toujours traversée cependant par la ligne droite du chemin de fer, si bien que la mélancolie de l’homme teinte de tristesse le renouveau de la nature -à moins que celui-ci n’apaise le chagrin de celui-là. On peut prendre les choses dans un sens ou dans l’autre, toujours est-il que l’opéra, loin de tout pathos grandiose, se clôt dans la beauté, par un magnifique murmure.

 

1On sent qu’il aime son sujet, auquel il revient de façon cyclique, seul moyen d’approfondir… ce que j’ai trouvé de plus consistent sur cet opéra et qui mérite vraiment le détour.

Robbins à la dérobée

 

Vendredi 23 avril, dimanche 2 mai et jeudi 6 : trois représentations de l’hommage à Jérôme Robbins, soirée ainsi intitulée de manière à pouvoir y glisser un intrus -néanmoins très désirable-, une chorégraphie de Benjamin Millepied. La première fois, Palpatine, Amélie (blogueuse rencontrée fortuitement sur les banquettes rouges des pass jeunes) et moi obtenons des places de dernière minute au centre du premier rang du premier balcon, la perfection absolue. Les deux fois suivantes étaient en revanche prévues, si bien que ce n’est pas nous qui dérobons les places de quelques riches invités dédaigneux, mais la scène qui se dérobe en partie à notre regard (à Amélie a succédé une demoiselle que j’appellerai pour le moment Esméralda – quoique, j’hésite avec Shérérazade- puis B#4). La loge impératrice accepte à la rigueur le sceptre mais non pas les cannes ; passé le premier rang, il faut être debout pour voir au mois les deux tiers de la scène, ce qui est un peu frustrant en temps normal, mais une parfaite solution pour voir plusieurs distributions sans se ruiner (surtout quand, mine de rien, on se fait inviter – ou alors j’ai une dette inconnue ?- ouais, c’est commode, les blogs, pour s’envoyer des billets doux).

 

En sol e(s)t sur la mer, les danseuses sont vêtues de tuniques qui rappellent leur parenté avec le maillot, ornées de vaguelettes de couleurs et de jupettes assorties, de même que les danseurs (assortis, pas en maillot, voyons – à moins de penser au maillot des cyclistes, mais les académiques sont autrement plus seyants). Battements, sixièmes et déhanchés : la chorégraphie serait jazzy si la séduction n’avait pas été remplacée par l’entrain. Les groupes se scindent pour mieux se faire écho, trois se donnent la main de sorte que l’arabesque du premier se répercutent sur les suivants, trois autres se lancent dans un concours de chats six jusqu’à couler s’écrouler, ça déboule en lignes et repart en file serpentant comme la traîne d’un cerf-volant. La composition des ensembles est d’une inventivité débordante chez Robbins ; lorsque j’ai découvert son style, à la venue du NYCB l’année dernière, ma première impression a été celle d’une fluidité insaisissable, tant les figures des ensembles vous filent entre les mains avant que vous ayez eu le temps de les constituer en formes géométrique stables et identifiables. Il faut suivre l’exemple des danseurs, sauter depuis un grand plié secondes sur le côté, un bras de crawl, et plonger dans la danse.

La danse facétieuse et énergique des ensembles encadre un pas de deux qui tient plus du calme du large de la Méditerranée lorsqu’elle est d’huile que du joyeux bazar de ses plages. Les costumes (de bain) du corps de ballet sont épurés, et le couple central se détache en blanc sur l’azur uniformément bleu du cyclo (à l’exception de trois vaguelettes et quatre rayons stylisés). Le pas de deux est éblouissant : rien que des lignes pures, rien de spectaculaire, tout disparaît comme dans l’éclat d’une lumière trop vive. Cela passe et s’oublie comme un éblouissement. L’espèce de tranquille sérénité qui s’en dégage module la tonalité de la pièce entière et empêche la joie des danseurs-nageurs de n’être que ludique, innocente, et enfantine. C’est un peu plus profond, mais comme l’eau est un peu trouble, difficile de voir exactement en quoi.

 

Distributions :

Karl Paquette est délicieux, comme toujours ; Marie-Agnès Gillot, puissante, comme à son habitude, mais leur pas de pas paraît fade au regard de ce que l’on aurait pu attendre. Bien que leurs physiques s’harmonisent plutôt bien (ce qui n’est pas évident avec la stature de Gillot), ils manquent de complicité pour former un couple. Dans cette juxtaposition, Karl Paquette paraît même avoir du mal à manier la grande perche qui lui a été assignée.

Aurélie Dupont et Nicolas Leriche sont en revanche tout à fait incapables de décevoir. Le pas de deux prend tout son sens dans l’écrin du ballet qui ne semble plus un simple prétexte à son insertion. Après Gillot, Dupont me rappelle leur cohabitation explosive dans les Rubis de Joyaux. Elle a toujours le geste juste (et) intense. Leriche a déjà tout compris en trois attitudes glissées dans le sol, les bras qui avancent au ralenti comme si les mains flex éprouvaient la densité de l’air. Et il s’amuse, avec ça. Pas comme un jeune chiot fougueux sur la plage. En tant qu’artiste qui prend un immense et très simple plaisir à être sur scène, qui se joue des difficulté, joue avec sa partenaire, le corps de ballet et les accents de la musique de Ravel – on jubile avec lui. Heureux sans être insouciant : son sourire qui fond en bouche.

Josua Hoffalt s’amuse aussi, mais de façon plus malicieuse. Charmeur, aussi. Ce qui n’est pas pour le desservir ni pour me déplaire. Il n’en fait pas trop de ce côté, mais semblerait se reposer là-dessus pour compenser un manque d’énergie – ou de dynamique, je ne sais pas trop. Mais l’intelligence de ses mouvements tout de retenue promet (il adopte un peu la gestuelle de Leriche dans sa traversée en attitudes, sauf sa main, plus ronde, dont on se demande si elle ne manquerait pas de fermeté), et il faut ajouter à sa décharge qu’Emilie Cozette n’invite pas à l’allégresse. Bien que je ne m’attendais pas à ce relatif aplomb technique (encore qu’elle peinait visiblement dans la diagonale de coupés-jetés en tournant), elle ne me fait toujours pas plus d’effet qu’une belle algue (j’en connais un qui serait ravi de s’en faire un makisushi).

 

 

Triade, cheval de Troie de la soirée, est une pièce de Benjamin Millepied, celui-là même qui a chorégraphié Amoveo et qui mérite donc doublement que je lui déclare mon amour. C’est juste… rhaaaa. Mais encore me direz-vous ? C’est que je ne sais pas trop par où commencer. Même le titre ne se laisse pas facilement décortiquer (le programme, que j’ai feuilleté à la boutique de l’opéra, n’en dit rien – belles photos mais seulement des bios, je l’ai reposé bien sagement sur la pile) : trois notes, trois éléments qui font réagir curieusement l’alchimie du couple, trois combinaisons possibles de rencontre… ? C’est qu’ils sont quatre en scène, deux hommes et deux femmes : autant trois est le chiffre des emmerdes (il y en a toujours un qui tient la chandelle), autant l’ajout d’un quatrième donne aux embrouilles le beau nom de complexité. Dynamique assurée. Les duos unisexes ont tôt fait de se recomposer en couple qui eux-mêmes s’échangent. Mais quand un troisième vient à passer (voire à narguer), il y en a toujours un pour se souvenir du couple précédant et hésiter sur son partenaire. Pas de jalousie, plutôt l’indécision d’une infinie curiosité – suspendue par une échappée finale ; pas de plan à trois, une complicité à quatre.

Dans les va-et-vient de ce petit groupe, on se repère aux couleurs, trois, histoire de jouer une fois encore sur un
équilibre qui ne peut aboutir à une parfaite symétrie et se cherche donc sans jamais se stabiliser : un couple bleu, une femme rouge, un homme vert. Le mini-short et le top style nuisette ne sont pas des plus adaptés à la morphologie de Marie-Agnès Gillot dont Shérérazade souligne qu’elle aurait pu faire une carrière de camionneur. Ce n’est pas faux ; il n’empêche, elle est belle. Ses épaules massives, justement, la situent au-delà de la séduction et ses rapports avec ses partenaires en sont d’autant plus intenses.

J’adore le moment où de profil au public et face à Vincent Chaillet (T-shirt vert), elle avance, tourne et recule la tête au rythme où celle de son partenaire recule, tourne et avance. L’amorce d’un baiser prend d’étranges allures de crainte (oiseau apeuré) et curiosité animales (bêtes qui se sentent – la focalisation passe des lèvres au nez sans que l’intervalle entre les visages ait été modifié). Un bras qui sabre l’air au-dessus du torse vert qui s’est reculé et c’est une masse bleue qui tombe en arrière inerte au bras de l’homme. Jambes pliés, genoux vers le public – abandon. Et puis aussi son arabesque plongée, qui me renvoie dans un flash à Genus (décidément, cette soirée est indépassable).

 

 

Et la main de son partenaire qui la retient à l’horizontale par la cuisse, l’autre jambe frôlant le sol, également pliée. Et la façon dont elle fixe quelque chose hors-scène, l’intuition de la présence de quelqu’un, le regard fixement dirigé vers la coulisse à laquelle Vincent Chaillet tourne le dos ; et alors, la façon dont elle se jette dans ses bras pour tout à la fois ne pas voir (buste protecteur où elle trouve refuge) et voir (sous son bras à lui – si c’était par-dessus, la polysémie d’übersehen conviendrait parfaitement), la jambe calée par le pied résolument en dedans.

 

Distributions :

Je vais essayer de résister à la tentation de décrire pas à pas le rôle de Gillot et dire deux mots (enfin deux paragraphes, vous me connaissez) du trio restant. Surtout que mon enthousiasme masquerait presque le fait que la distribution ne colle pas : Gillot et Gibert sont toutes deux formidable, mais leur similitude et compatibilité s’arrête à la deuxième lettre de leur nom. La force sculpturale de celle-là et la désinvolture coquette de celle-ci sont constamment en porte-à-faux l’une par rapport à l’autre. Les moments que j’ai évoqué juste avant sont en réalité issus d’un pas de deux où le couple est un long moment seul en scène, et qu’on peut alors oublier un instant que les deux étoiles n’appartiennent pas à la même constellation. Les garçons sont plus homogènes : Vincent Chaillet en T-shirt vert et Nicolas Paul en marcel bleu ondulent, tournent et ploient plus harmonieusement, encore que la chorégraphie les fasse rarement danser à l’unisson. En effet, comme ils ne cessent de se recomposer, les couples dansent rarement ensemble, même lorsque les quatre danseurs sont rassemblés sur le plateau. La cohésion de leur danse est d’autant plus importante que la juxtaposition des couples a vite fait de devenir un collage arbitraire.

La première distribution que j’ai vue était bien plus cohérente (ce n’est pas une question de taille, la disproportion qui était entre les filles se retrouve chez les garçons), et même sans étoile de recommandation, je l’ai largement préférée à la suivante. Stéphanie Romberg (en bleu, comme Gillot, dont elle pourrait rejoindre un jour la constellation) affirme toujours une belle présence, alliée à une technique plus assurée, tandis que Muriel Zusperreguy me donne encore un peu plus envie de retenir l’orthographe de son nom. Quant aux garçons, c’est l’extase : une fois dépassé le fait que je ferais bien mon quatre heure d’Audric Bezard (T-shirt bleu), difficile de dire qui, de lui ou de Marc Moreau (marcel vert – z’avez remarqué, ils ont inversé le rapport forme-couleur ; ça m’a perturbée pendant toute la deuxième représentation au point que je suis allée vérifier dans les photos du programme) est le mieux. Marc Moreau est plus souple des épaules, les ondulations sont plus coulées , tandis que l’ampleur des mouvements d’Audric Bezard tient davantage à la puissance de ses immenses jambes et à la tenue de son dos (oui, bon, d’accord, de son torse, mais c’est la même réalité vue de face et de dos). Ils sont également formidables et tous me font trépigner ne serait-ce que par une course qui s’achève en coulisse ou en dérapage contrôlé. Une pièce sous tension hautement enthousiasmante.

 

 

 

Myriade d’étoiles In the Night : pas moins de cinq titrés pour trois couples, et un fond de scène parsemé de points lumineux. Le public ne pousse pas un oooh de ravissement comme devant la guirlande métallique des Diamants – les Joyaux, encore- mais je n’aurais pas été en reste. Ce fragment de voie lactée est très discret (cela me rappelle la lumière du soleil qui filtrait le matin à travers mon vieux store occultant piqueté de petits trous), mais il suffit à perdre le spectateur dans l’espace, que dis-je, le cosmos de la scène. Les pas de deux qui se déroulent dans cette obscurité liquide semblent présenter l’origine de tout couple, qui existe par conséquent de toute éternité. Ainsi soustraits au temps dans une parenthèse hors du monde, j’ai du mal à y voir trois âges d’une relation amoureuse. Trois états me semblent bien plus convenir à ces couples au-delà d’une triviale phase de séduction (critique bien lourdingue de Télérama, à ce propos). De la tendresse respectueuse à la passion épanouie en passant par la majesté des sentiments, ces couples dans la maturité de leur relation dégagent une sensation de plénitude incroyable, même lorsque la femme se retrouve emportée la tête en bas. S’ils se succèdaient vraiment, les trois états ne se retrouveraient pas après leur mouvement respectif pour finir sous le même ciel.

 

Distributions :

Benjamin Pech aurait un peu l’aspect princier de la Bête face à une belle Clairemarie Osta en robe violette, à qui convient décidément les rôles qui requièrent encore davantage de finesse et de délicatesse que de nuance (la, ce serait plutôt Aurélie Dupont). Comme dans Émeraudes (ça y est, j’ai cité les trois tableaux des Joyaux, ce devrait être bon), elle cisèle ses mouvements, les détache en suivant les pointillés de son intention. Je suis chaque fois suprise favorablement, oubliant chaque fois sa personnalit
é si peu imposante – ce n’est pas qu’elle s’efface, non, elle se propose. On la qualifiait dans je ne sais plus quel commentaire de « femme qui danse ». J’avais trouvé cela stupide sur le coup, et je commence seulement à entrevoir ce qu’on voulait sûrement dire par là. Toutes les étoiles dignes de ce nom sont des artistes, c’est-à-dire autre chose que des danseuses : Aurélie Dupont est une comédienne qui danse, Marie-Agnès Gillot, une athlète qui danse… Clairemarie Osta est une femme qui danse. Bien qu’elle ne figure pas à ma connaissance dans ses fantasmes, elle possède la patine dont parle Palpatine et qui en fait une belle femme tandis que Muriel Zusperreguy dans ce même rôle ne peut être encore qu’une jolie fille, même très jolie.

Et il va sans dire que Jérémie Bélingard qui ne me fait pas plus d’effet que Stéphane Bullion (qui lui-même ne m’en fait pas plus que Cozette – vous commencez à voir le problème) ne peut pas rivaliser avec Benjamin Pech, même dans le rôle de porteur – puisqu’il faut bien reconnaître que le rôle des hommes est assez limité dans cette pièce. La dernière distribution aura au moins eu le mérite de m’apprendre à distinguer Bélingard et Bullion. Je garderai pour moi les noms d’animaux qui me servent de moyen mnémotechniques, ne trouvant pas comme Amélie que Jérémie est le beau gosse des deux frisés.

Le deuxième couple doit sa majesté à Agnès Letestu, absolument parfaite dans les rôles classiques où il n’y a pas besoin de sourire ou de minauder. De son port de tête, et de la pose souveraine marquée d’un côté puis de l’autre par sa pointe en quatrième derrière, elle assoie son autorité sans entamer sa délicatesse. De Robbins, je pourrais retenir la beauté d’une simple marche, la scansion de celle-ci ou les menés de En sol qui rapprochent progressivement le couple après quelques avancées et reculs en diagonale. Enfin, Agnès Letestu est un diamant brut, tranchant mais pur. La robe mordorée est également sublime et achève d’éclipser Bullion. Karl Paquette aurait pu être royal, mais on ne lui veut décidément pas du bien dans l’attribution de ses partenaires : Emilie Cozette tient son rôle mais pas son rang, elle s’en sort grâce à sa beauté. Les étoiles blondes auraient pu former un couple solaire, en pleine nuit, c’est malheureusement mal venu. La dernière distribution rassemblait Christophe Duquenne et Eve Grinsztajn dont il faut absolument que j’apprenne à prononcer le nom. Sans avoir bien sûr la maturité de ses aînées, elle est superbe, une gorge (pas le cou ni la poitrine, la gorge au sens ancien du mot, comme le poitrail d’un animal) bombée plutôt que concave, qui semble donner le ton pour tous ses mouvements enrobés (la façon dont elle semble prendre appui sur l’air pour y mieux flotter, rho). Avec la couleur de la robe, elle suscite en moi une nouvelle réminiscence de la Belle et la Bête (Disney power).

Last but not least : Delphine Moussin, juste sublime, à plus forte raison lorsqu’elle est accompagnée de Nicolas Leriche. Sa robe, déjà, est une pure merveille : le tissu sombre s’ouvre sur des voiles orangés qui rendent des portés a priori acrobatiques, flamboyant. La flamme de la passion n’a plus rien d’une métaphore éculée et d’ailleurs les emportements du couple ne sont plus ceux d’adolescents amoureux, mais déjà, à présent, ceux d’amants qui s’abandonnent l’un à l’autre, sortent d’eux-même et du nacissisme amoureux pour redonner à la passion son sens passif de ce qui est subi – mais il faut voir avec quel désir, aussi. Delphine Moussin est juste sublime, et n’a pas l’air inspiré que peut prendre Emilie Cozette : elle, est inspirée et surtout inspire, expire, respire, sa poitrine se soulève, elle vit devant nous, sur scène, oublieuse de nous, s’abandonne.

Vous avez vraiment besoin d’une conclusion pour cette pièce ou je dois ajouter que c’est le ballet pour lequel le jeu des chaises musicales dans la loge aurait pu devenir moins ludique?

 

 

 

The Concert terminait le programme parce qu’il est bien connu que la plus perdue des journées est celle où l’on ne rit pas (pas de souci de ce côté, je me suis payé un bon fou rire ce matin). La mise en abyme est annoncée par un second rideau où se trouve dessinée la salle. Côté jardin, un piano à queue, bientôt rejoint après une descente triomphale par sa musicienne. En bons spectateurs, on applaudit ; c’est comme ça, on applaudit les musiciens avant et les danseurs après. Ce n’est qu’après avoir bidouillé son tabouret pendant une éternité, dans le silence, et épousseté le clavier d’une décennie de poussière accumulée que la pianiste accède au rang de personnage comique.

 

La pièce commence vraiment ; ses rouages vont s’enrayer de façon de plus en plus improbables. Jeu des chaises musicales de spectateurs insupportables, affres du corps de ballet, petits désaccords entre mar(r)i et épouse, le délire devient complètement loufoque et s’achève par une gigantesque chasse aux papillons. La satire est cruellement drôle, et c’est bien la seule fois que vous aimez chrétiennement vos prochains dans une salle de théâtre ; quand bien même vous auriez ce soir-là un spécimen d’emmerdeur pour voisin (tuberculeux, pipelette, bruyant…), aucune importance, vous rirez plus fort que lui.


 

Il faut surtout mentionner Dorothée Gilbert, vraiment impayable dans le rôle de la ballerine : le rire prend rien qu’à voir la façon dont elle reste accrochée au piano après qu’on lui ait ôté sa chaise de dessous les fesses, sa gêne lorsqu’après une poignée de main celle de son interlocuteur reste dans la sienne et qu’elle dissimule l’objet compromettant dans le piano, son émerveillement face à un chapeau défiant toutes les moumoutes à fanfreluches que vous puissiez imaginer, la tronche qu’elle tire lorsqu’elle se prend un coup de gourdin sur la tête (oui, oui, c’est très animé).

 

 

A la satire courante s’ajoutent les références parodiques au ballet, d’abord entendu de façon générique puis sous forme de clins d’œil aux ballets blancs. Il y en a toujours une pour se planter de place ou de mouvement dans le corps de ballet. Leur pose « finale » est un sommet : après moult déséquilibres et hésitations quant à la position à prendre, les danseuses se figent avant de remarquer que l’une a le mauvais bras, ce qui entraîne illico presto la rectification de toute la ligne… enfin presque, puisqu’il y en a encore u
ne qui est à la masse et qui au lieu d’assumer son erreur, essaye de feinter en revenant trèèèèèès lentement dans le bon port de bras. Jubilatoire. Je suis morte de rire, aussi, lorsque des sylphides dégénérées en papillons débarquent aux quatre coins de la scène, reconnaissant les entrées des Willis. La formidable Myrtha qu’ils trouvent en la figure de l’épouse est malheureusement piétinée par ses compatriotes lors qu’une mauvaise synchronisation des traversées. Scrabouillée, la bestiole. Et de battre des mains comme une otarie après cette parodie tordante. Concert d’applaudissements.

 

B puissance quatre

Billy Budd, de Benjamin Britten

Une version d’anglais sur un extrait du roman de Melville faisait que le premier rang a bell.

Le second demeurait l’inconnu du Cantus in Memory of Benjamin Britten, morceau d’Arvo Pärt angoissant de beauté.

Je fais tout à l’envers, selon Palpatine, à commencer par le compositeur inconnu (sauf pour Mimi j’imagine, parce que bon, vive l’Estonie). C’est pourtant assez cohérent avec mon obsession actuelle du début qui prend sens par rapport à la fin.

 

Pas d’allemand, mais de l’anglais : j’imaginais naïvement que je n’aurais pas le cou bousillé par la lecture des sur-titres. C’était sans compter sur l’étirement des mots, encore plus terrible en anglais où voyelles brèves et longues sont d’une importance capitale (mais à l’opéra, le prompteur n’est pas inutile jusque dans notre propre langue maternelle), et sur les termes techniques qui ne m’évoquent rien de plus uns fois traduits : vous faites souvent la conversion à un gabier de misaine, vous ?

C’est le poste qu’occupe Billy Budd lorsqu’il s’engage à bord du navire de guerre L’indomptable, sous la direction bienveillante du capitaine Edward Fairfax « Starry » Vere. On ne peut pas en dire autant des échelons intermédiaires qui réduisent les matelots en esclavage, fouet à la main. On leur pardonnerait presque, cependant, grâce aux magnifiques ensembles auxquels cela donne lieu, à commencer par celui de tous les matelots en train de briquer le pont, les heave ho (ho hisse) aussi houleux que les flots.

 

 

Autant m’extasier tout de suite une bonne fois pour toutes sur le jeu scénique des musiciens – et des comédiens, j’aurais tendance à dire, s’il est vrai que certains hommes dont la musculature faisait bien dans le décor n’ouvraient pas beaucoup la bouche et semblaient surtout là pour le gros œuvre, réquisitionnés dès qu’il faut porter Billy Budd (qui porte aussi les marins, mais de façon plus littorale que littérale). Chapeau bas à Francesca Zambello pour la mise en scène et à Alison Chitty pour les décors. La préparation de l’attaque d’un navire français au second acte est magnifiquement composée, avec ses hommes dans les cales, autour de ce qu’on imagine être des canons, sur le pont, dans les cordages, sur le mât, et ses officiers à la proue, l’avant-scène ayant été relevée pour l’occasion, histoire de prendre de la hauteur. Le reste du temps, la foule des marins est toujours en mouvement, à se donner des coups dans le dos, jouer des coudes pour ensuite le lever, rigoler goguenard avec le voisin, voire danser, lorsqu’ils sont en compagnie des rats dans la cale et que le chat est parti. Pour ce passage, la scène a été rétrécie par un panneau d’où pendaient des arcs de cercle en tissu. Ce n’est qu’une fois descendu à hauteur des hommes que j’ai compris que ces vaguelettes de tissu étaient des hamacs. Habile aménagement, qui permet de ne rien changer au plateau dont la pente ne fait que renforcer le caractère imposant du mât auquel grimpe notre héros. Lors des scènes de nuit, un néon bleu vient définir le contour de cette masse fantomatique, et la présence d’un homme se devine alors par l’interruption de la lumière.

Un homme, des matelots, quelques officiers : l’opéra alterne les tableaux de groupes impressionnants avec des parties plus intimistes – mais pas nécessairement plus calmes. Au deuxième acte, une fois que tous les éléments de l’intrigue ont été mis en place (vie à bord du navire, arrivée de Billy Budd bientôt aimé de tous les matelots, mais pas du maître d’arme John Claggart, dont l’attirance admirative pour le « bébé » du groupe se convertit bientôt en pulsion destructive ; il contraint certaines de ses ouailles à tenter de corrompre l’incarnation même de la droiture), on parvient à un climax avec le trio formé par Billy, convoqué par le capitaine dans sa cabine pour répondre à Claggart qui l’accuse d’exciter l’équipage à la rébellion – pure diffamation, que le capitaine soupçonne mais qu’il ne peut pas rejeter à cause du grade de l’accusateur. Sommé de se défendre, Billy Budd est repris par son bégaiement et le coup de poing qui part tout seul parle à sa place – et tue le maître d’arme. Pour le coup, le physique de Lucas Meachem, une tête de plus que tout le monde, véritable armoire à glace, rend l’affaire tout à fait plausible. Davantage, à mon humble avis que la beauté constamment louée (avec la bonté – on est platonicien ou on ne l’est pas) de son personnage ; mais c’est totalement subjectif, la petite vieille devant moi n’avait pas l’air du même avis, qui au neuvième rang braquait ses jumelles sur le torse nu du chanteur. Mamie émoustillée à bâbord ! Une petite pensée émue pour le mort, aussi, qui a dû goûter à l’éternité à rester ainsi immobile, recouvert d’un drap, jusqu’à ce que l’avant-scène s’abaisse jusqu’à l’enterrer définitivement.

Conseil de guerre, Billy Budd, malgré son air jovial, ne peut échapper au châtiment. On a donc le droit à la dernière nuit du condamné et je me dis un instant que cela constitue un motif littéraire. Comme c’est horrible, pendu, dernier verre d’eau, dernier biscuit, tout ça… j’aurais plutôt envie qu’on en finisse. Jusqu’à ce qu’il regarde sa main, ses doigts se plier puis ses articulations se déplier. A partir de là, il recouvre peu à peu la force d’affronter ce qui va arriver, ou plutôt, le moment présent, puisqu’il s’est déjà représenté la pendaison. Inversement, l’angoisse m’atteint peu à peu, à mesure que la masse de muscle cesse de gémir et qu’elle redevient un corps pleinement animé, dont il est incompréhensible qu’il cesse d’exister. Pas tant parce que la justice humaine est injuste par rapport à la divine (elle a bon dos, celle-là, ça permet de faire ce qui chante pendant ce temps-là, Dieu, serviable larbin, remettra de l’ordre après – cela n’a jamais traversé l’esprit à personne que si l’on peut imaginer ce que serait une décision divine, celle-ci a de fortes chances de s’approcher d’une équité toute humaine, pensée par l’homme au-delà de l’application disciplinée de la lettre de la loi ?) – cela s’ajoute au fait que la mort n’est rien de défini, elle n’est pas un squelette avec une faucheuse, elle est ce qui met fin, elle n’est rien – ou plutôt, pour éviter d’entendre la phrase dans un sens stoïcien (la mort s’inscrit dans le cycle de l’univers) ou chrétien (vie après la mort) : elle est rien, un rien absolu, inimaginable. On peut imaginer l’absence d’une chose, pas la négation de toute chose. Brusque cessation de tout.

 

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Paradoxalement la scène de la pendaison ne m’a pas fait grand-chose : puisque le condamné se l’est déjà représenté, on assiste vraiment à une re-présentation, on sait ce qui va se passer, l’ignorance du néant est occultée par le cér
émonial. Les matelots défilent le long du navire, marchent en une file comme des prisonniers dans leur pénible récréation. L’exécution est bien entendue publique, pour l’exemple. A ceci près qu’elle invite davantage les marins à se révolter qu’à filer droit. Pour un peu, Billy Bud, hissé sur une plaque de la même façon qu’il l’avait été pour haranguer l’équipage au premier acte, deviendrait le chef d’une mutinerie qu’il n’a jamais envisagée.

L’histoire sombre dans l’abyme d’une mémoire qui l’avait introduite, celle du capitaine, hanté par le remords de n’avoir pas sauvé Billy Budd, persuadé que c’est son procès plus que celui du condamné qui s’est joué. Le marin, à qui a bien plu l’histoire du confesseur avec un bon gars qui, par son châtiment, essuie les fautes des autres, a pourtant demandé la bénédiction du capitaine juste avant d’être pendu devant le mât-croix, mais les doutes du vieil homme sont l’indice d’une conscience plus haute, qui ne s’en remet pas aveuglement à la justice divine. Et l’opéra se clôt, terrible.

Terrifiant aussi, le salut du chef d’orchestre, Jeffrey Tate, homme dont le corps complètement tordu évoque immédiatement la souffrance. Ou la douleur, faudrait-il plutôt dire, s’il est vrai qu’on l’admire sans penser à le plaindre. J’ai pensé à Béjart, venu saluer avec difficulté à la fin de l’Amour la danse, et que j’applaudissais pour la première, mais surtout pour la dernière fois.

 

J’étais bien contente, lorsque les lumières se sont rallumées, de retrouver les nez excessivement assortis d’un couple deux rangs devant, le chapeau de Palpatine, mon écharpe au fond du sac, la vie dans la foule (de menus détails). Je me suis rappelée ensuite que cet opéra avait fait pleurer une amie de Palpatine, m’a raconté celui-ci, qu’elle découvrait en tant qu’ouvreuse. Je me suis dit, oui, peut-être, je comprends. Et c’est justement pour cela, je crois, que je ne pleure quasiment jamais lors d’un spectacle. Je ne peux pas pleurer quand je comprends, puisque je me transpose sur un plan rationnel, moi et tout ce que la pièce m’a donné à sentir (des sens jusqu’au sens, en somme). Quand je pleure, c’est la plupart du temps sans raison. Bon, il y a une cause, en général, je ne suis pas maniaco-dépressive, hein, mais cette cause n’est pas une raison. Une raison, il peut y en avoir une, mais elle ne s’impose pas alors d’emblée. Le jour des résultats du concours, j’ai implosé en larmes, et par la suite, à chaque récit de ces aventures catastrophiques, je n’ai jamais omis cet épisode pourtant lamentable. Je savais que le concours était une loterie, que cela ne voulait rien dire sur mon niveau, que je pouvais très bien faire un bon cursus en université etc. : ma crise de nerfs lacrymale n’était pas absurde, mais elle n’avait pas de raison. Le rappel de cette épisode n’était pas de la complaisance ; je suis restée fascinée par cette formidable échappée hors de moi-même qui avais perdu le contrôle de mes nerfs. Et là, j’ai comme qui dirait perdu le fil de ce billet. Le remettre dans le chat de l’aiguille est fastidieux, j’espère que l’ensemble ne se découdra pas. Je mets les voiles. Voilà.

 

Tout plein de photos ici – on ne peut pas les agrandir sans qu’elles soient barrées de leur site d’origine, donc autant rediriger tout de suite vers celui-ci.